DÉCLIN ET DISPARITION DES BASES MATÉRIELLES DU RÉFORMISME SOCIAL-DÉMOCRATE

CHAPITRE 3 du dernier livre de Tom Thomas « 2015 – Situation et perspectives »

La situation actuelle révèle au grand jour l’ampleur d’un phénomène pourtant engagé depuis les années 70 en Europe (et ailleurs) : la dégradation jusqu’à sa disparition de la situation qui nourrissait et stimulait le traditionnel réformisme social-démocrate [1]. En effet, son analyse montre [2] que la crise actuelle n’est pas seulement une crise classique de suraccumulation de capital corrélative à une sous-consommation des masses, mais que sa caractéristique la plus significative réside dans un épuisement structurel des gains de productivité. Autrement dit un épuisement de l’accroissement de l’extraction de la pl sous sa forme relative, la seule qui permette une poursuite, autre que ponctuelle et éphémère, de la valorisation du capital (c.-à-d. de la croissance) de l’époque moderne (production de masse très mécanisée, nécessitant une consommation en augmentation constante). Épuisement insurmontable puisque les gains de productivité passés ont fini par abaisser à un tel point la quantité de travail productif de pl employé par le capital, donc la valeur des marchandises que mesure cette quantité, que le mouvement de la valorisation de cette valeur (la production de la pl) – lequel est l’existence du capital – stagne, et même régresse (mouvement de dévalorisation). À valeur évanescente, valorisation évanescente. Dit autrement, comment le capitaliste en général pourrait-il augmenter la productivité, et l’extraction d’une plus grande quantité de pl relative, quand cela nécessiterait un gros investissement pour améliorer une machinerie déjà hautement sophistiquée, tandis que l’économie de main-d’œuvre productrice de pl qu’il pourrait ainsi réaliser serait faible puisque celle-ci compte déjà pour relativement peu dans ses coûts de production (de l’ordre de 10 % pour les grandes entreprises) ?

Donc le capitaliste n’investira pas, ou moins [3], bien que les Banques centrales l’abreuvent de crédits quasi gratuits et que les États le gavent de subventions, baisses de charges sociales, d’impôts, etc. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ! On ne fait pas investir un capitaliste qui n’espère pas accroître par là ses profits ! Finie la croissance !

Cette situation rappelée (la sénilité du capitalisme), revenons à la question qui nous importe ici : les bases objectives du réformisme social-démocrate.

La première des deux bases que nous avons retenues précédemment, l’accroissement de la pl extraite sous sa forme relative, c’est-à-dire obtenue par des gains de la productivité générale, est en cours d’affaissement irrémédiable comme je viens de le rappeler.

La deuxième, qui lui était concomitante, la mondialisation impérialiste, s’est elle aussi affaiblie. Les affaires se font plus difficiles dans les pays dits « émergents » (tels lesdits BRICS [4] donnés comme exemple de croissance dans la prose médiatique), qui sont eux aussi frappés par la crise. Pour ne prendre que l’exemple de la Chine, tant vantée et classée deuxième économie mondiale, ce n’est pas seulement que ses exportations sur lesquelles s’appuyait sa croissance se heurtent aux politiques d’austérité – pour les peuples – généralisées. C’est aussi que s’y épuisent les gains de productivité, d’autant plus que le capital s’y heurte à une résistance accrue des prolétaires. En Chine, déjà en 2010, « la productivité globale des facteurs (PGF) aurait même tendance à diminuer de près de 0,5 % par an » [5]. Comme ailleurs la croissance apparente y repose de plus en plus sur un recours ultra-massif au crédit : la dette cumulée y atteint 220 % du PIB à fin 2013 contre 130 % cinq années auparavant. D’où une masse de capital fictif s’accumulant en bulles.

Ce n’est donc plus de la mondialisation que le capital mondialisé peut espérer le retour d’une croissance même mollassonne. Observons aussi que, depuis la fin du système colonial, les impérialistes doivent partager le butin avec les cliques bourgeoises et militaires prédatrices qui ont pris le pouvoir politique dans les anciennes colonies et s’approprient une partie, qu’elles cherchent toujours à accroître (cf. l’exemple célèbre des deux « chocs » pétroliers des années 70), des rentes minières et de la plus-value tirée de l’exploitation de ces populations par les multinationales industrielles et de l’agroalimentaire.

Pour contrebalancer l’épuisement des gains en plus-value relative, les capitalistes doivent augmenter davantage l’extraction de la pl sous sa forme absolue. C’est bien ce qu’on les voit faire tous les jours, avec l’aide active de tous les États : allongement de la durée du travail (hebdomadaire comme sur toute la vie) ; augmentation de son intensité, notamment avec sa « flexibilité », diminution des salaires directs et indirects (prestations sociales) [6], augmentation des impôts et taxes pesant sur le peuple (à l’inverse, diminution des charges payées par les patrons), etc. [7]

Or une telle politique, aujourd’hui mise en œuvre mondialement et systématiquement, ne peut pas produire de la croissance puisqu’elle réduit évidemment la consommation [8]. D’ailleurs les recettes et économies qu’elle est supposée pouvoir fournir aux États pour rembourser leurs dettes sont, en dehors même de leur improbable réalisation, tout à fait dérisoires au regard des montants pharaoniques de celles-ci.

La solution apparaît alors à beaucoup être dans une politique (dite keynésienne) de relance de la croissance par une hausse des salaires et des investissements de l’État (type grands travaux d’infrastructures, construction de logements, énergie verte, etc.). Mais ce n’est pas au moment où le procès de valorisation du capital est en peine, et même en panne, qu’une hausse des salaires est possible, pas plus qu’augmenter leurs dépenses ne l’est à des États hyper-surendettés.

L’avenir des prolétaires et des peuples dans le capitalisme est celui d’une dégradation sur tous les plans de leurs conditions de travail et de vie. Cela beaucoup le vivent déjà, et les autres le craignent. Mais ce qui est important pour la riposte à y apporter, c’est de comprendre que ce sont des phénomènes absolument inhérents à la réalité du capitalisme contemporain. De comprendre, donc, que la possibilité d’un choix réformiste n’existe plus, les fondements matériels en étant devenus inexistants. Sauf à appeler réforme, comme le font les idéologues du capital, ces dégradations en cours : des réformes réactionnaires (au sens propre du terme : retour en arrière). Le mouvement réformiste traditionnel (« la gauche ») est condamné à des échecs certains dans sa prétention à améliorer le sort des couches populaires. Nous en verrons ultérieurement les conséquences. Toutefois disons déjà celle-ci : tous ceux, notamment ceux des extrémismes étatiques (donc bourgeois) type FN ou PG en France, qui prétendent pouvoir établir un « bon capitalisme », au service du tous que serait la Nation, ou, mieux encore, de « l’humain » en général, ne sont que des charlatans, des bonimenteurs (quoique souvent plutôt malimenteurs). Le seul avenir « humain » pour les prolétaires se trouve dans ce fait : en même temps que disparaissent, et définitivement dans cette époque de la sénilité du capital, les bases matérielles du réformisme de gauche, mûrissent celles du communisme. Ce qui est une grande nouveauté historique.

[1]  Rappelons que le terme social-démocrate désigne, pour faire bref, les organisations dites de gauche, tels en France le PG, PC et PS et leurs satel­lites syndicaux, tenants d’une voie pacifique légale et étatiste vers le « socialisme ».

[2]  Cf. un résumé de cette analyse dans T. Thomas, La Montée des extrêmes, 10 thèses sur la situation actuelle (p. 11 à 17), éd. Jubarte, 2013.

[3]  Selon une enquête réalisée par la célèbre agence U.S. Standard & Poor’s auprès des 200 plus importantes entreprises dans le monde, les dépenses d’investissement ont reculé en 2013 de 1 % et devraient baisser encore en 2014. La même agence indique (Les Échos, 07.10.14) qu’aux U.S.A. « dividendes et rachats d’actions représentent 95% des bénéfices des entrepri­ses du S&P 500 » (indice des 500 plus importantes entreprises cotées en Bourse). Ce qui veut dire qu’elles ne réinvestissent au mieux que 5 % de ces bénéfices.

[4]  Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.

[5]  Problèmes économiques n° 3006, 01/11/2010.

[6]  Selon l’INSEE, le pouvoir d’achat des ménages en France a diminué de 0,7 % en 2011, 1,8 % en 2012, 0,9 % en 2013. Et il ne s’agit là que d’une moyenne qui occulte le fait que les 5 % les plus riches le devenaient tou­jours plus, et qu’à l’inverse donc, les baisses du pouvoir d’achat de la majorité des autres étaient beaucoup plus fortes que cette moyenne.

[7]  Voir par exemple T. Thomas, La Crise. Laquelle ? Et après ?, p. 86-94, éd. Contradictions, Bruxelles, 2009.

[8]  En termes marxistes elle augmente le surtravail d’actifs en nombre plus réduit, sans donc permettre de le réaliser en plus-value.

 


2 Commentaires

  1. Cassius36

    Bonjour,
    Bien qu’en parfait accord avec l’idée de ne pas chercher à relancer l’économie par la demande, par l’obligation de re-investir les montagnes de liquidités dans l’économie « réelle » mais au contraire d’affecter les gains de productivité à une progressive mais massive réduction du temps de travail contraint, je vois mal comment, pendant l’inévitable période de transition, les entreprises qui se lanceraient dans cette direction pourraient soutenir la concurrence des autres, notamment sur le plan international, sauf à supposer qu’un tel changement se produise simultanément partout à la,surface du globe.
    Cordialement,
    Cassius36

  2. « …en même temps que disparaissent, et définitivement dans cette époque de la sénilité du capital, les bases matérielles du réformisme de gauche, mûrissent celles du communisme. Ce qui est une grande nouveauté historique. »

    Ainsi, avant cette époque, d’après cette conclusion, les bases matérielles du communisme n’étaient pas mûri!
    Donc en se basant sur cette conclusion, avant toujours cette époque, les rapports de production capitalistes n’étaient pas entré en contradiction avec les forces productives!
    Cette conclusion est en contradiction avec toutes les lois du socialisme scientifique.
    Depuis la fin du 19 ème siècle, les conditions objectives du communisme étaient mûres.
    1°)Ces conditions se manifestent par des crises systémiques cycliques qui reviennent en moyenne chaque 10 ans.
    2°)Par la production d’une surpopulation croissante.
    etc.

    Mais si les conditions objectives du communisme ont « mûri » depuis longtemps pourquoi il n’y pas eu une résolution des contradictions du capitalisme ?
    Parce que cela ne peut se faire que lorsque la majorité du prolétariat est conscient de ces contradictions et des solutions nécessaires pour les résoudre.
    Le prolétariat actuel est incapable de résoudre ces contradictions puisque qu’il ne connait pas(la majorité) exactement les solutions nécessaires.
    C’est seulement lorsque la majorité du prolétariat dévient conscient scientifiquement(économie politique, matérialisme historique) que la révolution se fera.

    Au cours de l’histoire, cette situation ne s’est jamais présenté nulle part même en URSS.Car, dans celui-ci, c’était une minorité conscient qui a tenté de diriger la révolution(mais cela est contradictoire à la nécessité de la révolution elle-même, elle ne débouchera que sur le capitalisme d’Etat).

    Voilà, tant que les sciences sociales marxistes ne deviennent pas populaires, on tombera soit dans le réformisme, soit dans le léninisme.

    Un exemple: quel est le nombre de prolétaires conscient de la nécessité de supprimer l’ancienne division du travail comme condition de la suppression de la propriété privée des moyens de production ?
    1% ? 0.5% ? 0.1% ?
    La tâche actuelle des communistes est la formation théorique générale des prolétaires.
    Condition pour supprimer la séparation entre le travail pratique et le travail politique(dont la base est la maîtrise du socialisme scientifique).
    La révolution communiste ne se fera que par des prolétaires conscients.
    ——————————————————
    Sur la baisse de la croissance de la Pl.
    Cela est dû à la concurrence entres les anciens pays industriels et les nouveaux pays industriels.Le marché mondial se partageant entre eux, ce qui diminue leurs débouchés respectifs et donc la croissance de la Pl réalisable.Même si un pays sort toujours du lot(19 ème siècle Angleterre, 20 ème siècle USA, 21 ème siècle Chine) par son part de marché général plus grand que chez les autres.

    L’Angleterre de Karl Marx avait connu aussi son époque des « trente glorieuses » avant l’entrée en scène des USA, Allemagne,France,etc.sur le marché industriel mondial.

    Donc plus le nombre de pays industriels augmentent sur le marché mondial, plus la concurrence s’exacerbe, plus croissance moyenne de la Pl baisse.
    1°)Ce qui poussera à une centralisation plus accrue des capitaux pour augmenter les parts de marché nécessaire à la réalisation croissante de la Pl.
    2°) A la destruction des barrières douanières.
    etc.

    La relative prospérité des pays occidentaux étaient donc dû au fait qu’ils avaient le monopole de l’industrie mondiale.Mais cela change.Le monopole change de position(sans disparaître) pour se diriger vers l’Asie.

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