RETOUR SUR LES CAUSES DE LA CRISE
Publié par admin on Août 31, 2013 | 0 commentaireCHAPITRE 1 du dernier livre de Tom Thomas « Nécessité et possibilité du communisme »
Sans avoir l’intelligence des causes de la crise on ne peut évidemment pas proposer une voie pour en sortir. Ce travail ayant déjà été fait pour l’essentiel1, je ne ferai ici qu’en résumer brièvement les grandes lignes, juste le strict nécessaire pour pouvoir parler de l’avenir à partir de la réalité comprise du présent, non comme utopie, mais comme libération et développement des potentialités réellement existantes.
Chaque crise est issue d’un enchevêtrement de divers facteurs et phénomènes qui concourent au blocage de la valorisation2, donc de la reproduction élargie, du capital. Mais c’est toujours de ce blocage qu’il s’agit. Donc, c’est toujours dans le procès de production et de réalisation de la plus-value qu’il faut en rechercher les causes profondes, essentielles. Et comme dans le capitalisme moderne cette plus-value est surtout extraite sous sa forme relative3, c’est-à-dire grâce aux progrès de la productivité générale, c’est dans les effets de ce mécanisme que se situe le cœur des difficultés (contradictions) qui finissent par le provoquer.
On sait que l’augmentation de la productivité s’obtient grâce aux progrès de la machinerie (de la science appliquée aux moyens de production), lesquels s’accompagnent de transformations dans l’organisation du travail (concentration des moyens de production, divisions accrues du travail, notamment entre les fonctions intellectuelles et de simple exécution, simplification et accélération des gestes, etc.) dont le taylorisme et le fordisme ont été des archétypes. Ces progrès ne sauraient être séparés de ces transformations qui ont développé une plus grande parcellisation du travail, sa dégradation qualitative, la soumission de l’ouvrier à la machinerie.
Rappelons brièvement le mécanisme général des hausses de productivité puisqu’il est essentiel, de par ses effets sur le long terme, pour comprendre la crise actuelle.
Chaque capitaliste est poussé à augmenter son profit en diminuant ses coûts de production Cc + Cv4. Ce faisant en effet, pour une même quantité de travail Cc + Cv + pl (plus-value) employée, produisant donc une quantité de marchandises de même valeur sociale, la pl augmentera. Il faut évidemment que Cc augmente moins que Cv ne diminue du fait de cette mécanisation plus performante. Dit autrement cela signifie que pour un même coût de production Cc + Cv, mais dans lequel Cv aura diminué relativement à Cc5, cette mécanisation améliorée lui permet de produire une plus grande quantité de la même marchandise avec la même quantité de travail Cc + Cv + pl.
L’effet tendanciel à long terme des hausses de productivité, que K. Marx a le premier parfaitement mis en évidence, est donc de faire baisser le nombre d’ouvriers dans toutes les branches qui concourent à la production. On ne peut pas dire en effet, comme certains économistes, que la baisse de ceux employés à la production de biens de consommation est compensée par la hausse de ceux qui sont employés à la fabrication des machines puisqu’une machine plus perfectionnée n’est introduite que si elle fait économiser une plus grande quantité de travail qu’elle n’en a absorbée pour être construite et qu’elle n’en absorbe (approvisionnements) pour fonctionner.
Certes, les hausses de productivité ont d’abord eu un effet favorable à la valorisation et à l’accumulation du capital. Produire plus d’une marchandise avec la même quantité de travail, c’est produire la même valeur, c’est donc abaisser la valeur de chaque marchandise. Ainsi comme tous les capitalistes vont être obligés par la concurrence de faire de même, ou alors seront éliminés, la valeur sociale des marchandises (et par suite leurs prix réels) s’abaisse6. Ce qui a pour effet favorable à la valorisation du capital, premièrement, de ralentir l’augmentation de la valeur de Cc, voire de la diminuer; deuxièmement et surtout, de permettre, par un certain partage de ces gains de productivité, d’augmenter le niveau de consommation des travailleurs7. Tant que les gains de productivité sont importants, ce partage permet d’augmenter à la fois la plus-value qui retourne au capitaliste (donc de maintenir son taux de profit malgré l’accroissement de son investissement en machinerie) et la consommation des masses, ce qui est un élément indispensable pour réaliser la plus-value que les gains de productivité cristallisent dans une quantité toujours accrue de marchandises produites.
Mais ces effets favorables ne durent qu’un temps. Quelle que soit l’augmentation de la masse salariale Cv et de la consommation, elle est toujours moindre que celle de la valeur des moyens de production Cc. Le nombre d’ouvriers employés peut croître, comme il l’a fait longtemps au cours de l’histoire du capitalisme, mais il diminue relativement à la masse et à la qualité des marchandises produites8.
C’est pourquoi, si les hausses de productivité, quand elles sont assez fortes pour abaisser la valeur des marchandises tout en augmentant la plus-value, peuvent induire le développement d’une « spirale vertueuse » d’augmentation de la production et de la consommation, celle-ci, à l’exemple des « Trente Glorieuses », ne peut s’éterniser puisque ces hausses induisent aussi, et surtout, un écart croissant entre l’accumulation du capital sous forme de moyens de production (et de capital financier qui est censé les représenter) et de la consommation9. Cela d’autant plus qu’en période de croissance, les capitalistes sont euphoriques et investissent à tout va, en même temps qu’augmente la masse des crédits et que montent les cours des Bourses dans la croyance à des profits toujours plus élevés. On aboutit alors périodiquement, et ce sont les deux faces de la même médaille « productivité », à une suraccumulation de capital (de moyens de production, de marchandises, de titres financiers) face à une sous-consommation des masses. Le capital moderne étant représenté idéalement sous forme de titres (actions, obligations et autres titres de créance), dont les cours dépendent grosso modo du rapport entre la masse de leur valeur nominale et les bénéfices attendus, ce sont d’abord leur effondrement (le krach)10, quand il s’avère qu’il est exagéré, qui manifeste le début de la crise. Mais début ne veut pas dire cause, comme le laisse entendre le mot « origine » souvent utilisé confusément par les « experts » sans plus de précision (origine comme point de départ, ou origine comme cause du phénomène).
La cause est cette suraccumulation/sous-consommation mentionnée ci-dessus. « Le moyen – développement inconditionné de la productivité sociale – entre perpétuellement en conflit avec la fin limitée: mise en valeur du capital existant11 ». La valorisation du capital est affaiblie, voire bloquée, et c’est la crise qui, en conséquence se développe comme l’ensemble des moyens déployés par les capitalistes et leurs États pour tenter de la rétablir de telle sorte qu’elle permette de retrouver un taux de profit, un rapport entre des plus-values et masse des capitaux, qui les satisfasse. « Les crises du marché mondial doivent être comprises comme regroupant réellement et égalisant violemment toutes les contradictions de l’économie bourgeoise12 ».
Deux observations doivent être faites à ce propos.
1°) Contrairement à ce que disent la plupart des économistes, cette contradiction suraccumulation/sous-consommation n’est pas une simple question de proportion entre des quantités, ni le résultat nécessaire du progrès technique en général, quel qu’il soit, qui serait par lui-même inéluctablement nuisible car destructeur d’emplois et de l’environnement. Il s’agit uniquement des conséquences des progrès scientifiques et techniques tels que les génère et utilise le capital (c’est-à-dire pour le profit immédiat maximum). Il n’y a que dans le capitalisme que de tels progrès dans l’efficacité productive, dans la production de richesses en plus grand nombre et qualités, absorbant de moins en moins de travail répulsif, pénible (de travail prolétaire), aboutissent à la misère des masses, à d’innombrables catastrophes, et jusqu’à la ruine de ce système par lui-même. Nous y reviendrons plus loin.
2°) Lors d’une crise, il y a toujours une réduction nécessaire des surcapacités de production, aussi bien les moyens de production que les travailleurs. Mais ne faire que cela entraînerait seulement une spirale négative de décroissance (baisse de la production et baisse de la consommation se nourrissant l’une l’autre). Il faut aussi que le capital trouve les moyens d’une nouvelle phase de valorisation et de croissance, ce qui n’est pas simplement détruire le « trop » de capital et d’emplois. Il faut trouver les moyens de relancer à la fois la valorisation du capital (son accumulation, la croissance) et la consommation des masses qui en est une des conditions. Et ceux-ci sont de nouvelles avancées scientifiques et techniques, accompagnées de nouvelles combinaisons dans le procès de production, d’une extension de la division mondiale du travail et de l’aire de valorisation du capital, qui enclenchent une nouvelle « spirale vertueuse »: nouvelles hausses importantes de productivité (augmentation de la plus-value relative), nouvelles baisses des valeurs des marchandises (et nouveaux produits), extension du marché mondial permettent d’élargir la consommation et de réaliser cette masse accrue de plus-value, de la transformer en profits.
Ainsi, par exemple, avaient pu être réunies, après la Seconde Guerre mondiale, cet ensemble de conditions qui ont permis au capitalisme de sortir de la crise des années 30 et de connaître cette nouvelle phase de forte accumulation connue sous le nom des « Trente Glorieuses13 ».
Les destructions gigantesques de la guerre avaient liquidé la suraccumulation du capital. Ce qui, redisons-le, n’avait pas pour conséquence de seulement régler un problème de quantité, mais aussi de qualité: cela laissait la place libre pour un capital plus productif, un système qu’on a appelé le fordisme, qui s’est développé dans tout le monde « libre »14. Les gains de productivité ont été suffisants pour permettre de relancer l’extraction de la plus-value sous sa forme relative, avec sa « spirale vertueuse » (provisoire) d’une croissance de la production et de la consommation (lesdites Trente Glorieuses).
La destruction des vieux empires coloniaux anglais, français et portugais portait un coup aux protectionnismes et élargissait un marché mondial « libéral ». En même temps les rapports de classe à la Libération étaient favorables aux prolétaires du fait:
1°) De l’ampleur de l’implication des bourgeoisies, européennes notamment, avec les fascismes, qui les ont obligées, dans les pays concernés, pour conserver l’essentiel du système capitaliste, à passer des compromis avec les principales forces issues de la Résistance, les partis « communistes » essentiellement. En échange de postes dans les appareils d’État, et de concessions salariales et sociales qui permettaient à ces partis de justifier ces compromis auprès de leurs électorats populaires, ceux-ci ont poussé de toutes leurs forces à la « reconstruction » du capitalisme national15.
2°) Du conflit dit de la « guerre froide » qui était une autre raison pour les bourgeoisies du monde « libre » de céder quelques avantages de niveau de vie pour rallier des prolétaires à la supériorité ainsi affichée de ce monde sur le soi-disant système communiste de l’URSS.
Tout cela a poussé à un meilleur partage des gains de productivité pour les prolétaires. D’où un accroissement de la consommation, des investissements, et un plein emploi favorisant encore plus les hausses salariales (en France jusqu’à la dernière forte hausse accordée pour mettre fin aux grèves de 1968). Cela jusqu’à ce que, les gains de productivité faiblissant, entre autres raisons de par ces hausses, le système capitaliste-fordiste rencontre un premier blocage vers la fin des années 60 (début de la « crise chronique »).
C’est qu’à la charnière des années 60-70 ce système, notamment en Europe, se heurte à un ralentissement des hausses de productivité du fait du rendement décroissant des investissements correspondants. Ils ralentissent parce que leurs coûts en capital fixe croît de plus en plus avec les perfectionnements d’une machinerie toujours plus sophistiquée, tandis que les économies de coûts salariaux sont elles amoindries par les salaires relativement élevés issus de la période précédente comme par le fait que la part de la main-d’œuvre relativement à celle des machines est en diminution: il faut alors beaucoup diminuer les salaires pour que la masse salariale Cv diminue plus que n’augmente Cc, comme l’exigent, dans le capitalisme, les gains de productivité. Les luttes étudiantes et prolétaires de la fin des années 60, début des années 70, ainsi que le premier « choc pétrolier » de 1974 marquent la fin de la période de la « croissance fordiste ». Dès lors les krachs ne vont pas tarder à se succéder à un rythme de plus en plus rapide, d’abord dans des régions périphériques aux Centres impérialistes16, puis de 2000 à 2008 (mais ce n’est pas terminé!) dans ces Centres eux-mêmes qui sont aujourd’hui en quasi faillite.
Si la crise a attendu 2008 pour devenir ainsi globale, c’est que les bourgeoisies ne sont pas restées inactives. Elles ont réussi à mettre en œuvre un certain nombre de mesures qui en ont freiné la généralisation. On peut rappeler pour mémoire les principales:
1°) D’abord de grandes victoires sur le mouvement ouvrier. Celui-ci était resté bloqué dans une classique lutte gréviste, plus ou moins corporatiste, pour des revendications salariales que le capital, en bute à des hausses de productivité déclinantes et à la baisse du taux de profit que cela entraînait17, était fermement décidé à ne pas accepter. Contrôleurs aériens, mineurs, sidérurgistes, etc., furent ainsi sérieusement battus en rase campagne par les Reagan, Thatcher, Mitterrand et Cie, et avec eux l’ensemble des prolétaires pour n’avoir pas su, ou pas pu, sortir des limites alors atteintes des luttes salariales menées dans la tradition du vieux mouvement ouvrier réformiste bien décidé à toujours rester dans le cadre des rapports capitalistes, respectueux de l’État et attentif à combattre tout « débordement » de ces limites. La bourgeoisie put d’autant mieux conforter ces victoires, qu’avec l’extension de la division mondiale du travail à l’échelle planétaire suite à la fin de la « guerre froide » (ladite « mondialisation »), elle disposait d’un moyen formidable (les « délocalisations »), non seulement pour placer une partie de ses capitaux excédentaires, mais surtout pour faire jouer la concurrence entre ouvriers et obtenir une baisse importante des coûts salariaux.
2°) Sur ces bases, les capitalistes ont pu alors tenter de suppléer à la diminution de l’extraction de la plus-value sous sa forme relative en développant celle sous sa forme absolue18. Ce qu’ils ont obtenu en combinant l’augmentation de l’intensité du travail avec sa « flexibilisation » ou précarisation (les heures payées n’étant que celles strictement travaillées)19.
3°) Enfin, la valorisation du capital s’est surtout poursuivie de façon largement artificielle et fictive grâce à un accroissement inouï du crédit (et donc des dettes)20. L’avantage immédiat de ces masses de monnaie de crédit fut qu’elles ont permis ces rapides déplacements de capitaux qui ont organisé la mondialisation planétaire, renforcé leur concentration, et assuré une consommation qui soutenait la production. États, entreprises, ménages, tous vivaient très largement à crédit! L’économie capitaliste mondialisée ne tenait que par le crédit! Par exemple, la Chine déversait ses marchandises à bas prix aux USA, où elles étaient achetées à crédit. Elle accumulait des masses de dollars avec lesquels elle achetait des titres de la dette d’État US, permettant ainsi aux Américains de continuer à acheter chinois.
Dans un tel système, qui n’est pas propre aux seules relations Chine-USA, mais à toute la « mondialisation », arrive un moment où ces monceaux de dettes apparaissent pour ce qu’ils sont: irremboursables (sinon en monnaie de singe comme sont en train d’en émettre à flots toutes les Banques centrales). L’Argentine se met en faillite, puis la Grèce, puis bientôt l’Espagne ou l’Italie, et ainsi de suite. C’est l’effondrement généralisé qui se profile, tout le système ayant prolongé sa course ces dernières quarante années grâce aux crédits, du capital financier qui se révèle fictif, qui n’a pas résolu le blocage de la valorisation dans le procès réel de production mais l’a seulement masqué un temps.
Il a déjà été bien établi21 que l’accroissement massif du crédit, donc du capital financier qui est fait d’abord de ses titres avant de s’hypertrophier sur lui-même en une myriade de « produits dérivés », n’était pas la cause fondamentale de la crise. Mais comme la plupart des commentateurs ont affirmé le contraire, il n’est pas inutile de rappeler brièvement le rôle que cela a joué dans son déclenchement.
Le crédit a toujours été un facteur important de stimulation, de dopage, de l’accumulation du capital. Mais aussi ce faisant de la suraccumulation qui l’accompagne inéluctablement, et, par là, des crises qui s’ensuivent. Le développement du crédit, donc celui du capital financier, est absolument inhérent et nécessaire à celui du capital. L’accroissement du machinisme et de la productivité a nécessité la concentration de capitaux de plus en plus importants et induit pour cela le système des sociétés par actions (qui sont des titres de créance), l’émission d’obligations, des emprunts bancaires, etc. Le développement de la production a nécessité les crédits à la consommation. Le crédit a toujours joué un rôle essentiel pour augmenter la plus-value par le moyen, souvent sous-estimé, de l’accélération de la rotation du capital. Ou encore pour permettre aux États de financer par la dette les conditions générales de sa reproduction élargie (la fameuse croissance). Pour toutes ces raisons le développement historique de l’accumulation du capital a toujours été accompagné d’un accroissement concomitant du crédit, du capital financier et des établissements qui les gèrent. Marx avait déjà observé en son temps que: « le capital financier acquiert […] l’influence la plus énorme sur la marche et le prodigieux développement du système de production capitaliste22 ».
Ainsi l’expansion inouïe du capital financier dans les trente dernières années n’a d’original, dans l’histoire du capitalisme, que son gigantisme particulièrement extraordinaire. Lequel cependant est plutôt une manifestation de l’ampleur des difficultés (on verra plus loin en quoi il en a été aussi un facteur aggravant) auxquelles s’est heurtée la valorisation du capital à partir des années 70: elles rendaient nécessaire une ampleur proportionnelle du dopant. Les taux d’endettement des ménages, des États, et de nombre d’entreprises atteignaient des niveaux astronomiques, bien au-delà de leurs capacités de remboursement.
Puisque le gonflement du crédit est inhérent aux nécessités de la valorisation du capital, il est illusoire d’imaginer abolir « l’énorme influence » qu’a acquis le capital financier sans le faire du rapport social capitaliste qui fonde cette nécessité. Sans accroissement du crédit, pas d’accumulation! Et si la condition première de l’accumulation (le profit) n’est pas réalisable, le crédit même offert gratuitement par les Banques centrales, reste dans le système financier, comme cela se passe aujourd’hui. Cette « énorme influence » ne fait que manifester celle des nécessités de la valorisation du capital dans le capitalisme contemporain. On ne peut donc pas séparer le « mauvais » capital financier du « bon » capital industriel, ni corseter et brimer le premier en pensant ainsi pouvoir favoriser le second à qui reviendrait une plus grande part de la plus-value, ce qui l’inciterait à investir et croître.
Qu’il ait gonflé « excessivement » selon les économistes, dans la démesure de spéculations de plus en plus en hasardeuses (comme les célèbres subprimes) ou pures escroqueries (genre Madoff), de « produits financiers » de plus en plus déconnectés de la richesse réelle, c’est déjà le propre des mouvements de l’argent en tant que marchandise autonome (et même quasi indépendante sous sa forme papier, ou maintenant informatisée, déconnectée de l’or) par rapport aux autres marchandises dont il est censé représenter la valeur. Et ça l’est encore bien plus du crédit qui est spéculation par définition (et création privée de monnaie par les banques). Ces spéculations sont seulement plus ou moins aventureuses et massives. Or elles le sont à un maximum à la veille des krachs, pour deux raisons au moins:
Premièrement, le cycle d’expansion du capital est alors à un sommet, donc aussi la masse des titres financiers et leurs cours, puisqu’on anticipe que la courbe ascendante va continuer, qu’on ne veut pas rater jusqu’à la dernière hausse, la dernière spéculation.
Deuxièmement, la suraccumulation de capital qui commence à se faire jour, le prix très élevé des cours boursiers qui finit par amoindrir leur rendement poussent les financiers à tenter des spéculations de plus en plus risquées23, déconnectées de la production réelle de plus-value (comme l’échafaudage genre château de cartes des « produits dérivés » les uns des autres, dont les « sous-jacents » ne sont eux-mêmes que des titres financiers, ou des « notions » tels des taux de change, des indices boursiers, etc.).
Un indice significatif de la situation de suraccumulation du capital contemporain, c’est que l’offre de crédit a eu beau gonfler sans cesse, elle ne jouait plus son rôle de dopant de la croissance du capital productif. Les tombereaux de « liquidités » déversés par les Banques centrales (notamment par la FED de M. Greenspan après le krach des NTIC du début des années 2000) sont comme passés à la trappe au lieu de servir à stimuler production et consommation. Les économistes médiatisés parlent alors de « trappe à liquidités » pour caractériser cette situation où les « liquidités » restent dans la sphère financière, où elles gonflent en opérations financières improductives de croissance24 et en bulles spéculatives, jusqu’au krach inéluctable puisqu’il s’agit de capital fictif, parce qu’elles ne trouvent pas les occasions de se convertir en moyens de production rentables (de production de plus-value). Cela manifeste clairement les difficultés du capital à convertir la plus-value en capital additionnel25, c’est-à-dire à se reproduire de façon élargie, à perpétuer sa valorisation qui est la condition de son existence. Cela témoigne donc de la suraccumulation de capital productif de plus-value (et donc cela induira nécessairement sa désaccumulation, la récession). Et cela manifeste enfin que la cause de la crise n’est pas fondamentalement le « trop » de « liquidités », mais cette suraccumulation. Car ce « trop » n’est que relatif aux blocages de la valorisation, qui sont les vrais problèmes du capital. Il apparaît comme capital financier fictif parce qu’il ne peut pas se convertir en « vrai » capital, en moyens de production rendant assez de profits.
Bref, les bulles financières contemporaines ont été le résultat du développement d’une production et d’une consommation – d’une accumulation du capital – non seulement stimulées, comme ce fût toujours le cas autrefois, mais presque entièrement fondées par celui du crédit. Elles furent d’abord une condition de ce développement, avant de manifester son blocage par le krach qui, tout comme la fièvre, n’est pas la cause de la maladie, mais son symptôme. En l’occurrence celui de 2008 a manifesté à quel point la croissance antérieure du capital était celle d’une accumulation de capital fictif, fait de créances irrécouvrables et de spéculations « de casino » entassées les unes sur les autres comme un château de cartes. Il a marqué la fin de cette croissance artificiellement entretenue.
Le capital-argent « passif » a toujours existé conjointement au capital-moyens de production « actif » (capital en fonction), quand bien même ils pouvaient être représentés par un seul petit capitaliste. De plus en plus développé, et alors séparé, sous forme de capital financier, du capital en fonction, il se veut néanmoins capital, alors qu’il ne produit aucune plus-value, non seulement parce qu’il est nécessaire à sa reproduction élargie mais surtout parce qu’il y apparaît comme la forme idéale du capital (et le représentant de toute richesse), au point même qu’il devient un Grand Fétiche: de l’argent produisant de l’argent! Bref, il lui faut son profit, au meilleur taux. Il le reçoit sous forme de dividendes, d’intérêts, de plus-values boursières (sans parler ici des spéculations et escroqueries propres au monde de la finance) qui ne sont qu’une part de la plus-value qu’il partage avec le capital (et les capitalistes) « actifs ». Il apparaît alors comme « mauvais » capital parasite aux yeux des partisans du « bon » capitalisme que serait le capital purement industriel. Ils lui reprochent de « conserver » trop de cet argent dans la sphère financière, et ses spéculations, ses traders, ses actionnaires cupides, etc., au lieu de l’investir en moyens de production pour accroître la croissance, l’emploi, les salaires. Que le capital financier prélève une part croissante de la plus-value produite issue du capital industriel au fur et à mesure du développement général du capitalisme, c’est inéluctable, c’est inhérent à sa propre croissance. Que cela soit un facteur de dévalorisation du capital, qui contribue donc à bloquer sa reproduction, c’est certain26. Qu’on puisse les séparer et développer le second sans le premier, c’est n’avoir strictement rien compris au capitalisme.
Conclure ce chapitre revient à observer que, si toute la série de mesures prises par les capitalistes pour maintenir leur taux de profit ont effectivement permis de retarder sa baisse jusque vers 199727, elles n’ont pas pour autant empêché le blocage de la valorisation du capital et sa suraccumulation. Au contraire, le développement de l’extraction de la plus-value sous sa forme absolue entraîne rapidement une baisse de la consommation, l’accroissement inouï du crédit accroît la formation de bulles de capital financier fictif et des krachs de plus en plus fréquents et massifs qui ruinent l’épargne et détruisent des investissements et activités reposant sur les crédits28, la distribution de dividendes non réinvestis, les rachats d’actions, les OPA et autres LBO font monter les profits mais ne créent pas de nouvelles capacités de production de plus-value, au contraire cela en détruit le plus souvent.
Le fait est qu’il est impossible, dans le capitalisme moderne, c’est-à-dire fortement mécanisé, de maintenir longtemps taux de profit, croissance et emplois sans une augmentation constante de l’extraction de la plus-value sous sa forme relative (la seule qui permette de développer conjointement pendant un temps production et consommation comme ce fut le cas avec ce qui a été appelé le « compromis fordiste » d’après guerre). Il faut donc maintenant examiner s’il est possible aux capitalistes de rétablir cette extraction, c’est- à-dire de trouver de nouvelles fortes hausses de productivité, pour retrouver cette fameuse croissance du capital qui est le leitmotiv de tous les politiciens de droite comme de gauche. Croissance dont nous allons d’abord montrer qu’ils ne peuvent pas trouver les clés parce qu’ils se trompent sur ce qui la bloque. Et encore moins compris la spécificité de la situation historique du capitalisme contemporain qui est telle qu’elle interdit toute sortie de crise qui ne soit pas sortie de ce système.