INTRODUCTION
L’Etat, étant une forme historique d’organisation de la société, ne peut pas être défini comme un pur concept statique. En effet, il n’existe qu’à un certain stade du développement des sociétés, et se transforme avec elles. L’analyse de l’Etat nécessite donc non seulement de dégager ses origines historiques dans certaines bases matérielles particulières, mais aussi les formes différentes qu’il revêt avec l’évolution de celles-ci. C’est pourquoi, nous n’appellerons pas Etat toute forme de pouvoir sur l’ensemble d’une société. Le faire n’est qu’une commodité du langage courant, qui a l’inconvénient majeur de véhiculer une conception par laquelle on présente l’Etat comme une institution quasi éternelle, naturelle, et qui aurait petit à petit trouvé sa forme civilisée, rationnelle et définitive dans la démocratie, « fin de l’histoire » tout comme le capitalisme dont elle est l’organisation sociale.
Comme beaucoup d’autres, Marx a usé parfois lui aussi de cette commodité. Par exemple, quand il parle de l’Etat athénien ou romain, ou encore d’Etat au moyen-âge. « Au moyen-âge, il y avait serf, bien féodal, corporations de métiers, corporations de savants, etc., c’est-à-dire qu’au moyen-âge, propriété, commerce, société, homme, tout est politique… Au moyen-âge, vie du peuple et vie de l’Etat sont identiques »1. Mais justement, il ne s’agit pas alors à proprement parler d’Etat puisqu’il n’y a pas séparation entre « vie du peuple » et « vie de l’Etat ». Ici Marx utilise ce mot parce qu’il est celui qu’utilise Hegel, que précisément il critique en lui opposant que « l’abstraction de l’Etat en tant que tel ressorti seulement à l’époque moderne parce que l’abstraction de la vie privée ressorti seulement à l’époque moderne. L’abstraction de l’Etat politique est un produit moderne »2. Bien que les prémisses de l’Etat puissent bien sûr être trouvées bien avant la révolution bourgeoise (et notamment dans la dissolution du système féodal, pour ne pas remonter jusqu’à Rome, Athènes ou encore au delà), il est une forme de pouvoir politique qui ne revêt l’ensemble de ses caractéristiques essentielles qu’avec la révolution bourgeoise qui consacre l’individu privé, fondé sur la propriété privée, comme essence de l’homme. «… C’est uniquement par opposition à la vie privée que l’Etat moderne existe »3. L’avènement de l’Etat (« moderne » si l’on veut parler d’Etat pour toute forme de pouvoir politique) est indissociable de cette époque historique où la société se sépare en deux corps distincts: la société civile des individus concrets et la société politique des citoyens4. La société civile bourgeoise, là où chacun vit sa vie, exerce son activité, développe son intérêt personnel dans des relations avec les autres faites de ventes et d’achats (« dans la société civile, chacun est pour soi-même une fin » disait Hegel). La société politique bourgeoise, là où chacun n’est qu’une ombre de lui-même, une représentation imaginaire et fugace, le citoyen, et qui est censée incarner la volonté générale, l’unité de la société, la communauté. Il ne s’agit pas d’une communauté, plus ou moins hiérarchisée, fondée sur une vie et une activité commune (communautés primitives), ou sur un ordre commun de type religieux (Egypte antique, Incas, etc.), ou regroupée derrière un chef de guerre pour des expéditions de pillage (les divers Barbares), ou sur un mélange du religieux et du militaire (société féodale), mais d’une société scindée en deux, la société civile où la communauté n’existe pas parce qu’y règnent seulement les intérêts privés dans les relations personnelles de la production, et la société politique, l’Etat, où elle n’existe que sous une forme imaginaire, idéologique: la Nation.
L’analyse de l’Etat justifiera, dans les chapitres suivants, ce qui est posé ici comme un postulat: il n’y a à proprement parler d’Etat que là où domine l’homme défini dans son essence comme individu privé. C’est ce qui distingue l’Etat de toutes les formes de pouvoir politique antérieures. Mais on voit tout de suite qu’une telle définition reste encore abstraite, puisque l’individu privé est un être abstrait: il n’y a d’individus que dans des rapports sociaux spécifiques qui le déterminent, et on sait bien, par exemple, que dès l’origine du monde bourgeois, prétendument fondé sur la propriété privée établissant chacun maître de son travail personnel, il y a ceux qui sont propriétaires des moyens de production et la masse des autres qui ne le sont pas et doivent se vendre aux premiers. Bref, il n’y a d’individus privés que définis socialement par leur place dans une certaine division du travail, donc dans une appartenance de classe. Et il n’y a d’Etat que sur la base des séparations privées et des antagonismes de classes dans la société civile.
On touche là à un point essentiel: il y a ce qu’est l’Etat, son contenu, son essence, son rôle réel dans la société et sa reproduction. Et il y a la représentation que s’en font en général les individus, selon les époques comme selon leurs diverses appartenances de classes. Certes, cela recoupe la distinction classique entre apparence et essence. Mais ici l’apparence joue un rôle immense. Car la représentation qu’ont les individus de l’Etat est un enjeu primordial dans la lutte du prolétariat pour la liberté.
Comme toute représentation, celle de l’Etat est le reflet d’une situation réelle, elle a des bases matérielles qui lui donnent un semblant de réalité, sans lesquelles elle n’existerait pas. Mais aussi elle est développée, justifiée, argumentée par des idéologues patentés, Grands Prêtres de la religion de l’Etat, qui ont une masse de fidèles prosélytes dans différentes couches sociales particulièrement intéressées au renforcement de l’Etat, dont elles vivent ou se sentent à tort ou à raison les protégés, et en tout cas les dépendants.
L’expérience prouve que, dans toute crise du capitalisme contemporain, ces idéologues redoublent d’activités pour orienter les luttes qui en découlent vers l’objectif d’un renforcement du rôle de l’Etat. Un Etat qu’ils proposent « modernisé », « amélioré », bien sûr, car ils prétendent que l’incapacité du pouvoir politique à dominer la crise, à assurer travail et bien-être au peuple, n’est due qu’à sa mauvaise gestion, à son affaiblissement causé par des politiciens au service d’intérêts particuliers, suppôts de la finance et corrompus eux-mêmes (qualités qui, évidemment, crèvent les yeux). C’était déjà le cas, par exemple, lors de la grande crise des années 30. Tous, ou presque, en ont alors appelé au renforcement de l’Etat et à une gestion moins politicienne, plus « technique » (planificatrice notamment), comme moyen de dominer « l’économie » et de rétablir un « bon » capitalisme, créant de l’emploi, de la richesse, et une société plus unie, meilleure pour tous. Renforcement qui prit des formes sociales-démocrates et keynésiennes dans les pays les plus nantis, les impérialismes vainqueurs de la première guerre mondiale, et des formes fascistes chez les vaincus, plus en difficulté.
Et voilà qu’aujourd’hui, le même genre d’idéologues reprennent le même refrain! Ils se présentent comme de sévères critiques du capitalisme en dénonçant sa « mondialisation » et sa « financiarisation », phénomènes qui aboliraient la volonté nationale en la laissant dominée par ces forces incontrôlées (thème de l’impuissance de la nation en quoi la version démocratique et la version fasciste se rejoignent, même si elles divergent sur son mode de représentation). Bien qu’il s’agisse là de phénomènes aussi vieux que le capitalisme et qui lui sont nécessairement inhérents, bien qu’il soit donc impossible, pour les éradiquer, de les isoler d’un « bon » capital entrepreneur, au service de la nation, social et écologiste, bref, bien que ces idéologues ne développent qu’une critique superficielle, impuissante à aller jusqu’à la racine des maux qu’ils constatent, et qui les effraient par leur charge révolutionnaire, ils apparaissent néanmoins comme « de gauche » à certaines fractions de la classe ouvrière. Soit parce qu’elles ont un intérêt direct au renforcement de l’Etat (la bureaucratie syndicale et politique, les travailleurs des entreprises nationalisées). Soit parce qu’elles sont encore soumises à un fétichisme de l’Etat, qui s’est renforcé, nous le verrons, avec l’évolution du capital et le mythe de « l’Etat Providence ».
C’est pourquoi il est tout à fait nécessaire et urgent de revenir sur cette question de l’Etat, afin de montrer, en analysant ce qu’il est réellement au delà de ses représentations, que non seulement la classe ouvrière n’a rien à espérer de son renforcement, mais que son intérêt est de poser une nette ligne de démarcation entre elle et les tenants de l’étatisation, de se soustraire aux sirènes de toute cette gauche plurielle et gauche de la gauche, du PCF aux trotskystes en passant par les Verts et Attac qui se proposent comme les maîtres de cet Etat, tout en jurant bien sûr de le démocratiser, alors qu’il doit être détruit, plus que jamais et nous verrons pourquoi. Ils affirment haut et fort que la grande opposition contemporaine ne serait pas entre bourgeoisie et prolétariat, capitalisme et communisme, mais entre capitalisme libéral et capitalisme dominé, civilisé, démocratisé par l’Etat. Sur le terrain de l’anti-mondialisation, ils cheminent sans sourciller avec tous les nationalistes.
Nous avons déjà dit que le culte de l’Etat avait ses Grands Prêtres. Mais leurs efforts ne suffisent pas à expliquer pourquoi aujourd’hui l’Etat est considéré par une partie importante des masses comme devant s’occuper de tout, assurer la satisfaction de leurs besoins, la justice sociale, créer le « lien social », éduquer, nourrir, faire travailler, soigner, loger, etc. Comme si on en était encore à cette conception du monarque devant assurer la vie de ses sujets (par exemple Louis XVI que le peuple de 1789 considérait comme devant être son boulanger, avec la boulangère et le petit mitron).
On ne combat pas la religion seulement en ridiculisant ses prêtres, mais en mettant à jour ses racines pour les éradiquer. Pour contribuer à combattre la religion de l’Etat, il faut donc montrer d’où il vient, sur quoi il repose, quelles sont ses fonctions, et pourquoi elles s’étendent aujourd’hui jusqu’à enserrer de tous côtés la société civile dans un corset de fer. On pourra alors vérifier que l’examen des faits confirme amplement cette célèbre affirmation de Marx: « C’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct (rapport dont les différents aspects correspondent naturellement à un degré défini des méthodes de travail, donc à un certain degré de la force productive sociale) qu’il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et de dépendance, bref, la base de la forme spécifique que revêt l’Etat à une période donnée. Cela n’empêche pas qu’une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales), sous l’influence d’innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports sociaux, d’influences historiques extérieures, etc., peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse de ces conditions empiriques pourra élucider »5.
Ce à quoi il faut ajouter que ces transformations des rapports sociaux (c’est-à-dire la division du travail, les rapports de propriété) n’induisent pas seulement celles des formes de l’Etat, mais d’abord celles de ses fonctions, de ses rapports avec les individus, et aussi de la représentation qu’ont de lui les différentes classes, donc in fine de leurs comportements à son égard, tous phénomènes que nous aurons aussi à étudier.
Mais pour en revenir à Marx, on voit qu’il n’y a rien de mécanique (de déterministe) dans le lien qu’il pose entre les rapports d’appropriation et l’Etat, dont les formes concrètes peuvent « présenter des variations et nuances infinies » du fait de multiples influences particulières. L’objet de ce livre ne sera donc pas d’analyser l’Etat dans tous ses états, c’est-à-dire à toutes les époques, dans tous les pays. Il sera de dégager quelques généralités essentielles à travers quelques moments significatifs de l’histoire française. Mais celle-ci constitue une sérieuse référence en la matière de sorte que, comme il ne s’agira dans cet ouvrage que d’analyser les caractères généraux de l’Etat, lesquels de plus tendent à s’homogénéiser complètement avec la mondialisation, en fonder l’analyse sur l’exemple français ne sera pas un gros handicap pour leur validité dans les autres pays au même stade de développement.
Nous verrons alors que l’Etat est lié à la société civile de telle sorte qu’il apparaîtra parfaitement stérile de prétendre en appeler à l’Etat actuel, et à un changement de forme de l’Etat actuel, pour modifier la société bourgeoise et le cours des catastrophes actuelles, ce que demande pourtant la plupart des opposants, bruyants mais inconséquents, à la mondialisation et à la financiarisation. Nous verrons notamment qu’on peut accoupler autant de fois qu’on veut le mot démocratie à celui d’Etat, bâtir tous les programmes de réformes de l’Etat qu’on voudra, cela n’est nécessairement que du vent tant qu’il n’y a pas bouleversement aussi des rapports d’appropriation (de la division du travail) dans la société civile.
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CHAPITRE 1. INDIVIDUS PRIVES ET ETAT
Nous allons examiner dans ce chapitre pourquoi l’Etat apparaît comme, en quelque sorte, la contrepartie logique, nécessaire, de l’individu considéré comme propriétaire privé, et comment il s’est ainsi constitué historiquement en France dans le cours de la révolution de 1789. Puis nous examinerons l’écart qui s’est formé, et ne cessera par la suite de se développer, entre la représentation de l’Etat, sa conception idéologique, et sa réalité concrète. Nous partirons donc de l’émergence et de la cristallisation de la société marchande. Une société d’individus débarrassés de tous les résidus des anciennes contraintes communautaires qui, dans le système féodal et monarchique la précédant, les fixaient encore plus ou moins dans des ordres, corporations, jurandes et autres carcans bornant dans des règles strictes leurs activités, leurs mouvements, leurs échanges, leur droit de faire tel travail et la façon de le faire. Mais une société d’individus privés, c’est-à-dire fondée sur la propriété privée de leurs moyens de production, dont les rapports directs sont faits, dans une division du travail en milliers de métiers spécialisés, d’échanges des marchandises qu’ils produisent. Il ne s’agit donc encore dans ce chapitre que d’une situation « simplifiée », et comme nous l’avons déjà remarqué, abstraite, puisque cet individu n’est lui-même qu’une abstraction (il n’existe que des individus concrets: propriétaires de tels moyens ou de tels autres, à la campagne ou à la ville, et le plus souvent, non propriétaire).
Mais c’est une abstraction historique et logique, le noyau historique et logique de toute la société capitaliste ultérieure et de la question de l’Etat moderne. Dans sa réalité originelle essentielle, l’Etat n’est que le corollaire des individus privés, des rapports de séparation institués entre eux par la propriété privée. Séparés, ils doivent dès lors être nécessairement reliés par des médiations particulières, en dehors d’eux, qu’ils ne maîtrisent pas, qui les dominent, représentant la nature sociale de l’homme, les organisant en société: par l’argent (le « marché ») dans leurs rapports directs, mais c’est une médiation aveugle, et par l’Etat, médiation supposée construite par eux consciemment, mais qui leur échappe, s’autonomise et se développe jusqu’à les étouffer, les dépouiller de toute puissance personnelle.
C’est d’abord en posant le rapport fondamental, bien qu’encore général et abstrait, de la séparation des individus dans la propriété privée qu’on peut aussi apercevoir, également dans son abstraction essentielle, l’Etat. Il apparaitra comme la puissance sociale perdue dans le privé, comme puissance organiquement séparée d’eux, se formant de leur impuissance, et se renforçant au fur et à mesure qu’elle grandit jusqu’à devenir l’Etat totalitaire, l’Etat concret actuel à l’analyse duquel nous aboutirons.
1.1 Emergence de l’individu et de l’Etat
Commençons par un très bref retour sur la première caractéristique des sociétés humaines. Toutes ont connu des formes d’organisation sociale que l’on peut aussi caractériser comme politiques dans le sens où ce qui les distinguait de celles des animaux, même réputés les plus sociaux comme les abeilles ou les fourmis, était la conscience d’une activité commune, d’une volonté commune, d’un rapport collectif dans l’appropriation des conditions de leur vie, de la nature. Pour l’homme, le rapport à la nature est toujours un rapport socialement organisé et représenté dans sa conscience. C’est ce que Marx dit très justement être l’essence de la propriété: la propriété est d’abord un comportement, bien avant de prendre diverses formes concrètes, codifiées dans des statuts, des hiérarchies, des droits. Etre propriétaire, c’est s’approprier consciemment ses conditions d’existence. La façon dont les hommes y parviennent dépend notamment de la nature des ressources naturelles exploitables et des moyens avec lesquels est effectuée cette appropriation, toutes choses qui déterminent des formes différentes de la propriété dans différentes situations géographiques (climats, terroirs, etc.) et à différentes époques (stades de développement).
A l’origine, la première de ces conditions sont les moyens de subsistance les plus élémentaires (nourriture, abri, etc.), et c’est la nature elle-même qui les fournit: dans la chasse, la cueillette, l’homme ne semble que prendre ce qu’elle lui donne. On ne produit pas, on prend, et on produit pour prendre (armes de chasse ou de guerre). Mais si la nature fournit les conditions inorganiques de la vie, s’approprier ses fruits, c’est s’approprier un territoire. Dans les situations primitives, cette double appropriation ne pouvait être que collective. D’où deux conséquences bien connues:
Premièrement, la communauté est alors la condition de l’appropriation du territoire et de ses richesses. L’homme ne peut exister que comme élément d’une communauté, et non comme individu, c’est elle le sujet, non lui. Il n’existe d’abord que dans un réseau de parenté plus ou moins vaste, se renforçant d’alliances matrimoniales, déterminé par le statut qu’il a dans ce réseau. La communauté est la condition organique, construite, représentée dans la conscience (généralement de forme religieuse) de l’appropriation des conditions inorganiques de l’existence. Qui n’est pas membre de la communauté n’existe donc pas comme homme, mais comme animal (ou plus tard barbare, sous-homme), et pourra comme tel être tué ou considéré comme animal utile en tant qu’esclave.
Deuxièmement, la vie étant conditionnée par l’appropriation d’un territoire, la guerre est une activité essentielle de toutes les communautés primitives, comme l’ont établi les ethnologues. D’ailleurs, par elle, il s’agit toujours de prendre, non seulement à la nature mais aussi à d’autres (guerre et chasse sont initialement la même chose). Et aussi, par la guerre, la communauté s’affirme vis-à-vis des autres comme elle se conçoit: la condition pour être homme, donc s’affirment ses éléments comme hommes, en posant les autres comme non-hommes.
Il en résulte que les premières formes de hiérarchies sociales, d’embryons de pouvoirs politiques, sont souvent celles qui posent un individu comme chef de guerre, à côté ou confondu avec le descendant supposé du dieu fondateur, et aussi les sorciers et prêtres qui communiquent avec lui, et avec ses collègues qui animent la nature, connaissent les conditions favorables, les remèdes, etc.
Ainsi les communautés se fixent dans des hiérarchies, statuts, coutumes, règles (car communauté ne veut pas dire qu’il n’y pas de litiges internes à surmonter) qui apparaissent avec le temps comme leurs présupposés. Leur organisation politique se divise progressivement en de nombreuses fonctions spécialisées au fur et à mesure qu’elles se développent et se complexifient. Chefs de guerre, religieux, maîtres des coutumes et des règles (ou magistrats) forment des hiérarchies plus ou moins complexes, mais il ne s’agit pas d’Etat à proprement parler, plutôt d’une organisation au sein même de la communauté, chacun, même les plus hauts placés, n’étant qu’un élément de la communauté. Elle se subdivise, se hiérarchise, et par là pose des embryons de pouvoirs séparés, mais reste perçue comme le seul sujet. Le pouvoir est d’ordre naturel ou divin. Comme la communauté dont il est un organe, il est présupposé et non pas construit par les individus, ne serait-ce que parce que les individus n’existent pas.
Pendant des millénaires, les sociétés restent fondées sur le rapport à la terre. Mais évidemment leur organisation politique se transforme au fur et à mesure que ce rapport évolue. Et il évolue avec le développement des moyens de la production. Par exemple, les premières formes de pouvoir unifié, et despotique, sur de grandes masses de population se sont développées là où l’amélioration des méthodes agricoles nécessitaient de vastes travaux collectifs (notamment pour l’irrigation: Mésopotamie, vallée du Nil, etc.). Dans ces grands ensembles humains, la communauté ne peut pas se fonder sur les seuls liens de parenté. D’autres grands travaux, tels les pyramides, les temples, servent aussi à souder la collectivité tout en la soumettant au despote. De plus en plus aussi, la communauté se fonde sur l’idéologie de règles qui apparaissent comme ses présupposés, notamment celles de l’appartenance religieuse. Alors se développe la déification des rois, et les appareils religieux deviennent un premier embryon d’appareil d’Etat, puisque posé comme institutions d’un pouvoir extérieur aux hommes, quasi extra-terrestre. Beaucoup plus tard, dans les formes communautaires dégradées des systèmes féodaux, les hommes restent socialement définis par des appartenances à des états (noblesse, religieux, tiers, en France), des ordres, des corporations, etc.
Evidemment, cet ultra-bref aperçu ne prétend pas passer pour un historique, même sommaire, de l’évolution des sociétés. Il s’agit seulement de rappeler que:
1°) Pendant des millénaires, les diverses fonctions politiques n’ont pas été séparées de la société, mais exercées en son sein, de la même façon que les différentes personnes d’une même famille se partagent des travaux différents, dans des rapports directs et transparents.
2°) Ces fonctions se sont multipliées, diversifiées et spécialisées en même temps que le perfectionnement des outils amenait une plus grande division sociale du travail au sein des groupes humains, et une individualisation des travaux dont le caractère social s’estompe alors derrière l’échange de leurs produits.
Ce qui est à la base de tout ce mouvement, et qu’il faut donc d’abord mettre en évidence, c’est le lien entre ce développement de l’individualisation (qui s’accompagne nécessairement dans ce premier temps de la dissolution progressive de la communauté) et celui des moyens de production. Progressivement, et d’abord extrêmement lentement, les outils et les techniques se perfectionnent. La communauté apparaît donc de moins en moins comme le moyen, la condition de la vie (ce qu’elle est encore dans les formes d’agriculture peu développée où est dominant le rapport à la terre)6, mais c’est l’outil qui, par son efficacité grandissante, apparaît comme ce moyen. Or l’outil n’est d’abord que le prolongement de celui qui l’utilise, un moyen dépendant de chacun, de sa force, de son habileté, du temps qu’il consacre à en user, bref, un moyen dépendant de qualités personnelles. Le produit semble alors n’être qu’un produit individuel, résultat des aptitudes et des efforts du seul producteur. Il en résulte une tendance inéluctable à ce que celui-ci, 1°) se considère comme produisant, par son seul travail, ce qui est nécessaire à sa vie, ou à se le procurer par l’échange; 2°) à ce qu’il veuille l’exercer librement, c’est-à-dire être propriétaire des moyens de son travail (terre, outils) et disposer de son produit; 3°) à vouloir, donc, que lui soit reconnu entièrement, jusque sur le plan juridique, cette propriété, ce droit à posséder, à travailler, et à disposer du produit de son travail selon son seul gré. C’est alors la période historique de la naissance de l’individu privé comme propriétaire privé.
Mais aussitôt naît aussi (bien sûr au cours d’une longue période de gestation, concomitante à celle de l’individu privé) l’Etat. Car comme l’homme ne vit et ne produit qu’en société, il lui faut bien rétablir par un biais, l’Etat, ce qu’il atomise par un autre, la propriété privée.
Il pourrait sembler pourtant que des individus libres, propriétaires des moyens de leur vie, puissent faire aussi, librement, leurs affaires en échangeant avec les autres, et qu’alors il n’y ait, théoriquement, pas besoin d’Etat. Il le semble d’autant plus que les contraintes sociales de la production s’imposent comme naturellement à l’individu libre par le biais de la concurrence, qui l’oblige à se plier aux conditions générales de son époque. C’est que chacun dans sa spécialité ne produit pas que pour lui, mais pour obtenir des autres ce dont il a besoin. Son produit, son travail, ne sont que le moyen pour lui de se procurer d’autres produits, fabriqués par d’autres, dont il a besoin. Il ne travaille que pour l’argent. Les autres ne sont qu’un moyen pour lui, et il n’est en rapport avec eux que via l’échange des marchandises par le truchement de l’argent. Il doit vendre et acheter pour vivre. Et la vente lui apprend, si elle se fait ou pas, suivant les prix de l’échange, si son produit répond ou pas à des besoins sociaux et s’il a été fabriqué ou pas dans les conditions normales de productivité du moment. La concurrence, le « marché », c’est la pression des uns sur les autres pour que chacun travaille selon les exigences et les conditions sociales de l’époque. Le marché est le moyen de socialisation des travaux privés des individus privés, l’argent la médiation qui organise leurs rapports.
Mais voilà: cette pression aveugle des uns sur les autres exige qu’un certain nombre de conditions soient réunies pour pouvoir s’exercer, et plus encore pour que puisse se constituer une société, et qu’elle se reproduise. Car tout d’abord, elle n’est qu’une conséquence de la propriété privée. Il faut en premier lieu que cette propriété existe, soit reconnue et défendue. Il faut ensuite que les échanges soient protégés, exécutés conformément aux contrats. Il faut encore que tout ce système soit accepté contraint ou forcé par tous, notamment ceux, les plus nombreux, qui sont exclus de la propriété. Bref, et pour en rester à un minimum, il faut des lois, des forces de police, des magistrats, une monnaie de valeur légale, des routes et des canaux pour commercer, une armée, et beaucoup d’autres choses encore que les individus privés n’ont pas. Il faut donc assurer d’innombrables conditions sociales pour que le marché fonctionne. Les idéologues les appelleront « l’intérêt général » que, puisqu’il est autre que les intérêts privés, seul un organisme spécial en dehors des individus peut et doit organiser, et faute duquel il n’y a pas d’intérêt privé, de travail privé, de propriété privée qui puissent exister. « Là où il n’y a que des individus, toutes les affaires qui ne sont pas les leurs sont des affaires publiques, des affaires de l’Etat »7.
Ainsi, si c’est bien le développement même des moyens de production qui amène la propriété privée et l’individu privé, il amène aussi l’Etat comme force politique spéciale pour organiser les conditions du marché, de l’unité des individus séparés, c’est-à-dire de la socialisation des travaux et de la reproduction de la société (on dirait aujourd’hui dans le vocabulaire à la mode: de son développement « durable »). Mais observons bien que cette forme politique n’est pas seulement l’effet de la propriété privée, elle est aussi absolument nécessaire à son existence, elle en est une condition.
Voilà donc l’individu libre aussitôt placé non seulement sous la coercition du marché, mais sous celle de l’Etat, qui représente le général comme posé au dessus du privé («… le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de la société… »8). Les philosophes se sont chargés d’essayer de surmonter cette contradiction dans leur domaine, celui de l’idéologie. On sait qu’ils ont pour cela d’abord avancé l’idée que cet Etat ne serait que l’association volontaire des individus privés en vue de se développer en tant que tels, l’intérêt général n’étant alors que l’optimisation de chaque intérêt privé. On a là le premier noyau de la théorie fétichiste de l’Etat dont nous reparlerons plus loin. Mais bien évidemment, il n’y a plus personne aujourd’hui pour défendre les prémisses de ce raisonnement qui postulent l’individu privé comme étant l’état naturel de l’homme, d’abord sauvage (bon selon Rousseau, méchant selon Hobbes) et devenant civilisé en signant un contrat d’association, moyen de son développement. Mais si cette théorie du contrat, posant l’Etat comme le fruit d’une décision d’individus éternels décidant un beau matin de s’associer pour sortir de l’état sauvage, n’est qu’une construction de l’esprit qui apparaît bien ridicule aujourd’hui, elle manifestait à l’époque ce grand progrès de constater l’existence des individus en tant que sujets et d’en tirer la conclusion que c’est d’eux, et seulement d’eux et non de Dieu ou du Roi, que devait procéder le pouvoir politique.
Certes, en affirmant que l’Etat était le moyen de ce pouvoir des individus de construire eux-mêmes leur société, elle rejoignait et flattait l’idéologie spontanée de l’individu privé qui, ayant été mis en situation d’imaginer qu’il produit tout seul par son travail de quoi assurer les conditions de sa vie, s’imagine aussi pouvoir décider de ses rapports avec les autres, c’est-à-dire de la société. Elle ne lui apparaît plus comme une présupposition naturelle, par laquelle il est défini par avance, mais comme la création de sa volonté, son association volontaire avec les autres individus ayant les mêmes intérêts généraux que lui. Si ceux-ci étaient bien évidents dans la lutte pour abattre le système monarchique, ensuite la dite association se dissout dans les impuissances, les divisions et les luttes inhérentes à la propriété privée et sa tendance implacable à l’accaparement égoïste.
Ainsi, si cette croyance que la société doit être leur libre construction est un progrès de la conscience et de la liberté, elle se heurte néanmoins à la réalité des séparations privées, et à la persistance du paradoxe qui demeure toujours malgré la théorie de l’association, qu’au moment même où l’individu est proclamé créateur et maître de l’Etat, celui-ci lui échappe puisqu’il en est exclu, devant en fait, pour soi-disant s’associer, quitter la salle des débats et des décisions, retourner dans sa sphère privée et laisser le pouvoir à d’autres, censés le représenter, élus et fonctionnaires censés servir un imaginaire intérêt général en servant l’Etat, et qui forment tous ensemble un appareil spécial et autonome.
Ce paradoxe engendrera une littérature pléthorique et des discussions sans fin parmi les idéologues de la bourgeoisie sur le thème des formes à donner à l’Etat pour qu’il exprime au mieux la volonté des individus et ne s’érige pas en pouvoir indépendant: division des pouvoirs, mandat impératif, élection des hauts fonctionnaires, scrutin proportionnel, rotation et révocabilité des élus, décentralisation, etc., ils ont tout imaginé. Mais toutes ces propositions sont toujours restées vaines et sans issue: puisqu’elles ne s’attachaient pas d’abord à élucider la question des causes essentielles qui font de l’Etat un pouvoir séparé dominant les individus, elles ne pouvaient évidemment pas toucher à ce qui est la racine de cette domination, qui est dans les rapports sociaux de la propriété privée (dans « l’économie ») avant d’être dans la forme de l’Etat. Il y a nécessairement production de ce pouvoir séparé dominant le particulier en tant que représentation du général quand, dans la propriété privée, les individus sont privés de leur pouvoir social, de leur capacité d’agir réellement et pratiquement en association, et que ce pouvoir doit bien alors réapparaître en dehors d’eux. Maintenant que cela est établi logiquement, nous allons mieux le voir concrètement dans l’exemple de la première révolution française.
1.2 Naissance et affirmation de l’Etat
L’Etat n’est donc pas n’importe quelle forme de pouvoir et de domination de certains hommes sur d’autres. Sa première caractéristique est d’être l’organisation d’un pouvoir extérieur aux individus sur une société qui s’individualise. Dans les sociétés anciennes, il y avait déjà des hiérarchies, des chefs, des inégalités, des règles. Mais cela n’était que la combinaison des divers éléments d’un même tout, présupposés comme ce tout lui-même. Dans les sociétés élargies à de très grands nombres et plus complexes, le pouvoir religieux constitue le premier embryon de pouvoir extérieur, bien qu’il fasse encore partie intégrante de la communauté, comme l’illustre le fréquent imaginaire archaïque d’une filiation: dieux, rois déifiés, peuple élu. Et ceci est inéluctable tant que le travail collectif, la communauté, est la médiation nécessaire et directe entre l’homme et la nature. L’extériorité (et donc l’autonomie) est la première caractéristique de l’Etat. Engels a cette bonne formule que le chef primitif « est au sein de la société », tandis que l’homme d’Etat « est obligé de vouloir représenter quelque chose au dehors et au dessus d’elle »9.
Le monde féodal est lui aussi fondé sur une occupation commune de la terre, mais avec des fonctions, et les ressources afférentes, déjà très hiérarchisées: militaires et de justice pour le seigneur, serfs attachés à la terre commune (mais disposant d’une partie de leur travail, de la propriété des basses-cours, parfois de lopins, etc.), église pour unir en un tout les morceaux innombrables de ce monde divisé. Car le roi n’était au début qu’un seigneur comme les autres, un chef de coalition plus ou moins occasionnelle pour la guerre. Mais celle-ci étant fréquente, sa position se renforce en même temps que par des mariages habiles. Le pouvoir royal déborde de son propre fief, se dissocie donc de la propriété de la terre, et dès lors devient un embryon de pouvoir séparé, s’affirme comme autre chose d’extérieur à la communauté terrienne et villageoise, comme l’organisateur d’une unité plus large. Ce faisant, il se heurte à l’Eglise, autre puissance terrienne comme lui, et surtout jusque là seule organisatrice de l’unité générale mais sur une base idéologique: la chrétienté. S’en suit une longue phase de luttes entre ces deux prétendants au pouvoir central, qui doivent aussi néanmoins s’entendre contre le peuple qu’ils tondent sans merci. Lors de la célèbre querelle des investitures (1057-1122), l’empereur doit finalement céder au pape et se rendre à Canossa. Mais la tendance s’inverse, et en 1562, Michel de l’Hospital fait devant le Conseil du Roi sa déclaration proposant la neutralité religieuse du pouvoir royal. Elle reçoit sa première traduction en 1598 par l’Edit de Nantes. Par la suite, Richelieu et Louis XIV confirment la prééminence royale sur celle du pape, et transforment les dignitaires de l’Eglise en riches rentiers sans pouvoir autre que celui de légitimer le roi10 (le roi ne pouvant plus recevoir sa légitimation des seigneurs qu’il veut soumettre, reste Dieu, le peuple étant évidemment exclu).
L’unité plus large sur laquelle se fonde le pouvoir royal n’est pas qu’une lutte contre un rival, la papauté, elle a pour ainsi dire un caractère déjà laïque (bien qu’aussi les rois doivent se présenter comme élus de Dieu et se faire sacrer) car elle a une base matérielle très nette dans l’extension du commerce, de l’artisanat et des manufactures, en développement dans les villes. Le monde féodal morcelé se désagrège avec l’extension des échanges, des foires, des villes, des métiers, qui doivent évidemment s’affranchir de la relation féodale fixée à la terre, des limites parcellaires du fief et des règles religieuses telle que l’interdiction du crédit11. Dans les villes, les artisans et commerçants ne sont plus rattachés au seigneur par un lien de dépendance personnel, mais par les taxes qu’ils lui versent en échange des franchises qui leur ont été octroyées et qu’ils défendent et accroissent par la pression de leurs corporations. Pour ce nouveau monde bourgeois, l’homme n’est plus fixé à la terre mais court après l’argent, la richesse n’est plus la terre mais l’argent. Ainsi le monde féodal a commencé à se dissoudre sous l’effet de l’extension des échanges, quand la terre est devenue elle-même un objet de commerce, un moyen d’argent, la communauté paysanne en étant dépossédée par les seigneurs qui se l’approprient par la force (cf. les tristement fameuses « enclosures » en Angleterre, pays où cette dépossession a été la plus violente et la plus radicale). A la suite des bourgeois, par extension, la relation serf-seigneur des services réciproques et rapports personnels est remplacée progressivement par un simple rapport d’argent, d’extorsion de rentes et de taxes. On assiste au développement de l’impôt, et donc d’une administration pour lever l’impôt. Le pouvoir royal s’est octroyé très tôt le privilège d’émettre une monnaie, seule valable sur un vaste territoire, dont il assure aussi la défense et l’extension, toutes choses en quoi il est utile à la bourgeoisie naissante. C’est cette grande division du travail entre la ville et la campagne, les métiers et la glèbe, qui a fait la monarchie, et en France, la monarchie absolue, le roi s’appuyant sur la bourgeoisie des villes, soutenant le pouvoir de ses corporations contre celui des nobles et pour les réduire (à l’inverse de l’Angleterre où les nobles ont réussi leur Fronde en s’unissant à la bourgeoisie, qu’ils laissent accéder au pouvoir, contre la volonté absolutiste des rois).
« De l’organisation tribale à l’Etat… l’existence de la ville implique du même coup la nécessité de l’administration, de la police, des impôts… en un mot, de la politique en général »12. En France, environ à partir de Richelieu, s’impose un pouvoir politique indépendant des féodaux, de l’Eglise, du pape et bien sûr du peuple. La monarchie absolue affirme tenir son pouvoir de Dieu, mais le tient de la force. « L’Etat, c’est moi » disait Louis XIV, ce qui montrait bien que l’Etat était encore peu de chose, simplement un début d’appareil spécialisé de militaires et de fonctionnaires fiscaux et juridiques qui, recevant leur pouvoir par délégation du roi, devaient aussi lui acheter fort cher leurs charges. Mais par cette formule du Moi, le roi se posait encore, du moins formellement, dans un rapport de dépendance personnelle avec ses sujets, le Père désigné par Dieu pour les protéger et les nourrir (le fameux boulanger de 1789).
En se posant comme absolue, la monarchie se constitue en pouvoir politique indépendant, mais aussi isolé. Les nobles et les dignitaires de l’Eglise ne sont plus que des courtisans poudrés, vains, ridicules et inutiles, simples parasites cumulant propriétés et privilèges, percevant des rentes sans payer d’impôts. C’est la bourgeoisie des villes qui exerce progressivement les fonctions du pouvoir administratif, économique et intellectuel. Le pouvoir bourgeois est déjà pratiquement constitué dans l’ancien système. Cela distingue la révolution bourgeoise, qui n’a plus qu’une pichenette à donner, une Bastille vide à prendre pour conquérir le sommet du pouvoir et parachever son triomphe, de la révolution prolétarienne qui a encore, après avoir renversé l’ancien pouvoir politique, tous les rapports sociaux à transformer pour triompher.
A vrai dire, le roi en France ne posait problème à la bourgeoisie que parce qu’il s’opposait, en se crispant sur l’absolutisme par son refus de la monarchie constitutionnelle qu’elle lui offrait, à mettre le droit de propriété et du commerce, et la fiscalité notamment, en conformité avec la transformation des rapports sociaux à quoi poussait irrésistiblement le développement des moyens de production et des échanges. C’est-à-dire, comme nous l’avons vu, s’opposait à la libre propriété individuelle, au droit de travailler et de commercer librement, à l’abolition des privilèges fiscaux exorbitants des oisifs, à l’abolition des ordres et corporations qui corsetaient étroitement les activités dans des règles sclérosantes. Ainsi par exemple, lorsque le 9 février 1776, Turgot abolit les corporations, il fut renvoyé en mai et celles-ci rétablies autoritairement par le roi le 28 août. La bourgeoisie elle-même était d’ailleurs divisée à ce sujet, car si maîtres et compagnons voyaient tous deux les avantages de pouvoir entreprendre, travailler, échanger et circuler librement, les maîtres eux craignaient aussi la perte de leur pouvoir sur des compagnons, qui auraient la liberté d’aller se vendre au plus offrant ou de pouvoir s’établir à leur compte, ainsi que le démantèlement des règles corporatistes de fabrication qui allait stimuler la concurrence. Sous leur pression, la célèbre grande nuit du 4 août 1789 où furent abolis les ordres et privilèges ne le fit pas pour les corporations. Il fallut attendre pour cela que la pression populaire se fit plus forte et aboutisse à la loi d’Allarde du 2 mars 1791. Il était plus facile de prendre la Bastille que de modifier les vieux rapports sociaux, jusqu’à reconnaître aux compagnons et manouvriers aussi le droit à la propriété privée, même réduite au peu qu’ils avaient: leur puissance de travail.
La radicalité de la révolution bourgeoise en France tient d’une part à ce que sa cible, la monarchie, concentrait tout le pouvoir de sorte qu’en tombant, elle le faisait tomber d’un coup tout entier. Et d’autre part à ce que cette monarchie s’était figée dans un refus obstiné de toute réforme, ce qui ne pouvait qu’élargir et radicaliser l’opposition. De sorte que la bourgeoisie fut obligée de s’unir au peuple face à l’intransigeance du roi dont, qui plus est, l’appel aux armées étrangères radicalisa encore plus, jusqu’à nécessiter l’usage d’une violence extrême, le cours des événements. Tandis qu’en Angleterre, bourgeoisie et nobles (propriétaires fonciers) imposèrent à la monarchie une transition plus progressive, s’entendant finalement sur le dos du peuple.
Radicale, la révolution française a brisé tous les vestiges des anciennes formes communautaires dégradées, jusqu’au dernier. Elle a effectivement intronisé l’individu privé, séparé, isolé, comme seul sujet, seule base reconnue en droit de la société. Ce triomphe total de l’individu privé l’a amenée à briser et abolir toute forme d’association, regroupements, qui auraient été des intermédiaires entre ces individus décrétés souverains et l’expression de leur volonté, l’Etat. Ces associations ou groupes ne pouvaient alors apparaître que comme la résurrection de corps particuliers dont la révolution craignait que, telles les anciennes corporations, ils puissent se placer au dessus des individus, suborner ou contrôler leur volonté, les contraindre.
L’idéologie des Philosophes enseignait que l’individu privé était l’être naturel de l’homme depuis les âges sauvages primitifs. Elle correspondait à ce qu’ils voyaient, l’émergence de cet individu privé (mais dont ils ne comprenaient pas le caractère historique), et au fait que la grande majorité de la population avait, dans cette situation, le même intérêt commun: assurer, développer, protéger, cet individu là. Cette communauté d’intérêts à ce moment de l’histoire organisait le peuple comme unité homogène, et donc « l’intérêt général » comme satisfaction des intérêts particuliers, homogène également avec eux. Et l’intérêt général ne pouvait en tant que tel se poser que d’une seule façon, comme unique, ayant une seule expression: l’Etat. Tout intérêt autre que celui, posé comme commun, des individus et de l’Etat ne pouvait apparaître que comme ceux d’un groupe, d’une caste particulière, donc opposé à celui de la consécration des individus privés.
Ce n’est pas, comme on l’a dit souvent, la centralisation déjà opérée par la monarchie absolue qui a simplement été prolongée par le « jacobinisme », même si elle a fourni un cadre favorable préconstitué à cette unité nouvelle des individus et de l’Etat. Dans les faits, c’est Bonaparte bien plus que les jacobins qui a développé le centralisme bureaucratique. Avant le coup d’Etat du 18 Brumaire, les échelons locaux, communes, arrondissements, départements, se composaient d’autorités élues et disposaient d’une très large autonomie dans le cadre des lois générales. C’est Bonaparte qui créa les préfets nommés par lui et multiplia les grandes administrations fonctionnarisées qui écartèrent définitivement les citoyens de l’exercice et du contrôle du pouvoir. Qualifier le pouvoir bourgeois bureaucratique actuel de « jacobin » comme on le fait couramment n’a pour fonction que de vouloir lui donner une coloration révolutionnaire extrême. En réalité, l’Etat jacobin n’était pas bureaucratique. Il n’était pas tant centralisateur que fondé sur le principe de l’unité du peuple et de l’Etat (qui s’est bien sûr vite avéré volontariste et utopique en dehors de la lutte commune contre les monarchies). Il se méfiait terriblement des fonctionnaires, les voulant peu nombreux et élus comme tout pouvoir. Il refusait les corps intermédiaires parce que c’est seulement ainsi que pouvait s’exprimer à l’époque la radicalité de l’individu privé, qui devait être l’unique source de souveraineté sans aucune autre tels les ordres et corporations de l’époque précédente. Il a voulu poser l’individu privé dans sa forme la plus pure: libre dans sa vie personnelle parce que seul, sans appartenance d’aucune sorte le contraignant et le déterminant; égal à tous en droit dans sa capacité à participer aux affaires communes, donc aussi fondamentalement identique aux autres dans sa représentation politique, le citoyen. L’Etat sans corps intermédiaire entre le peuple et ses représentants, est le complément logique de la conception de l’individu privé comme seule source de souveraineté. Il se représente donc tout aussi logiquement l’intérêt général comme étant aussi ceux des individus13 puisque dans la vie politique, la sphère des citoyens, ceux-ci sont identiques et homogènes dans leur volonté d’être des individus libres parce que disposant librement de leur propriété; ils ne diffèrent que dans la vie privée qui ne relève ni de l’Etat, ni ne regarde personne, c’est-à-dire qui ne concerne pas la société, ne fait pas partie des affaires communes. L’égalité (supposée) du citoyen dans la sphère politique garantit la liberté de l’individu dans la sphère privée.
Cette volonté d’abolir tout groupement d’intérêts particuliers est parfaitement explicitée par la fameuse loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui interdisait toute association aux maîtres comme aux ouvriers. Non seulement elle leur interdisait le droit de s’associer, mais aussi de passer entre eux des conventions, et même de faire des pétitions, poser des affiches, envoyer des lettres circulaires, etc. Il fallait qu’il n’y ait de rapports qu’entre individus seuls, supposés libres et égaux. Son exposé des motifs indique clairement: « Il n’y a plus de corporations dans l’Etat, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique dans un esprit de corporation… Il faut remonter aux principes que c’est aux conventions libres d’individu à individu de fixer la journée de travail pour chaque ouvrier, à l’ouvrier de maintenir la convention qui a été faite avec celui qui l’occupe. Quant au salaire, seules les conventions libres et individuelles peuvent les fixer ».
Evidemment, réduire l’individu à l’isolement du privé était le réduire à peu de chose, au moins pour la grande majorité de ceux qui n’avaient que leur puissance de travail comme propriété. En ce qui les concerne, cette liberté-égalité était pure idéologie et faisait fi des inégalités réelles, c’était « le renard libre dans le poulailler libre ». Et on voit déjà que, même dans ce soi-disant rapport d’égalité, « c’est à l’ouvrier de maintenir la convention », non au patron (qui en plus ont la majorité aux Conseils des Prud’hommes chargés de juger de leur bonne application), tandis que sa liberté d’aller s’embaucher ailleurs s’il trouve mieux est immédiatement contredite par le maintien du livret ouvrier, véritable chaîne dont seul le patron a la clef (c’est lui qui le détient, et pas d’embauche sans le livret), qui ne sera aboli qu’en 1890! Et les règlements d’atelier sont draconiens et relèvent de la seule et entière souveraineté patronale14. Donc l’organisation de syndicats, mutuelles, etc., devint très vite une revendication ouvrière. Aussi rapidement, il apparu que l’Etat, loin d’être l’expression d’une volonté générale relativement homogène, l’association des individus, était l’enjeu d’une lutte de classes et devint l’instrument de la domination de la seule bourgeoisie sur le peuple dès après Thermidor. Mais cette idéologie fétichiste de l’Etat subsistera très longtemps, faisant croire que l’Etat peut être le peuple, ou tout au moins au service du peuple, et que s’il ne l’est pas, c’est simplement qu’il est aux mains d’usurpateurs ou de mauvais gérants. C’est ce fétichisme que nous allons maintenant examiner d’un peu plus près, dans sa forme initiale, dont nous venons d’évoquer brièvement le contexte historique, car ensuite nous aurons à en analyser l’évolution jusqu’aux formes spécifiques sous lesquelles il sévit outrancièrement aujourd’hui. Car si nous avons insisté ici sur la radicalité individualiste de la première révolution bourgeoise en France, c’est parce qu’elle contraste violemment avec son résultat concret dans les deux siècles qui ont suivi, à savoir la quasi disparition de l’individu privé et le totalitarisme étatique. Comment dans ces conditions a survécu malgré tout, en se transformant, le fétichisme de l’Etat (l’imaginaire démocratique) est le mystère qu’il faudra élucider.
1.3 Fétichisme de l’Etat
Selon des philosophes, comme Rousseau, les individus, d’abord à l’état sauvage et bons, auraient eu un jour la bonne idée de passer un contrat social pour s’associer en Nation, représentée par l’Etat (mais la Nation n’est qu’un imaginaire, et l’Etat le contraire d’une association: une dissociation!). Cette association aurait pour but de les civiliser en favorisant le développement de leurs activités et de leurs besoins. C’est dire qu’elle aurait pour objet d’être au service des intérêts personnels de chacun.
Ainsi au moment même où l’idéologie proclame l’intérêt privé, elle affirme qu’il ne peut se développer que par le moyen d’une association, qui concrètement n’est que l’Etat, porteuse d’un intérêt général extérieur à cet intérêt privé, et donc finalement elle-même à ce titre instance extérieure à ces individus. Voilà que la puissance de l’individu n’existe que par l’Etat qui, en tant que représentant du général, s’impose évidemment au particulier. Selon Rousseau, la loi refléterait nécessairement la volonté de l’individu puisqu’il participe comme citoyen à son élaboration. Et en même temps, il serait sujet soumis à cette loi et contraint par elle malgré lui. Ce serait parce que la soumission est consentie qu’on l’appelle liberté. Liberté n’est alors que le choix d’une servitude volontaire, comme le disait déjà La Boétie.
Mais le philosophe a aussi ses moments de lucidité quand il écrit: « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée… Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde »15. Rousseau ne s’en sort pas. Il faut un Etat parce que les individus ne peuvent sortir de l’état sauvage en restant purement eux-mêmes, seuls, séparés, mais il n’en faudrait pas un qui soit séparé des individus! Son paradoxe, c’est que si tous les individus étaient tous également propriétaires des moyens de leur vie et unis dans le même intérêt collectif, il n’y aurait pas besoin d’Etat: leur association directe serait possible. S’il y a Etat, c’est qu’il n’y a pas association, c’est parce que les individus sont impuissants à se conserver eux-mêmes en tant que propriétaires privés, qu’il ne peut pas y avoir à la fois propriété privée et harmonie, et maîtrise des conditions de la vie qui sont sociales. C’est parce que Rousseau ne comprend pas ces conditions matérielles de l’association dans les rapports sociaux concrets, parce qu’il ne la voit que comme l’effet de la volonté et de la vertu, qu’il essaie de résoudre techniquement le problème en n’envisageant la possibilité de l’association que dans des microsociétés, où la décision collective lui parait plus facile. Mais cette étroitesse est justement incompatible avec le développement de la division du travail et des échanges qui fondent justement la propriété privée, et dont les antagonismes lui sont intrinsèques et ne relèvent nullement d’un problème technique. Ce ne sont ni le retour à la terre, ni le « small is beautiful », ni le refus de l’industrialisation, qui sont la solution à l’antagonisme social/privé que manifeste l’Etat.
Tocqueville, cet aristocrate lucide qui a si bien vu, tout en le regrettant amèrement, que le nouvel ordre bourgeois était nécessaire au maintien de la domination des classes possédantes, et qui conseillait donc aux monarchistes d’accepter de perdre la couronne pour garder leurs richesses, écrivait lui aussi comme pour se rassurer et les convaincre d’abandonner leur vain rêve de Restauration: «… dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour désigner leur maître, et y rentrent… la nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance »16. Belle leçon de réformisme à usage des conservateurs rivés aux anciens systèmes: ce qui importe le plus n’est pas de conserver tels quels tels ou tels privilèges personnels, c’est qu’il y ait toujours soumission du peuple. A partir de là, « l’élite » se débrouillera toujours pour le rester, même si comme Tocqueville, l’aristocrate doit se faire républicain pour toujours participer au pouvoir.
Le citoyen est l’habit que doit revêtir l’individu pour participer à l’association. Mais celle-ci n’existe que dans un autre monde que celui des individus, dans la sphère politico-étatique. C’est pourquoi, il y a le citoyen comme dédoublement juridique de l’individu, un autre lui-même. Et cet autre n’existe que de façon fort éphémère dans l’isoloir, juste le temps de se dessaisir de son pouvoir en désignant ceux qui ensuite le fouleront aux pieds. Après avoir vécu quelques secondes sur la scène politique, le citoyen redevient individu renvoyé à sa vie concrète, et ces spécialistes s’occupent seuls des affaires de l’Etat17. Ainsi est formalisé, en quelques secondes, le mythe que l’Etat est le produit des volontés individuelles dans leur parfaite égalité citoyenne et agit selon elles. Mythe qu’après Rousseau et Tocqueville bien d’autres célèbres experts bourgeois ont brocardé. Par exemple, W. Pareto: « La théorie qui voit dans nos Parlements la représentation de l’ensemble de la nation n’est qu’une fiction »18, ou encore Max Weber: « Des notions telles que la volonté du peuple, vraie volonté du peuple, n’existent plus pour moi depuis longtemps »19.
Mais ce mythe de l’intérêt général comme expression et garant de l’intérêt particulier induit un rapport spécifique de l’individu à l’Etat, dans lequel celui-ci est posé comme devant produire les conditions de réalisation de cet intérêt privé. Pour chacun, l’Etat devient le dépositaire de « sa » puissance. Pour chacun, il doit satisfaire ses intérêts, jusqu’à être le moyen produisant les conditions de sa vie, d’une bonne vie. Mais que l’Etat puisse servir également chacun supposerait que ces intérêts privés soient les mêmes pour chacun, alors qu’au contraire dans la propriété, chacun est pour soi, égoïste, opposé à l’autre, et que, avec les développements ultérieurs du capitalisme, l’antagonisme des classes caractérisera de plus en plus la société. D’ailleurs, comme on l’a déjà remarqué à propos du paradoxe de Rousseau, si les intérêts privés coïncidaient harmonieusement, il n’y aurait pas besoin d’Etat pour les faire, au mieux seulement, cohabiter tant bien que mal dans un autre intérêt, le général.
L’Etat compris comme le dépositaire de la puissance de chacun, le moyen de les combiner en puissance sociale au service de tous, finit par représenter une sorte de deus ex-machina. Déjà dès le milieu du 19ème siècle, Tocqueville pressentait ce rapport d’abandon et de soumission de l’individu privé à l’Etat: « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde; je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux (sic, n.d.a.)… Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres… Au dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort… il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie…; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre »20. Bien qu’ultra optimiste pour son côté idyllique (plaisirs, jouissances, etc.), cette description annonce l’évolution vers l’Etat totalitaire d’aujourd’hui que nous analyserons plus loin. Mais Tocqueville ne voit pas que la cause de la faiblesse, de l’impuissance, de la soumission de l’individu est d’abord dans le rapport social de la propriété privée des moyens du travail, dans lequel l’individu, quand bien même serait-il propriétaire (et encore bien plus s’il ne l’est pas), est privé de rapports directs avec les autres hommes (ils passent par l’argent, chacun agit pour soi, aveuglément), donc de la maîtrise des conditions de la production de sa vie, qui sont sociales. S’il délègue en quelque sorte sa puissance sociale à l’Etat, c’est justement parce que son association avec les autres, la puissance que lui conférerait cette association, lui échappent dans la propriété privée. Plus l’Etat est fort veut dire exactement et conjointement plus l’individu est faible (et alors il en résulte toujours l’argument cynique pour justifier l’Etat qui est de dire qu’il est plus utile aux faibles, mis en situation de ne plus dépendre que de lui, qu’aux forts, que c’est la loi qui protège et libère, etc.).
Il convient aussi d’observer que cette dépossession au profit de l’Etat, c’est-à-dire d’une bureaucratie, est non seulement une ruine pour l’individu en tant qu’aliénation de son essence humaine, mais aussi est fondamentalement un facteur de gaspillage et d’inefficacité, et par là d’accroissement de l’exploitation des prolétaires qui doivent entretenir cette lourde machine. Gaspillage car l’Etat prélève une masse énorme du travail social pour son fonctionnement. Inefficace car il ne peut pas se substituer aux acteurs concrets, aux producteurs, qui seuls agissent. Il ne peut que faire des lois, donner des ordres qu’ils exécuteront plus ou moins bien, et le plus souvent avec une grande réticence puisqu’ils ne poursuivent, de par leur statut même d’individus privés, que leurs intérêts égoïstes. On ne peut pas attendre d’individus définis dans l’égoïsme qu’ils agissent autrement que sans souci d’un intérêt général qui leur est étranger (de façon incivique se plaint-on aujourd’hui sans en chercher les causes). Pas plus qu’on ne peut attendre d’individus sans maîtrise sur les conditions de leur vie qu’ils n’agissent pas aveuglément. Puisqu’ils sont privés de tout pouvoir, pourquoi seraient-ils responsables?
Mais nous ne sommes encore jusqu’ici que dans la généralité des rapports de l’individu à l’Etat puisque, comme nous l’avons déjà remarqué, en parlant d’individus, de société civile et de société politique, on ne parle que d’abstractions. La première observation concrète indique déjà qu’il s’agit de la société civile bourgeoise, dans laquelle la plupart des individus sont privés de la propriété des moyens de leur travail qui est supposée les fonder comme individus dans l’idéologie bourgeoise à son origine révolutionnaire. Et on sait que plus la société marchande se développe en société capitaliste, plus cette dépossession s’accroît, l’habileté et le savoir-faire eux-mêmes passant du côté des puissances intellectuelles de la production et des machines, ce que nous examinerons plus loin.
Pour le moment, nous voyons que si effectivement l’Etat reflète et organise la société civile (il en est le produit et la condition), il ne s’agit nullement d’une société homogène de propriétaires privés, mais seulement d’une société fondée sur la protection de la propriété privée. Il s’agit d’un Etat qui protège et organise cette propriété en tant que cela est la base de la reproduction de cette société. Il n’est pas l’Etat de telle ou telle fraction particulière de la bourgeoisie (même si l’une d’entre elle peut avoir un moment une influence déterminante au gouvernement), mais celui de cette classe, de ses intérêts d’ensemble que chacun de ses membres en particulier ignore ou, en tout cas, ne maîtrise pas. Fondée sur la liberté de chacun d’entreprendre, de posséder, de passer contrat, d’échanger, la bourgeoisie ne peut pas être une caste particulière qui affirmerait ouvertement et directement sa domination sur la société. L’Etat de la bourgeoisie n’est pas l’Etat des bourgeois21 si on veut dire par là qu’il serait spécialement créé par eux et pour eux seuls, mais de l’ensemble de la société bourgeoise. Eux-mêmes sont d’ailleurs divisés en groupes d’intérêts différents, propriétaires fonciers, industriels, commerçants, fonctionnaires, etc. Il est Etat bourgeois parce qu’il est la forme politique qui organise la société bourgeoise, mais au nom de l’intérêt général de la propriété privée et de son développement en propriété capitaliste. Il est « le Conseil d’Administration » de la bourgeoisie, mais aussi appareil autonome par rapport à ses membres particuliers auxquels il doit parfois imposer des mesures d’intérêt général pour la reproduction de cette société qui s’opposent aux intérêts personnels immédiats de tels ou tels. Ce que nous examinerons plus amplement dans les chapitres suivants où l’on verra se développer l’Etat devant organiser les alliances de classes et pas seulement entre les différentes fractions de la grande bourgeoisie, et tenter d’organiser le consensus social.
La caractéristique essentielle de l’Etat n’est pas tant qu’il serait spécialement créé pour favoriser des individus, les bourgeois, ni même une classe, mais qu’il a pour fonction de reproduire une société dans son ensemble (au nom de l’intérêt général) dans laquelle une classe est favorisée. C’est en s’attachant à reproduire ce qui fonde la société qu’en conséquence il fait valoir les intérêts de la propriété privée, puis du capital qui la détruit en la collectivisant (au sein d’une minorité). C’est en ce sens que l’Etat est « la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque »22. Mais cette forme provient elle-même de ce que les individus bourgeois sont incapables de dominer eux-mêmes, et doivent passer par cette forme particulière, donner à leurs affaires générales une forme politique, extérieure à eux aussi (même si évidemment, ils l’influent fortement par tous les moyens qu’ils détiennent), devant apparaître formellement comme la volonté générale et, pour cela, se légitimer aussi auprès des classes populaires. « C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’Etat, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire… Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif… cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est étranger, qui est indépendant d’eux… »23.
L’Etat est donc autonome vis-à-vis des individus, y compris bourgeois, parce qu’il doit représenter l’unité et la puissance sociale qu’ils n’ont pas, étant dans les séparations du privé et les antagonismes de classes. Mais il n’est nullement indépendant de ces rapports sociaux de propriété qui fondent la société civile bourgeoise, ni de son mode de production, dont il est au contraire l’agent, le Fonctionnaire. Dire que l’Etat est déterminé par ces rapports est parfaitement exact, mais ce n’est pas dire qu’il n’en est qu’un reflet passif. Au contraire, il est actif à les fortifier et à les reproduire dans toutes leurs conséquences et exigences. Mais c’est dire qu’il n’existe que par eux, et qu’il ne peut faire que cela, en être le meilleur agent possible. S’il est autonome, extérieur à la société civile qui le détermine, s’il la contraint même toute entière, c’est pour réaliser sa propre existence qu’elle ne peut assurer par elle-même. L’Etat est cette nécessité, et que cette nécessité24.
Pourquoi insister sur cette autonomie et cette fonction générale de l’Etat? Parce qu’une fois cela compris, on voit immédiatement: 1°) «… l’illusion que c’est (l’Etat) qui détermine, alors que c’est lui qui est déterminé », cela parce que « les formes de l’Etat… prennent leurs racines dans les conditions d’existence matérielle »25 (la société civile), 2°) qu’il est stupide et nécessairement voué à l’échec de demander à cet Etat de transformer la société civile dont, quels que soient les dirigeants, l’Etat ne peut être que l’agent (sinon il n’existerait tout simplement pas), et enfin, 3°) qu’il ne peut pas y avoir de « demo-kratie » (du grec pouvoir du peuple), la société civile étant la société déterminée par la propriété privée et donc dominée par la bourgeoisie. Dès qu’on a compris que, contrairement aux apparences et à l’idéologie, « L’Etat politique n’est que l’expression officielle de la société civile », on sait qu’il ne sert à rien, sinon à tromper le peuple, d’en appeler à l’Etat pour « changer la vie », d’en appeler au « résumé officiel de la société » pour changer « la société officielle »26.
C’est pourtant ce fétichisme de l’Etat, cette croyance qu’il pourrait être indépendant des rapports sociaux matériels, la puissance qui réalise les intérêts de chacun, un organisme de justice et d’équité parce que son autonomie le fait paraître « au dessus des classes », qui se présente dès sa création, se perpétue et se développe même considérablement jusqu’à aujourd’hui, comme nous le verrons. Il est vrai que la société bourgeoise est celle du fétichisme généralisé. On sait que la séparation des producteurs dans la propriété privée produit le fétichisme de la marchandise, cette opacité de leurs relations qui n’apparaissent que dans l’échange des marchandises et semblent déterminées par les mouvements de hausse ou de baisse des formes métamorphosées qui les représentent, tels que prix, salaires, profits, taux d’intérêt, monnaies, etc., lesquels semblent entraîner enrichissement ou misère, emploi ou chômage, crise ou croissance. Mais si on croit que l’économie, la production des conditions de la vie, sont ainsi déterminées par ce qui semble n’être que des choses, alors aussi, comme des choses on peut les compter, les manipuler, avoir prise sur elles, décider par exemple du niveau des taux d’intérêt, des salaires, de l’émission monétaire, etc., on croit que l’Etat peut faire tout cela et dominer l’économie à sa guise. Le fétichisme de la marchandise alimente ainsi le fétichisme de l’Etat. Nous examinerons de plus près ultérieurement les rapports de l’Etat à l’économie dans le capitalisme actuel à propos duquel les idéologues bourgeois se disputent pour savoir lequel des deux grands fétiches modernes on doit adorer: le fétiche Main Invisible pour les dits libéraux, ou le fétiche Etat pour les dits humanistes et socialistes.
Ce fétichisme de l’Etat a pour conséquence que celui-ci va devenir l’objet de toutes les exigences et de toutes les récriminations. Puisqu’il est la puissance sociale, le garant des intérêts personnels, il apparaîtra responsable et coupable. Il ne peut être que la cible du mécontentement et de l’insatisfaction puisqu’il est toujours trop contraignant dans son rôle de soumettre l’individu à l’intérêt général, et jamais assez efficace dans son rôle de satisfaire l’intérêt individuel, d’autant plus qu’il n’a en réalité qu’un pouvoir très marginal sur le cours historique du capitalisme qu’il ne peut qu’accompagner plus ou moins habilement, freiner ou accélérer, mais il ne peut jamais empêcher les crises, ni abolir les antagonismes. L’Etat est cet appareil froid et lointain qui prend toujours plus et ne donne jamais assez: tel est le rapport habituel de l’individu à l’Etat, qui n’est pas manque d’esprit civique comme s’en plaignent les idéologues et politiciens, mais ne fait que manifester l’impuissance du « citoyen » comme celle de l’Etat.
Il résulte de ce rapport un comportement d’opposition à l’Etat, qui peut devenir radical et violent. Mais qui cependant reste stérile tant qu’on ne voit pas, comme par exemple dans le cas de l’anarchisme, les rapports sociaux dont l’Etat est le produit nécessaire, et qu’il faut éliminer si on veut le faire de l’Etat. La simple opposition à l’Etat ne constitue pas un moyen de la liberté, du non Etat. Cette opposition est encore plus impuissante quand elle s’alimente d’une exacerbation radicale de l’idéologie bourgeoise elle-même qui pose l’individu privé comme l’alpha et l’oméga de la civilisation. En poussant à bout cette logique, on en arrive à mettre son « Moi », sa volonté, son désir, au dessus de toute règle divine, morale, ou sociale, et à ce titre égotiste seulement, récuser toute loi, tout Etat. Sade, Stirner et bien sûr Nietzsche ont été les précurseurs de ce radicalisme individualiste. Mais cette simple exaltation de l’individu comme étant son seul maître est tout à fait ridicule puisqu’elle néglige le fait que le « Moi » est déterminé par les rapports sociaux existants, ne peut avoir que l’indépendance et la liberté d’un corps non alimenté, n’être que comme une plante sans eau ni terre qui la nourrissent, car c’est d’abord dans le privé que l’individu est petit, borné, dépossédé, aliéné.
A l’inverse, Hegel constate que l’individu seul n’est rien, qu’il ne tient sa puissance que de son organisation en société. Mais, voyant que cela est le fait de la médiation de l’Etat, il déclare celle-ci telle qu’elle est comme un fait acquis, un présupposé qui ne se discute pas, et déclare que la communauté, l’universel, la Raison, n’existent qu’extérieurs aux individus, comme Idée incarnée par l’Etat, et les constituant comme individus. L’idée d’unité, de société, serait préalable à l’individu, et l’Etat en serait la réalisation rationnelle. « L’Etat et la société sont précisément les conditions dans lesquelles la liberté se réalise… tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat ». Poussée au bout de sa logique, cette conception mène au fascisme. Pour Mussolini, l’Etat est de tous et pour tous: « Tout pour l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat »27.
D’abord association des individus, produit de leur volonté, avec Rousseau, l’Etat est présenté par Hegel comme l’incarnation d’une Raison universelle les produisant. Hegel réalise l’individu par l’Etat parce qu’il voit bien, avec Bonaparte, où a réellement mené la révolution bourgeoise française qu’il admire dans la formidable puissance qu’elle a donnée à sa classe sous l’habit de la Nation, et dont il souhaite que l’Allemagne suive l’exemple. Il voit donc combien l’Etat est nécessaire à la société civile bourgeoise, mais aussi qu’il n’est pas l’association des individus mais ce qui les organise et les réunit malgré eux. Il semblerait que sa conception soit tout à fait contradictoire avec celle de Rousseau. L’une démocratique, l’Etat est le produit des individus, l’autre despotique, l’Etat produisant les individus. Pourtant il ne s’agit que d’une différence formelle: fondamentalement, dans les deux conceptions, c’est l’Etat qui civilise les individus, préalablement existants à l’état sauvage pour Rousseau, inexistants avant l’Etat pour Hegel. Rousseau est idéaliste parce qu’il pose un Etat qui serait association tout en étant institution séparée, spéciale; Hegel l’est aussi, mais plus moderne parce que, ayant eu sous ses yeux l’Etat réalisé, stabilisé dans ses fonctions essentielles après la courte période de l’effervescence révolutionnaire où le peuple avait encore son mot à dire, il le voit pour ce qu’il est, puissance extérieure despotique, et pour ce qu’il souhaite qu’il soit, despote qui serait civilisateur parce qu’il serait éclairé par les philosophes. Dans les deux cas, on a la racine du « totalitarisme » moderne: l’Etat comme puissance chargée de civiliser l’individu.
La réalité, c’est que ni Rousseau, ni Hegel, ni leurs successeurs dans toutes sortes de variantes, ne comprennent l’unité du phénomène: société civile bourgeoise et Etat se produisent l’une l’autre, sont les deux faces de la même médaille, tous deux le produit des rapports sociaux d’appropriation privée des moyens de production (terre, outils, moyens de subsistance). Produit historique, puisque cette appropriation privée ne pouvait advenir qu’à un certain stade du développement des outils et de la division du travail.
La première conclusion pratique à laquelle mène donc l’analyse de l’Etat dans sa généralité, de son noyau logique tel qu’on peut le découvrir dans la situation élémentaire d’une société marchande à l’aube du capitalisme, c’est qu’il est absurde de vouloir supprimer l’Etat sans le faire de la société civile avec laquelle il forme une totalité indissociable, c’est-à-dire sans supprimer l’individu privé, borné et aliéné, fondé sur la propriété privée. La deuxième, et pour la même raison, est qu’il est tout aussi absurde pour les classes de non-propriétaires d’en appeler à l’Etat comme à l’expression de leur pouvoir, l’instance capable de réformer la société civile dans le sens de leur volonté, de leurs besoins. L’Etat ne peut que, et doit absolument, organiser et reproduire les rapports sociaux de cette société civile, qu’il représente et sans lesquels il, et elle, n’existeraient pas. Cela compris, il est bien évident que changer les hommes à la tête de l’Etat (illusion fasciste ou réformiste) ne peut changer quoi que ce soit à ses fonctions essentielles, qui sont inhérentes à son essence et ne dépendent pas des hommes qu’il emploie. Ce n’est pas tant que le pouvoir corrompt ces hommes qui est important, que le fait qu’ils ne peuvent être « qu’au service de l’Etat », selon la formule usuelle, donc de l’oppression. Qu’ils se servent au passage n’est qu’un phénomène, repoussant certes, mais tout à fait accessoire.
Jusqu’ici nous avons donc posé l’essence de l’Etat à partir de certaines abstractions: individu, société civile, société politique. Il faut maintenant avancer en analysant l’Etat plus concrètement. Nous le ferons en choisissant deux stades significatifs du capitalisme français, au 19ème siècle avec le deuxième Napoléon, et à l’époque actuelle.
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CHAPITRE 2. DE L’ETAT DES PATRONS A L’ETAT INDEPENDANT
Nous avons décrit, dans le chapitre précédent, l’Etat issu de la révolution bourgeoise comme une forme de pouvoir politique ayant une certaine autonomie, y compris par rapport aux individus bourgeois. Mais l’ampleur de cette autonomie fut d’abord relativement faible. La bourgeoisie révolutionnaire jacobine voulait être l’Etat quasi directement. Puis Bonaparte développa une bureaucratie d’Etat, militaire et civile, une première forme d’Etat indépendant, mais dans une situation particulière de guerres permanentes. Quand la monarchie fut restaurée en France sous la forme constitutionnelle, elle pouvait se poser, n’ayant par définition aucune légitimation démocratique et ayant perdu sa légitimation féodale ou divine, comme le pouvoir direct d’une classe. Ce fut le cas notamment en France lors des règnes de Louis XVIII, Charles X (représentant l’aristocratie comme bourgeoisie foncière) et Louis Philippe (bourgeoisie financière). Ce n’est qu’après la révolution de 1848, avec le suffrage universel pour tous les mâles adultes et l’élection de Napoléon III, que la bourgeoisie (alliée à l’aristocratie foncière) perdit sa domination directe et exclusive sur l’Etat, et que ce dernier prit alors, et jusqu’à nos jours, la forme (et la forme seulement) d’un Etat indépendant, au dessus de toutes les classes. C’est cette courte phase bonapartiste de transition qui aboutit à la longue IIIème République et à une relative stabilisation de l’Etat démocratique que nous allons rapidement examiner ici.
2.1 L’Etat des patrons
S’il est une œuvre commencée avant lui sous la monarchie que l’Etat bourgeois a poursuivie avec ténacité, c’est bien celle de l’accaparement de la propriété des moyens du travail par une minorité, en organisant et légalisant l’obligation pour les dépossédés de se vendre et de travailler pour les propriétaires. Dès le 15ème siècle, les nobles s’emparent par la force des terres féodales, autrefois biens communaux, et évincent les paysans avec une brutalité inouïe. Ceux-ci, privés de tout moyen de vivre, doivent partir s’entasser dans les villes où ils deviennent les premiers prolétaires, mais aussi souvent restent chômeurs et vagabonds « sans feu ni lieu », et sont alors condamnés irrémédiablement à la potence ou aux galères par le pouvoir royal sous l’accusation de refus de travailler et parasitisme social (en fait parce qu’un homme sans attache apparaissait incontrôlable et truand par nécessité, autant qu’une incongruité inconcevable dans la survivance de l’esprit de l’ancien système féodal où chacun était attaché). Il est inutile de revenir ici sur cette période d’une bestiale sauvagerie de « l’accumulation primitive » dont Marx a donné une description saisissante dans Le Capital à partir de l’exemple de l’Angleterre (on sait qu’en France ce procès fut ralenti par la Révolution qui favorisa la parcellisation de la terre). Toutes les lois, toute les forces de la police et de la justice étaient alors tendues pour contraindre, dès l’enfance, l’ouvrier à d’interminables journées de travail, dans d’épouvantables conditions sanitaires et une pauvreté inouïe.
Les grandes découvertes commencées dès la fin du 15ème siècle (et qui sont déjà la « mondialisation » dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui) développent le commerce et le crédit. Elles créent une base pour une accumulation beaucoup plus rapide et plus gigantesque du capital. Au 17ème siècle, Marx observe que le rôle de l’Etat est déjà primordial en Angleterre qui « combine toutes les méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore… le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste… toutes (ces méthodes) sans exception exploitent le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de la société… la force est un agent économique »28 (l’économie est toujours politique).
Tout le développement des flottes, du commerce, des banques, des colonies, des premières manufactures et des villes est en général encouragé par les rois, qui en retirent des impôts et aussi un affaiblissement du pouvoir féodal fondé sur le fief, la terre. Ce procès prend un cours variable suivant les différents pays européens (par exemple, l’expropriation des paysans a été beaucoup plus brutale et rapide en Angleterre), mais partout se produit une accumulation de capital dans les mains d’une classe particulière qui accapare les moyens de production et d’échange et oblige ainsi, avec l’appui violent de l’Etat, les autres à travailler pour eux.
Si les germes de l’Etat apparaissent sous le régime de la monarchie, c’est donc en tant qu’elle s’appuie sur l’embourgeoisement de la société, qu’elle favorise les villes, le commerce et l’industrie, dans sa lutte contre la féodalité et pour s’accaparer l’impôt. Colbert, puis Turgot et Necker symbolisent en France cette émergence d’un appareil politique bourgeois qui, bien que ne tirant sa légitimité que du roi seul, développe le capital commercial et manufacturier, en même temps que la fiscalité. C’est déjà un embryon d’Etat bourgeois.
Marx, comme nous venons de le citer, résume bien ce rôle déjà essentiel de cet embryon d’Etat dans l’accumulation du capital, notamment par:
– Le système colonial (à commencer par le commerce des esclaves). « Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux »29.
– La dette publique (base essentielle de la finance moderne) qui «… opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive… (elle) a donné le branle aux sociétés par action, au commerce de toute sorte de papiers négociables… et à la bancocratie moderne »30. Et comme c’est le peuple qui doit assurer le service de la dette et son remboursement, «… le système des impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux »31.
La mondialisation et la financiarisation, dont les idéologues de gauche font aujourd’hui les nouveaux monstres, étaient effectivement déjà une caractéristique majeure du capitalisme naissant dès les 16-17ème siècles en Europe occidentale. Ce fait suffit à tourner en ridicule ceux qui en font simplement la dérive pernicieuse du capitalisme actuel. Mais le ridicule redouble de cet autre fait qu’il s’agit d’une œuvre dont les Etats sont et ont toujours été les principaux artisans: la cause ne peut donc pas en être affirmée dans la mainmise des « libéraux » sur l’Etat, ni le remède trouvé dans l’appel à la restauration de la puissance politique de cet Etat qui ne peut par essence qu’organiser le développement et la reproduction de cette société civile, c’est-à-dire du capitalisme.
Bref, et pour en revenir à l’exemple français, si la révolution bourgeoise hérite d’un embryon d’Etat, c’est d’un système (administratif, juridique, militaire et financier) d’autorité et de coercition qui organise le développement de la propriété en moyen de produire de l’argent (mercantilisme) et en capital. Elle n’a pas pour tâche, sinon dans sa justification idéaliste, de délivrer du carcan monarchique des individus libres et égaux par nature. Sa tâche concrète est de libérer la propriété privée (et donc son accumulation en capital), la circulation des marchandises et des travailleurs, des contraintes de l’ordre ancien qui les limitaient. En abolissant les barrières, en délivrant les hommes de leurs appartenances et dépendances communautaires, corporatives, statutaires, etc., la révolution laisse face à face des individus inégaux, propriétaires et non-propriétaires des moyens du travail. Comme nous l’avons vu avec l’exemple de la loi Le Chapelier, l’interdiction des coalitions, même si elle a été à l’origine plutôt mieux accueillie par les compagnons que par les maîtres, laissait les premiers impuissants devant les seconds.
L’Etat se chargea très vite de fixer par la loi et par la force ces nouveaux rapports sociaux aux antipodes de l’individu libre et égal de l’idéal républicain. Dès la révolution bourgeoise stabilisée par l’élimination de son aile populaire et radicale, des mesures draconiennes sont prises pour soumettre les ouvriers à l’autorité absolue des patrons. Par exemple le livret ouvrier (loi du 30.11.1803), que nous avons mentionné au chapitre précédent, ligotait étroitement l’ouvrier au patron puisque, détenu par ce dernier tout le temps du contrat, il était nécessaire à l’obtention d’un nouvel emploi et permettait aussi de signaler les récalcitrants. Tout ouvrier voyageant sans son livret était « réputé vagabond et pourra être arrêté comme tel »32. Dans les Conseils des Prud’hommes, créés en 1805, siégeaient cinq patrons contre quatre chefs d’ateliers et aucun simple ouvrier, et «… le maître est cru sur sa seule affirmation ». A quoi s’ajoute le décret du 3 août 1820 qui considère si bien le patron comme un supérieur, un maître, qu’il met à son entière disposition pour ses affaires personnelles la police et la prison: « Tout délit tendant à troubler l’ordre et la discipline dans l’atelier… pourra être puni par les prud’hommes d’un emprisonnement qui n’excédera pas trois jours ». Or les règlements d’ateliers étaient terriblement pointilleux et draconiens, de sorte que le patron avait sur l’ouvrier un pouvoir quasi discrétionnaire.
On pourrait multiplier les exemples de ce genre: loin de l’association civique et humaine de l’idéal républicain, l’Etat est alors concrètement et sans fioritures l’Etat des propriétaires. Evidemment, ce rôle coercitif, d’une violence anti-ouvrière systématique et de tout instant, doit être mis en relation avec le rapport de propriété des débuts du capitalisme (toujours apparaît le lien entre la société civile et l’Etat). Dans ce rapport, le patron a certes la propriété des moyens de production, mais ceux-ci sont encore sommaires, et l’habileté, le savoir faire, le « métier » de l’ouvrier jouent un rôle essentiel dans le procès de production (c’est ce que Marx a appelé la domination « formelle » du capital, par opposition à la domination « réelle », dont nous reparlerons plus loin). L’ouvrier est encore propriétaire de cette partie technique des conditions de la production, mais le patron qui l’emploie veut tout le travail qu’il peut fournir. Pour la quantité (le temps) c’est relativement facile, mais pour la qualité c’est plus difficile, des règles draconiennes, le chantage et la force doivent être employés en permanence pour essayer de l’obtenir, et d’autant plus qu’ils n’y suffisent pas. Le patron doit aussi empêcher l’ouvrier d’aller vendre ailleurs à meilleur compte le produit de sa propriété (ses qualités professionnelles). D’où, pour toutes ces raisons liées aux conditions spécifiques de la production de l’époque, le livret ouvrier, les règlements despotiques, une justice ouvertement patronale et expéditive, et en arrière plan, l’armée industrielle de réserve (les chômeurs) pour maintenir la pression sur les employés. L’Etat est ouvertement celui des patrons parce que, dans la société civile, ceux-ci doivent contraindre violemment l’ouvrier pour que vive la propriété, le fondement de la société.
Cependant, l’action de l’Etat ne se réduit pas à organiser la soumission des ouvriers aux patrons. Il lui faut organiser les autres conditions sociales nécessaires au développement du système social fondé sur la propriété privé que les individus bourgeois ne peuvent pas réaliser eux-mêmes, par exemple fixer les règles des échanges, faire respecter les contrats, gérer le système monétaire et du crédit, développer les colonies et faire la guerre aux concurrents, financer directement certaines dépenses d’investissement pour le compte du capital (par exemple dès 1842, par la Charte des Chemins de Fer, l’Etat finance une partie des travaux. Et dès le 17 août 1848, il indemnise les capitalistes de la faillite de la ligne Paris-Lyon en la nationalisant, les actionnaires recevant une rente perpétuelle. « Entre 1857 et 1863, 2600 km de lignes sont nationalisés »33).
Mais le rôle coercitif de l’Etat à l’encontre de la classe ouvrière est évidemment le plus évident à ses yeux. Et comme alors, et jusqu’en 1848, le droit de vote lui est dénié, que l’Etat est ouvertement aux mains des oligarchies foncières ou financières, le prolétariat est amené à penser que là est la cause du fait que l’Etat sert des intérêts particuliers au lieu de l’intérêt général. Il sera donc amené dans un premier temps à lutter pour un Etat démocratique, dans le souvenir de l’idéal de 1789, aux côtés d’autres couches petites bourgeoises (artisans, commerçants), encore très nombreuses et elles aussi exclues par le suffrage censitaire. C’est ainsi qu’il fut le dindon des journées de 183034, puis de celles de février 1848.
Mais là, il réagit et exige de l’Etat ce qu’il attend immédiatement: du travail, de quoi vivre. En réponse, celui-ci lui offre le gadget des Ateliers Nationaux, simulacre de solution à son sort dont on sait l’échec aussi rapide qu’inévitable, l’Etat bourgeois ne pouvant jamais que réaliser l’économie politique bourgeoise35. Ce furent alors les journées révolutionnaires de juin 1848 où, pour la première fois (la seconde si on inclut la révolte des canuts de Lyon de 1831), le prolétariat se dissocie complètement et massivement de la bourgeoisie. En se levant contre l’Assemblée élue au nom du droit au travail, le prolétariat fut immédiatement fustigé d’antidémocratisme. C’est qu’il posait effectivement ses exigences sociales comme supérieures à la question des formes politiques, et que par là il s’opposait à l’Etat qui, en prétendant le contraire, se montrait bien comme l’Etat bourgeois. Peu lui importait la dite démocratie si elle accouchait d’un Etat incapable de lui garantir l’usage de la seule propriété qui lui restait, sa puissance de travail, et que cet usage lui fournisse de quoi vivre. Vaincu (notamment parce que la grande masse paysanne qui avait été frappée par l’impôt des 45 centimes – 45 ct supplémentaires pour financer les Ateliers Nationaux, qu’on lui présenta comme un cadeau fait aux ouvriers doublement stigmatisés comme parisiens et paresseux – se rallia à la bourgeoisie), le prolétariat en tira néanmoins la grande leçon qu’il mit en œuvre en 1871 avec la Commune de Paris: il ne peut pas se servir de l’Etat bourgeois, mais doit l’abolir et le remplacer par son propre pouvoir organisé.
Juin 1848 a démontré l’impossibilité que l’Etat assure à la fois le droit à la propriété des moyens du travail et le droit au travail, démontré que l’antagonisme entre les propriétaires des moyens de production et les propriétaires de leur seule force de travail qui caractérise la société civile est de la même façon antagonisme entre l’Etat, l’organe politique de cette société, et les classes sans propriété. A propos de la formulation de cet antagonisme, Karl Marx qualifie la revendication du droit au travail « de première formule maladroite qui résume les revendications révolutionnaires du prolétariat ». Maladroite en ce qu’elle est adressée à l’Etat alors qu’elle ne peut pas être concrétisée sans l’abolition du rapport de propriété, ou rapport salarial, sur lequel repose tout cet Etat. Révolutionnaire dans ce que ses conditions de réalisation impliquent, à savoir que «… derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital, l’appropriation des moyens de production, leur transmission à la classe ouvrière associée, donc l’abolition du salariat, du capital et de leurs rapports mutuels »36.
Dans le rapport salarial, ce n’est pas le droit au travail qui est proclamé, mais l’obligation d’être employé ou chômeur suivant les possibilités de produire une plus-value réalisable en profit pour le capitaliste. L’Etat peut certes tenter de se faire entrepreneur, par exemple par des nationalisations systématiques, il peut vouloir tout réglementer, administrer, planifier, mais étant un corps bureaucratique extérieur aux individus agissant, on sait bien que cela ne mène qu’à des gaspillages encore accrus. D’une façon plus générale, remplacer des propriétaires privés (la bourgeoisie « traditionnelle ») par d’autres (une « nouvelle » bourgeoisie de managers-fonctionnaires) ne change rien de fondamental aux rapports d’appropriation et à l’appauvrissement du prolétariat qu’ils génèrent37.
Avec juin 1848, le prolétariat découvre l’Etat comme rien d’autre que l’instrument de la propriété privée, et le Parlement, la démocratie, comme rien d’autre que la forme du pouvoir bourgeois. Il découvre aussi que le mouvement socialiste se divise en deux. Un courant réformiste se cristallise, face au courant révolutionnaire, qui s’entête à en appeler à l’Etat (et à la nomination de ses chefs à sa tête) pour qu’il satisfasse les intérêts du peuple. Dans la mesure où la démonstration a été faite du rôle réel et sanglant de l’Etat, ce courant, encore acceptable tant que la démocratie n’existait pas, forme dès lors non plus l’aile droite du prolétariat mais l’aile gauche de la bourgeoisie.
Le très jeune Marx de 1842, dans la Prusse monarchique, voyait encore l’Etat démocratique comme un organisme devant se former contre le despotisme. Ainsi quand il commentait les délibérations du Landtag (Parlement) sur les vols de bois, il écrivait que «… la logique de l’intérêt personnel… transforme l’autorité de l’Etat en servante des propriétaires de forêts… tout (l’Etat n’est plus) qu’un instrument des propriétaires de forêts »38. Mais très vite, il découvrira qu’il ne s’agit pas d’une transformation, que l’Etat ne peut être qu’au service de la propriété, quels que soient les hommes qui le gouvernent, que l’économie est toujours politique. Le premier, il formulera que le prolétariat n’a rien à attendre d’un changement des hommes à la tête de l’Etat, mais qu’il lui faut l’abolir. En tirant les leçons de 1848, et opposant le socialisme utopique et doctrinaire au socialisme du mouvement réel, il écrit: « ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales »39. Ainsi, dès 1850, Marx analyse la société comme un tout articulé, rapports de production, relations sociales, Etat, idéologie, c’est ce tout qu’il faut bouleverser par un procès révolutionnaire, une transition conduisant à la société sans classe. Dans le fameux aperçu chronologique de la genèse et du développement de l’Etat qu’il donne en 1852 dans le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte », il termine ainsi: « toutes les révolutions perfectionnèrent cette machine au lieu de la briser. Les partis qui se disputèrent à tour de rôle le pouvoir considéraient la mainmise sur cet énorme édifice d’Etat comme le butin principal du vainqueur »40. L’expérience de la Commune de Paris justifia encore plus entièrement sa position. Dans sa Préface de 1872 au Manifeste du Parti Communiste, il observe que cette expérience pratique inscrite dans le sang des Communards a confirmé que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte »41. Telle est la grande fracture qui, depuis 1848, distingue toujours aujourd’hui les défenseurs de la société bourgeoise jusqu’à son aile gauche, du prolétariat instruit par l’histoire et conscient de ses intérêts.
Mais évidemment, l’expérience ne suffit pas à instruire. La théorie doit en rendre compte et poser les fondements d’une conscience lucide apte à se diriger dans les luttes. Relever l’immense apport de Marx sur cette question de l’Etat n’est pas prétendre qu’on en a terminé avec elle. Avec le 19ème siècle, Marx a vu le développement industriel rapide et la transformation de la propriété privée en propriété capitaliste. Fort de sa découverte que «… les formes de l’Etat… prennent leurs racines dans les conditions d’existence matérielles (dans la société civile, n.d.a.), et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique »42, Marx a alors analysé le développement de l’Etat en relation avec ces nouveaux rapports capitalistes. Il a critiqué les arguments des Philosophes qui, dans le cadre d’une société idéale de propriétaires privés, analysaient l’Etat comme une abstraction (l’association, l’intérêt général, la Raison) répondant à l’abstraction de l’individu. Sur le terrain de l’analyse concrète des rapports matériels, il a analysé l’Etat moderne engendré par ces rapports dans la société civile, c’est-à-dire fondé sur les antagonismes de classes (et dont la disparition suppose donc celle de ces antagonismes). La classe dominante dans l’appropriation est donc aussi la classe que sert nécessairement l’Etat puisqu’il doit reproduire cette société, ces rapports.
Mais comme nous l’avons observé, c’est en organisant la reproduction de la société que l’Etat sert la bourgeoisie. Certes, en même temps, il en dépend puisque c’est elle qui est la classe dominante, qui détient l’argent et les moyens de production, y compris la science. Mais c’est néanmoins en tant qu’appareil extérieur, y compris aux bourgeois, même si c’est alors dans une moindre mesure, qu’il est Etat. D’où l’observation qu’on peut faire pour préciser la formule de l’Etat comme Conseil d’Administration de la bourgeoisie, si souvent utilisée. Dans le Manifeste du Parti Communiste de 1848, Marx et Engels écrivent: «… la bourgeoisie… s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière »43. On pourrait déduire de cette formule qu’un tel comité, en d’autres mains, pourrait gérer les affaires communes du prolétariat. Ce qui serait contraire à la découverte fondamentale de Marx que cet Etat ne peut pas « être utilisé tel quel » par le prolétariat, qu’il ne peut pas « le faire fonctionner pour son propre compte », parce qu’en elle-même cette machine exprime un rapport d’appropriation et de domination. Remis dans son contexte, ce passage indique que 1°) l’Etat démocratique est celui de la société civile bourgeoise, ne représente en rien les intérêts du prolétariat bien qu’il ait contribué à le créer, 2°) les affaires communes des bourgeois doivent être gérées par un comité spécial. Cette extériorité de l’Etat en fait une instance spéciale des divisions sociales, dans lesquelles il est un pouvoir d’appropriation particulier, en union nécessaire avec l’ensemble de ceux qui comme lui, mais chacun dans ses fonctions particulières, organisent la production de plus-value (le rapport social capitaliste), mais aussi en concurrence avec ces différentes fractions, ces autres pouvoirs d’appropriation. Nous y reviendrons, ici il s’agissait seulement d’observer le côté simplificateur de l’image du « Conseil d’Administration », qui sert aux pseudo-communistes à justifier leur volonté d’être ministres sous prétexte de former le Conseil d’Administration des affaires communes du peuple.
Mais certes, comme nous l’avons observé dans ce sous-chapitre, Marx écrit ce genre de formule à cette époque des débuts du 19ème siècle et sur la base de l’expérience des luttes de classes françaises. Il analyse donc une situation où l’Etat ne s’est encore montré que comme ouvertement et exclusivement au service direct des possédants aussi bien « positivement » (par l’aide financière directe, le déficit public, le crédit, le colonialisme et le protectionnisme, etc.), que « négativement » par la répression violente et permanente qu’il exerce quotidiennement contre les ouvriers à qui sont déniés jusqu’au droit de se coaliser pour s’entre-aider, et bien sûr pour lutter. Dans cette situation de 1848, la formule « Conseil d’Administration de la bourgeoisie », c’est-à-dire pouvoir direct ouvertement anti-ouvrier des bourgeois, convient. Marx n’a pas encore vu l’Etat « indépendant » de Badinguet (dont il trouvera la base de classe dans la paysannerie), et encore moins imaginé que l’Etat devrait, plus tard, intervenir « en faveur » du prolétariat par des lois sociales (ce qui ne deviendra un de ses rôles caractéristiques qu’à partir de la fin du 19ème siècle). Nous montrerons que cette intervention sociale sera rendue nécessaire par un nouveau développement des forces productives par lequel le mode d’extraction de la plus-value sera surtout fondé sur les augmentations de productivité, sur la machinerie automatique, et permis par la domination réelle du capital sur l’ouvrier qui s’en suit, tandis que, nous l’avons rappelé, la domination ouvertement violente de la bourgeoisie est une nécessité correspondant à l’époque de la domination formelle du capital (importance essentielle de la puissance de travail vivante, propriété des savoir-faire aux ouvriers).
Dans cette situation d’antagonisme ouvert et violent, dans laquelle l’Etat ne joue vis-à-vis des ouvriers qu’un rôle coercitif, ceux-ci ont été amenés à réaliser qu’il leur fallait affronter l’Etat bourgeois, non pour en changer les dirigeants mais pour l’abolir. La Commune de Paris en 1871 montre leur capacité à briser l’Etat et à inventer ses propres formes d’organisation politique. Face à cette nouvelle situation, l’Etat, après la sanglante répression des communards, comprit que « l’intérêt général » du capital se porterait mieux en essayant de canaliser et calmer la lutte ouvrière par quelques mesures adéquates, plutôt que de risquer à nouveau d’être emporté. Par le développement d’un droit « du » travail (et non pas « au » travail) et d’une réglementation sociale, il réussira le tour de force d’apparaître moins dépendant de la seule bourgeoisie, d’agir aussi dans l’intérêt du peuple. Cette nouvelle forme de l’Etat (que ses apologistes appelleront Etat Providence) donnera un vif coup de fouet au fétichisme de l’Etat que les luttes ouvrières du 19ème siècle semblaient avoir surmonté. De nouveau, le prolétariat aura tendance, dans sa majorité, à demander à l’Etat, à attendre de l’Etat, au lieu de l’affronter pour l’abattre. Nous examinerons ces formes modernes et ce fétichisme exacerbé dans les chapitres 3 à 5 suivants. Mais auparavant, nous allons en terminer avec le 19ème siècle en observant comment l’Etat, avec Napoléon III, s’est posé pour la première fois en France, dans sa forme et idéologiquement, comme Etat indépendant, au dessus des classes, rompant définitivement avec l’idée d’association démocratique, mais aussi avec son image précédente d’Etat purement et exclusivement bourgeois.
2.2 L’Etat « indépendant »
Le 19ème siècle voit se cristalliser en France l’antagonisme bourgeoisie/prolétariat. L’Etat devient la cible de la lutte de la classe ouvrière parce qu’il apparaît alors comme ouvertement et exclusivement celui de la bourgeoisie. Cette lutte posait d’autant plus facilement la question du pouvoir d’Etat qu’elle pouvait prendre rapidement une forme insurrectionnelle, du fait que l’armement était encore relativement accessible au peuple, et moins inégal des deux côtés qu’aujourd’hui.
1848, la bourgeoisie a vu son Parlement bafoué et a senti son pouvoir menacé; 1871, elle l’a perdu et a vendu sa chère Patrie aux prussiens pour le conserver. Par deux fois, l’appui des masses rurales à la bourgeoisie a été un facteur essentiel de la défaite du prolétariat parisien ainsi isolé. Mais cela signifiait aussi que la bourgeoisie ne pouvait pas se maintenir seule au pouvoir. Sauf à s’isoler elle aussi dangereusement, il lui fallait composer avec d’autres classes et accepter pour cela un Etat qui apparaisse comme celui de tous, s’occupant du bien être de tous, donc comme indépendant d’elle, sur le plan formel, de sorte justement qu’il puisse organiser ces alliances de classes. Car les organiser, c’est les associer, par l’intermédiaire de leurs représentants politiques, à la gestion de la reproduction de la société capitaliste, donc leur démontrer qu’elles, ou en tout cas ils, peuvent en retirer des avantages alors que la révolution populaire les mènerait à bien pire.
Ce procès d’autonomisation de l’Etat, bien qu’inscrit dès l’origine dans la forme extériorisée de l’Etat, franchit une première étape marquante après 1848, le droit de vote ayant dû être accordé à toute la population mâle, et la bourgeoisie s’étant trouvée dans cette nécessité de devoir s’appuyer sur les masses rurales, ces couches intermédiaires entre le prolétariat et la bourgeoisie. Napoléon III fut le vainqueur politique de cette étape en réalisant un coup d’Etat contre la légalité bourgeoise du Parlement, contre la volonté duquel il se fit élire directement par ces fameuses « couches moyennes » qui, aujourd’hui encore (même si ce ne sont plus les mêmes), forment les majorités électorales. Mais il garantissait néanmoins l’essentiel à la bourgeoisie pour prix qu’elle accepte son accession au pouvoir: « Dans sa déclaration du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte avait estimé que sa mission consistait à fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple »44. Il mit ainsi en œuvre une sorte de partage des tâches entre la domination directe de la bourgeoisie dans tous les domaines privés de la société civile (entreprises, enseignement, Eglise, territoires, etc.) et la domination générale du capital sur la société par l’Etat, que Marx traduisit ainsi: « Pour sauver sa bourse, la bourgeoisie doit nécessairement perdre sa couronne, et le glaive qui doit la protéger (du prolétariat) est nécessairement aussi une épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête »45.
Comme on le sait, Marx a donné l’explication du moment bonapartiste (dans son fameux « Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte ») en l’analysant comme une forme de pouvoir issu de la circonstance d’une neutralisation mutuelle des deux classes fondamentales, bourgeoisie et prolétariat, après les révolutions de février et juin 1848. Cette occurrence permit à Badinguet de faire son coup d’Etat, en le camouflant habilement derrière son élection par le suffrage universel mâle. Le suffrage universel donnait la majorité aux « couches moyennes » (alors les masses rurales), qui se croyaient (comme encore aujourd’hui) investies du rôle d’arbitre, porteuses de l’intérêt général, parce que se voyant comme situées au « juste milieu » entre bourgeoisie et prolétariat. Badinguet sut les flatter en parcourant la campagne pour se faire passer pour leur honnête représentant et en se faisant élire par elles.
Avec lui, l’Etat, malgré sa forme impériale mais fondée sur le plébiscite, semblait n’être ni monarchiste, ni bourgeois, ni bien sûr ouvrier, mais populaire et symbole de succès et de gloire pour toute la Nation dans le souvenir du premier Bonaparte. Comme tout gouvernement despotique, il peut réaliser certaines réformes par autorité, et même il le doit pour légitimer son despotisme. Sous l’influence des Saint Simoniens, le capitalisme français prend alors son véritable essor. Débarrassé du poids politique conservateur de la propriété foncière, devenue une forme secondaire de la richesse, il se développe en un véritable capitalisme industriel d’envergure, mais plus que jamais grâce à l’aide directe de l’Etat (par exemple, doublement du réseau des chemins de fer et autres grands travaux, assèchement des Landes et de la Sologne dans l’agriculture, gigantesques travaux d’Hausmann à Paris alimentant une vaste spéculation immobilière, etc.) et à son action en faveur du développement du système de crédit (cf. les frères Pereire). La misère de la classe ouvrière est grande, mais elle obtient le droit de coalition en 1864, premier pas vers le syndicalisme et le droit de grève, tandis que se créent les premières mutuelles.
Mais ce qui frappe le plus dans cette évolution de la forme de l’Etat vers l’indépendance par rapport aux intérêts particuliers, aux individus, au delà des circonstances particulières qui l’ont produite à tel moment et de telle façon, ce sont deux choses. C’est premièrement qu’elle a été irréversible. Elle n’est donc pas seulement le fruit de circonstances particulières, donc aussi momentanées, certes bien observées par Marx dans leur spécificité: celles-ci n’ont produit que la forme plébiscitaire et autocratique spécifique du bonapartisme. Elle est aussi, bien au delà du cas concret particulier bonapartiste, et comme nous le verrons ultérieurement, le fruit inéluctable d’une évolution en profondeur du mode de production capitaliste lui-même: ce qui fait que non seulement l’indépendance de l’Etat par rapport aux individus n’a cessé de s’affirmer, mais cette même évolution s’est produite dans ce même sens partout ailleurs en correspondance avec une même transformation du mode de production capitaliste, cela indépendamment de circonstances qui n’ont affecté que les moments et la façon dont cette indépendance s’est construite. Et deuxièmement, concernant la façon, ce n’est pas le fait que Badinguet y exerce un pouvoir despotique qui est le plus significatif, mais justement au contraire que cette personnalité grotesque n’ait pas une grande importance. Badinguet ou pas, l’Etat joue son rôle normal dans le développement « normal » de la société bourgeoise, c’est-à-dire maintenant du capitalisme. C’est que, observe judicieusement Marx, avec son million de fonctionnaires, il forme « un effroyable corps parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores »46. Cette énorme appareil bureaucratique (que dirait Marx aujourd’hui des 5,8 millions de fonctionnaires français!) fonctionne de lui-même comme une machine, pourvu qu’on le nourrisse, avec son langage, ses règles, ses automatismes aveugles, et disposant de la force pour lui seul. Il fait ce pour quoi il a été construit: organiser la reproduction de la société capitaliste. De sorte que n’importe quel gouvernement peut se trouver à sa tête, la machine marchera plus ou moins bien mais produira toujours la même chose. N’importe quel Badinguet peut faire l’affaire! « La machine d’Etat s’est à tel point consolidée en face de la société civile, qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la Société du 10 décembre, un chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l’eau de vie et du saucisson »47. De Napoléon III à Mitterrand et Chirac, c’est à profusion que la France a produit de ces chevaliers cherchant fortune, sans que cela ne change grand-chose à la marche générale de son histoire. C’est que maintenant l’Etat est un appareil indépendant des individus qu’il gouverne, et même aussi de ceux, les élus, qui le gouvernent. « C’est seulement sous le second Bonaparte que l’Etat semble s’être rendu indépendant de la société, l’avoir subjuguée »48. Semble, car répétons-le, indépendant des individus ne veut pas dire indépendant de la société civile, donc des intérêts de la classe qui y dominent. L’Etat est bien en charge de la reproduction du capitalisme, c’est même sa seule fonction (et c’est bien pourquoi ce sont les exigences générales du capital qui gouvernent les gouvernants, du moins dans la mesure de ce qu’ils comprennent ou de l’influence plus particulière de tel ou tel secteur capitaliste à tel ou tel moment, etc.). Indépendant, cela veut dire aussi que ce ne sont pas nécessairement les capitalistes eux-mêmes qui « règnent » au sommet de l’Etat, qu’il fonctionne par lui-même indépendamment des hommes qui se succèdent à sa tête.
En Allemagne, la construction de l’Etat-Nation intervint plus tard avec Bismarck (qui avait pris des leçons de Napoléon III, qu’il admirait, comme ambassadeur à Paris). Compte tenu du retard du capitalisme allemand, de la survivance de forces aristocratiques (propriété foncière) et de divisions territoriales relativement fortes, il dut l’effectuer « par le haut », l’Etat organisant l’accouchement de la société civile capitaliste. L’alliance avec la classe ouvrière fut là aussi nécessaire pour briser les résistances des aristocrates et des forces conservatrices, mais elle ne surgit pas du « bas », dans l’insurrection. C’est l’Etat qui l’organisa à sa façon (cf. le Kulturkampf 1873-1879). Ce grand autocrate fit voter les premières lois sociales en faveur des ouvriers d’industrie: assurance maladie (1878), assurance contre les pertes d’emploi dues aux accidents du travail (1884), assurance vieillesse invalidité (1889). Par ces lois sociales, il voulait organiser l’intégration pacifique, mais aussi entièrement disciplinée et soumise, du prolétariat. Par exemple, elles avaient été précédées de la loi d’exception contre les socialistes du 21 octobre 1878 qui interdisait toute forme d’organisation ouvrière, syndicat, parti, journaux, etc., (elle sera abrogée le 10 octobre 1890 sous la pression du mouvement ouvrier).
En Angleterre, la bourgeoisie, plus ancienne et plus puissante, crée d’abord par elle-même des sociétés de secours mutuels pour ses ouvriers (plus de 4 millions de membres vers 1870), et des sociétés philanthropique pour les pauvres. Mais la charité bourgeoise étant tout à fait insuffisante à entretenir une force de travail surexploitée, c’est l’Etat qui là aussi devra prendre progressivement en charge cette fonction (comme il avait d’ailleurs commencé à le faire par les Poor Laws de 1642 et 1834). Finalement, dans tous les pays capitalistes à partir de la fin du 19ème siècle, «… l’Etat va peu à peu supplanter les groupements privés dans la sphère de la reproduction sociale… », avec toutes sortes de nuances «… mais le plus souvent sur le modèle des assurances sociales « inventées » par l’Allemagne de Bismarck »49.
C’est l’Etat et non le mouvement ouvrier qui est alors à l’initiative. « Dans quasiment aucun pays, durant cette période, le mouvement ouvrier n’a joué un rôle en tant qu’initiateur et supporter actif et enthousiaste des assurances sociales »50. C’est que, comme nous l’avons vu, le mouvement ouvrier voit encore bien l’Etat, parce qu’il se montre très ouvertement ainsi, comme purement répressif, intrinsèquement bourgeois, un ennemi dont il ne peut ni ne doit rien attendre. Mais l’Etat lui, commence à voir la nécessité d’émousser le mouvement ouvrier, d’isoler sa pointe révolutionnaire, donc d’adoucir quelque peu une exploitation trop brutale. Toutefois, il n’y a pas qu’habileté tactique dans ce rôle croissant de l’Etat dans la vie économique (car social est un autre mot pour économie, qualifiant la gestion de la force de travail). Cela manifeste aussi, voire surtout, une nécessité induite par le fait que les capitalistes particuliers ne peuvent pas (à l’exception temporaire de quelques uns particulièrement puissants, tels les Schneider au Creusot, Menier à Noisiel, Godin à Guise, pratiquant un « paternalisme », forme plus ou moins dégradée des coopératives d’Owen en Angleterre, qui les fait s’occuper à leur façon de loger, soigner, éduquer leurs ouvriers) assurer seuls la reproduction de la force de travail dès lors qu’elle prend des proportions massives. Préoccupé par nature de son seul profit immédiat, et d’ailleurs obligé de le faire par la concurrence, le capitaliste ne s’occupe que de consommer le plus de travail au moindre coût, et ne s’inquiète pas de cette reproduction, persuadé qu’il trouvera toujours les bras dont il a besoin (il a fallu longtemps aux plus lucides pour comprendre que les conditions de misère et d’avilissement épouvantables des ouvriers des débuts du capitalisme étaient un frein, un danger mortel même, pour le système lui-même, que le capital avait besoin d’une force de travail apte, forte et en bonne santé pour prospérer). Il ne peut pas faire face seul non plus à l’organisation collective croissante du prolétariat qui oblige à des réponses au niveau de l’Etat comme l’ont déjà prouvé les journées de juin 1848 et la Commune de 1871. Bref, l’Etat doit intervenir de plus en plus pour réunir les conditions de valorisation du capital en développant le crédit et en prenant en charge aussi bien divers investissements lourds (chemins de fer par exemple) que la reproduction de la force de travail et la gestion de la lutte des classe, de sorte à « conjurer le spectre du socialisme »51.
Avec les lois sociales, l’Etat devient petit à petit le gestionnaire du rapport salarial (ou rapport capitaliste) qui s’impose comme le rapport social dominant. Ce qui était autrefois des contrats purement privés entre individus « égaux » devient ainsi contrat social étatisé. Rousseau voyait l’Etat comme produit d’un contrat social idéal et imaginaire, et voilà que c’est l’Etat qui produit le contrat social réel et salarial. De sorte qu’il semble que l’Etat joue le rôle d’arbitre tout puissant, qui pourrait décider de favoriser les salariés pour peu que les résultats électoraux portent leurs représentants au pouvoir. En réalité, il ne fait par les lois sociales que leur redistribuer une faible partie des richesses qu’ils ont produites (et que les travailleurs des colonies, qui ne sont pas concernés par ces lois, ont également produites)52, après s’être lui-même copieusement servi au passage. Il ne fait qu’organiser une mutualisation des risques entre les travailleurs (uniquement au bénéfice des nationaux), mais sans eux. « L’ouvrier accidenté, malade ou chômeur ne demandera plus justice… en descendant dans la rue. Il fera valoir ses droits auprès d’instances administratives… Mais cela (ces droits) ne lui donne aucun pouvoir sur la direction de l’entreprise ou sur l’Etat »53. Certes, le capitaliste peut estimer, et estime, que ce prélèvement de cotisations sociales par l’Etat est un coût salarial qui vient réduire la part de surtravail qu’il pourrait convertir en profit pour lui. Il peut protester que l’Etat se fait payer fort cher pour assurer ce service, que la productivité de sa bureaucratie est très faible, mais c’est une part qu’il doit accepter de lui laisser, malgré qu’il la convoite, pour prix de son incapacité à organiser par lui-même la reproduction du rapport salarial, de la force de travail. Il peut pester contre l’Etat, vociférer comme Harpagon après sa cassette et crier avec lui qu’on l’assassine, la socialisation étatisée des risques (accidents du travail, maladie, santé, etc.) est la seule façon pour lui de pouvoir puiser, dans le vivier de force de travail ainsi entretenu, celle dont il aura besoin à tel ou tel moment, qu’il trouvera ainsi, grâce à l’Etat qu’il maudit, disponible, apte, en état. Cette socialisation de la force de travail est une socialisation pour le capital, quoi qu’en dise le capitaliste particulier qui en discute âprement le prix. Elle lui assure non seulement ce vivier sans lequel il ne pourrait pas produire régulièrement, et dans des conditions égalisées de concurrence, mais aussi l’entretien par les ouvriers eux-mêmes de « l’armée de réserve » des chômeurs si essentielle pour maintenir les salaires le plus bas possible. L’ouvrier quant à lui est assuré d’un certain revenu en cas d’aléa, ce qui lui apparaît évidemment comme un avantage, mais dont il a tendance à gratifier l’Etat qui l’organise, ce dont nous verrons ultérieurement les conséquences quant à son comportement vis-à-vis de lui.
Tout ce mouvement d’autonomisation de l’Etat s’affirme donc au cours du 19ème siècle dans le fait que, prenant en charge de plus en plus de fonctions et notamment la gestion du rapport salarial, il apparaît comme une puissance indépendante au dessus de tous les individus et décidant pour eux, en même temps que cela exige le développement d’un appareil spécialisé énorme, formellement à part, qui ne se présente plus ni comme l’association des citoyens, ni même comme simple appendice (ou Conseil d’Administration) patronal. A la racine de ce mouvement, il y a la croissance industrielle, le développement de la machinerie et de la concentration des capitaux que cela implique, la propriété privée devenant propriété capitaliste « collective » (sociétés par actions, fonds communs de placement, etc.). Le capital s’affirme comme rapport de classes: moyens du travail socialisés, mais dans une propriété capitaliste elle-même collectivisée aux mains d’une classe, travail socialisé dans le prolétariat. De sorte que l’ensemble des conditions de la production se socialisant, échappant à toute maîtrise individuelle bien que soit toujours affirmée la fiction de l’individu privé et de la production privée, elles doivent aussi être de plus en plus prises en charge socialement. Donc par l’Etat puisqu’il est le représentant de la société, de la puissance sociale que ne peuvent avoir les individus privés. Le rapport de détermination de l’Etat par la société civile (qui sont les rapports de propriété, de production) se confirme dans leurs transformations réciproques, et l’Etat à son tour contribue, en se développant, à vider la société civile bourgeoise de sa puissance. Certes, on pourra toujours observer, comme preuve apparente de ce que l’Etat est aux mains de la bourgeoisie, que le personnel dirigeant de l’Etat est en général issu à peu près exclusivement de ses rangs. Certes, car les connaissances, l’argent, l’enseignement, les idées et modes de penser dominants, les relations, sont la propriété des bourgeois. Mais d’une part cela n’est pas toujours le cas, et il arrivera souvent à la bourgeoisie de devoir « perdre sa couronne » pour conserver la société capitaliste (avec le fascisme, par exemple). Et surtout, d’autre part, ce n’est pas l’essentiel car l’indépendance de l’Etat vis-à-vis des individus bourgeois, ou de fractions particulières de la classe, reste posée dans sa structure et ses fonctions, qui sont d’assurer la reproduction de la société capitaliste en général, au delà des influences que peut exercer sur lui à un moment donné tel ou tel gouvernement relié à tels ou tels intérêts particuliers. Et ces fonctions s’élargissent inexorablement au détriment de la société civile, des rapports privés qui se vident de contenu. Ce que Marx voyait très bien dès 1852 quand il écrivait que l’accroissement «… de la division du travail à l’intérieur de la société bourgeoise créait de nouveaux groupes d’intérêts, donc de la matière nouvelle pour l’administration de l’Etat. Chaque intérêt commun fut immédiatement distrait de la société, pour lui être opposé comme intérêt supérieur, général, arraché à l’activité autonome des membres de la société pour être l’objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’une commune rurale, jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et à l’Université de France »54. Et il aurait pu ajouter, quelques dizaines d’années plus tard, jusqu’aux rapports ouvriers/patrons. Bref, l’Etat n’est pas un monstre simplement parce qu’il serait aux mains de bourgeois cupides, de serviteurs stipendiés du capital – ce qui laisserait entendre que ce même Etat pourrait être un instrument d’humanisation et de liberté aux mains d’autres hommes vertueux, dévoués au bien public, « de gauche » ou « vraiment de gauche » – mais parce qu’il est Etat, c’est-à-dire par nature, en lui-même, une forme particulière d’oppression et d’aliénation, et cela d’autant plus qu’il évolue systématiquement vers l’obésité et l’indépendance, c’est-à-dire qu’il absorbe progressivement une puissance sociale dont sont dépouillés, corrélativement, les individus de la masse.
Observons que la politique dite « sociale » de gestion de la force de travail et d’intégration de la classe ouvrière à la société capitaliste, qui se met en place à partir de la fin du 19ème siècle, n’élimine pas le rôle répressif violent de l’Etat dès que la classe ouvrière s’y oppose un tant soit peu. Par exemple, la répression d’un simple défilé du 1er mai à Fourmies fait encore 9 morts en 1891. Mais aussi ce fait a marqué les historiens comme anachronique et injustifiable. C’est que non seulement il s’agissait d’un défilé pacifique, mais qu’avec la IIIème République, l’évolution était bien amorcée, que nous allons examiner dans le chapitre suivant, qui verra la domination quotidienne du capital sur l’ouvrier prendre une forme plus pacifique en apparence, et donc l’Etat n’user du fusil que dans des situations plus particulières de la lutte des classes (du moins dans les rapports de classes intérieurs, car il en va évidemment autrement aux colonies, ainsi que dans les guerres mondiales dans lesquelles les prolétaires ont servi de chair à canons aux intérêts impérialistes du capital).
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CHAPITRE 3. L’ETAT PROVIDENCE
Comme il est impossible de suivre pas à pas toute l’histoire des transformations de l’Etat dans un court ouvrage, nous allons passer rapidement à l’Etat actuel, dont on datera les débuts dans les années 30 en Europe. C’est en effet après la grande crise de ces années que s’est épanoui ce que ses apologistes ont appelé « l’Etat Providence », l’Etat social dont nous avons vu les premières ébauches dans le chapitre précédent, et dont nous allons montrer qu’il correspond à la nouvelle forme dominante du capital, qui se présente comme capital financier dans la propriété juridique, et capital scientifique et technique dans le procès mécanisé de la production.
Les idéologues bourgeois aiment qualifier l’Etat actuel d’Etat Providence parce qu’il assurerait selon eux, par une vaste redistribution des richesses, un bien être inégalé aux couches populaires. Nous allons établir que, bien au contraire, si l’Etat est une providence, c’est pour le capitalisme, que si effectivement il intervient systématiquement dans tous les aspects de la vie, c’est une nécessité dictée par les problèmes accrus que le capital rencontre et crée pour se valoriser. Pour faciliter l’exposé, nous aborderons d’abord son rôle concernant la finance et la monnaie, puis concernant la gestion de la force de travail (la soi-disant providence proprement dite), bien que cette coupure ait l’inconvénient de reproduire la présentation bourgeoise des choses qui fait croire qu’il y aurait une politique sociale distincte de la politique économique (un mode de distribution des richesses qui serait distinct de leur mode de production, de la place des individus dans la division sociale du travail, c’est-à-dire de la propriété).
3.1 Etat et capital financier
Qu’est-ce que ce développement moderne du capital qu’on appelle le capitalisme financier? Brièvement résumé, c’est le phénomène que le développement de la production (toujours déterminé par la production de plus-value) est basé sur celui de la machinerie automatique, ou capital fixe, et nécessite de ce fait une énorme concentration de la masse de capitaux à y engager, sur un long terme, qui est hors de portée d’un seul apport personnel, ou familial, de capitaux privés. D’où le développement massif de l’appel au crédit, par le système de l’actionnariat ou des emprunts (bancaires, puis surtout obligataires), c’est-à-dire de la spéculation, tous ces titres, actions, obligations, n’étant en fait que des créances sur des espoirs plus ou moins hypothétiques de profits futurs. Cette extension inouïe du crédit était d’ailleurs inscrite dans les gènes du capitalisme, pour qui le mouvement qui commande depuis toujours la production est celui de l’accroissement de l’argent (A-A’, argent avancé qui doit rapporter de l’argent), et pour qui le crédit, qui n’est que de l’argent avancé par d’autres que le capitaliste direct, actif, est une nécessité absolue pour cette accumulation (il permet, par exemple, de fluidifier les déplacements des marchandises et des capitaux à la recherche du meilleur profit, d’accélérer leurs rotations, donc de rendre un même capital plus productif, de concentrer en investissements énormes l’épargne de millions d’individus, etc.). De sorte que dans le capital financier, on a55:
1°) Un système entièrement fondé sur le crédit, la mobilisation d’un capital social de prêt, capital-argent qui apparaît sous la forme de titres divers (actions, obligations, produits « dérivés » multiples, etc.), papiers suffisamment liquides pour qu’ils fonctionnent pratiquement comme de la monnaie, tandis que l’argent monnaie est lui-même placé dès qu’il ne sert pas à la consommation immédiate, rapporte intérêt et fonctionne alors comme le titre financier, le capital-argent. La fluidité des déplacements de cette masse « financière », capital-argent ou argent-capital, favorise la mondialisation de la concurrence dans les placements, et l’homogénéisation de sa rémunération: l’intérêt (qui est la part de la plus-value qui va au titre financier). Tous les mouvements de l’argent, qui décident dans ce monde de la vie des hommes, semblent dictés par ceux des taux d’intérêts. Et, comme ceux-ci semblent fixés en dernière instance par les Etats, nous en reparlerons plus loin, ces Etats semblent pouvoir « diriger l’économie ».
2°) Un système où la propriété juridique du capital est sous forme de propriété financière, de titres, et séparée de la mise en œuvre de ce capital dans la production (là où est produite la plus-value qui doit fournir l’intérêt), laquelle est maîtrisée par « les puissances intellectuelles de la production » (managers, scientifiques). Ce qui amène la séparation de la propriété en deux formes différentes: celle des capitalistes « passifs » (ou propriété du capital sous sa forme argent), et celle des capitalistes « actifs » (ou propriété du capital dans le procès de production où il absorbe le travail vivant). Ces deux phases du procès capitaliste, celle où le capital est sous forme argent, A et A’, et celle où il est sous forme marchandise (machines, force de travail et autres moyens de la production), sont maintenant propriété de deux groupes différents (le plus souvent). Celui des porteurs de titres, les financiers, qui ne voient que la circulation A-A’ (ils avancent A pour avoir A’, A grossi de l’intérêt, sans rien connaître du reste), et celui des « puissances intellectuelles de la production » qui semblent, à première vue, ne jouer qu’un rôle productif technique comme membres d’un « travailleur collectif ».
Aux yeux des critiques superficiels du capitalisme moderne, les seconds semblent être seuls utiles par rapport aux premiers. Pour eux, il y aurait d’une part les travailleurs, parmi lesquels les « entrepreneurs » et les scientifiques seraient simplement plus qualifiés que les autres, et d’autre part les financiers qui seraient, comme rentiers et spéculateurs, la plaie du capitalisme, la source de tous ses maux. Deux mondes s’opposeraient: celui des salariés, des producteurs, déterminé par les nécessités techniques, et celui des parasites. Et alors l’Etat aurait pour rôle de les équilibrer, d’empêcher les financiers de tirer un avantage exagéré de leur propriété juridique fondée sur l’argent pour prospérer en tondant indûment les travailleurs, d’empêcher qu’ils accroissent l’abîme qui sépare riches et pauvres, d’empêcher qu’ils créent par leurs spéculations les crises, le chômage. Car ils font soi-disant tout ce mal à eux seuls. Tous les autres ne seraient que les membres associés d’un procès de production technique et utile.
Or dans cette vision du capitalisme financier, dans laquelle le capital n’est compris que sous sa forme argent, complètement ignoré comme procès d’extorsion du surtravail (plus-value) dans la production, comme rapport de domination, d’appropriation, d’exploitation, d’aliénation dans la production, il est facile à l’Etat d’intervenir. Ne dispose-t-il pas de la loi pour mettre au pas les spéculateurs? De l’impôt pour taxer leurs gains exagérés? Ne fixe t’il pas (ou la Banque Centrale qui est aussi l’Etat) ces fameux taux d’intérêts dont le niveau enrichit plus ou moins la finance? Bref, il peut et il doit « euthanasier le rentier », selon le mot que Keynes lançait pour la galerie, lui qui a tant fait pour développer la dette publique dont se nourrit le rentier.
Il faut balayer toute cette apologie simpliste de l’Etat qui sert aujourd’hui à la gauche démocratique pour tenter de faire croire aux gogos qu’il y a moyen de faire une « économie » capitaliste au service de l’homme grâce à l’Etat qui la dirigerait, et pourvu qu’il ne soit pas lui-même dirigé par les « libéraux » qui veulent la domination du marché et des financiers sur l’Etat. Ceci à l’instant même où la destruction de cet Etat est pour le prolétariat l’objectif immédiat essentiel, la première nécessité vitale. Pour cela, nous allons rappeler que non seulement l’Etat est par nature impuissant à dominer le capital financier, mais plus encore qu’il en est le principal organisateur.
Il ne peut le combattre car ce serait alors au minimum restreindre étroitement le crédit, de l’ampleur duquel dépend tout le système de production actuel, et pour cela non seulement abolir la dette publique, qui lui est indispensable, mais soumettre à son contrôle toutes les transactions privées (d’ailleurs l’expérience d’un tel capitalisme d’Etat a été faite en URSS avec les résultats qu’on sait). Bien au contraire, l’Etat développe autant qu’il le peut le capital financier, notamment par la dette publique, puisque c’est de sa bonne santé que dépend la croissance, l’emploi, la richesse, dans le système social actuel qu’il est chargé de reproduire.
A vrai dire, il n’y a là rien de très nouveau, sinon effectivement l’ampleur que prend ce rôle d’organisateur et de pourvoyeur du système financier, de « prêteur en dernier ressort », de sauvetage des institutions financières en faillite, de pompier pyromane du système financier que joue l’Etat aujourd’hui. Car le pyromane, c’est d’abord l’Etat.
Cela dès les origines du capitalisme où il finance déjà largement les flottes, les arsenaux, les expéditions qui, de Venise aux Grandes Découvertes et aux empires coloniaux, stimulent les échanges, la division du travail et l’industrialisation, et bien sûr les guerres qui accompagnent tout ce mouvement. De telle sorte que la dette publique ne cesse, nécessairement, de croître en même temps que l’accumulation capitaliste, jusqu’à aujourd’hui où elle atteint des chiffres faramineux dans tous les pays du monde (en France, elle est d’environ 5000 milliards de francs, soit plus de trois fois le revenu annuel de l’Etat, et ceci sans compter l’immense dette virtuelle des retraites!).
Qu’est-ce que la dette publique56?
1°) De l’argent fourni par l’Etat aux capitalistes directement (aides et subventions, marchés publics, etc.) et indirectement (grands travaux d’infrastructures, propagande, enseignement et entretien de la force de travail, répression, etc.). Par exemple, « A la fin des années 60… les aides publiques directes à l’industrie représentent 15 % du total des investissements »57.
2°) Des titres financiers que l’Etat remet à ceux qui lui prêtent l’argent. Tous ces titres forment la base essentielle du capital financier (dans le monde, plus de 30 % des actifs des fonds de placements financiers sont constitués par des titres de la dette publique)58.
Puis, quand surviennent les « krachs » des « bulles » financières que les Etats ont ainsi puissamment contribué à gonfler, ils se précipitent pour sauver les institutions financières en faillite (cf. en France le célèbre exemple du Crédit Lyonnais, aux Etats-Unis de la Continental Illinois et des Caisses d’Epargne, tout cela parmi des centaines d’autres cas) qui, reliées à toutes les autres dans une chaîne de crédits et débits réciproques, feraient sinon tomber tout le système comme un château de cartes (c’est pourquoi elles sont dites « too big to fail »). Au Japon, aux U.S.A., en France, ce sont des milliers de milliards de francs qui ont ainsi été consacrés à apurer les dettes des quasi-faillis ces 20 dernières années.
Voilà très brièvement un premier aperçu du véritable Etat Providence. Comme bien évidemment la dette (environ 90 000 FF par français) et ses intérêts (237 milliards de francs en 1999, 15 % du budget de l’Etat) sont payés par les impôts, il s’agit là d’une sorte de socialisation généralisée du mouvement de valorisation-dévalorisation du capital59. Mais, et pour en rester à quelques fonctions essentielles de l’Etat moderne supposées lui permettre de « commander à l’économie », il faut compléter ce tableau par une incursion dans le domaine de la monnaie, du crédit et des taux d’intérêts, puisque ce sont là, selon ces apologistes de l’Etat, des leviers majeurs à sa disposition pour le faire, et puisque, nous l’avons vu, tout capital est argent, et réciproquement, dans le monde du capitalisme financier.
Contrairement à l’idée simpliste communément répandue, l’Etat n’est pas maître de la monnaie, c’est-à-dire de sa quantité en circulation et de sa valeur. Il n’y a pas un stock de monnaie qu’il régulerait à sa guise sous prétexte que c’est lui qui détient la planche à billets. Pas plus qu’il n’en fixe la valeur parce qu’il déciderait du niveau des taux d’intérêts.
Développons brièvement ces points. Déjà nous avons vu que l’Etat n’est pas maître de l’accroissement de la dette publique, qui augmente inexorablement selon les nécessités de l’accumulation capitaliste qu’il se doit d’entretenir pour éviter l’écroulement du système, et qui induit inévitablement un gonflement de la masse d’argent en circulation (celle qu’il emprunte et dépense, doublée des titres qui la représente). Mais plus fondamentalement encore, le crédit est une création de monnaie privée. Quand deux échangistes font une transaction à crédit, ou quand une banque prête à l’un pour acheter, il y a émission d’un titre de créance (doublé d’une inscription du montant à l’actif de la banque qui n’est qu’un dépôt fictif, contrairement à l’idée que la banque ne prête aux uns que l’argent que lui confient les autres) qui est un signe de valeur, de la monnaie émise privativement. Le titre est une monnaie privée qui correspond à une marchandise non encore vendue, validée socialement: il pré-valide la marchandise, mais si la vente ne se fait pas, c’est une valeur fictive, une quantité de monnaie sans contrepartie. Mais le créancier, par sécurité et pour continuer ses affaires au plus vite, va transformer cette monnaie privée en « vrai » argent, en monnaie publique, en l’escomptant (il monnaye sa créance). De sorte que circule l’argent prêté plus l’argent tiré de l’escompte, la masse de monnaie a doublé. Aujourd’hui, l’emprunteur ne passe souvent même plus par le système bancaire, il divise son emprunt en titres obligataires qui sont vendus directement au public (on dit qu’il titrise sa dette), il est ainsi directement exprimé en monnaie officielle. De sorte que la Banque Centrale ne peut même plus utiliser son privilège du réescompte pour contrôler l’extension du crédit. Mais de cette façon, la masse de monnaie en circulation a aussi été doublée: l’argent emprunté plus les titres qui le représente.
Bref, d’une façon ou d’une autre, que le créancier monnaye sa créance ou que l’emprunteur émette des titres obligataires, une masse d’argent est créée privativement mais exprimée en monnaie officielle. Non seulement l’Etat ne peut pas empêcher cette création de monnaie privée, mais il doit l’accompagner, l’organiser, assurer ce monnayage par une émission de monnaie en correspondance avec le réescompte accordé et avec la valeur des titres, qui sont et doivent rester librement convertibles en argent. Sinon le système du crédit s’écroulerait, et avec lui toutes les affaires, toute la société actuelle qui repose sur elles et donc sur lui. Il se doit d’assurer « la croissance », donc ce système de crédit par lequel il pré-valide socialement des affaires privées non encore validées réellement (il peut tout au plus agir, marginalement, sur la masse de monnaie privée créée par le biais des banques en leur imposant d’avoir un certain pourcentage, toujours faible, de leurs crédits en fonds propres ou en dépôt à la Banque Centrale. Quant aux emprunts obligataires, ils n’ont d’autres limites que les taux d’intérêts qui montent quand la demande d’argent est forte).
C’est pourquoi l’Etat, en tant que gestionnaire de la monnaie, se trouve placé devant une contradiction vis-à-vis de laquelle il est à la longue impuissant, contradiction qui manifeste dans le domaine monétaire la contradiction privé/social propre au capitalisme. En effet, la monnaie a deux fonctions, qui dépendent l’une du privé, l’autre du social. D’un côté, elle est un simple signe qui dit les rapports de valeur dans lesquels s’échangent les marchandises (quel que soit le signe, par exemple x, on dira que A vaut 2 x, B vaut 4 x, C vaut 10 x, etc., pour dire commodément que B vaut 2 A, 0,4 C, etc.). Dans l’échange généralisé, le signe doit être le multiple d’un même étalon (un certain coquillage, un gramme d’or, un maquereau, etc.) mais la valeur du signe n’a aucune importance, puisque seul compte le rapport. Mais d’un autre côté, la monnaie a pour fonction de conserver la valeur le temps qu’elle soit utilisée à nouveau, entre le moment où l’on vend et celui où on achète, celui où l’on prête et celui où on est remboursé, sinon les transactions, qui sont nécessairement échelonnées dans le temps dès qu’on sort du troc, ne seraient plus possible, ni le crédit, ni l’accumulation.
Dans cette deuxième fonction, la valeur est nécessairement exclusivement sociale puisqu’elle doit se rapporter à toutes les marchandises dans l’espace où elles s’échangent par la médiation d’une monnaie donnée, et être conservée dans le temps pour tous les échangistes. C’est donc l’Etat, la puissance sociale, qui est chargé d’assurer la conservation de la valeur de l’étalon qui a médiatisé l’échange privé (on dit que la monnaie a cours légal, ou forcé). Tandis que dans sa première fonction (étalon), la quantité de monnaie est déterminée par les agents économiques: plus ils échangent de marchandises, plus les quantités de valeur échangées sont grandes, et plus ils ont besoin de signes de monnaie. Et avec le titre de crédit, ils en créent autant que de besoin. Le crédit moderne permet même la démultiplication par dix ou par cent d’une quantité donnée d’argent grâce aux « effets de levier » imaginés par les financiers60. Ainsi la masse monétaire en circulation sous ses diverses formes (titres et autres papiers), croît et se démultiplie aussi longtemps que la confiance en l’avenir des affaires est bonne et que les particuliers et les entreprises développent les transactions.
Jusqu’au jour où arrive le « krach », une partie de ces titres apparaît comme n’ayant pas leur valeur nominale, ne correspondant pas à des débiteurs (Etat ou particuliers) solvables (la validation espérée des achats et des investissements montés à crédit ne se fait pas, les rentrées fiscales sont insuffisantes, etc.). Eclate alors la contradiction entre la masse monétaire émise pendant la croissance des affaires et, en face, une richesse faites d’usines, d’immeubles, et autres marchandises, qui s’avèrent inexploitables et invendables, c’est-à-dire qui s’avèrent être des valeurs fictives du point de vue du capital (valeurs qu’il est impossible de réaliser en les valorisant). C’est l’inflation: la masse monétaire créée s’avère ne correspondre qu’à une beaucoup plus faible quantité de valeurs réelles (valorisables) que supposé. La valeur nominale de la monnaie restant la même, ce sont les prix des marchandises qui montent (ou qui stagnent alors que la valeur de ces marchandises continue de baisser du fait des hausses de productivité). Il y a dévalorisation de fait de la monnaie: chaque unité monétaire commande une quantité de valeur (de travail social) inférieure à ce qu’elle était précédemment.
Il est évidemment impossible à l’Etat de concilier ces deux fonctions contradictoires représentées dans la forme monnaie. D’une part, l’accroissement exponentiel de la masse de monnaie de crédit créée par les agents économiques agissant de façon privative, donc anarchique, et spéculative, le crédit étant toujours un pari sur une hypothétique validation future. D’autre part, la valeur de l’unité monétaire (sa capacité à commander une quantité déterminée de travail social contenue dans les marchandises). Il le peut d’autant moins aujourd’hui que ces deux fonctions monétaires ne sont plus représentées, comme autrefois, par deux formes différentes, le billet de la banque privée pour les échanges, l’or ou le billet d’Etat convertible en or pour conserver la valeur, cette deuxième forme61 limitant l’émission de monnaie d’Etat (donc le monnayage de la monnaie privée) à la valeur de l’or détenu dans ses caisses. Mais justement, ce sont les nécessités même du développement du capitalisme, tels que le financement des guerres, l’extension du crédit nécessaire à la concentration des capitaux, les mesures pour pallier les difficultés accrues de leur valorisation, qui ont amené le besoin d’une augmentation de la masse financière (argent et titres, ou masse monétaire) telle qu’elle devait faire sauter la limite métallique à son expansion et abolir toute référence à l’or, ce qui fut définitivement achevé par la décision en ce sens des U.S.A. en 1971.
Dès lors, la monnaie, débarrassée de son rapport inutile à l’or, vaut directement pour ce qu’elle est, ainsi que n’importe quel titre, comme assignation sur une part de la richesse mondiale. Mais c’est une assignation dont la valeur est théoriquement garantie par l’Etat qui l’émet. Sa valeur dépend donc en fait de sa puissance, de sa capacité à accaparer le plus possible des richesses du monde, de ce que sa monnaie représente le plus possible de ces richesses (c’est pourquoi le dollar est la monnaie mondiale et que 80 % de l’épargne mondiale se matérialise en dollars). C’était déjà vrai auparavant, mais indirectement, le stock d’or national étant réputé servir de contrepartie aux billets, la valeur de la monnaie semblait lui être lié (mais lui-même dépendait de la puissance de l’Etat-Nation considéré). Le rôle de l’Etat moderne vis-à-vis de la monnaie consiste donc à assurer autant qu’il le peut, c’est-à-dire jusque par la force militaire, la domination la plus étendue possible des richesses mondiales par le capital qu’il représente. La monnaie est un titre financier, un titre de propriété, dont la valeur traduit la puissance de la société bourgeoise que gère l’Etat.
Tels sont les faits, très brièvement résumés dans leurs grandes lignes. Mais pourtant, il existe une foule d’apologistes de l’Etat qui prétendent qu’il fixe à son gré la valeur de la monnaie, par les taux d’intérêts qu’il fixerait aussi à sa guise, rendant ainsi cette monnaie plus ou moins attractive et lui permettant de contrôler l’émission de monnaie privée en rendant le crédit plus ou moins coûteux. Or les taux d’intérêts dépendent de deux facteurs, très liés entre eux, le rapport entre l’offre et la demande de la monnaie considérée, et la confiance qu’ont ou n’ont pas les épargnants dans la conservation de sa valeur. Nous avons vu que cette confiance dépend de la puissance de la société capitaliste considérée à contrôler et accumuler les richesses. Mais quand il y a crise, cette confiance disparait, et la demande de monnaie aussi. L’Etat peut baisser les taux d’intérêts autant qu’il voudra pour faciliter le crédit et la relance des affaires, cela ne changera pas grand chose à la situation qui est que la crise manifeste justement un « trop plein » de capital sous toutes ses formes (marchandises, usines, titres, etc.), de capital fictif qui ne se valorise pas, de titres qui ne représentent plus rien. Ce n’est pas quand l’argent ne peut plus se valoriser, qu’on en a trop émis parce qu’il y a eu overdose de crédits, qu’il sert à quelque chose d’en rajouter. Plus personne ne veut investir avant que la situation ne soit apurée par destruction de tout le capital en surplus. Et l’Etat a beau proposer aux banques toutes les liquidités qu’elles veulent aux taux les plus bas pour qu’elles relancent le crédit, elles ne vont pas prêter davantage quand les affaires périclitent et qu’elles sont déjà submergées de créances irrécouvrables auprès de débiteurs insolvables. En réalité, l’Etat baisse ses taux parce que la demande de crédit baisse, que personne ne veut d’argent, même ainsi bradé.
Pour les hausses, c’est pareil, c’est que les affaires se développent et que la demande d’argent augmente, sinon il ne pourrait évidemment pas y avoir de hausses62. Et dans ces situations, l’Etat limite en général ces hausses en augmentant l’émission monétaire, trop heureux d’une croissance bénéfique. Donc, finalement tout ce que l’Etat peut faire de mieux en matière de taux, c’est d’accompagner le plus judicieusement possible le mouvement des affaires. Certes, cet accompagnement n’est pas facile car il dépend de la capacité de l’Etat à appréhender correctement ou pas la situation, ce qui est toujours aléatoire puisque les comportements des agents économiques sont privés et anarchiques. Il peut donc l’aggraver ou la favoriser en ajustant plus ou moins bien ses taux d’intérêt au mouvement des affaires. Mais cette influence secondaire sur le cours des choses suffit aux apologistes de l’Etat pour claironner que, puisque son rôle n’est pas entièrement nul, c’est qu’il décide.
Cet accompagnement se vérifie pleinement dans les crises. On sait que pour les dépasser, c’est-à-dire pour permettre la reprise du procès de valorisation du capital qui a été interrompu, la solution consiste toujours tôt ou tard à détruire le capital « en surplus », le capital qui s’est avéré fictif et fait s’effondrer le taux de profit moyen. S’agissant de l’époque où domine la forme financière du capital, l’argent qui rapporte de l’argent, l’Etat doit agir d’abord dans ce domaine de l’argent.
Il a alors le choix de privilégier l’une des deux fonctions de la monnaie. Ces deux politiques semblent radicalement opposées mais, nous allons le rappeler, elles mènent finalement au même résultat: la destruction de capital.
Il peut choisir la déflation (ou monétarisme) qui consiste à favoriser ce qui peut préserver la valeur de la monnaie, en relevant ses taux d’intérêts pour restreindre le crédit (l’émission de monnaie privée), en refusant d’augmenter la dette publique (la création monétaire publique) et de secourir les sociétés en difficultés, les banques qui voient leurs actifs fondre en se révélant constitués de créances insolvables et de titres dévalués, ou de lancer de grands travaux supposés relancer l’activité générale, et surtout en réduisant les dépenses sociales sous prétexte d’équilibrer le budget. Cette contraction de la masse monétaire et du crédit ruine évidemment encore plus la marche déjà ébranlée des affaires. Mais c’est précisément son objectif que de rétablir la valeur de la monnaie en réduisant sa quantité à proportion de celle des valeurs réellement valorisables (les seules qui comptent comme capital), que la crise a révélé inférieure à toutes celles mises en circulation dans la phase de croissance précédente. Les firmes en difficulté ne trouvent plus de nouveaux crédits pour se prolonger dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs. Elles doivent être liquidées et leurs créanciers avec. La valeur des titres s’effondre en Bourse avec la panique. Ce faisant, l’Etat choisit simplement la vérité immédiate et brutale de la crise: la destruction du capital en « surplus » sous toutes ses formes: titres dont la valeur s’effondre, faillite des entreprises, destruction des marchandises invendables, et bien sûr licenciement de la force de travail. Cette politique, fait remarquer Marx judicieusement, consiste à détruire les richesses réelles pour sauver leur représentation, l’argent. Comme elle est très brutalement réaliste, elle n’est le plus souvent que peu ou plutôt partiellement utilisée: l’Etat développe ses dépenses pour secourir les grandes institutions financières « too big to fail » et relancer l’activité des entreprises, mais réduit les dépenses sociales au nom de la réduction du déficit public.
Il peut aussi choisir l’inflation, méthode plus insidieuse et cachée, en creusant le déficit budgétaire pour aider la capital dévalorisé (crédit bon marché, prise en charge des créances douteuses et des déficits, lancement de grands travaux, etc.) et y compris pour maintenir les dépenses sociales à un certain niveau afin d’éviter une radicalisation de la lutte de classes et soutenir la consommation. Il veut ainsi jouer en particulier sur la fonction de la monnaie comme signe de l’échange, et s’imagine en quelque sorte qu’en multipliant les signes, on multipliera la demande, les transactions, les affaires. Mais ce faisant, il ignore l’autre fonction de la monnaie, la conservation de la valeur qui va effectivement s’effondrer. Car en période de crise, ce n’est pas le manque de liquidités qui est en cause, mais le trop plein par rapport aux valeurs réelles, valorisables. En l’augmentant encore, l’effet le plus sûr de l’inflation est de dévaloriser la monnaie, et les créances libellées dans cette monnaie, donc de faire monter les prix des marchandises tandis que les salaires stagnent (donc la consommation baisse quand même). Elle ruine donc non seulement les salariés mais aussi les petits rentiers. Pour éviter d’être remboursés en « monnaie de singe », les banques ou les particuliers ne prêtent plus, ou à des taux d’intérêts apparents très élevés, tandis que les gros capitaux, qui en ont les moyens, fuient le pays, tout cela aggravant le mal qu’on prétend guérir. L’inflation maintient peut-être en vie un temps le capital fictif, mais elle détruit encore plus sûrement tout le système qui reste encombré de marchandises et de capacités de production en surplus, et qui ne peut plus fonctionner avec de la monnaie dont la valeur fond comme une glace au soleil. Tant et si bien que l’inflation, si elle est une solution de facilité à court terme pour l’Etat, puisqu’elle semble d’abord agir comme une perfusion sur le marché en lui apportant des liquidités, du crédit facile et bon marché, rencontre vite ses limites: en réalité, elle détruit la structure économique du capitalisme comme l’alcool le foie. Le surcroît de liquidités soulage un moment l’alcoolique, mais aggrave son mal. Il faut revenir à une monnaie stable, sans laquelle tout le système du crédit, des investissements et des échanges, est malade. Et alors la destruction des valeurs fictives est encore plus violente, la situation des travailleurs plus dramatique. Les exemples abondent suffisamment qui illustrent cet enchaînement inévitable.
Ce qui est significatif dans ces politiques monétaires, c’est qu’étant apparemment opposées, elles paraissent illustrer parfaitement la liberté de choix de l’Etat, son pouvoir de décision sur le cours des événements. Ce que ne manquent pas de claironner les idéologues pour qui la rigueur budgétaire et la déflation, c’est le libéralisme, le pouvoir de la finance sur l’Etat, le choix de plaire aux rentiers, tandis que le déficit budgétaire et l’inflation, c’est le social, le pouvoir de l’Etat sur la finance, le choix de plaire aux salariés. Le hic pour ces messieurs, c’est que ces deux politiques mènent au même résultat: la destruction de capital, et des hommes qui, dans leur monde, en dépendent. Au fond, la cause en est simple: ce n’est pas l’argent qui produit l’argent, il n’est qu’un représentant de la valeur. Donc ce n’est évidemment pas en jouant sur l’une ou l’autre des fonctions de l’argent que l’on peut régler le problème de la production de valeur, et plus précisément de plus-value, qui est au cœur de toute crise. Jouer sur les représentations peut modifier les comportements un temps, mais pas longtemps. Mais pour ce qui nous importe ici, l’Etat, cet exemple illustre finalement parfaitement à la fois sa liberté de choix apparente, son rôle décisionnel apparent, qui fait croire à sa capacité à diriger l’économie, et le fait que tout ce qu’il peut faire conduit finalement au même résultat correspondant aux nécessités des rapports d’appropriation et de production de l’époque qui définissent la société civile.
Le rôle de l’Etat dans la crise ne dépend donc pas essentiellement, aujourd’hui pas plus qu’hier, des hommes qui le gouvernent. Il ne s’agit pas d’une question de volonté ou de capacité de leur part, sauf en ce qui concerne leur aptitude à comprendre plus ou moins bien et accompagner plus ou moins habilement la nécessité. Et cette nécessité, c’est que la crise est le moment où le mouvement de valorisation du capital manifeste qu’il nécessite aussi un mouvement contraire de dévalorisation (quand la crise débouche sur des guerres, ce qui est fréquent, sinon permanent, c’est encore plus évident).
Au terme de ce rapide survol des rapports de l’Etat et du capital financier, on voit que le rôle actif de l’Etat consiste à organiser au mieux ce mouvement de valorisation/dévalorisation.
– Valorisation: c’est l’Etat qui fournit l’essentiel de ses « munitions » au capital financier. Par des financements directs, par la socialisation qu’il organise des initiatives privées (monnayage, socialisation du crédit), par le déficit public et les titres d’Etat qui nourrissent la finance du produit des impôts, par les guerres pour conquérir les sources de matières premières et les marchés.
– Dévalorisation: par la déflation ou l’inflation, les nationalisations63, ou encore par les guerres, il organise la destruction de capital « en surplus ».
Ce qui est nouveau, à l’époque du capital financier, c’est l’ampleur extraordinaire des fonctions assumées par l’Etat (nous allons le voir encore ci-après avec la gestion du salariat) dans la gestion de la reproduction du capital, de son mouvement de valorisation-dévalorisation. Il absorbe une multitude de fonctions qui, autrefois, étaient du seul domaine de la société civile (cela est évidemment à mettre en relation avec la disparition progressive de la propriété privée et l’étiolement de l’individu privé). Il devient comme une vaste machine de siphonage de la plus-value et de sa répartition en vue de l’organisation de ce mouvement. D’un côté, une propriété juridique du capital socialisée, une masse de titres qui doivent être rémunérés. De l’autre, une masse de travailleurs produisant la plus-value sous la domination des « capitalistes actifs », des puissances intellectuelles de la production, et dépossédés de toute maîtrise sur les conditions de leur travail et de leur vie. Et, comme au milieu, l’Etat qui la siphonne par l’impôt et la redistribue par la subvention, la commande publique, le remboursement des emprunts et leurs intérêts, la prise en charge de toutes sortes d’autres conditions de valorisation du capital (infrastructures, entretien et formation de la force de travail, conquête des approvisionnements et des marchés extérieurs, etc.).
Tout ceci détermine la forme concrète de l’Etat à l’époque du capitalisme financier, sur laquelle nous reviendrons au chapitre 4, comme étant:
1°) Une bureaucratie hypertrophiée, puisque l’Etat joue un rôle de gestion du capital en général, comme s’il était à la fois les directions financière, juridique, des ressources humaines, des relations extérieures, de la sécurité, de la formation, de l’hygiène, etc., d’une Nation-Firme.
2°) Une fiscalité écrasante, l’Etat organisant le prélèvement de 30 à 50 % de la richesse produite suivant les pays.
3°) Une intégration dans une hiérarchie mondiale d’Etats, l’aire de valorisation du capital moderne ne pouvant être que mondiale. Intégration qui est faite de coopérations et de luttes pour améliorer sa place. La constitution de cette chaîne hiérarchisée d’Etats s’accompagne d’une démultiplication d’instances étatiques mondiales, dominés par les plus puissants, les U.S.A. au sommet. Par exemple, pour la France, le citoyen est soumis, au delà de l’Etat national, à la bureaucratie européenne, à l’OTAN, à l’Organisation du Commerce Mondial, etc.
Si nous avons ici insisté sur l’impuissance intrinsèque de l’Etat à « dominer l’économie », c’est qu’il s’est développé aujourd’hui un fétichisme exacerbé de l’Etat qui, contrairement à l’origine où l’Etat était idéalisé comme le soi-disant protecteur de la liberté des propriétaires privés, des individus supposés les maîtres, assure maintenant au contraire que c’est l’Etat qui décide, ou peut décider, grâce à sa capacité à dominer l’économie (c’est-à-dire en fait la société civile), de l’existence et du bonheur des individus, peut les produire, comme le pensait Hegel. Le fétichisme de l’Etat est porté à son comble: parce qu’il s’occupe de tout, on croit qu’il peut s’en occuper dans l’intérêt de tous (ce que véhicule, entre autre, l’idéologie du « service public »), alors que le fait que l’Etat se charge d’organiser la réponse à un besoin n’empêche nullement qu’il ne peut le faire que comme moyen de la valorisation du capital. Nous allons le voir dans le cas particulier où cela parait pourtant le moins évident: l’Etat Providence, dans l’acception que les idéologues donnent à cette formule: providence pour les salariés, pour les démunis, les chômeurs, etc. Quoi de moins capitaliste a priori que l’aide sociale? Regardons-y de plus près.
3.2 Etat et salariat
3.2.1 L’Etat, providence pour les salariés?
Les économistes ne voient le capital que comme chose, de l’argent, des machines, bâtiments, etc. D’un côté, ces choses, de l’autre, séparé, le travail des hommes. En réalité, le capital est un rapport particulier d’appropriation entre ces moyens du travail et ces hommes qui en sont dépossédés. Il n’existe de capital que dans l’exercice actif de ce rapport, dans le mouvement du procès de production qui en découle, qui est procès de valorisation. Cette façon simpliste, propre au langage courant, qui est commode à tout un chacun pour distinguer le côté de l’argent, de la propriété, du côté du travail, se transforme en vulgaire erreur quand elle induit l’idée de leur existence autonome, séparée. Conception qui se retrouve dans la distinction que font les idéologues de l’Etat entre l’aide qu’il apporte au capital (qualifiée de soutien à l’économie), de celle qu’il apporte au travail (qualifiée de sociale, humanitaire). Or bien évidemment, l’achat de la force de travail et son exploitation est un moment essentiel du procès de valorisation, le moment essentiel de la vie du capital. Mais c’est parce que ces idéologues caractérisent l’intervention de l’Etat dans ce moment comme une politique sociale, une aide aux salariés qui ne serait pas une aide pour le capital, que nous examinons ici ce point en particulier, en le détachant formellement de l’aide au capital sous ses autres formes dont nous avons parlée précédemment. On verra que, pour la même raison qu’ils ne comprennent pas le procès de production comme production de plus-value, ils ignorent, ou font semblant d’ignorer, que l’aide qu’apporte l’Etat aux salariés sous forme d’allocations diverses (que l’on regroupe sous le terme de « salaire indirect ») et de droit du travail est: 1°) dictée par la nécessité de reproduire la force de travail, de ne pas la laisser s’étioler et dépérir; 2°) une façon d’abaisser le coût salarial (Cv, capital variable) pour chaque capitaliste particulier en le faisant prendre en charge socialement; 3°) une tentative d’encadrement et d’organisation de la lutte des classes afin qu’elle n’aille pas jusqu’à remettre en cause le rapport d’appropriation capitaliste, qu’elle reste dans le cadre du rapport salarial et contribue alors à le reproduire, à reproduire la société actuelle.
On sait que pour produire la plus-value, le capital achète deux sortes de marchandises: les moyens du travail (capital constant ou travail passé: matières premières, machines, etc.) et la force de travail (capital variable ou travail vivant) dont le prix ne représente qu’une partie de la valeur que produit son usage (la quantité de travail social qu’elle incorpore à la marchandise), le solde étant la plus-value (ou surtravail). Il est évident que plus l’Etat prend à sa charge une part du coût de cette force de travail (ce qu’elle coûte à produire et être reproduite), et plus le capitaliste particulier peut réduire la part de ce prix qu’il paie lui-même. Par contre, et cela l’enrage, il voit l’Etat devoir augmenter les impôts, y compris les siens quelque peu, c’est-à-dire un prélèvement sur cette plus-value.
Pourquoi cette intervention de l’Etat dans le rapport salarial? C’est cette extraordinaire complication, contraire au dogme de la liberté des contrats entre des individus libres, qu’il faudra expliquer et dont il faudra ensuite voir les conséquences sur les transformations de la forme de l’Etat qu’elle implique. Car en ce qui concerne le constat, il est bien connu, et il suffit de le résumer brièvement.
Innombrables en effet sont les « experts » qui énoncent le poids des charges sociales et la prise en charge croissante de la vie (ou de la survie) des individus par l’Etat. Allocations logement, études, familiales, parentales, handicapés, de solidarité, chômage, femmes seules, assurance maladie, accidents du travail, vieillesse, R.M.I., emplois-jeunes, et bien d’autres prestations sociales encore qui toutes ensemble contribuent, en s’ajoutant à toutes les aides « économiques » au capital que nous avons vues, à ce que les dépenses publiques se montent à 54 % du P.I.B. en France en 1999, au lieu de 34,6 % en 1960 et 17 % en 191364. La seule Sécurité Sociale a pour 2001 un budget fixé par le Parlement de 1933 milliards de francs, soit 200 milliards de plus que celui de l’Etat central; la Caisse Nationale d’Assurances Familiales a distribué 300 milliards de francs en 2000; le financement du chômage serait de quelques 400 milliards de francs; etc. Quelle que soit la part des dépenses publiques qui va à l’aide « économique » au capital, dont nous avons rappelé l’extrême importance, il est indéniable que l’Etat se charge aussi d’une part croissante des revenus perçus par les travailleurs (actifs ou chômeurs et retraités) et des services dont ils usent (hôpitaux, enseignement, transports, etc.). A elles seules, les dépenses dites de prestations sociales se montent à 2600 milliards de francs en 2000, soit 28,5 % du PIB (contre 11,3 % en 1990)65. Elles représenteraient environ 1/3, en moyenne, du revenu des ménages66.
Mais, répétons le, la question n’est pas celle du constat du rôle croissant de l’Etat de la fin du 19ème siècle à nos jours, des premières lois sociales de Bismarck dans les années 1880 jusqu’au R.M.I. de Rocard un siècle plus tard, dans l’organisation du salariat et la prise en charge du financement de l’aptitude au travail des salariés (santé, enseignement, chômage, et autres « services publics »)67. Elle est d’en analyser les causes et les effets.
Concernant les causes, les idéologues de l’Etat Providence se divisent en général en deux écoles, qu’ils prétendent opposées bien qu’elles soient, au contraire, très proches. Les « fonctionnalistes » qui estiment que son développement correspond au développement rationnel d’un capitalisme maîtrisé. Selon eux, il répondrait aux nécessités de l’industrialisation, tout en corrigeant les insuffisances et les effets négatifs du marché. Il stimulerait les initiatives privées, en assurant aussi leur cohérence en un tout reproductible et durable formant société. Et les « politiques » qui estiment qu’il est le résultat d’une lutte de classe acharnée qui aurait obligé la bourgeoisie à céder aux exigences des travailleurs, qu’il représenterait donc une victoire progressive du socialisme, réforme après réforme, par un meilleur partage des richesses et la conquête de toujours plus de droits pour les travailleurs en particulier (et « de l’homme » en général quand il s’agit de vouloir contenter le public d’une vague abstraction).
A vrai dire, une telle opposition n’existe pas pour la simple raison que le procès de valorisation du capital, étant l’organisation de l’exploitation et de la soumission du travailleur au capital, intègre évidemment la lutte de classes, l’opposition du travail et du capital. C’est-à-dire que la soumission étant la condition de l’exploitation, la croissance capitaliste (de l’accumulation) exige que cette lutte ne la remette pas en cause, se limite à discuter les conditions de l’exploitation (du salariat), lesquelles resteront toujours finalement déterminées par le capital tant que sa domination subsiste, tant qu’il conserve la propriété et la maîtrise des conditions de la production (comme propriété financière, ou comme division du travail, et de la propriété en fait, entre les puissances intellectuelles, les capitalistes actifs, et les exécutants).
On sait, ne serait-ce que parce que l’expérience historique l’a amplement prouvé, que tant que la lutte du prolétariat reste sur le terrain de la réforme, de la lutte pour un meilleur salaire, de conditions d’exploitation moins draconiennes, elle contribue aussi au développement du capitalisme lui-même en se posant comme un des facteurs externes (l’autre étant la concurrence) qui pousse à la mécanisation du travail, donc à la concentration du capital. Par exemple, et pour ne citer qu’un exemple célèbre, le taylorisme et le fordisme ont été une réponse à la résistance ouvrière à l’intensification du travail: en réduisant le travail à des gestes simples, en le décomposant en de multiples postes mécanisés, en le soumettant au rythme de la chaîne, le capitaliste dépouille l’ouvrier de tout ce qui pouvait lui rester de qualification et de maîtrise dans son travail, c’est-à-dire de propriété et puissance personnelle, quitte, comme l’a fait Ford, à augmenter sensiblement son salaire, y voyant même un avantage pour vendre ses Ford T produites en masse par ces transformations du procès de production.
La lutte ouvrière n’est pas un obstacle au développement du capital tant qu’elle reste dans le cadre du rapport salarial. Et c’est aussi bien pour empêcher la destruction de la force de travail par le capital – ce dont nous parlerons plus loin (cf. § 3.2.2) – que pour maintenir la lutte de classes dans ce cadre salarial que l’Etat est devenu le principal organisateur de ce rapport. Il s’agit pour lui de le légitimer, et de se légitimer, en montrant que la vie matérielle du salarié peut s’améliorer, grâce au fait qu’il peut compter sur l’Etat pour arracher des concessions au capital. L’Etat est l’organisateur d’une paix sociale relative (il y a bien des conflits, mais ils se limitent à la lutte pour l’argent au sein du système). Il organise le consensus social minimum nécessaire pour reproduire la société où, comme disent aujourd’hui ses apologistes, il crée du « lien social ». Que ce soit l’Etat qui ait cette charge en dit long sur l’état de délitement, de désintégration de la société civile. Certes, assurer le consensus, l’unité sociale, n’est pas une nécessité propre au capitalisme. Ce qui est nouveau, c’est que cette unité n’est plus faite des relations directes et transparentes entre les individus, dans un ordre communautaire présupposé (tribal, antique, religieux, féodal, etc.), toute attache et solidarité communautaire ayant été systématiquement détruite par l’émergence de la propriété privée. Devenue ainsi simplement inexistante, n’étant pas construite par les hommes eux-mêmes dans leurs activités, elle est alors représentée par une bureaucratie extérieure, l’Etat, et une idéologie imaginaire, la Nation. Dans la société civile bourgeoise des individus privés, les liens ne sont que dans l’achat et la vente, par l’argent68. Mais la médiation de l’argent (« le marché ») s’avère incapable de produire et reproduire la société. L’argent étant la manifestation même des séparations privées, sa médiation concoure inévitablement à maintenir les individus dans l’isolement des choix privés, l’anarchie de la production, l’aveuglement des égoïsmes. Le « marché » ne se régule pas tout seul, n’est pas une rationalité et ne fonde pas une société. L’Etat doit intervenir, comme médiation complémentaire qui se veut consciente, pour l’organiser et le rationaliser, et instituer une société dans laquelle il puisse se développer malgré ses incohérences et ses aveuglements. Mais comme l’argent est tout ce qui relie les individus privés, ce qui fonde cette société civile que l’Etat doit contribuer à reproduire, ce dernier ne peut intervenir qu’en tentant de conforter cette médiation de l’argent, en essayant d’en faire un moyen rationnel de l’unité sociale. Dans le capitalisme, cette médiation constitutive de la société se manifeste en particulier par le salariat. C’est pourquoi l’Etat doit s’employer à faire de toute lutte de classes, et pour qu’elle reste interne à la société, une lutte interne au rapport salarial. L’Etat Providence n’est donc le produit de la lutte de classes qu’en tant qu’il s’est ainsi transformé par la nécessité de devoir l’intégrer dans le développement du capital, et en fonction de ce développement (ce en quoi ses transformations restent « fonctionnelles »). Telle est l’unité des thèses fonctionnalistes et politiques à son sujet.
Ce rôle de gestion du rapport salarial n’est cependant pas qu’une simple extension quantitative des interventions traditionnelles de l’Etat pour conforter et organiser les rapports de propriété dont l’argent est une manifestation. Il reste à expliquer pourquoi non seulement il doit, mais aussi il peut passer d’une politique purement coercitive pour imposer de force le salariat, l’exploitation et la soumission, dont nous avons rendu compte précédemment dans ses grandes lignes, à une politique plus pacifique dite sociale, ou réformiste. Il s’agit aussi d’un changement qualitatif, qui ne peut s’expliquer que par une transformation importante des rapports de production, comme nous allons le voir maintenant, en analysant pourquoi l’Etat a dû et pu se développer en Etat « social », réformiste. Après quoi, nous verrons la forme nouvelle d’Etat qu’implique cette transformation: l’Etat totalitaire. Nous verrons que l’Etat Providence est par essence un Etat totalitaire.
3.2.2 L’Etat réformiste
Pour comprendre les causes des interventions croissantes de l’Etat dans l’organisation et la gestion du rapport salarial, il faut évidemment partir non pas, comme le font la plupart des historiens, de l’influence de tel ou tel généreux penseur « social », mais de ce rapport dans son effectuation, dans la production. Il est le capital au moment effectif de la production de la plus-value (où la marchandise l’absorbe) dans le procès de sa valorisation. Et c’est dans les transformations des conditions concrètes de cette production, au fur et à mesure des difficultés et contradictions auxquelles elle se heurte sans cesse, que gît la nécessité de ce rôle croissant de l’Etat dans le rapport salarial qui en est la détermination historique et sociale.
On constate en effet que ce rôle croît à peu près en même temps que l’importance toujours plus grande de la machinerie automatique (du capital fixe) dans la production. Donc en même temps que le mode dominant d’extraction de la plus-value devient celui de la productivité du travail (la plus-value est dite alors relative)69, plutôt que celui de l’allongement de sa durée (plus-value absolue, dont l’accroissement subsiste néanmoins dans celui de l’intensité du travail). Rappelons que l’augmentation de la productivité du travail entraîne celle de la plus-value de deux façons:
D’abord, pour le capitaliste particulier qui développe un progrès technique, par lequel une quantité accrue d’une même marchandise est produite par un même nombre d’ouvrier dans un même temps: la valeur globale de cette production particulière ne change pas, mais celle de chaque marchandise diminue, tombe en dessous de sa valeur sociale. Tant qu’un capital possède seul cet avantage technologique dans la branche où il se valorise, il peut néanmoins la vendre à sa valeur sociale plus élevée (au prix supérieur précédent), et réaliser une plus-value dite extra. Quand cette technologie s’est diffusée dans toute la branche, alors la valeur sociale de cette marchandise baisse, et cette plus-value extra disparaît.
Ensuite, avec le développement du progrès technique dans tous les secteurs, il se produit donc une tendance généralisée à la baisse des valeurs des biens de consommation. Elle entraîne évidemment une tendance concomitante à la baisse de la valeur de la force de travail (« toute variation dans la productivité du travail amène une variation inverse de la valeur de la force de travail »70). Alors pour un même temps de travail, une même valeur produite, la part qui revient aux salaires dans cette valeur peut diminuer relativement à celle, la plus-value, qui revient au capital (d’où l’appellation de plus-value relative).
Baisser le prix de la force de travail a toujours été une préoccupation constante du capital, mais évidemment cette baisse rencontre une limite dans la nécessité pour lui de disposer de travailleurs aptes au labeur. C’est pourquoi la bourgeoise industrielle a été amenée à la rechercher consciemment (et pas seulement inconsciemment par le moyen de la productivité), par une lutte de classe, contre les propriétaires fonciers, en faveur de la baisse de la valeur des biens, tels que nourriture, logement, qui rentrent dans la consommation ouvrière. C’est par exemple dès 1846 que les industriels anglais, toujours en avance sur ceux du continent, ont obtenu l’Anti Corn Law, l’abolition des lois protectionnistes sur le blé. Un blé moins cher leur permettait de baisser les salaires ouvriers et d’exporter davantage leurs produits ainsi devenus également moins chers. En conséquence, l’industrialisation de l’Angleterre s’accéléra rapidement et ruina les ateliers et industries restées plus archaïques dans ses colonies. Elles ne furent plus chargées que de lui fournir des matières premières et des produits agricoles, et accessoirement, de servir de débouché pour ses produits industriels. La division du travail entre pays à fortes technologies et pays dominés s’accrut vertigineusement avec cette politique du libre-échange. Avec elle s’accrût partout dans le monde la productivité du travail, la baisse de la valeur des différentes forces de travail, et l’accumulation de plus-value aux pôles dominants.
Plus déterminant devient le rôle de la machinerie, et plus l’accumulation du capital se concentre du côté des pays qui ont acquis l’avantage scientifique et technologique qui le permet. De sorte qu’ils ont les moyens d’accentuer encore plus l’ensemble des conditions de leur domination (de financer un enseignement de qualité, la recherche et ses applications, de dominer le système bancaire, de ruiner leurs concurrents et de les racheter, etc.). Ils bénéficient ainsi, de par leur avance scientifique et technologique, d’une sorte de plus-value extra à l’échelle mondiale pour les produits qu’ils exportent. A quoi s’ajoute qu’ayant aussi le quasi monopole de la propriété de toutes les autres conditions de la production, ils la sous-traitent pour une large part dans les pays à bas salaires et rapatrient chez eux l’essentiel de la plus-value qui en découle. Ainsi, sauf catastrophes exceptionnelles, s’accroît sans cesse, inexorablement, et comme naturellement, le différentiel d’accumulation entre les pays riches et les pays pauvres dominés, et les capacités des premiers de capter la plus-value mondiale. C’est là un facteur essentiel de la forme moderne de l’impérialisme (qui a pu de la sorte se passer de l’occupation directe de type colonial, la force militaire reste certes d’un usage systématique, mais relève assez souvent moins d’une nécessité d’occuper pour soumettre que d’une lutte entre les impérialistes pour contrôler les principales sources de matières premières).
Sans cet accaparement impérialiste des richesses mondiales, il n’y aurait pas eu d’Etat Providence, forme qui n’existe que dans les métropoles impérialistes. Car il n’y aurait pas eu assez de miettes à distribuer au prolétariat pour le persuader que l’Etat peut lui rendre le capitalisme sinon agréable, du moins acceptable.
Acceptable ou en tout cas mieux accepté qu’au 19ème siècle par la majorité du prolétariat des pays les plus développés. Pourquoi? Par la distribution de ces miettes, certes, mais pas seulement. Parce qu’aussi l’exploitation capitaliste a pu se rendre plus « pacifique » en s’effectuant sous des formes techniques et scientifiques, conduisant à des modes de domination à la fois plus efficaces et d’apparence plus naturelle, une domination « économique » plutôt qu’ouvertement coercitive. Déjà il faut remarquer que l’extraction de la plus-value relative est une forme qui masque mieux l’exploitation. Car le capitaliste peut très bien ne pas baisser le prix des marchandises quand leur valeur baisse et, tout en exploitant ainsi davantage les ouvriers, conserver néanmoins leur « pouvoir d’achat »: le même salaire commande la même quantité de marchandises, mais celles-ci représentent une quantité bien moindre de travail social qu’auparavant. L’ouvrier a produit la même valeur, a fourni la même quantité de travail social, mais il en reçoit en échange une part beaucoup plus faible. Cependant, il peut consommer autant, voire plus puisque le capital peut même parfois lui concéder une petite part de la plus-value supplémentaire que lui procurent les augmentations de productivité: par exemple, si la productivité du travail double, l’ouvrier produira ce qu’il lui faut pour vivre (son salaire) en moitié moins de temps mais, s’il lutte, le capitaliste pourra ne lui réduire (en valeur) que, par exemple, d’un quart71. Elargir la consommation est d’ailleurs aussi une nécessité pour le capital (contradictoire avec celle de baisser les salaires) puisque le machinisme décuple la production. C’est ce que les économistes appellent la « régulation », le « partage des gains de productivité ».
Ce « partage » est d’autant plus possible dans les pays dominants que, comme on l’a rappelé, il concerne une plus-value produite pour une large part par les prolétaires des pays dominés, lesquels ne sont pas considérés comme devant en avoir une part. La conséquence de tout ce système, en ce qui concerne notre sujet, le développement de l’Etat social, réformiste, est que la possibilité de son existence est dans cette forme plus masquée, plus pacifique (et nous en reparlerons avec la « domination réelle » du capital, aussi plus aliénante) de l’exploitation du prolétariat des pays développés par le capital, en même temps qu’elle peut être aussi adoucie par l’obtention de miettes grâce au pillage du « tiers-monde ». Mais reste alors à expliquer pourquoi c’est l’Etat qui se charge de ce partage, pourquoi il se fait le gérant du rapport salarial.
C’est que cette « régulation », apparemment idyllique dans les pays développés, ne peut avoir qu’un temps seulement puisque, contradictoirement, ce moyen de la productivité qui la permet diminue sans cesse la part du travail vivant employé relativement à celle des machines, et sape ainsi toute la base de la production de plus-value (induit le mouvement tendanciel de la baisse du taux de profit en même temps qu’augmente inexorablement le chômage). Mais cela, le capitaliste particulier ne le voit pas: il ne voit que l’avantage immédiat et personnel que procurent à ses profits les hausses de productivité qu’il peut obtenir dans son entreprise. Il ignore autant le phénomène général de cette diminution relative de la quantité de travail vivant dans le capital employé (qui est masquée dans les phases d’expansion par l’élargissement de la production), que le fait qu’elle détruit les bases de la valorisation du capital en général, dont dépend celle de celui qu’il représente en particulier, qui n’en est qu’une fraction. Par rapport au capital particulier qu’il représente et doit valoriser, le capital en général, ce n’est pas sa première préoccupation, bien qu’il en dépende étroitement. Voilà qu’encore une fois les intérêts du privé s’opposent à ceux du général. Ce qui est l’intérêt immédiat de chaque capital particulier est néfaste à terme pour le capital en général. L’idylle de la « régulation » est de courte durée (1950-1970 en Europe occidentale), et très vite ce sont des difficultés accrues de valorisation du capital qui apparaissent.
La conséquence inévitable de ces difficultés est qu’elles obligent inévitablement chaque capitaliste à déployer un acharnement accru pour réduire les coûts de tous ses facteurs de production, matières premières, main d’œuvre, sécurité, gestion des déchets et pollutions, etc., afin de maintenir le taux de profit. D’ailleurs, s’il ne cherchait pas à maximiser coûte que coûte son profit, il serait tué par ses concurrents, disparaitrait, le plus rentable gagnant nécessairement sur le moins. Il doit le faire pour survivre en tant que capitaliste, et la concurrence est le gendarme qui l’oblige à le faire. Ce comportement individuel nécessaire de recherche du maximum de profit immédiat entrainerait, s’il lui était laissé libre cours, un saccage rapide de la nature et de la force de travail. C’est bien d’ailleurs le cas, comme on le voit tous les jours. Là encore, le comportement individuel nécessaire de chaque capitaliste en particulier est néfaste à la perpétuation du capital en général, c’est-à-dire de la société capitaliste. D’où l’intervention croissante de l’Etat puisque son rôle est justement celui d’organiser les conditions de cette perpétuation. Car en effet, ce saccage ne peut aller au delà d’une certaine limite sans remettre en cause « le développement durable », la capacité du système à se perpétuer, ni sans susciter des luttes qui mettent en branle différentes classes, chacune à leur façon, et qu’il convient pour la même raison de canaliser. C’est ainsi que des problèmes comme l’hygiène des logements et des villes n’ont été abordés par la bourgeoisie que lorsqu’elle a réalisé que l’insalubrité était la cause de maladies graves qui non seulement pouvaient l’atteindre dans ses quartiers, mais menaçaient aussi la capacité de la classe ouvrière à travailler et à se reproduire. De même aujourd’hui pour les questions de pollution et d’écologie en général, dont les différentes couches bourgeoises des villes, parce qu’elles sont touchées, exigent de l’Etat qu’il s’en empare, en multipliant une fois de plus les réglementations et les bureaucraties (qui ne résolvent d’ailleurs jamais les problèmes à leur racine, mais ne font en général que les déplacer ailleurs)72. La survie du prolétariat, son aptitude au travail, son acceptation résignée du système, sont des questions qui intéressent la bourgeoisie. La seule question que ces réformes n’abordent jamais est celle de l’exploitation du prolétariat, des divisions sociales du travail qui fondent celles de la propriété.
A propos de la gestion de la main d’œuvre qui nous intéresse ici, Marx observait que le capitaliste, obnubilé par son profit personnel immédiat, dégrade la classe ouvrière à un point tel qu’elle devient inefficace au travail. Quand l’exploitation est trop forte, il faut remplacer plus rapidement les forces de travail usées, donc faire entrer de plus grands frais d’usure dans la reproduction de la force de travail. « Il semble donc que l’intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale », mais « Après moi le déluge! Telle est la devise de tout capitaliste… le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société »73. Mais Marx voyait cette contrainte comme celle de la lutte de classes. Or bien souvent, l’Etat a préféré prendre les devants, non seulement afin de la freiner et de la canaliser, mais aussi tout simplement par nécessité d’empêcher les capitalistes particuliers de détruire de façon irréversible les conditions mêmes de la vie du capital, de sa société.
C’est exactement en effet le rôle de l’Etat de représenter les intérêts généraux du capital qui, comme c’est le cas dans l’exemple de la force de travail cité par Karl Marx, ou autre exemple, de l’écologie aujourd’hui, s’opposent bien souvent aux intérêts privés, aux nécessités mêmes des comportements privés du capitaliste qui, ne pouvant connaître d’autres buts que le profit immédiat, sont destructeurs pour l’ensemble du système: livré à lui-même, à ses comportements privés déterminés, le capital (le « marché ») ne peut pas reproduire la société mais seulement la détruire74. Il lui faut l’Etat qui organise un saccage « soutenable », c’est-à-dire une destruction qui n’épuise pas immédiatement toute l’humanité mais seulement les centaines de millions de ses membres qu’il juge superflus, gênants, ou hostiles. Ce qui faisait déjà dire à Marx que le capitalisme « fait de chaque progrès économique une calamité publique »75.
Les historiens de l’Etat Providence ont souvent observé que, pendant longtemps, le mouvement ouvrier refusa de s’en remettre à l’Etat pour s’assurer contre les aléas de la vie, et de passer ainsi sous sa coupe, en tentant d’organiser de façon autonome sa solidarité par les Bourses du Travail, les Mutuelles, des syndicats indépendants, etc. Les patrons eux aussi ne voulaient pas de lois sociales fixées par l’Etat, préférant au mieux et dans quelques cas un système d’œuvres sociales qu’ils contrôlaient en fonction de leurs besoins et qui renforçaient leur pouvoir sur leurs salariés (système dit paternaliste ou du catholicisme social). Mais justement, toutes ces initiatives privées de la société civile s’avéraient très insuffisantes. Parce que les ouvriers n’avaient pas les ressources. Parce que les patrons ne voulaient et ne pouvaient pas faire moins de profits que leurs concurrents.
C’est pourquoi dès la fin du 19ème siècle, l’Etat a dû commencer à se soucier de la santé et de la survie des populations ouvrières. De même ensuite, il a dû prendre en charge l’enseignement minimum qui était nécessaire compte tenu des progrès techniques et des besoins d’inculquer l’idéologie républicaine, les bienfaits du salariat, du nationalisme et de l’Etat. Et ainsi de suite, l’Etat a été amené à collectiviser bureaucratiquement les conditions de la valorisation du capital, dont la plus essentielle, celle qui concerne la reproduction de la force de travail, qui devint l’objet d’une « politique sociale », c’est-à-dire en fait socialisée, mise à la charge de la société. Formellement, cette politique a pu parfois apparaître comme non étatique, comme en France dans le cas de la Sécurité Sociale qui a été créée sous la forme d’un organisme paritaire patronat-syndicats. Mais des cotisations obligatoires prélevées par l’Etat, un budget voté par l’Etat, un contrôle strict de l’Etat, font de cet organisme comme des autres organismes sociaux, un appareil de l’Etat. Tout ce que les idéologues baptisent comme paritarisme, cogestion, ne se rapporte qu’à cet autre aspect du rôle de l’Etat dans la valorisation du capital, celui d’organiser la paix sociale au moyen de certaines alliances, ici avec la bureaucratie ouvrière dont il achète la collaboration (on peut citer, par exemple, les quelques 30 000 postes d’administrateurs à la Sécu, vache à lait pour permanents syndicaux, ceux aussi des Caisses de retraite où quelques scandales ont révélé comment leurs dirigeants syndicaux s’enrichissaient à la manière des dirigeants politiques, les sinécures des innombrables organismes prévus à cet effet qui vont des plus riches Comités d’Entreprise jusqu’au Conseil Economique et Social). Nous reparlerons de l’organisation de ces alliances au chapitre 4.
Le sens général de ces interventions étatiques dans tous les domaines de la vie des travailleurs (santé, enseignement, famille, chômage, logement, et jusqu’aux loisirs avec les politiques dites sportives ou culturelles), faites au nom du progrès permanent par les réformes successives, est d’essayer d’adapter la gestion de la force de travail aux difficultés toujours renouvelées de la valorisation du capital. On peut le voir facilement en examinant chacune de ces réformes. Prenons, par exemple, la dernière en date à ce sujet en France, la loi Aubry sur les 35 heures.
La loi sur les 35 heures se donne comme une obligation faite aux capitalistes de réduire le temps de travail de 4 heures par semaine. Ce qui permet de la présenter comme un grand progrès pour les travailleurs. D’autant plus que le patronat s’y est opposé, y voyant une source de diminution du surtravail, donc de ses profits. Mais c’est que, comme d’habitude, le capitaliste ne voit que ses intérêts immédiats, et pas ceux de l’ensemble du capital. Car la loi Aubry ne fait qu’essayer de prendre en considération le problème général de la tendance à la diminution de la quantité de travail vivant employé du fait des hausses de productivité. Et ce qui est remarquable est que, bien que ce faisant elle ait eu d’abord et avant tout le souci d’améliorer la valorisation du capital, elle a suscité l’ire du syndicat patronal Medef qui a démontré dans cette affaire que la gauche étatique était mieux au fait des intérêts généraux du capital que lui, trop inspiré des intérêts privés des différents patrons.
Car d’abord, elle prévoit de leur verser plus de 100 milliards de francs en guise de première compensation, bien que le capital soit l’unique responsable de l’aggravation du chômage. Tandis que les salaires des travailleurs se trouvent bloqués, voire diminués, sous le prétexte de partager le travail entre eux par solidarité. Ce qui revient à leur faire supporter la charge du chômage. De plus, elle fut l’occasion d’un réaménagement du temps de travail qui a consisté à accroître considérablement sa « flexibilité » par son annualisation et les horaires variables (sans oublier l’utilisation massive de l’embauche précaire). Cela a permis d’adapter précisément la production aux variations de la demande, donc de diminuer les capitaux immobilisés dans les stocks (de matières premières, produits finis, etc.). Cela a aussi permis d’accroître l’intensité du travail par la suppression des pauses et des divers temps morts qui ne sont plus comptabilisés dans les 35 heures (on peut encore ajouter que comme les ouvriers sont moins épuisés dans les premières heures de travail, cela contribue aussi à favoriser cette augmentation de l’intensité). Tout cela, qui favorise une utilisation des machines en continu et une production en flux tendus, « juste à temps », correspond exactement aux contraintes d’une production fondée sur une utilisation massive de capital fixe, et est le moyen classique d’obtenir une plus-value supplémentaire dans cette situation (caractéristique du capitalisme moderne). Voilà comment finalement les ouvriers se partagent entre eux l’emploi et les salaires, tout en fournissant un travail plus intensif et plus productif, tandis que le capital se voit poussé et aidé à s’adapter aux exigences de la valorisation du capital à l’époque d’une production fondée sur la machinerie automatique (capital fixe). Mais le fait que les capitalistes ne voient pas les problèmes que posent la valorisation du capital en général (pourtant condition de la valorisation de leur capital particulier), qu’ils hurlent contre cette loi Aubry qui les obligent à s’adapter tant bien que mal aux contradictions que développe le capital parce qu’il supprime le travail vivant (ce qui est l’intérêt immédiat de chaque capitaliste, mais ruine le capital en général), a l’avantage incontestable de faire passer l’Etat pour « indépendant » et défenseur de l’intérêt général vu comme juste équilibre entre le capital et le travail.
Une autre trouvaille récente illustre encore le vrai sens de la politique sociale: la prime pour l’emploi (P.P.E., ou « impôt négatif »). Elle consiste à ce que l’Etat verse un chèque aux salariés du bas de l’échelle afin d’inciter les chômeurs à accepter des emplois mal rémunérés par des patrons supposés ne pas pouvoir payer le salaire minimum légal (SMIC). Cela revient en fait à permettre à ces patrons de payer un salaire plus faible, le contribuable payant le complément pour lui (autrement dit, on augmente le surtravail des uns pour salarier les autres).
On pourrait citer encore des dizaines d’exemples, comme les emplois jeunes. Financés à 80 % du SMIC par l’Etat central, et pour le solde par les autres organismes publics ou parapublics, où sont ces emplois la plupart du temps, ils sont une sorte d’Ateliers Nationaux du 21ème siècle, tout aussi stériles et artificiels. Et toujours, dans toute réforme sociale, on trouvera que l’Etat se charge de faire payer par la collectivité une part de plus en plus grande de l’entretien de la force de travail et d’offrir une main d’œuvre bon marché, et docile parce que fragilisée, au capital.
Toute réforme sociale a une face économique favorable au capitaliste, quoi qu’il en dise. Imaginez, par exemple, que l’Etat ne subventionne plus la construction de logements à loyers modérés, ne prenne pas en charge la santé, les frais d’entretien et d’éducation des travailleurs, et notre capitaliste devrait augmenter leurs salaires, sauf à les laisser dépérir, ce qu’il est bien capable de faire tout comme de scier la branche sur laquelle il est assis. A l’inverse, plus l’Etat assume ces frais, et plus les salaires qu’il verse peuvent baisser.
Toute réforme sociale a aussi une face politico-idéologique. Ainsi les lois sociales sont moins des « conquêtes ouvrières » qu’une intégration de la classe ouvrière dans le système capitaliste, afin que sa lutte de classe n’aille pas jusqu’à remettre en cause ses conditions fondamentales d’existence, et qu’il se reproduise avec le moins de heurts et de difficultés possible. Elles apparaissent comme des conquêtes, mais souvent, c’est surtout dans la mesure où l’Etat a utilisé la pression de la lutte ouvrière pour les imposer à des capitalistes aveugles jusqu’au point de refuser la réalisation de ces conditions. D’ailleurs, c’est lui qui le plus souvent en a pris l’initiative. Déjà Badinguet, comme nous l’avons vu, s’était appuyé sur le suffrage universel pour prendre le pouvoir et « fermer l’ère des révolutions ». Bismarck avait introduit les premières grandes lois sociales pour rallier la classe ouvrière à la Nation. «… L’Allemagne (a mis) en place au cours des années 1880 un système d’assurances sociales fondé sur des cotisations obligatoires. Les raisons n’en sont pas économiques… Cette mesure a été prise pour perpétuer un régime politique très traditionnel qui avantageait les anciennes familles de l’aristocratie; le but premier était d’en assurer la légitimité aux yeux des ouvriers, dont le nombre et la concentration dans les grandes villes, centre de pouvoir, augmentaient rapidement. De plus… une partie des libéraux représentant les classes moyennes étaient passés dans l’opposition: il était habile de se rapprocher de la classe ouvrière »76. Beveridge, le fondateur de la Sécurité Sociale universelle, justifie son projet de 1942 par les encouragements qu’il est nécessaire d’apporter au prolétariat anglais pour qu’il fasse la guerre, écrivant alors: « Chaque citoyen sera d’autant plus disposé à se consacrer à l’effort de guerre qu’il sentira que son gouvernement met en place des plans pour un monde meilleur »77. De même, « l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur l’organisation de la Sécurité Sociale (en France) parle ainsi de l’élan de fraternité et de rapprochement des classes qui marque la fin de la guerre »78 (on sait que les conquêtes sociales de la Libération font parties du prix à payer par la bourgeoisie pour que la Résistance ouvrière soit désarmée, et sa collaboration généralisée avec le fascisme oubliée, noyée dans la « réconciliation nationale » et la « reconstruction » du capitalisme organisées par de Gaulle et le PCF en échange de quelques postes ministériels). Tout cela peut se rapprocher de ce judicieux conseil que l’abbé Pierre a donné aux riches: « Si tu veux conserver ce que tu possèdes, fais tout pour que l’autre n’ait pas trop faim, pas trop soif, pas trop froid, afin qu’il ne vienne pas te prendre ce que tu as ». Le haut manager qui cite cette phrase79 commente avec admiration sur le fait que le fameux abbé est « un des économistes les plus avertis ». Par Dieu sans doute, ce qui est une concurrence déloyale pour ses confrères!
D’une façon générale, tant que c’est l’Etat qui légifère et qui exécute, les « conquêtes ouvrières » sont au mieux des concessions au prolétariat pour stopper un mouvement jugé « dangereux » (cf. 1936, 1945, 1968), et au prix pour lui de l’acceptation d’une soumission renouvelée, voire accrue, au capital. Sans luttes, il aurait moins, mais sans mener ces luttes jusqu’au bout, il ne fait que condamner le capital à accélérer sa course à la productivité qui l’exploite et l’aliène encore plus, le réduisant au chômage ou le soumettant davantage à la machinerie et aux puissances intellectuelles. Bref, il n’y a pas deux politiques de l’Etat, l’une dite « libérale » en faveur du capital et de la création de richesses, l’autre dite sociale et droit de l’hommiste en faveur du travail et des individus (pas plus d’ailleurs qu’il n’y a de politique économique qui ne soit pas sociale, ne concerne l’unité de la société et sa reproduction). Mais une seule politique globale de valorisation du capital, base et condition de cette reproduction, qui intègre le « social », la réforme, comme moyen pacifique de soumission du travail au capital, d’ordre social, de consensus certes plus ou moins fissuré et malmené, mais tenant bon sur l’essentiel: la division sociale du travail (la propriété), l’argent, le salariat, l’Etat.
Il faut revenir un instant sur cette soumission pacifique (relativement bien sûr à la période précédente). On a déjà montré pourquoi l’Etat était obligé d’intervenir dans la gestion de la force de travail au fur et à mesure du développement du capitalisme. Mais pourquoi le peut-il maintenant relativement pacifiquement, dans les pays impérialistes, par la réforme, alors que pendant tous les débuts du capitalisme nous avons rappelé son rôle coercitif, violent, sanguinaire, pour contraindre l’ouvrier au travail salarié (après avoir contraint, encore plus violemment, le paysan à devenir ouvrier)?
C’est indéniablement et fondamentalement parce que, avec le machinisme, se développe ce que Marx a appelé la soumission réelle de l’ouvrier au capital. Parce que la machine automatique dévalorise la seule propriété de l’ouvrier: son habileté, son « métier ». Nous avons vu que tant que l’ouvrier possédait ces qualités et était l’agent principal de la production, cela lui donnait un moyen personnel puissant de résistance à l’exploitation (époque de la soumission formelle de l’ouvrier au capital). Maintenant, c’est la machine qui le soumet à sa puissance, à ses rythmes, exerçant une domination qui semble purement « économique » (le « progrès »!), technique, indiscutable. L’ouvrier devient un simple servant de la machine, exécutant de gestes simples. Et donc aussi, interchangeable: comme en même temps la machine fait croître « l’armée industrielle de réserve », ce moyen de la pression du capital sur le salarié est d’autant plus fort que n’importe quel chômeur peut faire l’affaire (alors que les « jaunes » ne pouvaient que difficilement exister à l’époque où importaient les fortes qualifications professionnelles ouvrières).
Marx avait déjà remarqué que dès que le capitalisme «… a acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance; la présence constante d’une surpopulation relative maintient… le salaire dans des limites conformes aux besoins du capital… Parfois, on a bien encore recours à la contrainte, à l’emploi de la force brutale, mais ce n’est que par exception »80. A partir de là, les droits ouvriers purent être élargis prudemment. Notamment le droit de coalition, de s’organiser comme classe, qui ne fut admis que quelques cinq siècles après les débuts du capitalisme. « Les coalitions ouvrières furent mises au rang des plus grands crimes et y restèrent depuis le 14ème siècle jusque en 1825 »81 (en Angleterre, 1864 pour la France). Ensuite, nous l’avons vu, se sont développés des droits sociaux par l’intervention de l’Etat. Mais ils ne se sont élargis progressivement que parallèlement à l’accroissement de la soumission réelle de l’ouvrier au capital, en même temps que les syndicats et partis ouvriers s’intégraient à l’Etat en prêchant le réformisme. « A l’état d’embryon… (le capital)… cherche à s’assurer son droit à l’absorption… (du surtravail)… non par la puissance des seules conditions économiques, mais avec l’aide des pouvoirs publics… Il faut des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement des forces productives, soit contraint socialement… »82. A l’état développé, la « puissance économique » du capital privé est telle (la science, la technique, l’organisation de la coopération et de la production, etc., sont entièrement passées de son côté) qu’il peut se soumettre relativement facilement le travail. Mais par contre, il ne peut, moins que jamais comme nous l’avons vu, assurer les conditions de reproduction de la force de travail, et plus généralement, de la société (qui incluent l’hygiène, l’écologie, l’intégration de la lutte des classes par une politique sociale générale, l’organisation d’un consensus social qui est le réformisme, etc.). Pour cela, il lui faut plus que jamais l’Etat.
Bref, et tout en sachant que la force armée, policière et militaire, est toujours présente et déterminante en cas de lutte ouvrière d’envergure (et bien sûr dans le cadre des luttes pour la domination mondiale), la forme que prend dans les pays développés la domination du capital en général sur les ouvriers est le réformisme d’Etat. Mais bien sûr, cette domination relativement pacifique n’a rien d’une simple nécessité technique contrairement à ce qu’en disent les démocrates et humanistes, comme par exemple H. Arendt: « Dans la société moderne, le travailleur n’est plus assujetti à aucune violence, ni à aucune domination, il est contraint par la nécessité directe inhérente à la vie elle-même… La nécessité a donc pris la place de la violence »83. La nécessité ainsi posée abstraitement comme « inhérente à la vie » a bon dos. En réalité, c’est la nécessité des conditions « économiques » spécifiques au capital. En réalité donc, il s’agit d’une « contrainte » qui n’est due et nécessaire qu’à l’appropriation de toutes les conditions de la production par les financiers et les puissances intellectuelles, ce qui laisse les ouvriers sans aucune puissance personnelle, si ce n’est leur organisation en force révolutionnaire pour abolir cet état, et donc cet Etat.
3.2.3 L’Etat: le capitaliste en général
Ainsi du système initial et imaginaire du contrat que passaient entre eux des individus privés supposés libres, égaux et maîtres d’eux-mêmes, et de leurs relations par lesquelles ils forment la société, on est passé progressivement à un système où un appareil bureaucratique spécial, l’Etat, doit tenter de suppléer ce libre « marché » (les rapports capitalistes) qui s’avère incapable de reproduire la société, et notamment, de pourvoir à l’entretien du travailleur qui est placé de plus en plus comme dépendant de l’Etat pour sa survie. En fonction de critères normatifs (dans telle situation, sous tel statut, etc.), le travailleur aura droit à telle ou telle aide. Et la somme de ces aides forme un « salaire indirect », souvent supérieur au salaire direct, quand il en a un. Ce qui rappelle ce passage du Manifeste du Parti communiste qui prévoit que la bourgeoisie «… est obligé de le (son esclave) laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui »84. Ce qui est évidemment incompatible avec le fait que la bourgeoisie ne peut se nourrir que du travail salarié ouvrier, et signifie donc « qu’elle ne peut plus régner ».
Evidemment, cette dépendance essentielle de l’individu de la masse à l’Etat est une totale aliénation. Aliénation parce que cela est la manifestation qu’il est dépouillé de toute puissance personnelle (autre que la révolte contre son état). Parce qu’encore cette dépendance est soumission, car l’Etat donne, ordonne. Il faut se plier à sa bureaucratie, lui montrer patte blanche et papiers en règle, respecter ses normes, se soumettre à ses lois, se conduire comme il l’entend, renoncer à toute contestation, et bien sûr, insoumission (« tu ne vas pas cracher dans la main qui te nourrit »). « Surveiller et Punir », selon le titre célèbre du livre de Foucault, tel est aussi le fin mot de l’Etat Providence85.
Alors résumons où nous en sommes maintenant. A quelle évolution a-t-on assisté? Indubitablement à la prise en charge par l’Etat, de plus en plus systématiquement et directement, des conditions essentielles de la reproduction de la société, qui se résument en deux nécessités intimement liées: 1°) la valorisation du capital, qui implique une intervention particulière à chaque moment du procès de cette valorisation, c’est-à-dire particulière à chacune de ses formes (financières, matérielles, force de travail); 2°) l’organisation d’une paix sociale relative, c’est-à-dire de la soumission plus ou moins consentie du travailleur au capital, et à l’Etat qui en représente les intérêts généraux, en échange de l’obtention de quoi survivre. La deuxième condition est évidemment au service de la première, de même que la « politique sociale » est valorisation du capital, directement par prise en charge d’une partie essentielle du coût de formation, d’entretien et de reproduction de la force de travail, et indirectement par l’organisation du consensus social.
Pourquoi cette évolution? Du fait des transformations du mode de production qui implique l’autonomisation formelle du capital financier par rapport au capital matérialisé dans la production, et dans celle-ci, l’hyper-développement du capital fixe au détriment du travail vivant. Ce qui génère des saccages, des crises violentes, des antagonismes, des luttes, ingérables tant par les capitalistes particuliers qui les créent de par les nécessités du profit où ils sont, que par les travailleurs dépouillés de tout pouvoir. La propriété privée (personnelle) des moyens de production n’a plus qu’une importance marginale, le capital est anonyme et collectif sous sa forme financière comme sous sa forme matérialisée où il apparait séparé de la finance, comme scientifique et technique, et camouflé dans le « travailleur collectif ». C’est en quelque sorte comme si le naturel revenait au galop, la réalité de la condition humaine apparaissant dans cette négation du privé, dans cette affirmation (ici involontaire, subie et tronquée) du social comme fondement de l’existence et du développement des individus. Mais comme, dans ce système, le social s’est posé et construit comme séparé des individus, en dehors d’eux, sous la forme de l’Etat, ils sont par là privés de ce fondement, accaparé par l’Etat, qui s’oppose alors à eux comme le maître qui les domine, sans pour autant pouvoir assurer le développement d’une société humaine puisqu’il n’existe que pour autant que les individus sont dépouillés et niés.
Marx appelait les capitalistes privés les « fonctionnaires du capital » pour indiquer qu’ils n’avaient d’autre liberté, d’autre habileté, que d’appliquer au mieux les lois internes du capital (de sa valorisation), sous la férule du gendarme de la concurrence (loi externe). Ces « personnes sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classe déterminés. Mon point de vue… peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature »86. Constater que, sous toutes ses formes, dans tous les moments de son procès, la valorisation du capital dépend de plus en plus de l’Etat, c’est constater qu’il est lui-même devenu « le » Capitaliste, qu’il assume cette fonction d’être « le » Fonctionnaire suprême du capital. Cela donc parce que le capital tend à fonctionner comme un capital en général face à une puissance de travail en général, collective. Ce faisant, l’Etat ne fait que se soumettre, et non commander, à l’évolution du capitalisme et à ses exigences. Détermination que nous avons remarquée à chaque phase historique de l’évolution du capitalisme (d’ailleurs également, le fonctionnement du capital comme capital en général est aussi une tendance ancienne puisqu’on la trouve, bien avant le stade du capitalisme financier, dans la péréquation des taux de profit et la constitution d’un profit moyen, ou encore dans la mondialisation, qui datent des débuts du capitalisme).
Finalement, on le voit, l’Etat Providence, l’Etat social, n’est qu’une manifestation de la socialisation développée, comme malgré lui, par le mode de production capitaliste, une manifestation de ce que l’individu n’existe que socialement, ce que le système capitaliste ne réalise, comme on vient de le dire, que par l’aliénation de l’individu à l’argent et à l’Etat. « Le capital n’est pas une puissance personnelle, c’est une puissance sociale » disait encore justement le Manifeste87.
En devenant la puissance qui, parce qu’elle organise le rapport capitaliste d’appropriation qui fonde la société, se place au dessus des individus, aussi bien bourgeois que prolétaires, l’Etat actuel semble plus que jamais au dessus des classes. Mais, nous l’avons déjà observé, le fait que l’Etat puisse contraindre des capitalistes particuliers à se soumettre à telle ou telle réforme n’est absolument pas contradictoire, au contraire, avec le fait qu’il organise le développement du capitalisme en général et donc serve, même si c’est parfois malgré eux, leurs intérêts, du moins ceux du plus grand nombre (car, nous l’avons vu, l’Etat organise aussi la dévalorisation et la destruction nécessaires à la valorisation). Il semble d’autant plus au dessus des classes que l’aliénation des individus, cause d’abrutissement idéologique, lui permet de se donner des apparences démocratiques. Démocratie purement formelle puisque le peuple étant dépouillé de toute puissance et de tous moyens qui lui soient propres dans sa vie réelle, son double politique, le citoyen ne peut être alors qu’une vraie potiche. C’est maintenant ce que nous devons examiner, l’essence de cette démocratie par laquelle l’Etat se prétend le représentant du peuple et le serviteur de ses volontés, en analysant la forme générale que doit nécessairement prendre cet Etat qui s’occupe de tout en lieu et place de la société civile bourgeoise: le totalitarisme.
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CHAPITRE 4. FORME DE L’ETAT MODERNE: LE TOTALITARISME
Nous avons vu pourquoi l’Etat moderne devenait nécessairement l’Etat social, l’Etat qui doit prendre en charge tous les aspects de reproduction de la société (ou, ce qui revient au même, organiser toutes les conditions de la valorisation du capital). C’est, selon l’expression de P. Rosanvallon, « la régulation sociale totale ». Comme cette reproduction n’est pas à l’identique, mais évolue sur la base des modifications permanentes des conditions de la production (concentration, machinisme, chômage, crises, destructions, etc.), l’Etat doit sans cesse non seulement élargir mais aussi adapter ses interventions. Adaptations qui sont toujours appelées réformes, pour essayer de les légitimer comme un progrès permanent. Mais qui sont toujours, concrètement, organisation de la valorisation du capital sous les différentes formes qu’il revêt tout au long de son procès, y compris la gestion du rapport salarial et de la force de travail. La politique dite « sociale » désigne cette gestion qui consiste à en socialiser le coût afin de l’abaisser pour le capital, et à généraliser la soumission « pacifique » des prolétaires, que réalisent les applications technologiques de la science dans la production, de tous les aspects de leur vie, au système capitaliste. Généralisation elle aussi relativement pacifique par le moyen bien connu du plat de lentilles, tant qu’il est possible, par la domination idéologique et le contrôle de l’information toujours, par la force en dernière instance. Aussi, quand les idéologues font miroiter la réforme aux yeux des ouvriers, il faut comprendre qu’il s’agit de les réformer comme on dit que sont réformés des soldats ou des matériaux dont on ne veut plus.
Ce qu’il faut examiner maintenant, c’est la forme générale que doit prendre cet Etat organisant « la régulation sociale totale ».
4.1 Bureaucratie hypertrophiée
Déjà en 1850, Marx décrivait la « machine d’Etat » bonapartiste avec ses 1 million de fonctionnaires comme « un effroyable corps parasite qui enserre, tel un filet, le corps de la société française, en obstrue tous les pores… »88. Alors quels mots plus horrifiés aurait-il trouvé pour décrire celle d’aujourd’hui, avec ses quelques 5 millions officiels (dont notamment en 2000: 3,8 millions de titulaires, 0,82 non titulaires, 0,3 emplois-jeunes), auxquels il faudrait ajouter tous les emplois dépendant d’organismes paraétatiques tels que SNCF, EDF, Poste, innombrables sociétés d’économie mixte, institutions, associations, vivant exclusivement ou essentiellement des subsides de l’Etat.
Mais il serait erroné de ne voir le phénomène que sous l’angle quantitatif. Certes, c’est un aspect important de la réalité, et il est facile de comprendre que le nombre des employés de l’Etat, fonctionnaires et assimilés, augmente avec l’accroissement de ses fonctions. Cela, tous les observateurs le constatent, que ce soit pour s’en féliciter ou pour s’en plaindre, ou les deux à la fois puisque chacun veut plus d’aide et de services pour lui, en même temps que moins de bureaucratie et d’impôts. Mais ils omettent d’en rechercher les causes dans les transformations qualitatives du rôle de l’Etat en réponse aux modifications du mode de production capitaliste. Ils n’avancent en général que des causes tenant plus ou moins à une soi-disant nature humaine, tels que le goût du pouvoir, la propension de tout détenteur d’un pouvoir de l’accroître, de toute bureaucratie à se multiplier comme naturellement. Bref, il ne s’agirait que d’une tendance naturelle de tout organe public à l’obésité, guérissable par une cure d’amaigrissement, une rationalisation des rouages de la machinerie étatique.
Or, nous l’avons vu, l’essentiel n’est pas là, mais dans le fait que cette étatisation de la gestion de la société a été rendue nécessaire par l’impossibilité pour le système capitaliste de se reproduire par le seul effet de l’activité des individus eux-mêmes, parce qu’il les construit comme isolés dans l’égoïsme, l’aveuglement, et l’impuissance du privé, aliénés, et pour la plupart, dépouillés de tout moyen de maîtriser les conditions de leur vie. Pour le dire autrement, cette socialisation par l’Etat répond à l’incapacité de ce système de la reconnaître dans la société civile bourgeoise fondée sur la propriété privée. Pourtant, la socialisation y est effective, s’y développe sans cesse, toute l’activité moderne n’étant qu’une vaste coopération entre des millions d’individus, elle-même fondée sur la mise en œuvre du travail des générations passées (cristallisé dans les sciences, les machines, les équipements, etc.) par les générations présentes. Mais aussi, elle y est ignorée parce que chaque individu privé n’y doit poursuivre que son propre intérêt d’argent, parce que les deux facteurs essentiels qui constituent les conditions de la production de leur vie, les moyens du travail et le travail vivant lui-même, bien que nécessairement unis, bien qu’effectivement sociaux, sont dans ce système social séparés en deux pôles antagoniques. On a là la racine de cette première transformation qualitative qui est que l’Etat devient directement l’organisateur de l’unité sociale, qu’il l’impose bureaucratiquement parce que les antagonismes dans la société civile bourgeoise lui interdisent de la construire elle-même, bien que ses conditions d’existence soient de plus en plus socialisées. L’Etat moderne manifeste cette socialisation en devenant « le » Fonctionnaire du capital en général, « le » Capitaliste en général. Et cela implique nécessairement une deuxième transformation, une modification de la forme même de l’Etat. Il ne se contente pas de grossir, mais doit aussi se complexifier, associer toutes sortes de spécialistes aptes à s’occuper de ses nouveaux domaines d’intervention (finance, industrie, planification, force de travail, idéologie, etc.). D’où non seulement une multiplication d’institutions, comités, commissions, assemblées, mais aussi des rapports de force entre ces différents organes de pouvoirs, que seul un exécutif fort peut, plus mal que bien en général, coordonner. L’Etat obèse est aussi cette nécessité d’associer diverses couches sociales représentées par diverses cliques, à la fois unies dans la gestion du capital, mais concurrentes pour en retirer les bénéfices.
Cette association est en effet une nécessité, due à la socialisation du mode de production. Par exemple, nous avons vu que le fait que la valorisation du capital est essentiellement fondée sur les gains de productivité d’une force de travail collective permet sa soumission « pacifique », mais aussi nécessite la « réforme », l’intervention de l’Etat dans la gestion de cette force de travail. Pour cela, il se voit obligé d’y avoir des relais, des rouages, d’organiser son encadrement et son contrôle en associant des dirigeants « ouvriers » à cette gestion. Ceux-là, il doit les conforter, par l’obtention d’avantages, dans leur mission d’organiser et de faire accepter le réformisme. D’abord pour eux-mêmes en rémunérant de façon conséquente leur collaboration, toute peine méritant salaire. Puis, si possible, un peu pour leurs clientèles, puisqu’il faut bien qu’ils aient « du grain à moudre » pour construire leur influence et les contrôler. La bataille féroce que se livrent les diverses officines syndicales pour la direction des Caisses de Sécurité Sociale, d’Allocations familiales, de retraites, ou autres organismes sociaux, illustre bien ce fait. De la même façon, les idéologues et les médias sont étroitement associés à l’Etat par le moyen d’échanges de bons procédés, de subventions, de contrôles plus ou moins directs. C’est que l’idéologie, la fonction de légitimer le système, devient un facteur direct, et d’une importance cruciale, de la valorisation du capital à l’époque où celle-ci s’organise comme réforme, comme soumission pacifique du travail sur base d’aliénation, comme collaboration de classes. C’est pourquoi l’ensemble des idéologues forment aujourd’hui de plein droit une branche spécialisée de l’appareil d’Etat, même et surtout, s’ils se doivent de le critiquer superficiellement, et de se mordre entre eux, tout comme « les chiens de garde » se doivent d’aboyer et se disputent la pâtée. Et ainsi de suite dans chaque domaine spécialisé, de sorte que l’Etat est éclaté en d’innombrables appareils, non élus le plus souvent mais cooptés, petites castes monopolisant chacune une fonction particulière. Domaines dont sont totalement dessaisis les individus de la société civile réduits au rôle de spectateurs à qui on donne la becquée, trop souvent consentants d’ailleurs.
Tous ensemble, ces appareils ont en charge de réunir les conditions, objectives et subjectives, matérielles et idéologiques, de la valorisation du capital en général, qui sont celles de la reproduction de cette société. Ces hauts fonctionnaires, politiciens, dirigeants syndicaux, journalistes, universitaires, sont tous, aux côtés des managers et autres puissances intellectuelles, les fonctionnaires d’un capital général. C’est dire qu’ils maîtrisent collectivement les conditions de la production et de la vie sociale, donc qu’ils sont propriétaires de ces conditions. L’Etat pompe la plus-value sociale par l’impôt. Evidemment, ces puissances dirigeantes variées se servent d’abord copieusement, comme tout maître des conditions de la production dont le travail, bien que rarement pénible, mérite une rémunération d’autant plus élevée qu’il est utile au capital. Puis elles servent leurs collaborateurs (« la plus-value… est répartie entre tous les membres de la société capitaliste… et entre leurs serviteurs appointés, depuis le pape et l’empereur jusqu’au veilleur de nuit et au dessous »89); puis leurs diverses clientèles qui forment les appuis de leurs pouvoirs particuliers au sein de la machinerie de l’Etat. Et enfin, elles assurent les fonctions pour lesquelles elles existent et qui les justifient. De sorte que, comme le remarquait déjà Marx à propos de Badinguet, l’Etat doit d’abord « voler toute la France » pour pouvoir ensuite l’entretenir, après s’être copieusement servi au passage90.
Evidemment, il y a de la concurrence et des conflits entre les propriétaires des différents organes, rouages, qui composent la machinerie globale de l’Etat. Chacun cherche à utiliser la fraction de pouvoir qu’il détient pour s’assurer du plus d’influence et de revenus possibles. De sorte par exemple que le patron de presse, ou l’universitaire, montreront leur force, c’est-à-dire le prix qu’ils en attendent, en critiquant quelque peu leurs collègues politiciens, ce qui leur est nécessaire d’ailleurs pour s’assurer d’une influence sur les masses sans laquelle ils seraient inutiles, ne pourraient remplir leur fonction. De même pour le dirigeant syndical, ou celui du PCF, qui devra protester fortement en paroles et s’assurer de l’obtention de quelques miettes pour sa clientèle afin de cultiver cette influence qui est sa force et son utilité, et qu’il monnayera contre un poste de ministre. Et ainsi de suite, tous concurrents et cultivant une certaine critique, mais superficielle, plus verbale et démagogique que réelle, et de toute façon soigneusement confinée dans les limites de leur fonction générale commune de fonctionnaires du capital, organisateurs de la reproduction sociale, l’essentiel qui les unit tous. Ce en quoi ils rejoignent la classe des « capitalistes actifs » dont nous avons déjà parlés, qui sont capitalistes non pas du fait d’une propriété juridique, financière, sur les conditions de la production, mais d’une propriété intellectuelle qui est leur capacité, leur pouvoir de les faire fonctionner, de faire produire la plus-value et de reproduire le système. D’ailleurs, les uns et les autres passent du côté de l’Etat officiel au côté du « privé », et réciproquement, souvent et aisément parce qu’il s’agit d’une même division du travail, exigeant les mêmes hommes, qui y exercent les mêmes fonctions, et que de cette façon, le corps des fonctionnaires du capital s’homogénéise plus facilement. Il suffit de voir combien sont nombreux les dirigeants actifs des grandes entreprises à être passés par les cabinets ministériels ou la haute fonction publique; tous issus des mêmes moules universitaires, leurs va et vient du public au privé démontrent parfaitement l’unicité de la classe dirigeante des « puissances intellectuelles », le formalisme vide de contenu de la frontière privé/public.
Il est inutile de rappeler ici les revenus faramineux, que toutes ces catégories, ces politiciens et autres, tirent de leur place dans les appareils d’Etat, par des moyens avoués ou secrets, légaux ou illégaux, peu importe puisque de toute façon, il n’y a rien d’illégal dans la spéculation, ni rien d’équitable dans le légal, qui ne fait jamais que traduire les rapports réels entre les maîtres de la production et les dépossédés. « La bureaucratie tient en sa possession l’essence de l’Etat…: c’est sa propriété privée… l’autorité est le principe de son savoir, l’idolâtrie de l’autorité, sa conviction… Quant à l’individu bureaucrate, il fait du but de l’Etat son but privé: c’est la curée des postes supérieurs, le carriérisme »91. Et la bureaucratie moderne absorbe tout, régente tout, mais personne ne la dirige. Chaque rouage n’a qu’une fonction limitée, toujours la même, qu’il exécute mécaniquement, inexorablement, et qui est commandée par le rouage précédent tandis qu’elle commande le mouvement du rouage suivant. C’est pourquoi briser l’Etat n’est pas prendre le pouvoir gouvernemental, mais briser la bureaucratie. Donc sortir de la fiction de la séparation entre ceux qui, élus, décideraient selon la volonté du peuple, et les fonctionnaires qui ne feraient qu’appliquer ces décisions. Et pour cela, réunir la décision et son application, et placer le tout sous le régime de l’élection et du contrôle étroit par le peuple.
Ce qui est utile, par contre, qui est plus important mais plus caché, c’est de saisir pourquoi le développement du mode de production, les contraintes de la valorisation du capital, ont engendré cette forme d’Etat particulière, ce complexe inextricable de différents appareils spécialisés, cette couche bourgeoise particulière de politiciens, managers, idéologues, puissances intellectuelles de la production et de la société, formant une bureaucratie hypertrophiée intervenant dans tous les domaines de la vie, quelque peu distincte de la couche des financiers et rentiers, bien qu’unie avec elle par l’essentiel puisque soumise finalement, comme eux, aux contraintes de la valorisation de l’argent en serviteurs obligés du capital. Ce qui importe, ce n’est pas tant le statut officiel, privé ou public, de ces appareils, c’est que ce sont des appareils au dessus des individus et les écrasant, chacun hégémonique et monolithique dans son domaine et qui, tous ensemble, forment et organisent un pouvoir proprement totalitaire sur la société civile des individus, ou du moins ce qu’il en reste, puisque s’occupant de tout, réduisant chaque individu de la masse au rôle de spectateur, aliéné, vidé, assisté. Nous allons voir maintenant comment ce totalitarisme se traduit dans le mode même de désignation des dirigeants de l’Etat, que ses apologistes appellent encore démocratique sous prétexte qu’il a conservé le rite électoral.
4.2 Hégémonie et totalitarisme
Nous avons vu que l’Etat moderne n’est plus seulement, comme dans les débuts du capitalisme, un appareil essentiellement coercitif à l’encontre des « vagabonds » et autres gens chassés des campagnes, sans feux ni lieux (prolétaires), et n’assurant à l’égard de la propriété privée que des fonctions dites régaliennes (armée, police, justice, monnaie) strictement nécessaires à sa protection et à celle des contrats. Nous avons vu qu’il a même dépassé le rôle de « Conseil d’Administration » de la bourgeoisie, encore plus ou moins extérieur au procès de valorisation, en devenant aussi lui-même, directement, un capitaliste actif collectif, un manager du capital en général sous forme d’un complexe d’appareils assurant les fonctions financières, scientifiques, administratives, de gestion des « ressources humaines », etc., qui sont celles de toute entreprise capitaliste, sans oublier les fonctions idéologiques nécessaires à la soumission des individus au capital.
La domination de l’Etat s’est développée sur tous les aspects de la vie, dans laquelle il ne reste pour ainsi dire plus rien de privé, bien que jamais l’individu et son ego n’aient été autant exaltés. Gramsci avait pensé cette domination totale sous le concept d’hégémonie. Il la définissait par la formule « Etat = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition »92. Par là, il pensait la domination bourgeoise à la fois comme coercitive, fonction classique de la sphère politique, et idéologique, fonction qu’il voyait exercée par tout un réseau d’organismes privés, donc pour lui de la société civile, tels que Eglise, système scolaire, syndicats, médias, etc. L’Etat était alors défini comme le pouvoir de ses fonctionnaires disposant de la loi et de la force, relayés par ce réseau d’organismes privés irradiant la société civile et assurant son encadrement pacifique, son éducation à l’acceptation du système.
Certes, Gramsci a le mérite de mettre l’accent sur l’importance particulière de la domination idéologique à l’époque moderne, et sur le fait que tous les moyens de cette domination, prétendument libres et indépendants parce que privés, font de plein droit partie de l’organisation de la dictature bourgeoise, de l’Etat. Mais sa formule définit l’Etat comme toutes les structures qui organisent le pouvoir de la bourgeoisie, dont il place une grande partie dans la société civile, ce qui est beaucoup trop vague et général (et il ne faudrait pas oublier dans ce cas le pouvoir qui s’établit d’abord dans la production et les rapports de propriété). L’Etat est par définition un ensemble d’organes séparés de la société civile, y compris des capitalistes particuliers, et dont les fonctions sont générales au sens où elles assurent les conditions de la reproduction du capital en général, de la société en général. Ce n’est pas parce que des organes sont classés comme relevant du droit privé qu’ils font automatiquement partie de la société civile. Il est erroné de prendre pour pertinente la distinction que décrète la bourgeoisie entre public et privé, et d’assimiler tout ce qui est dit privé à la société civile. La société civile, ce sont les individus agissant par eux-mêmes, les rapports qu’ils ont entre eux et par lesquels ils se construisent dans leurs activités réciproques, sociales. Et ce que l’on constate alors, c’est plutôt la « disparition » de la société civile, des individus privés, en face desquels l’Etat absorbe en quelque sorte toutes les relations privées pour les institutionnaliser en organes de l’Etat ou dépendant de l’Etat (voir par exemple les partis, les syndicats, la plupart des associations93, ONG, etc.), absorbe toute la puissance, toute l’autonomie des individus, pour en faire des êtres dépendant d’appareils spéciaux sur lesquels ils n’ont aucune prise.
Ce dépouillement des individus de la masse n’existe pas que dans le domaine du travail où ils sont soumis à des maîtres et des forces qu’ils ne contrôlent pas. Cette soumission est aussi étendue aux domaines politiques, médiatiques, culturels, où partout des appareils spécialisés s’efforcent de les réduire à l’état d’éléments grégaires d’une foule manipulée. Publics ou privés, peu importe, le fait significatif étant que ces appareils leurs sont totalement extérieurs et sont là pour leur dicter leurs comportements, penser pour eux, programmer et organiser leurs loisirs, et décider jusqu’à ce qu’il doivent avoir dans leurs assiettes et dont ils ignorent tout (cf. la vache folle). S’ils sont dits privés, ils vivent néanmoins de l’Etat, par l’impôt, ou d’une sorte d’impôt prélevé directement par eux: par exemple, chaque fois qu’un produit est vendu, l’acheteur aura payé sans le vouloir une taxe pour financer la publicité, qui l’abrutit une première fois, laquelle va engraisser la télévision et leurs vedettes qui l’abrutissent une deuxième fois. Ou bien quand il achète son journal, une taxe pour financer des sondages d’opinion qui se présentent comme la démocratie permanente alors qu’ils ne font, au mieux, que restituer les opinions que les médias auront préalablement matraquées comme la vérité. Le sondage que paie le lecteur malgré lui ne fait que vérifier le niveau de réussite de son conditionnement préalable, et ainsi « l’opinion publique » de « l’homme de la rue » est une fabrication des médias pour accroître leur pouvoir sur la société, comme sur les autres puissances de la nébuleuse étatique.
Ce que Gramsci ne voit pas, c’est que l’hégémonie politique et idéologique dont il parle est en fait une absorption de toute la puissance sociale par l’Etat (par des organismes bureaucratiques extérieurs, hors du contrôle des individus). Le côté du capital, de la finance, des puissances intellectuelles, fusionne en un tout (au delà de ses luttes internes dont nous avons déjà parlé) qui absorbe tout et doit décider de tout. Le côté du prolétariat est dépouillé de tout, ses partis, syndicats, associations (cf. les exemples récents des ex-radios libres, prestement assassinées par la gauche, de SOS racisme, etc.) et autres organismes de l’ex-société civile ayant été contraints à disparaître ou à passer du côté de l’Etat (il est dépouillé sauf évidemment s’il recrée ses organisations indépendantes de luttes de classes, donc antiétatiques). Bref, si on veut une formule simplifiée pour définir l’Etat actuel, ce serait plutôt: Etat = bureaucraties sans société civile. Certes, aussi sèchement formulée, il ne s’agit que d’une caricature. Mais d’une caricature exacte.
Quand l’Etat est tout (totalitaire), c’est qu’évidemment les individus n’y sont rien (ce qui est reconnu, malgré eux, par les apologistes de l’Etat quand ils disent que l’individu n’existe libre et civilisé que par l’Etat), c’est que la société civile (les rapports concrets que les individus ont entre eux) est vidée de sa puissance, que sa substance n’est plus qu’exploitation et aliénation. Tout cela n’est qu’une évidence. Pourtant les idéologues de la bourgeoisie tentent encore de la masquer en reprenant en chœur le vieux refrain de l’Etat démocratique, représentation réelle du peuple, manifestation de la volonté des individus. Il est pourtant indubitable qu’avec le développement de l’hégémonie de l’Etat au détriment de la société civile, sa forme s’est nécessairement transformée, jusque dans le mode de désignation des dits représentants (et au delà jusqu’à des formes de type fasciste que nous n’examinerons pas ici, ce travail ayant déjà fait l’objet d’une publication spéciale)94.
Nous ne pouvons pas retracer ici le mouvement historique de séparation de plus en plus grande entre les représentés et les représentants, et de l’évolution des formes de sélection et de désignation de ces derniers qui l’accompagne. Contentons nous de rappeler que ce n’est pas d’aujourd’hui, mais au moins depuis Aristote, en passant par Rousseau, que bien des philosophes ont constaté que la délégation de pouvoir tendait par essence à créer une oligarchie, un corps spécialisé de représentants différent du corps des représentés. « L‘élection par elle-même produit un effet aristocratique »95. Sieyès, tête pensante de la révolution démocratique française, est lui aussi lucide sur ce point. Il définit la représentation comme une division du travail entre ceux qui ont les compétences pour diriger et la masse du peuple qui n’a « ni assez d’instruction, ni assez de loisirs » pour gouverner96. Un gouvernement des « meilleurs », tout est dit: c’est l’aristocratie, relookée en méritocratie pour mieux la justifier. Bref, tous ont bien observé, pour l’approuver ou le déplorer, peu importe, que les élus ne peuvent pas représenter les individus dans les sociétés divisées en classes, car il leur faut décider d’une action collective commune, construire une unité, qui n’existent pas dans la réalité de ces sociétés. Si cette unité d’intérêt existait, le mode de désignation des représentants pourrait évidemment en permettre l’expression, ce ne serait plus qu’une question formelle. Par exemple, le mandat impératif ou le contrôle et la révocabilité permanente des élus permettraient de manifester la volonté populaire. Mais jamais la bourgeoisie n’accepta de telles formes démocratiques, qui auraient révélé et porté les antagonismes jusque dans la sphère politique, là où, au contraire, ils étaient censés et devaient disparaître dans la création d’un consensus majoritaire. Aujourd’hui, et bien qu’elle contrôle étroitement les médias qui font « l’opinion publique », elle reconnaît cette impossibilité en allant jusqu’à devoir refuser le scrutin proportionnel, constatant qu’il n’engendre aucune majorité stable, qu’il laisse, malgré les tares purulentes du parlementarisme, encore trop apparaître les antagonismes que l’Etat doit justement édulcorer, masquer, éliminer. Dans la démocratie bourgeoise, l’élu ne représente jamais des individus concrets, n’est jamais lié par un mandat qu’ils lui donneraient. Il est artificiellement déclaré par la Constitution représenter l’ensemble des citoyens, toute la Nation. L’unité sociale, qui est indispensable à la vie et à la reproduction de la société, est ainsi posée formellement et imaginairement en préalable. C’est parce qu’il n’y a ni unité, ni identité du peuple, qu’elles doivent être représentées par les constructions imaginaires du citoyen se substituant à l’individu et de la Nation comme communauté. L’Etat se pose alors idéologiquement comme l’organisation représentant les citoyens assemblés et unis en Nation. Mais c’est justement parce qu’il doit réaliser concrètement une unité qui n’existe qu’idéologiquement, c’est parce qu’il ne peut pas supprimer les contradictions et les antagonismes, l’irrationalité et l’anarchie de la société civile, parce qu’elles croissent au contraire, que l’Etat, en tentant de les organiser en un tout cohérent, finit par réduire à néant la société civile, à se poser lui-même comme le tout, à être totalitaire (et on peut aussi observer que plus, dans la réalité, la société civile se divise et se désagrège, et plus l’unité ne réside que dans l’imaginaire de la Nation, et la force de l’Etat, toutes choses que des idéologues s’efforcent de renforcer).
Si les formes électorales ne peuvent pas créer par elles-mêmes une véritable démocratie (démo-kratie, pouvoir du peuple), parce qu’évidemment il faudrait d’abord qu’il y ait un peuple (et non des classes antagoniques) pour qu’il ait le pouvoir, parce qu’il faudrait qu’il y ait des individus libres et maîtres pour qu’ils puissent être représentés pour ce qu’ils sont et veulent (et non pas choisir seulement leurs maîtres), elles ont néanmoins toute leur importance. Elles peuvent permettre, plus ou moins bien, de rapprocher les représentants des représentés. C’est pourquoi la bourgeoisie, au fur et à mesure que se sont aggravés les antagonismes de classes, a dû s’employer à vider le système électoral de toute possibilité d’avoir une influence décisive sur le pouvoir d’Etat. Ce qui n’était nullement incompatible avec l’élargissement du nombre des électeurs par celui du suffrage universel, celui-ci s’effectuant au fur et à mesure que la domination du capital se faisait de plus en plus « naturelle », pacifique, économique, et que l’individu électeur était dépouillé de toute puissance personnelle (autre que révolutionnaire, donc non électorale et relevant, pour la bourgeoise, de l’élimination pure et simple).
Dans la démocratie athénienne, par exemple, la pratique de désignation allait parfois jusqu’au tirage au sort des représentants. Quand tous les membres de la communauté étaient posés effectivement comme égaux, et les élus de simples dépositaires, exécutants de leurs volontés, c’était là, évidemment, la solution la plus logique. De plus, la rotation rapide des représentants, l’interdiction d’être désigné une deuxième fois au même poste, le contrôle permanent et étroit des représentés sur les représentants, la modestie des rémunérations, etc., contribuaient fortement à la réalité de la démocratie97 (mais on sait que la relative unité du peuple était alors assurée par le fait que les esclaves en étaient exclus). Beaucoup plus tard, Marx a fait remarquer à juste titre l’importance des formes démocratiques, du même ordre, créées par la Commune de Paris.
Mais, répétons le parce que beaucoup limitent le problème de la démocratie à celui de ses formes électorales, de telles formes qui tendent à réduire le plus possible l’écart entre représentés et représentants ne sont possibles que lorsque le peuple existe, uni par des buts et une activité commune. Dans les débuts de la révolution bourgeoise française, tant que cette relative unité existait contre la monarchie et l’ennemi extérieur, le pouvoir de la Constituante était ainsi étroitement contrôlé par « la rue », notamment les fameux Clubs révolutionnaires. Mais très vite, la bourgeoisie institua des règles fort parcimonieuses. Par exemple, seulement 30 % des adultes d’au moins 21 ans avaient le droit de vote, et seulement 1 % étaient éligibles98. Car l’individu étant fondé sur la propriété privée, il était dit que seul le propriétaire privé ayant la sagesse de savoir ce qui était bon pour elle, seul il pouvait voter, et suivant des critères encore plus restrictifs, être éligible. Cela jusqu’en 1848 pour les hommes, et 1945 pour les femmes! C’est qu’alors l’Etat était, comme nous l’avons rappelé, celui des propriétaires, et il fallait que cela se manifeste jusqu’au plan des règles électorales (mais au moins la bourgeoisie au début de son accession au pouvoir politique voulait ce pouvoir directement pour elle-même, voulait la domination des individus bourgeois de la société civile sur l’Etat, et pour cela faisait élire jusqu’aux hauts fonctionnaires, se méfiant du pouvoir occulte et indépendant de la bureaucratie; ceci du moins jusqu’à Bonaparte 1er).
On a vu ensuite le mouvement de transformation de l’Etat en machine bureaucratique de plus en plus indépendante, au point que n’importe quel Badinguet-Bonaparte (ou aujourd’hui Bernolin-Chirac) pouvait faire l’affaire à sa tête. L’Etat se renforce jusqu’à devenir un organe indépendant, et parallèlement, le système électoral évolue d’une façon telle qu’il ne fait que constituer et consacrer une petite caste d’élus professionnels quasi inamovibles. C’est le système des partis. Vides de militants bénévoles et dévoués à une cause, pointe avancée des différentes classes de la société civile mais peuplés de carriéristes cyniques et sans scrupules, ce sont des haras où se forment et se sélectionnent les candidats aux plus hautes fonctions politiques. Ces écuries sont fort coûteuses et n’existent qu’en faisant main basse sur les postes officiels grassement rémunérés, sur les financements de l’Etat, et bien sûr, sur les financements occultes, tous butins qu’ils se partagent après s’être votés pour eux-mêmes un statut d’intouchables par l’immunité juridique. Ces partis de professionnels politiques, de propriétaires-managers de la sphère politique (gouvernement, parlement) dans l’Etat, n’étant ainsi que des appendices de l’Etat, tous les pouvoirs et tous les contrôles sont internes à l’Etat, et le dévoilement de tel ou tel scandale, partie émergée de l’iceberg, ne relève que des rivalités internes entre ses différentes instances, et ne prête que très rarement à conséquence. Ce sont ces partis qui, par cooptation, choisissent les candidats. Impossible d’être élu à qui ne fait pas allégeance à l’une de ces castes. L’électeur n’intervient plus ensuite que secondairement pour choisir lequel de blanc bonnet ou bonnet blanc (étatiste ou libéral, cf. § 4.3 suivant) le trompera et lui sucera la moelle jusqu’à l’os, bien qu’il arrive encore à certains de croire exprimer leur pouvoir par l’élection.
Tout cela crève les yeux aujourd’hui. D’une part les campagnes électorales se font à coups de milliards, inaccessibles à qui n’appartient pas à une mafia quelconque. Les promesses et les programmes des partis sont suffisamment vagues ou accessoires pour n’avoir aucune importance. L’électeur moyen sait d’ailleurs qu’elles ne seront pas tenues. Il vote pour désigner un professionnel « d’élite » parmi deux ou trois candidats présélectionnés garantis d’élite (auxquels s’ajoutent parfois quelques figurants). Le label élite étant décerné exclusivement, et préalablement, par les différentes écuries qui ont le monopole de concourir et par les médias qui ont celui de faire « l’opinion publique », l’épreuve finale de l’élection n’est plus qu’une formalité où le citoyen est appelé à trancher la question subsidiaire propre à tout concours publicitaire, et qui porte ici sur l’image, l’aisance, la facilité verbale, le sens de la formule choc, voire la qualité de la dentition ou la couleur de la cravate. Mais d’autre part et surtout, il faut ajouter à cela la quasi inutilité de l’élection, puisque l’essentiel des organes des pouvoirs d’Etat ne sont pas élus par le peuple. Outre de savants découpages électoraux qui font que 20 000 ruraux de Lozère élisent un député tout comme 100 000 habitants d’une banlieue ouvrière, outre des Assemblées comme le Sénat qui ne représentent que 40 000 électeurs, essentiellement du monde rural conservateur, et qui est une des maisons de retraite ultra-luxueuses pour la classe politicienne, les organes les plus importants du pouvoir ne sont pas élus du tout: ni les hauts fonctionnaires aux pouvoirs gigantesques, ni le Conseil d’Etat, juge de l’action de l’Etat, ni la Cour de Cassation qui décide de l’interprétation des lois (jurisprudence), ni le Conseil Constitutionnel (qui peut pourtant annuler souverainement n’importe quelle décision du Parlement), ni la Banque Centrale, ni les maîtres des Médias qui font « l’opinion publique », sans oublier cent autres Commissions, Hautes Autorités de ceci ou de cela, Grands Conseils pour l’Alimentation, la Santé, le Sport, etc. Et à tout cet énorme système dont les dirigeants se cooptent purement et simplement entre eux, il faut maintenant, mondialisation oblige, ajouter en plus de celle très ancienne du Vatican, la multiplication de nouvelles bureaucraties supranationales: Commissions de Bruxelles, Banque Mondiale, OMC, FMI, OTAN, Interpol, Cours de justice internationales, etc., qui jouent un rôle de plus en plus important (nous ne pouvons aborder ici le problème de l’insertion de l’Etat national dans la chaîne impérialiste de la « mondialisation »).
Mais il n’y a là qu’un constat évident. Au point que tout universitaire peut observer que « la plupart des décisions échappent aujourd’hui aux politiques et à l’espace du vote »99, et que le prolétariat est de plus en plus conscient de la farce électorale comme le manifeste l’accroissement du taux d’abstention dans ses rangs. Ce n’est pas seulement que les élus volent et trompent, c’est surtout qu’ils ne servent à rien, qu’ils ne sont que les rouages d’une machine qu’ils ne maîtrisent même pas, des godillots selon l’expression consacrée. Bref, non seulement le système électoral produit des élus peu représentatifs de la société civile, mais la part des pouvoirs d’Etat qui dépend d’une élection est de plus en plus insignifiante.
La question n’est donc pas de s’appesantir sur ce constat de l’accroissement des écarts entre les représentés et des pouvoirs d’Etat de plus en plus professionnalisés et sélectionnés en dehors de tout contrôle populaire, de plus en plus vides de tout contenu démocratique. Elle est plutôt de comprendre les causes de cette évolution, et ainsi de voir en quoi elle est aussi inéluctable que nécessaire. Comme nous l’avons vu, on ne peut les trouver qu’en reliant cette évolution à celle du rôle de l’Etat, elle-même déterminée par celle du mode de production (mécanisation, concentration, socialisation, domination réelle du capital, etc.) et les difficultés spécifiques de la valorisation du capital et de la reproduction de la société qui s’en suivent. Nous avons pu comprendre alors pourquoi le rôle de l’Etat s’étendait nécessairement à la gestion de tous les aspects de la reproduction de la vie, devenant donc totalitaire, vidant la société civile bourgeoise de toute vie autonome. C’est cette évolution concrète du mode de production qui entraîne celle des rapports société civile-Etat vers le totalitarisme, et qui exige en conséquence que la désignation des pouvoirs d’Etat échappe à l’influence populaire.
Il s’agit en effet de pouvoirs qui, du fait de leur étendue, de la complexité de multiples tâches enchevêtrées, des difficultés nouvelles et nombreuses qu’ils ont à résoudre pour valoriser le capital tout en contenant dans certaines limites les pollutions, les destructions et les révoltes, doivent: 1°) être particulièrement aptes à ces tâches, composés de spécialistes dans tous ces différents domaines (financiers, administratifs, monétaires, industriels, hygiéniques, idéologiques, etc.); 2°) former un ensemble entièrement dévoué à cet objectif de la valorisation du capital, et de la reproduction de la société qui en dépend. Donc former une machine dont les différentes instances sont idéologiquement soumises au capital, et pour plus de sûreté, se contrôlent les unes les autres, aucun rouage ne pouvant se rendre indépendant de l’ensemble.
Sélectionner une telle élite ne peut être laissé aux hasards d’élections qui pourraient amener au pouvoir des personnes non sûres, ou qui pourraient représenter, même de façon tout à fait édulcorée, les revendications des masses déshéritées, voire ne serait-ce que des intérêts trop catégoriels. Bref, il faut des dirigeants formatés, sortis des moules prévus à cet effet (les écoles de la fonction publique, les Partis), et qui n’arrivent aux sommets qu’après avoir passé par tous les stades qui les sélectionneront certifiés aussi conformes à l’usage qu’on en attend d’une voiture sortant de la chaîne de montage. Le système est si perfectionné qu’il ne produit pratiquement que des marchandises parfaitement calibrées.
L’évolution de la démocratie bourgeoise vers des formes de plus en plus totalitaires n’est donc pas seulement l’évolution d’une forme, originellement autonome, du pouvoir politique vers une autonomie de plus en plus grande, une puissance de plus en plus affirmée, élargie et systématique de soi-disant représentants, pour la plupart non élus, sur les représentés. Ce n’est pas seulement que le pouvoir séduit et corrompt ses détenteurs au point qu’ils n’auraient que le but de l’agrandir tous les jours. C’est aussi plus et autre chose que cela, car si effectivement la forme politique bourgeoise est séparée de la société civile en général et du prolétariat en particulier, et a donc la faculté de s’autonomiser, elle ne développe cette faculté que sous l’empire de la nécessité induite par le mouvement de valorisation du capital et de l’accroissement des contradictions qu’il engendre, des difficultés qu’il doit surmonter pour se reproduire. La forme totalitaire de l’Etat moderne, dans son essence (concrètement, elle peut revêtir des aspects très variables selon les circonstances historiques, par exemple, les différentes formes fascistes, présidentielles, parlementaires, etc.), est un produit nécessaire du développement du capitalisme (de la science et des techniques enrôlées au côté d’un capital financier, anonyme, collectif et international, dans sa forme juridique).
Il reste, pour en terminer, à expliquer pourquoi ce totalitarisme est aussi facilement toléré, voire réclamé, par une partie importante de la population (y compris dans le cas de sa forme extrême la plus brutale, le fascisme). C’est-à-dire expliquer l’exacerbation du fétichisme de l’Etat dont nous avons déjà posé les bases. Nous avions vu alors que, dès l’origine, l’Etat s’est présenté comme une puissance pour les individus, un moyen pour eux. Encore aujourd’hui, il fonde toujours sa légitimation sur cette idéologie alors même qu’en réalité, il ne croît, à l’inverse, qu’en même temps que les individus sont dépouillés de leur puissance. Mais, et comme paradoxalement, plus ils en sont dépouillés, et plus ils attendent de l’Etat. Ils en sont devenus dépendants comme le drogué de sa drogue, et le fétichisme croît (mais, nous le verrons plus loin, aussi l’hostilité à l’Etat) avec cette dépendance.
Ce phénomène est d’abord à mettre en relation avec la croissance du fétichisme de la marchandise, due au fait que tout un pan du rapport capitaliste s’estompe dans le « travailleur collectif » et semble se limiter à une chose: les mouvements de l’argent, les rapports de l’argent avec l’argent. Toute la richesse apparaît comme le produit d’un travail collectif, dans lequel les sciences et leurs applications technologiques jouent de plus en plus le rôle principal. Plus que jamais le procès de production semble purement technique, le capital réduit à une chose extérieure à ce procès technique, et les méfaits de l’argent dus aux comportements égoïstes des possesseurs de cette chose, les financiers, bien ciblés parce que séparés maintenant formellement eux aussi du procès de production (avant le patron cumulait les deux fonctions de prêteur d’argent et de capitaliste actif). On efface alors complètement l’essentiel: le procès d’extorsion de la plus-value dans la production, la division du travail intellectuels/exécutants, c’est-à-dire le rapport d’exploitation dans son effectuation concrète. L’exploitation (le surtravail) est alors non seulement réduite à l’intérêt (ou dividende) que reçoivent les possesseurs d’argent, mais jugée seulement comme une exagération, un abus. Tout le problème serait dans le « trop » de spéculation (car le capitalisme est toujours avance d’argent, crédit, spéculation), dans les mouvements désordonnés et « abusifs » de l’argent. Et s’il faut ici rappeler, brièvement, cette idéologie fumeuse qui ne voit que le mouvement superficiel de l’argent, c’est qu’elle constitue une des bases de l’exacerbation du fétichisme de l’Etat. Car si le capital, ce n’est que des choses, de l’argent (alors que l’argent n’est qu’une forme extériorisée du travail, mais ne produit rien, ni marchandise, ni argent), si l’économie n’est ainsi qu’une question de quantités, de mouvements de l’argent, alors l’Etat peut réguler tout ça, peut décider de ces quantités, par le contrôle de l’émission monétaire, la fixation des taux d’intérêts, une taxe Tobin, ou tout autre moyen portant sur les quantités. Si on imagine qu’il est possible, et qu’il suffit, de compter et répartir des choses, de l’argent, pour pouvoir réguler la vie et la reproduction de la société capitaliste, en ignorant la situation réelle des individus agissant, leurs rapports concrets dans la production, toutes les conditions qui constituent leur vie réelle et décident de leurs comportements, alors, vive l’Etat, l’administration et la comptabilité, Dans ce schéma, où les puissances intellectuelles se placent d’elles-mêmes comme des producteurs essentiels, les maîtres d’élite d’une gestion purement technique, l’Etat (qu’elles dirigent) peut « commander à l’économie », décider des mouvements de l’argent, empêcher les rentiers de vampiriser le « travailleur collectif », et interdire par décret tous les méfaits que produit le capital quand il montre une avidité de profits trop exagérée (du moins les méfaits dont souffrent aussi ces puissances intellectuelles et les petits bourgeois qui les rejoignent idéologiquement, tels que pollution, question du logement, de santé, etc., l’exploitation du prolétariat n’en faisant jamais partie!).
Non seulement l’Etat peut le faire, mais seul il le peut, puisqu’il est maintenant le détenteur et l’organisateur de toute la puissance sociale. Les individus qui en ont été dépouillés n’ont effectivement plus que l’Etat comme moyen pour eux, et estiment naturellement que l’Etat est, plus que jamais, responsable de tout leur bien être, de leur vie, et de toute la société. Et c’est vrai. Nous avons vu combien l’Etat est effectivement indispensable à la vie et à la reproduction de cette société là. Par exemple, pour l’entretien de la force de travail, et pour toute une série d’autres nécessités qui apparaissent comme « services publics », « aides » à l’emploi et à la croissance, etc. Parce que ces interventions sont nécessaires dans la société bourgeoise, y satisfont certains besoins qu’elle engendre, on croit qu’elles le sont à la vie en général. Parce que l’Etat moderne fait toutes ces choses que le « privé » ne peut pas faire, on croit que seul l’Etat peut, et à jamais, les faire, et que par là il est le progrès, la civilisation. Parce que l’Etat Providence distribue toutes sortes d’allocations, s’occupe de la santé, des retraites, du droit du travail, etc., cela accrédite l’idée qu’il est au dessus des classes (d’autant plus que les lois sociales apparaissent comme des « conquêtes ouvrières » du fait de la résistance que les capitalistes particuliers y opposent), qu’il est l’Etat qui obligera « l’économie à être au service de l’homme ». Ainsi, plus l’Etat est totalitaire, plus il semble indispensable. Il ne semble pas seulement, il l’est dans l’immédiateté des problèmes de l’instant pour le système capitaliste et pour les hommes qui y vivent (du moins tant que ceux qui sont dépouillés, voyant l’impuissance de l’Etat à satisfaire leurs besoins, ne s’organisent pas par eux-mêmes pour abolir cet Etat et les rapports d’appropriation qui le produisent). Ces hommes voient que, sans cesse, des mouvements, des transformations, des crises, adviennent sans qu’ils n’y soient pour rien. Ils en attribuent le pire au capital financier, le reste aux soi-disant nécessités techniques et scientifiques, et ne voient que l’Etat comme puissance chargée de les faire vivre et les sauver. Il y a sans cesse toutes sortes de bouleversements qu’ils subissent, et toutes ces forces obscures de ce monde, aussi mystérieux pour eux que l’était le monde primitif pour les premiers hommes, qui les provoquent, c’est au grand fétiche Etat, révéré lors des cérémonies rituelles sous les masques Droits de l’Homme, Intérêt Général, Pouvoir du Peuple, à les dominer.
Fétiche car, comme l’étaient les fétiches primitifs, chargé de qualités et d’une puissance qu’il n’a pas. Nous savons que tous les socialistes petits-bourgeois, depuis Proudhon au moins, répètent à l’envie que l’économie doit être dominée par la justice, et que la justice doit être dite et exécutée par l’Etat. Nous savons encore qu’en réalité, le droit n’est jamais que l’expression, la mise en forme, des rapports des hommes dans la production de leur vie, et que c’est donc lui qui s’adapte à l’économie. Nous savons enfin que l’intérêt général qu’organise l’Etat est celui du capital, de sa valorisation, qui est la condition de la reproduction de cette société dont il est à la fois le produit et l’organisateur. Donc, il n’est pas besoin de critiquer plus avant ici ce fétichisme de l’Etat. Ce qu’il était seulement utile d’expliquer, c’est les raisons de son exacerbation, que tout le monde constate sans en expliquer ni les racines, ni le contenu aliénant, ni la forme totalitaire, donc sans la critiquer, à l’époque de l’Etat Providence. Mais cette exacerbation est à double effet. D’un côté, comme nous l’avons vu, l’individu dépouillé attend tout de l’Etat. De l’autre, par conséquent, et nous allons maintenant y venir, l’Etat devient à ses yeux le responsable de tout, donc aussi la cible de sa colère et de sa lutte du fait que, s’il peut suppléer les capitalistes privés dans certaines tâches et par là aider le capital en général, il ne s’agit là en quelque sorte que d’un transfert de compétences qui ne peut nullement supprimer les contradictions fondamentales du système, ni ses malfaisances, ni ses horreurs, ni ses faillites permanentes.
4.3 Limites et impuissance de l’Etat
A partir du moment où on a compris que l’Etat Providence est le Fonctionnaire du capital en général, on s’explique parfaitement pourquoi il ne peut lui commander rien d’autre que ce qu’il estime aller dans le sens de son développement. Que la gestion d’un rapport capitaliste devenu de plus en plus collectif soit passée, pour une part importante, des mains des fonctionnaires privés du capital à celles d’un Fonctionnaire public n’est qu’un transfert qui ne change évidemment rien aux fondements et aux contradictions du système. Pas plus que les capitalistes privés, l’Etat ne peut empêcher ses violences et ses crises. Certes, il n’est pas inerte, ni sans influence. Il peut être plus ou moins habile, agir à bon ou mauvais escient, par exemple faciliter ou entraver le crédit aux bons ou aux mauvais moments, s’opposer ici ou là à telle ou telle nuisance particulière, être plus ou moins lucide et ferme dans les défenses des intérêts généraux et à long terme du capital contre tels ou tels intérêts privés et immédiats (qualité de fermeté et de vues générales qui définissent les « hommes d’Etat », ayant le « sens de l’Etat »). Mais si l’Etat peut accélérer ou freiner un moment une crise, il ne peut jamais l’empêcher, s’il s’attaque à une nuisance, c’est en la déplaçant ailleurs ou en en créant d’autres, s’il colmate ici ou là quelques brèches, il s’en ouvre encore plus d’autres dans le même temps. Son influence sur le cours général reste, dans le meilleur des cas, éminemment marginale, comme on le voit tous les jours. « A la vérité, l’impuissance est la loi naturelle de l’Administration »100.
D’une façon générale, comme Marx l’avait noté, cela fait longtemps que l’Etat est sous la coupe de la finance, ne serait-ce que parce qu’il en dépend pour boucler son budget, notamment du fait de l’accroissement de la dette publique («… par le système de la dette publique… l’existence (de l’Etat moderne) dépend exclusivement… du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois »101). Mais bien plus encore aujourd’hui, c’est toute la société (l’emploi, les salaires, l’environnement, etc.) qui est déterminée par la bonne ou mauvaise santé du capital financier qui décide (et les financiers n’en sont que les exécutants obligés) des investissements et de leur localisation, du plus ou du moins de chômage, des crises, etc. C’est bien pourquoi, comme nous l’avons vu, l’Etat est sans cesse dans la nécessité de voler à son secours, quand ce n’est pas de se substituer à lui par des subventions, des nationalisations plus ou moins déclarées, des manipulations monétaires, facilitant sa valorisation par tous les moyens et prenant en charge ses dettes lors des krachs. Dévalorisation/valorisation, c’est le mouvement permanent du capital, et par l’impôt, la dette, l’inflation, tout ce que fait l’Etat est de le socialiser, d’en faire supporter la charge à l’ensemble des travailleurs.
Qu’ainsi le profit (ou l’intérêt) prenne pour une part croissante la forme d’un siphonage fiscal systématique par l’Etat du surtravail des prolétaires qu’il reverse ensuite au capital par divers canaux, et que le salaire prenne, également pour une large part, la forme du « salaire indirect » des prestations sociales versées par l’Etat, implique celui-ci directement comme le rouage essentiel du rapport capitaliste d’exploitation. Et dès lors que la crise s’approfondit, le Fonctionnaire du capital se retrouve devant l’éternel problème de la valorisation: baisser la part des salaires pour freiner la baisse du taux de profit, mais alors baisser aussi la consommation, accroître les dysfonctionnements et attiser les conflits sociaux. D’où le débat au sein de la bourgeoisie, les uns affirmant « trop d’impôts tue l’impôt, trop de social tue le profit, donc l’emploi, bref, trop d’Etat étouffe la société civile capitaliste », les autres répondant « moins d’impôts, moins d’Etat désagrège la société que l’Etat seul peut sauvegarder en réunissant les conditions de son unité, qui sont celles de la reproduction du capital en général, et que seul il peut imposer aux intérêts particuliers parce qu’il a seul l’autorité que donne la légitimité de représenter l’intérêt général et le monopole de la force qui en découle ». Et leur drame commun, c’est que chacun d’eux a raison pour sa part. C’est-à-dire que leur problème est insoluble. C’est que, nous le savons, il ne se situe pas fondamentalement dans l’Etat, mais dans les difficultés, et les catastrophes qui en découlent, de la valorisation du capital, face auxquelles l’hypertrophie de l’Etat ne constitue qu’une réponse effectivement nécessaire, mais aussi fort coûteuse, et d’une efficacité aussi limitée que temporaire.
Mais quand on se refuse à voir et à critiquer les fondements des dysfonctionnements de la société, on critique celui qui fait fonction de gérant, bien qu’il ne puisse pas faire d’un âne un cheval de course. On trouve donc dans ce débat superficiel sur le trop ou pas assez d’Etat la base de la soi-disant opposition entre les deux courants politiques bourgeois actuels, qui s’auto-caractérisent comme étatistes et libéraux.
Les libéraux répètent le vieux constat que synthétisait bien Tocqueville quand il décrivait l’Etat qui, se posant au dessus de la foule des individus, «… s’élève (comme) un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort…; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir… que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre… le souverain étend son bras sur la société toute entière… En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêche pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent graduellement au dessous du niveau de l’humanité »102.
Evidemment, Tocqueville passe toujours sous silence l’asservissement du peuple dans le monde aristocratique qu’il regrette, bien qu’il ait la lucidité de le savoir à jamais révolu. Son intérêt est d’observer l’abaissement de l’individu privé que la révolution bourgeoise avait prétendu créer libre et souverain. Mais il ne saisit pas l’origine de cette dépossession, ni de cet abaissement de la masse des individus, et donc la puissance de l’Etat sur eux, dans le capital (bien qu’il l’observe, mais sans en tirer cette conséquence, écrivant aussi que « l’homme se dégrade à mesure que l’ouvrier se perfectionne » et « qu’à mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné, plus dépendant »103, observations unilatérales d’ailleurs comme le montra peu de temps après la Commune de Paris). Il prétend que cette dépossession est le fait de l’Etat, alors qu’elle est d’abord celui du capital et que l’Etat, qui l’aggrave, n’en est que la contrepartie. Il ne voit le mal qu’en l’Etat, mais ne peut pas expliquer d’où vient que l’Etat est nécessaire au capital, pourquoi il doit s’élargir et prendre en charge toutes sortes de fonctions vitales pour la société que le privé ne peut assurer.
Quoi qu’il en soit de Tocqueville, les soi-disant libéraux d’aujourd’hui ne reprennent l’antienne de la liberté individuelle, de l’esprit d’entreprise, de la responsabilité personnelle, du contrat entre individus égaux, que comme pure propagande idéologique dans leur croisade contre le trop d’Etat, comme un masque pour justifier leur exigence de diminution des charges sociales. Car à l’époque des oligopoles et du capital financier, ils savent bien que les individus privés n’existent plus, ou seulement comme des pantins qui ne sont maîtres de rien, ne peuvent rien, et ils sont en fait d’ardents quémandeurs d’aides de l’Etat pour soutenir le capital (et par là enrichir la masse de ses fonctionnaires), au nom de l’emploi, de la croissance, etc., (ce qu’ont pratiqué à très grande échelle les gouvernements dits libéraux de Reagan, Thatcher, tout aussi bien que les gouvernements dits de gauche).
Les libéraux voudraient en quelque sorte confier à des organismes capitalistes privés, les fonctions qui ont été, selon eux, confisquées par l’Etat. Les premiers seraient plus efficaces parce que responsabilisés par le profit, tandis que le second serait gaspilleur parce que bureaucratique. Mais il faudrait supposer que le privé puisse par un quelconque miracle, une conversion philanthropique à la soumission de l’intérêt privé à l’intérêt général, assurer des fonctions qu’il n’a jamais pu jusque là assurer. S’il y a Etat, c’est justement parce que seule cette forme spéciale peut représenter l’unité, qui n’existent pas dans la société civile bourgeoise, et imposer l’intérêt général (les conditions) nécessaire(s) à sa reproduction. Parce qu’aussi seule cette forme peut légitimer le système en apparaissant au dessus des classes, et justifier l’usage de la force comme expression de la volonté générale. Non pas qu’il ne soit pas au fond lui aussi en quelque sorte « privé », appareil spécial détenu par la bureaucratie et dirigé par des représentants professionnels de la bourgeoisie, vis-à-vis duquel la masse de la population est entièrement extérieure, mais parce qu’il est la forme qui s’est développée exactement pour assurer les tâches générales de la reproduction de la société capitaliste. Qu’il soit un énorme gaspilleur de la richesse sociale et d’une désastreuse lourdeur bureaucratique qui fait peser une chape de plomb sur la société civile, qu’il prélève une part énorme du travail social pour son seul fonctionnement (incluant le train de vie fastueux de ses hauts dirigeants), voilà ce contre quoi les libéraux peuvent effectivement bien s’élever. Ils multiplient les pamphlets à ce sujet qui laissent entrevoir l’ampleur du phénomène104. Mais leur motivation antiétatique est seulement qu’ils voudraient bien empocher eux-mêmes cette manne que s’approprie l’Etat pour prix de ses services. Mais encore, quand ils enragent contre l’Etat et son coût, ils n’enragent que contre ce qui n’est que la conséquence de leur propre impuissance de capitalistes privés à assurer les conditions générales de la reproduction du capitalisme (oubliant en plus que bien des extensions des fonctions de l’Etat et des réglementations aient été le fait de gouvernements libéraux, obligés d’admettre leur nécessité pour le développement du capital). D’ailleurs, le libéral qui gémit tant à propos de l’Etat est le premier à l’implorer pour qu’il se substitue à lui afin d’assumer ses faillites, de régler ses dettes, de réparer ses dégâts.
Alors, certes, le périmètre de l’Etat peut varier ici ou là en fonction des circonstances. Par exemple, on nationalise à la Libération afin d’assurer le financement par le peuple de la reconstruction des infrastructures lourdes, des secteurs à forte composition organique du capital (énergie, sidérurgie), parfois aussi pour recomposer des alliances politiques avec la bureaucratie ouvrière du PCF, puissante à l’époque (Renault, Berliet). Puis, une fois la rentabilité retrouvée, on privatise à nouveau. Mais tout ça n’est que péripéties dans le mouvement général qui tend au renforcement et à l’élargissement des fonctions de l’Etat qui, comme on l’a vu, intervient de plus en plus dans la valorisation du capital, qu’il soit de statut privé ou public. Bien souvent d’ailleurs, les privatisations démontrent l’incapacité du capital privé à assurer sa valorisation, dans ces branches à forte composition organique, en y produisant à des prix supportables pour le fonctionnement des autres branches du capital (cf. la faillite des compagnies d’électricité privatisées en Californie en l’été 2001, les catastrophes des chemins de fer privatisés en Angleterre, etc.). Bref, et selon la formule qu’aiment à utiliser les étatistes, il s’agit toujours pour le libéral d’étatiser les coûts et les pertes, et de privatiser les profits.
Mais constater le rôle devenu essentiel et omniprésent de l’Etat dans la reproduction de la société suffit-il à justifier l’Etat? Cela ne serait d’abord que théoriser comme naturelle et éternelle la désappropriation et l’aliénation des individus dont l’Etat est la contrepartie. Ensuite, cela serait imaginer qu’un appareil bureaucratique chargé de réaliser les conditions de la valorisation du capital pourrait surmonter ses effets catastrophiques sans bouleverser ces conditions, c’est-à-dire sans abolir les rapports d’appropriation, la division sociale du travail, etc. Ce serait imaginer qu’un Fonctionnaire collectif du capital aurait ce pouvoir de réguler harmonieusement le développement du capital que n’ont pas ses fonctionnaires particuliers.
Les étatistes sont totalement imprégnés de ce fétichisme de l’Etat pour prétendre qu’il peut diriger l’économie au service des hommes. Fustigeant ce qu’ils décrivent comme l’hégémonie du seul capital financier sur l’Etat actuel, ils prétendent euthanasier le rentier, tout en se faisant les apologistes des « entrepreneurs », du capitalisme d’entreprise. Nous avons déjà dit l’inanité d’un tel programme qui voudrait un capitalisme sans capitalistes, financiers, spéculateurs, qui imagine qu’un capitalisme géré par des fonctionnaires publics n’aurait pas les mêmes conséquences néfastes que celui géré par des fonctionnaires privés. Il en est même qui se croient originaux en réclamant « l’économie mixte », système qui mélangerait selon eux habilement la puissance sociale détenue par l’Etat et l’initiative créatrice du privé. Ce ne serait en fait au mieux que l’association du paralytique et de l’aveugle, et cela est exactement ce qui se fait plus ou moins bien tous les jours, depuis longtemps.
Tout le bruit fait par les étatistes autour de l’euthanasie du rentier n’est qu’un leurre qui masque que l’Etat est le premier soutien du capital financier, dont il dépend aussi pour son financement, et le plus grand prédateur de la plus-value sociale, dont ses dirigeants se gavent abondamment.
Marx avait déjà remarqué, en observant le parasitisme de l’appareil d’Etat, que la bourgeoisie y «… case sa population superflue et complète, sous forme d’appointements, ce qu’elle ne peut encaisser sous forme de profits, d’intérêts, d’honoraires »105. Appointements qui se complètent avantageusement aujourd’hui de toutes sortes d’avantages en nature, fonds secrets et autres magouilles financières. Quiconque observe aussi quelque peu les différents appareils de l’Etat n’a pu que constater le train de vie fastueux de leurs dirigeants, les sinécures, les innombrables postes clientélistes et emplois plus ou moins fictifs. Mais tout ceci n’est encore qu’une faible partie du gaspillage bureaucratique. Le plus extraordinaire dans ce domaine, et même si on se place du point de vue des fonctions perçues comme les moins discutables de l’Etat, ses fonctions sociales, est le fameux « effet Camember », du nom du célèbre sapeur qui creusait un nouveau trou pour y mettre la terre d’un précédent qu’il était chargé de faire disparaître de la cour de la caserne. A sa façon, l’Etat du capital est sans cesse engagé dans de nouvelles dépenses pour tenter de corriger les catastrophes qu’il a d’abord puissamment contribué à organiser. C’est vrai des milliards qu’il déverse pour sauver les banques des bulles financières qu’il a d’abord lui-même fait gonfler par ses emprunts, ou pour amortir les conséquences du chômage alors qu’il a soutenu les spéculations et les surinvestissements au nom de la croissance; c’est vrai de ces dépenses de santé et d’hygiène qui résultent du mode de production fondé sur le saccage des hommes et de la nature qu’il organise; c’est encore vrai des dépenses de sécurité qui croissent avec la misère physique et morale qu’engendre le système fondé sur l’exploitation, l’aliénation et la puissance de l’argent qu’il reproduit, ou aussi de la réponse qu’il apporte aux problèmes du logement prolétaire qui a engendré des banlieues et des cités tellement invivables qu’il en arrive peu après à les démolir. Et ainsi de suite dans tous les domaines, et jusque dans les activités internationales de l’Etat, avec notamment, les innombrables guerres qu’il entreprend pour aider le capital qu’il représente. Bref, l’Etat non seulement doit grossir toujours plus pour tenter de résoudre les problèmes qui remontent jusqu’à lui toujours plus nombreux, mais en essayant de les résoudre, il en crée sans cesse de nouveaux. Détruire, construire, boucher un trou en en creusant un autre, telle est l’action de l’Etat. Sa croissance n’est que la contrepartie de celle des effets morbides du mode de production capitaliste, non le moyen de leur suppression.
Il apparaît parfois normal aux travailleurs que l’Etat prenne en charge la réparation de dégâts dont ils ne sont pas responsables. Mais ce sont finalement eux qui paient, et deux fois. Une première fois pour engraisser le capital qui les emploie et qui les cause, une deuxième fois pour engraisser l’Etat, qui ne résoudra rien et ne leur rétrocédera que quelques miettes de son festin pour les maintenir plus ou moins en vie et aptes au travail. Ils doivent fournir du surtravail pour être exploités, pollués, meurtris, et encore du surtravail pour entretenir le moloch étatique qui, en organisant et finançant cette barbarie, en corrigera ceux des excès qui pourraient sinon détruire tout le système. L’accroissement de l’Etat est souvent justifié par ses idéologues par le fait qu’il répond à celui des besoins sociaux, tels que enseignement, santé, justice, police, etc. Mais premièrement, c’est vraiment enfoncer des portes ouvertes que de répondre à la question: pourquoi l’Etat fait ceci? Par cette évidence: parce que ça correspond à des besoins que le privé ne satisfait pas. Cette réponse ne justifie que l’état actuel des choses. Mais ne dit rien sur l’essentiel: les besoins de qui, pourquoi ces besoins là, et pourquoi faut-il que ce soit l’Etat? Car deuxièmement, comme nous l’avons vu, le capitalisme crée de nombreux besoins du fait de ses saccages, et doit en passer par l’Etat du fait que le plus fondamental d’entre eux est la dépossession des individus, leur réduction à l’impuissance. Quand un système social crée des criminels, des malfaiteurs et des violents imbéciles, il crée aussi des policiers, des magistrats, des prisons, des éducateurs, etc.; quand il détériore tant de conditions de la santé publique, il crée des médecins, des hôpitaux, des asiles; et ainsi de suite selon la loi de « l’effet Camember » évoquée ci-dessus. Et quand il crée des exploités, il crée aussi des révoltés.
En vérité, les idéologues étatistes, qui en appellent au renforcement de l’Etat comme soi-disant moyen de dominer le capital et de servir l’homme, sont des charlatans bien au fait de leurs intérêts. Ils passent sous silence que l’Etat est à la fois le produit et l’organisateur des rapports sociaux qui fondent le capitalisme. Ils ferment pudiquement les yeux sur son incapacité, qui en découle, à « dominer » un système dont il est un organe vital, aussi déterminé dans sa place, ses fonctions et son existence que le cœur ou le cerveau dans un corps humain. Mais un organe qui a cette spécificité d’être autonome, qui renforce par lui-même activement et nécessairement la dépossession et l’aliénation des individus, source de tous les maux qu’il est censé guérir.
L’Etat est exactement l’inverse que le moyen d’une domination des hommes sur leurs activités: il est la désappropriation des individus de leur puissance sociale. C’est bien pourquoi Marx avait mis en valeur les premières mesures antibureaucratiques de la Commune de Paris dont il pensait que l’application «… aurait restitué au corps social toutes les forces alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le mouvement »106.
A vrai dire, il ne suffit pas de changer la forme de l’Etat pour restituer ses pouvoirs au corps social. Des formes réellement démocratiques sont certes pour cela indispensables mais ne permettent pas, à elles seules, d’assurer la domination des individus sociaux sur leur vie. Elles ne peuvent que faciliter, accompagner et exprimer cette domination, traduire leur capacité concrète à en disposer. Car la domination des hommes sur « l’économie », qui est au fond non les mouvements de l’argent mais leurs activités par lesquelles ils construisent leur vie et se construisent, passe évidemment par la conquête de leur maîtrise sur les conditions de cette activité. Ce qui implique non seulement l’appropriation des conditions objectives (moyens du travail), mais aussi celle des conditions subjectives: la capacité de maîtriser ces moyens, l’appropriation de ce patrimoine de l’humanité qu’est « l’intellect général », les connaissances accumulées par « le cerveau social » (la science au sens le plus large). Cette condition de l’appropriation de toutes les conditions de leurs activités est aussi condition de la démocratie, du pouvoir des individus sur eux-mêmes et leurs rapports (qui sont la société), condition de leur capacité à dessaisir l’Etat de la puissance sociale qu’il a absorbée à leurs dépens. Il est donc stupide et vain d’en appeler à une transformation démocratique des formes de l’Etat comme solution aux maux contemporains, sans poser la question des conditions d’un authentique pouvoir populaire, qui sont dans la maîtrise concrète par les individus des moyens de leur vie, de leur rapports, de leur communauté (et la conquête de cette maîtrise, qui est la propriété, est tout l’objet du procès révolutionnaire de transition au communisme). C’est pourtant la marotte favorite des petits bourgeois qui ne cessent d’inventer des formules nouvelles pour soi-disant proposer « plus de démocratie », une « démocratie authentique » (mais, en réalité, se propulser au pouvoir et goûter à ses délices). Dans ce domaine, le comble de la phraséologie creuse a été atteint par les Verts avec la formule « démocratie participative ». En ajoutant « participatif » à « pouvoir du peuple », le politicien vert touche à la perfection du non sens tautologique, et démontre avec la même perfection que la démocratie, qu’il se propose bien sûr d’améliorer par la « participation » (vieille lune bourgeoise s’il en est, dite aussi « de la troisième voie » ni capitaliste, ni communiste, que de vouloir faire participer le prolétaire à la reproduction de la société capitaliste!), n’est qu’un pouvoir d’Etat sur la masse des individus. Le Vert n’est qu’un étatiste qui se camoufle derrière la phrase démocratique, comme le ver se camoufle dans le fruit.
La motivation de la lutte que mènent les étatistes est nous l’avons vu la concurrence qui les opposent, en tant que capitalistes « actifs », individus s’étant appropriés un capital intellectuel et spécialisés dans telle ou telle fonction de la direction de l’organisation sociale générale et du capital en général, aux capitalistes « passifs », les financiers qui détiennent en dernière instance la domination en tant que maîtres de l’argent et de ses mouvements qui font la pluie ou le beau temps dans le monde du capitalisme. Ils promettent un Etat qui serait le moyen de servir l’homme parce qu’il jugulerait le capital financier. Mais disent-ils, la condition d’un tel Etat, c’est qu’il soit entre les mains fermes et pures de dirigeants éclairés, se proclamant hostiles à « l’argent roi » (mais pas à celui dû à leurs capacités!) et aux capitalistes privés, tous dévoués au bien public: eux qui vous parlent bien sûr!
Ce courant étatiste (toujours nationaliste, parfois honteusement mais le plus souvent ouvertement) est présent dans toutes les fractions de la bourgeoisie, de gauche ou de droite. Mais il est particulièrement important dans le PCF et divers groupes qui se prétendent « la gauche de la gauche » (trotskystes, Attac, Verts, etc.) parce qu’il tire l’essentiel de son influence en se présentant verbalement comme anticapitaliste (financier), antimondialisation (financière), affirmation d’une volonté prétendument humaniste sur l’économie. Par ce genre de discours, il a une certaine base dans le monde du travail à la fois idéologique, le fétichisme de l’Etat, et sociale parmi les couches qui vivent de l’Etat, depuis les puissances intellectuelles qui dirigent ses innombrables organes jusqu’à ceux des petits fonctionnaires et assimilés qui ne songent qu’à s’abriter sous son aile protectrice, surtout dans ces époques où s’accroît le chômage de masse, et où donc s’accentue la tendance de vouloir vivre de l’Etat (Marx avait déjà remarqué que la population inoccupée «… cherche à obtenir des emplois publics comme une sorte d’aumône respectable et entraîne la création de postes de ce genre »107). Certes, tout cela ne forme qu’un ensemble de groupes disparates, politiciens, hauts et petits fonctionnaires, bureaucrates syndicaux, universitaires et autres idéologues médiatisés de toutes espèces. Ce qui les unit, malgré des pouvoirs d’appropriation et des situations matérielles très différentes, c’est qu’ils vivent de l’Etat, cultivent le fétichisme de l’Etat, veulent renforcer l’Etat pour se renforcer. Plus il est gros, plus il s’arroge des activités et des pouvoirs, et mieux ils se portent! Ils sont hélas nécessairement nombreux dans un vieux pays impérialiste comme la France.
Il faut réaffirmer que chaque fois que l’Etat grossit, chaque fois le travailleur est dépouillé davantage, davantage réduit à un assisté, sinon bien nourri, du moins bien tenu en laisse. Chaque fois que l’Etat prétend se charger de « créer du lien social », suivant l’expression à la mode chez les universitaires, c’est que ce lien a disparu dans les rapports concrets entre les individus (et ils ne peuvent le recréer que par la lutte collective, non dans l’aliénation de l’assistanat étatique suppléant la charité religieuse). « L’existence de l’Etat et l’existence de l’esclavage sont indissociables »108 disait Marx dès 1844. Il y a mille fois plus de raisons aujourd’hui pour que l’Etat du capital fasse toujours partie du problème, pas de la solution.
Pour conclure sur l’opposition entre les deux courants dits libéraux et étatistes, il est donc clair qu’il ne s’agit entre eux que de différences tout à fait superficielles, juste utiles à faire croire aux gogos qu’il s’agit d’une alternative pouvant changer le cours du capitalisme et le sort des hommes, et ainsi les détourner de tâches plus sérieuses. Ces deux courants sont parfaitement internes à l’idéologie bourgeoise et manifestent sa domination. En témoignent les exemples innombrables de l’unicité profonde de leurs choix, comme les aides qu’ils sont tous d’accord d’apporter au capital (ceux qui préconisent moins d’Etat ne posent ce moins que vis-à-vis des dépenses sociales et de la réglementation du travail, les autres font le même moins quand ils sont au pouvoir, tout en disant vouloir faire plus, lors des périodes électorales), comme les expéditions militaires qu’ils mènent d’un commun accord et en permanence pour placer le capital qu’ils représentent dans les meilleures conditions possibles dans la concurrence mondiale, comme leur commune politique à l’égard des prolétaires, immigrés notamment, soumis de plus en plus au travail précaire et flexible, au chômage ou aux emplois de domestiques du « tiers secteur », comme leur commune incapacité à résoudre les crises, comme mille autres faits quotidiens.
Les socialistes trouvent les libéraux pas assez étatistes, les communistes disent de même des socialistes, et les trotskystes des communistes! C’est toute une chaîne à l’intérieur de l’Etat, du principe de l’Etat. Certes, ils ne tiennent pas exactement le même discours. Mais les divergences de leurs discours tiennent au fait qu’ils ne s’adressent pas à la même clientèle électorale. Elles manifestent surtout l’accroissement de la contradiction où se trouve l’Etat dans sa fonction de reproduire la société capitaliste. D’un côté, la nécessité de valoriser le capital en maintenant le taux de profit, donc en particulier, de diminuer le coût salarial global, les dépenses sociales qui prélèvent une part de la plus-value qui devient excessive aux yeux du capital quand la base de la production de cette plus-value, le travail productif vivant, diminue, et qu’aussi corrélativement, le nombre des assistés doit croître (y compris les retraités qui s’annoncent beaucoup plus nombreux). Mais d’un autre côté, comment diminuer le poids des dépenses sociales quand s’accroissent aussi les saccages du capital sur les hommes et la nature, du fait même de ces difficultés de la valorisation? Car il faut bien que l’Etat empêche le capital de détruire la planète, du moins là et quand cette destruction touche aussi les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie ou risque de susciter un mouvement révolutionnaire, ce qui pour celle-ci est considéré comme le pire, l’horreur absolue. Donc, il faudrait accroître les dépenses de l’Etat, en même temps que les réduire sans jeter le peuple dans les bras de la révolution. Cette recherche de l’introuvable équilibre entre « le marché » et le « service public » unit libéraux et étatistes. Simplement, ils ne flattent pas les mêmes clientèles électorales, d’où les nuances qui les séparent, sans les opposer.
Leur commun problème est donc que la reproduction de la société capitaliste se heurte à cette impossibilité de deux groupes de conditions tout aussi nécessaires qu’antagoniques. Le commun résultat de leurs passages alternés au pouvoir est à la fois des crises de plus en plus violentes de dévalorisation du capital, et un saccage de plus en plus insupportable des hommes, des produits de leurs travaux, et de la nature. L’Etat, qui a progressivement rassemblé en son sein la direction de toutes les fonctions de la reproduction sociale, qui est donc jugé par toutes les couches de la population, toutes les classes, toutes les corporations, avoir toutes les cartes en main pour agir à sa guise, est évidemment tenu pour responsable de tous ces désordres et saccages de plus en plus monstrueux. Chacun réclamera réparation à l’Etat, exigera des subsides, se plaindra de son incapacité, le jugeant à la fois trop faible et trop dispendieux, trop étouffant et pas assez fort. Ses dirigeants les plus en vue, les politiciens, plutôt que son immense bureaucratie cachée, seront déconsidérés, d’autant plus que, se voyant impuissants dans la débâcle, ils n’ont plus guère d’autres préoccupations que de bien se servir, et « après moi le déluge ». La cible de tous les mécontents aujourd’hui, c’est l’Etat, et voilà pourquoi il était si important de tenter d’éclairer les opinions sur ce sujet. Car si la cible critiquée et attaquée est commune, les objectifs poursuivis ne sont pas les mêmes, ce dont il nous faut dire un mot pour conclure.
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CHAPITRE 5. L’ETAT COMME CIBLE
Jamais l’Etat n’a été autant sollicité. Toutes les catégories sociales lui réclament. Tous les maux de la société remontent à lui, et deviennent des maux de l’Etat. Il est exigé qu’il corrige des effets, au lieu qu’en soient supprimées les causes. Et cela ne fait qu’ajouter un effet nuisible de plus: l’Etat, qui grossit et s’occupe de tout. Si l’Etat totalitaire devient nécessairement la cible de tous les mécontentements et de toutes les exigences qui croissent au fur et à mesure que la crise générale du capitalisme se manifeste dans des formes de plus en plus violentes et fréquentes, reste à se demander: la cible pour quoi faire?
Car évidemment, on peut tirer du même constat d’un phénomène des conclusions diamétralement opposées. De l’observation que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, on peut affirmer, comme Ptolémée, le géocentrisme, ou comme Copernic, que c’est la terre qui tourne sur elle-même et l’héliocentrisme. De même, de l’observation de l’impuissance de l’Etat à résoudre les problèmes, on peut affirmer que la cause en est dans la faiblesse de l’Etat, due à la corruption des politiciens, au système des partis se bagarrant pour les places, au corporatisme de bureaucraties aussi gloutonnes que pléthoriques, à un laissez aller libéral, et qu’elle pourrait être corrigée par un sursaut moral, un regain de la volonté nationale et d’esprit citoyen, des hommes neufs qui chasseraient toute cette pourriture par un grand coup de balai. Bref, on peut rester dans un « Etat-centrisme ». Ou affirmer à l’inverse que tous ces méfaits, parfaitement réels, ne sont que des manifestations de cette impuissance de l’Etat, non ses causes qui doivent être recherchées dans les contradictions du système capitaliste dont il a la fonction de réunir les conditions de sa reproduction. Bref, affirmer que son impuissance a sa source non dans lui-même, mais dans les antagonismes de ces conditions qui les rendent, à la fin, irréalisables. C’est en sortant de l’imaginaire national et du fétichisme étatique, c’est en rentrant dans le concret des rapports sociaux, qu’on peut découvrir que l’Etat a cette fonction de reproduire le capitalisme, et que son impuissance tient à l’agonie de ce système.
Telles sont les deux grandes tendances contemporaines sur la question de l’Etat. Et, comme celui-ci est devenu la cible de tous les mécontentements et mouvements sociaux, elles conduisent à tracer une grande ligne de partage dans la lutte des classes, entre ceux qui veulent l’orienter vers une « amélioration » de l’Etat, quels que soient les divers moyens qu’ils préconisent pour cela et ceux qui veulent que les producteurs exercent eux-mêmes le pouvoir, que la masse des travailleurs puisse s’approprier la puissance sociale qu’eux-mêmes et toutes les générations précédentes ont constituée, qu’ils soient eux-mêmes « l’Etat » (qui alors n’en serait à proprement parler plus un, mais une réelle association) au lieu que l’Etat soit eux.
La première de ces tendances mène, dans certaines circonstances particulières, au fascisme. Comme je l’ai déjà analysée, je ne reviendrai pas ici sur cette extrémité109. D’autant plus que la bourgeoisie – en partie parce que, peut-être, instruite par ses échecs passés, en partie parce que, comme nous l’avons vu, les conditions de l’hégémonie du capital sont dans les pays développés satisfaites au point que des formes électorales de désignation des gouvernements peuvent très bien se concilier avec un Etat devenu totalitaire – ne souhaite pas accepter pour le moment cette forme extrême110, dangereuse pour elle-même parce qu’elle consiste à « abandonner sa couronne » politique, la direction de l’Etat, à d’autres forces encore moins capables de gérer la crise du capitalisme en fonction de ses intérêts généraux, et sur lesquelles elle risque de perdre tout contrôle (mais il est vrai aussi qu’elle n’est pas maîtresse absolue des événements, ni monolithique, et qu’elle ne décide pas de perdre sa couronne!).
Aussi ses idéologues et politiciens tentent plutôt de protéger l’Etat, d’éloigner ce centre vital des attaques dont il est l’objet, en même temps qu’ils s’efforcent de le légitimer en louant ses bienfaits. Un moyen pour cela est de créer d’autres cibles. Il s’agit par exemple de ne plus faire des sommets de l’Etat central le lieu apparent de tous les pouvoirs afin de diluer les responsabilités. Ou encore de renforcer le clientélisme et l’assistanat, et d’essayer de ravaler la façade démocratique par diverses réformes électorales (comme les lois récentes sur la parité hommes-femmes, la restriction du cumul des mandats, le financement des campagnes électorales, etc.).
Créer d’autres cibles consiste à éparpiller quelque peu les appareils d’Etat. Par exemple, par des formules de régionalisation et de décentralisation qui accordent quelques pouvoirs secondaires à des appareils formellement plus proches des représentés (comme si la puissance sociale des individus relevait de critères géographiques, de restauration de dialectes locaux plus ou moins disparus, de l’idéologie bornée du « small is beautiful » qui veut dire: vive tout ce qui est petit et rabougri, parce que cela seul est à ma portée d’individu privé, petit et rabougri!). Dans le même temps d’ailleurs, se multiplient aussi les administrations « indépendantes », non élues, échappant formellement à l’autorité gouvernementale, aussi bien nationales que supranationales, qui sont autant de rouages du pouvoir d’Etat qui prennent des décisions dont les élus sont exonérés d’avoir à endosser la responsabilité et l’impopularité. Mais alors aussi, ils apparaissent comme des profiteurs qui se servent tout en ne servant plus à rien.
Dans cette situation, les idéologues de la gauche, et leurs collègues qui se veulent la « gauche de la gauche », tentent de rallier les mécontents de l’Etat sous la bannière de reconstruire un Etat démocratique, c’est-à-dire, pour eux, un Etat dont les élus seraient réellement maîtres, et par leur truchement, les citoyens. Quelque peu effrayés du mépris grandissant que leur manifestent non pas les citoyens mais les individus concrets, ils ont aujourd’hui plein la bouche de ces formules creuses, telle que « démocratie participative de proximité ». C’est l’attitude constante des idéologues bourgeois que d’en appeler à l’Etat pour sauver les individus et la société, en jurant que des modifications de forme suffiraient à refaire de l’Etat l’instrument de la volonté nationale, supposée elle-même être une formule équivalente à volonté populaire. Comme s’il y avait un peuple uni, ayant une volonté qui puisse être représentée comme l’intérêt commun, des individus ayant la propriété des conditions de leur vie et pouvant par là participer réellement au pouvoir. Nous avons déjà dit, en analysant l’essence de l’Etat, combien était insipide et inepte aujourd’hui cette rhétorique de 1789. Mais nos bourgeois de gauche éprouvent le besoin d’y avoir recours parce qu’ils refusent d’attribuer la crise et ses désordres au capital. Ils lui ont donc substitué un bouc émissaire: la mondialisation. Par la mondialisation d’un capital compris comme purement et simplement financier, celui-ci échapperait à l’autorité régulatrice et salvatrice des Etats nationaux. Haro sur ces gouvernements libéraux qui ont laissé déchoir cette (soi-disant) autorité qu’avait autrefois l’Etat sur l’économie! Que l’Etat redevienne comme au bon vieux temps le moyen de reproduire une société capitaliste harmonieuse, « sociale », voilà le programme le plus radical de la gauche dans toutes ses composantes.
Certes, « autrefois », l’Etat national et protectionniste (c’est-à-dire aussi colonial) semblait plus à même d’organiser les conditions de la reproduction d’un capital lui-même plus confiné à l’intérieur de l’empire. Cependant, parler de la capacité de l’Etat national d’autrefois à mettre l’économie au service de l’homme, c’est non seulement oublier les guerres mondiales, la grande crise des années 30 et bien d’autres horreurs, mais c’est ne pas voir tout le développement spécifique du capital (machinisme, productivité) qui rendait la réforme sociale nécessaire possible à certaines périodes (notamment la période 1950-70), tandis qu’elle ne l’est plus aujourd’hui dans la crise généralisée qui pourrit, lentement mais sûrement, la situation mondiale depuis une trentaine d’année. Ce que critiquent les anti-mondialisation, c’est le fait qu’effectivement le capital laissé à son propre mouvement nécessaire de recherche du profit maximum ne peut pas produire une société « durable », que sans le moyen de l’Etat, il ne peut conduire qu’à des saccages et des catastrophes telles qu’il s’autodétruirait rapidement, au lieu qu’avec l’Etat, il détruit plus « rationnellement » (c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, en tenant compte autant que possible des conditions globales de sa reproduction). C’est bien ce qui se passe sous nos yeux aujourd’hui, où n’existe pas une telle autorité de régulation à l’échelle de la mondialisation universelle et généralisée du capital. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est premièrement que jamais l’Etat n’a pu empêcher les crises et les méfaits du capital, seulement au mieux les retarder plus ou moins, et surtout faire en sorte que malgré tout le capital puisse reprendre son cycle vital de valorisation (la société capitaliste se reproduire). Et deuxièmement, que revenir plus ou moins à un Etat national organisant un marché national est évidemment une utopie réactionnaire et une régression impossible. De toute façon, les prolétaires savent bien que leur sort n’était pas plus enviable dans cette situation! Quant à construire un Etat capitaliste mondial, il ne peut en être question que sous la forme d’un capital dominant mondial, car avec le capital, il ne peut jamais s’agir d’une association entre égaux, mais toujours de concurrence, de lutte pour la survie et la domination à travers le perpétuel procès de destruction-valorisation qui le caractérise. Il est parfaitement illusoire d’imaginer une sorte d’Etat mondial et démocratique qui organiserait le capitalisme au service des hommes, une mondialisation contrôlée par les citoyens du monde. Bref, et sans qu’il soit possible de développer ici ce point, l’organisation générale du capital mondialisé ne peut être le fait que des plus puissants capitaux absorbant ou se soumettant les autres, et la « régulation » mondiale (le rôle d’Etat mondial) être le fait de l’Etat le plus puissant, représentant ces capitaux, et tentant d’organiser la concurrence en collaboration-soumission des autres autour de lui. C’est ce que tentent de réaliser aujourd’hui les U.S.A. (et ce qui fait qu’ils deviennent, à juste titre, la cible principale des luttes des opprimés du monde entier), en ménageant à peine quelques alliés, Europe, Japon et quelques dictateurs achetés à coups de dollars, qui espèrent obtenir par leur attitude servile un strapontin à la direction de l’ordre mondial pour participer au festin.
La grande ligne de démarcation qui sépare tous ceux qui prennent pour cible l’Etat actuel, et qu’il faut tracer le plus fermement possible, oppose ceux qui s’imaginent que l’Etat est le moyen de la solution aux méfaits du capitalisme, aux désordres sociaux, à la misère des peuples, aux saccages des biens et de la nature, et ceux qui ont compris que l’Etat, national ou multinational, démocratique ou fasciste, de droite ou de gauche, fait partie du problème, pas de la solution. Pas de rapports capitalistes sans Etat, et pas d’Etat sans rapports capitalistes (c’est-à-dire d’appropriation privée fondée sur la division sociale de la propriété des conditions matérielles et intellectuelles de la production).
Ce qui signifie aussi, soit dit en passant, qu’une ligne de démarcation secondaire existe entre ceux qui veulent la disparition de l’Etat. Elle partage ceux qui la comprennent comme corrélée à la destruction des rapports sociaux capitalistes qui le fondent (la société civile bourgeoise), pour lesquels donc il s’agit d’un dépérissement de l’Etat, au cours d’une phase de transition, au fur et à mesure de l’émergence d’une communauté qui ne peut exister que sur la base de l’appropriation par tous des conditions de la production de la vie. Et ceux qui, à l’instar de Bakounine et de ses émules anarchistes d’aujourd’hui, ne voient le problème que dans l’Etat, s’imaginent pouvoir abolir l’Etat d’un seul acte révolutionnaire, s’imaginent pouvoir décréter la suppression de l’Etat (comme aussi des Maîtres et des Dieux), instaurer la démocratie pure, et s’imaginent encore que cela supprimerait du même coup les divisions sociales du travail et les rapports d’appropriation et de pouvoir qui en découlent, alors que c’est l’inverse, que c’est en construisant les conditions matérielles de la communauté qu’on peut supprimer l’Etat111.
Dès qu’on a compris que l’existence de l’Etat est « indissociable de l’esclavage » salarié, des rapports sociaux de divisions qui l’engendrent, et qu’il organise afin qu’ils puissent se perpétuer, on a compris que le but des « esclaves », des prolétaires modernes, ne peut être bien évidemment son renforcement, mais aussi de limiter leur lutte à un changement de forme, à une démocratisation de l’Etat, quand bien même ils imagineraient pouvoir la pousser jusqu’à son abolition sans qu’aient été révolutionnés concrètement, matériellement, ces rapports.
Il est intéressant de remarquer que c’est un point à propos duquel Marx polémiqua très tôt (1844), aussi bien théoriquement contre Hegel112, que pratiquement contre ceux qui, à cette époque, préconisaient de subordonner les revendications sociales concrètes des opprimés à l’obtention de réformes démocratiques de la monarchie prussienne. Ce qui était notamment la position de A. Ruge vis-à-vis de la révolte des ouvriers silésiens. Marx lui oppose113 que l’Etat, même démocratisé, ne peut venir à bout des « tares sociales », car c’est « le principe de l’Etat » que d’être lui-même une cause des tares sociales, dans la mesure où il est l’existence de la propriété privée (et plus tard du capital), où son existence se confond avec la sienne.
Méprisant pour les beaux esprits démocrates qui appellent les révoltés silésiens à se confier à eux et aux belles réformes qu’ils feront s’ils les portent au pouvoir au lieu de le laisser à l’absolutisme du roi de Prusse, le jeune Marx les cingle en observant qu’il est inepte d’espérer que « l’esprit politique » puisse « révéler la racine de la misère sociale », car il n’est au mieux qu’une volonté. Or la volonté ne connaît pas les causes objectives des situations sociales. Il est donc faux de penser que le moyen de remédier aux maux sociaux réside seulement dans la volonté, dans « la violence et dans le renversement d’une forme déterminée d’Etat » (en l’occurrence la monarchie prussienne). Ces changements de forme, c’est l’éternelle proposition illusoire des fétichistes de l’Etat qui ne voient pas qu’il est lui-même « l’organisation sociale », un résultat et une cause des tares sociales. Mais « l’Etat ne reconnaîtra jamais dans l’Etat et l’organisation de la société la cause des tares sociales ». On peut bien modifier le système électoral, décentraliser, régionaliser, et même (il n’est pas interdit de rêver) diminuer les prébendes, chasser les sinécures, traquer les corrompus, cela ne change rien à la nature de l’Etat d’être et de ne pouvoir être que l’organisation de la société bourgeoise.
Le Marx de 1844 n’avait évidemment qu’une idée encore peu précise des « racines de la misère sociale ». Il n’avait pas encore analysé le capital et son mouvement. Les conditions d’une révolution sociale et de la fin de l’Etat lui étaient encore floues. Mais déjà fermement matérialiste, c’est du côté du mouvement concret réel, celui des ouvriers silésiens en l’occurrence, qu’il se plaçait. Il voyait bien que là était la force concrète, parce que fondée sur les besoins concrets des ouvriers, tournée contre les forces concrètes qui s’y opposaient, contre la propriété privée, contre « les seigneurs de l’industrie », et même « contre l’ennemi caché, le banquier ». Quand les prolétaires luttent vraiment, ce n’est pas pour donner procuration à d’autres qui s’approprient leur puissance pour s’en servir dans leurs jeux politiciens, mais pour ce dont ils ont besoin, dans leur situation, pour changer leur vie, ici et maintenant. Ce qui se passe dans la sphère politique, en dehors d’eux, n’est pas leur vie, mais celle de l’Etat, là n’est pas leur puissance, mais celle de ceux qui se l’approprient. Marx affirme alors que la révolution n’est politique que dans la mesure où elle doit « renverser l’ancien pouvoir », « détruire et dissoudre l’ordre ancien » pour pouvoir faire triompher un nouvel ordre social. « La révolution en tant que telle – le renversement du pouvoir établi et la dissolution des conditions anciennes – est un acte politique… Cet acte politique est nécessaire (au socialisme) dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais là où commence son activité organisatrice, là où se manifeste son propre but, son âme, le socialisme rejette son enveloppe politique ».
Dans ces formulations encore maladroites de 1844, Marx qui n’a pas encore, ni été éclairé par la révolution de 1848, ni découvert par ses études les conditions du communisme et du dépérissement de l’Etat, ignore évidemment la nécessité pour le prolétariat de continuer à exercer la force du pouvoir politique, dans une phase de transition, nécessaire parce qu’il doit achever de réunir ces conditions, supprimer toutes les bases de l’existence des classes. Mais il pose déjà fermement que c’est la réalité concrète de la propriété, des rapports sociaux, qu’il faut bouleverser, et qu’il est illusoire de demander à l’Etat de le faire à la place du prolétariat vu ce qu’est « le principe de l’Etat ». La révolution politique est une condition de la révolution sociale, mais ne peut pas s’y substituer, ce sont les masses prolétariennes agissant elles-mêmes qui peuvent seules y procéder, parce que seules elles agissent à partir de la réalité, selon leurs besoins radicaux.
Mais Marx va vite s’apercevoir que la révolution politique, si elle est d’abord une condition est aussi un moyen de la révolution sociale. Il était facile de concevoir, vu l’expérience historique, que renverser le pouvoir d’Etat est la première étape nécessaire, puisque c’est là que s’organise la dictature de la classe dominante, la résistance à tout bouleversement social. Mais si « renverser le pouvoir établi » est une chose, « dissoudre l’ordre ancien » en est une autre, ce que Marx va très vite comprendre, à travers l’expérience de 1848, puis de 1871, comme à travers ses travaux théoriques. D’ailleurs, on ne peut dissoudre un ordre social sans en créer dans le même mouvement un autre qui le remplace. La révolution politique (l’usage de la force organisée) est donc aussi nécessaire à « l’activité organisatrice » du prolétariat. Laquelle consiste en particulier à ce que lui-même se « dissolve », en s’appropriant ses conditions d’existence, et abolisse ainsi les divisions du travail qui fondent les classes (tandis que la révolution politique bourgeoise ne faisait que confirmer et achever une révolution sociale déjà largement réalisée). La révolution politique prolétarienne n’est pas que « le renversement du pouvoir établi », mais un long mouvement dans lequel les prolétaires s’éduquent et se transforment en modifiant les rapports sociaux. Ils n’y changent pas que les « circonstances », ici le pouvoir d’Etat, mais aussi eux-mêmes, les hommes qui les changent. « Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire… (qui) ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permet à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles »114. Voilà Marx qui, dès 1845, trouve d’autres vertus que destructrices à la lutte politique, mais toujours dans la position du primat de la révolution sociale dont elle n’est au mieux qu’un moyen subordonné (au pire une forme illusoire et une impasse quand elle se pose elle-même comme en étant la condition suffisante).
Renverser le pouvoir établi, n’est pas abolir l’Etat, c’est seulement la première étape nécessaire de la révolution sociale. « Changer la vie » exige beaucoup plus, exige de changer les conditions de la production de la vie, « l’ensemble des activités qui en est le fondement ». Dans la révolution, le plus important est que le prolétariat apprend à agir lui-même comme puissance et à « poser son intérêt propre comme l’intérêt universel »115.
Bref, la révolution est un procès dans lequel s’entremêle la transformation réciproque des hommes et des « circonstances ». Celles-ci ne sont pas seulement l’Etat, mais toutes les bases de la société dont il est le produit et l’organisateur, c’est-à-dire les rapports sociaux, les divisions sociales par lesquelles le prolétariat est désapproprié des conditions de la production de la vie, non seulement matérielles (les moyens du travail) mais aussi intellectuelles. Donc nécessairement un long procès précise Marx en 1853: « nous disons aux travailleurs: il vous faudra quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes nationales non seulement pour changer les conditions sociales, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à l’exercice du pouvoir politique »116.
C’est que Marx a découvert que le capitalisme ne peut pas réunir toutes les conditions d’une socialisation effective des activités humaines, d’une appropriation commune effective des conditions de la vie, d’une extinction de tout comportement de propriétaire privé. De sorte que la société communiste, « le règne de la liberté », ne peuvent s’instaurer dès le renversement du pouvoir politique bourgeois, comme si celui-ci n’était que « l’enveloppe », l’ultime carcan protégeant la propriété privée et empêchant des rapports de production déjà socialisés par le capitalisme de s’exprimer dans une forme communiste de société (la communauté). Pour y parvenir, il faut que les intérêts particuliers soient aussi concrètement l’intérêt général, que chacun soit dans la situation de trouver sa richesse dans celle de ses rapports avec les autres, donc que son intérêt soit dans la richesse même des autres en qualités les plus hautes et les plus diverses. Situation dans laquelle l’enrichissement de « l’intellect général » serait alors compris et posé comme l’enrichissement possible de chacun, parce que chacun pourrait s’en approprier la part dont il aurait besoin pour se développer selon les besoins de son individualité. « La suppression de la bureaucratie n’est possible que si l’intérêt particulier devient réellement l’intérêt général »117. Ce sont les conditions de cette harmonie entre la richesse individuelle et sociale que Marx a découvertes, latentes, dans l’évolution même du capitalisme, mais que la révolution doit achever de réunir pour la réaliser.
Contrairement à la révolution bourgeoise qui a trouvé effectivement réalisées les conditions de la propriété privée et de sa domination économique, qui n’avait plus qu’à faire sauter « l’enveloppe » politique de la monarchie pour parachever son triomphe, pour réaliser la société bourgeoise avec l’Etat bourgeois, le prolétariat doit, après avoir renversé le pouvoir politique antérieur, achever le procès de dissolution des conditions anciennes dans les rapports de production, construire celles de l’unité des intérêts individuels et sociaux, de l’appropriation par tous de la production de la vie et de la société. C’est un procès révolutionnaire de continuation de la lutte des classes qui ne s’achève tout à fait que lorsque peut être concrètement supprimée la domination du travail contraint et abrutissant, cette profonde et ultime racine des comportements de propriétaires privés. C’est là un point qui nécessiterait un développement important qui ne peut trouver sa place ici (mais que j’ai traité ailleurs)118.
Ce qui en résulte néanmoins quant à notre sujet, l’Etat, est qu’il subsiste nécessairement une forme d’Etat pendant toute cette phase de transition, puisqu’il subsiste des divisions sociales du travail, notamment entre les puissances intellectuelles et les désappropriés de cette puissance, donc des classes, ou si l’on veut, pour le résumer d’une façon générale, des divergences entre intérêts privés et intérêt général. On sait que dès 1852, Marx résume cette idée dans sa lettre à son ami J. Weydemeyer où il écrit que ce qu’il a découvert, ce n’est pas l’existence des classes et de leurs luttes, mais plutôt que celles-ci « conduisent nécessairement à la dictature du prolétariat ». Il a ainsi modifié le point de vue qu’il exprimait dans sa critique de A. Ruge de 1844, en montrant que la lutte politique restait nécessaire, après qu’elle ait permis la prise du pouvoir, pour dissoudre l’ancienne société et réaliser les tâches positives de l’achèvement de la révolution sociale.
Cet Etat de dictature du prolétariat est donc contradictoire.
Dans la mesure où le capitalisme a détruit les prolétaires comme individus privés, les dépossédant de toute propriété personnelle, hors leur force de travail, dans la mesure où ceux-ci ont expérimenté l’immense supériorité de leurs intérêts communs au regard de la misère où les laissait la concurrence entre eux pour la vente de cette force, pour le salaire, dans la mesure donc où le prolétariat s’est constitué et éduqué en classe dominante dans la lutte contre la bourgeoisie, l’Etat nouveau qu’ils créent par la révolution politique peut être leur Etat, c’est-à-dire un Etat qui manifeste et organise l’unité des intérêts particuliers et généraux de toute la classe (alors que dans le système bourgeois de la propriété privée, le privé était toujours opposé au général). La base de cette unité est la socialisation des moyens de production, qu’a déjà réalisée plus ou moins largement le capitalisme, et que la révolution prolétarienne renforce en expropriant les capitalistes et en se donnant les moyens de s’occuper elle-même de la gestion de la production et des affaires communes grâce, en particulier, à l’augmentation considérable du temps libre que permet la suppression du surtravail qu’accaparaient les bourgeois et leur énorme bureaucratie parasite et qu’amplifiaient les gaspillages, saccages, crises, de leur système. La classe ouvrière commence son œuvre de « la libération du travail – son but – en abolissant d’une part l’activité des parasites de l’Etat, en supprimant l’origine du sacrifice d’une énorme partie du produit national destinée à rassasier le monstre Etat, et en réalisant d’autre part le travail administratif local et national réel contre le salaire ouvrier. Elle commence ainsi en réalisant une économie incommensurable… »119.
Evidemment, la forme de l’Etat doit être adéquate à ce contenu, permettre et manifester, organiser et faciliter, cette intrusion directe du prolétariat dans la gestion de la société. D’une façon générale, il doit s’agir d’une forme qui « réduit » autant qu’il est possible, autant que les prolétaires en ont conquis les moyens matériels et intellectuels, la « distance » entre les individus et l’Etat, le particulier et le général. La Commune de Paris en a donné un exemple: élus étroitement contrôlés et révocables, transparence de leurs activités, reddition des comptes, réduction drastique et austérité de l’appareil d’Etat dont les responsables ne sont rémunérés qu’au niveau des salaires ouvriers (« le gouvernement à bon marché » selon la formule de K. Marx).
Mais, et c’est là l’autre aspect de l’Etat qui constitue le pôle contradictoire du précédent, il est aussi toujours un élément de fixité, de conservation des rapports sociaux qu’il organise, et qui sont inéluctablement pendant la transition encore plus ou moins des rapports d’appropriation privés. Il a tendance, dans son autonomie toujours réelle, même si elle est plus ou moins fortement amoindrie par des formes réellement démocratiques type Commune de Paris, car elle fait partie du « principe de l’Etat », à vouloir les reproduire parce qu’ils le reproduisent aussi, lui assurent le maintien de son rôle particulier, des positions de pouvoir de ses fonctionnaires et dirigeants. « La société engendre certaines fonctions communes dont elle ne peut se passer. Ceux qui sont choisis pour les exercer forment une nouvelle branche de la division du travail à l’intérieur de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts distincts à l’encontre de leurs mandants, ils se séparent d’eux, et voilà l’Etat »120. La révolution dite, malencontreusement, Culturelle en Chine a bien montré comment ce « principe de l’Etat », de tout Etat, avait engendré une « nouvelle bourgeoisie » attachée à maintenir et à renforcer sa position dominante dans les rapports sociaux (notamment le rapport de division intellectuel/exécutant).
Cet Etat de la transition n’est donc au mieux qu’un point d’appui, un levier de la lutte pour éradiquer les bases matérielles et idéologiques de l’existence des classes. Et il est aussi, contradictoirement, un point de résistance à cette lutte qui, au pire, peut se transformer en point d’appui d’une contre-révolution bourgeoise. Car si les tâches de la révolution prolétarienne consistent à abolir toutes les divisions sociales du travail qui fondent l’appropriation par une classe des conditions de la production, l’Etat fait aussi partie de ces divisions et doit aussi disparaître, ce à quoi il n’est pas nécessairement porté à contribuer de lui-même!
Le fond de l’affaire, c’est que l’élimination des facteurs qui constituent les bases des intérêts privés et de l’Etat demande du temps, car il ne s’agit pas alors seulement d’une révolution politique dans la « superstructure » mais d’une révolution sociale dans l’appropriation des conditions de la production. Une fois abolie la propriété privée juridique des moyens du travail, le capital financier, il reste encore notamment à réaliser l’appropriation par tous des conditions intellectuelles et scientifiques de la production (donc aussi des rapports à la nature). Cela nécessite d’aller jusqu’à l’abolition du travail contraint, aliéné, abrutissant, dernière et ultime base des comportements privés. Elle ne peut résulter que d’une continuation de la lutte de classes après le renversement du pouvoir politique antérieur. C’est dans cette lutte contre ces facteurs matériels d’existence des intérêts privés égoïstes que se renforce l’unité du prolétariat et sa capacité à diriger les affaires communes, nullement dans l’abandon de ses intérêts à l’Etat sous prétexte qu’il serait maintenant entre des mains sûres.
Dans cette lutte, l’Etat est tantôt un appui majeur, un moyen de transformations sociales qu’il impulse et organise, un moyen puissant du pouvoir du prolétariat sur la bourgeoisie qu’il réprime (« pourquoi combattre pour la dictature du prolétariat si le pouvoir politique est sans force au point de vue économique? La violence (le pouvoir public) est aussi une puissance économique »121 observait Engels), tantôt un facteur de conservation, de protection des situations acquises, de frein au procès révolutionnaire.
Dans tous les cas, il apparaît aux observateurs superficiels que les problèmes ne proviennent que de sa forme. Qu’il œuvre dans un sens favorable, c’est qu’elle l’unit aux prolétaires, le soumet à leurs directives; dans un sens défavorable, c’est qu’elle l’en sépare, écarte l’Etat de la classe et la dépouille de son pouvoir direct.
Il est exact que, étant par principe une forme autonome, l’Etat tend nécessairement, comme toute forme autonome, à développer les facteurs qui lui ont donné naissance, et à accroître ainsi son autonomie (la forme n’est pas qu’un reflet inerte, une simple enveloppe du contenu, mais agit sur lui en favorisant le développement d’un contenu qui lui soit adéquat). Pour l’Etat de la transition, il s’agit par exemple de renforcer le rôle des bureaucraties, des « experts » et autres dirigeants des entreprises nationalisées, et de tous autres moyens qui éloignent les prolétaires de l’exercice réel et direct du pouvoir (en général sous prétexte d’efficacité, comme dans la planification par exemple, et suivant le raisonnement que l’Etat socialiste ne saurait agir que dans l’intérêt des travailleurs, formule tout aussi fétichiste que celle de l’Etat démocratique qui ne saurait agir que dans l’intérêt général).
La forme (type Commune, soviets, etc.) a évidemment toute son importance pour limiter au maximum l’autonomie de l’Etat, pour favoriser et organiser la participation directe du prolétariat à la gestion des affaires communes. Cependant, ce n’est pas en elle que résident les racines de cette autonomie mais dans celles de l’Etat, qui sont dans les séparations de classes, les séparations des intérêts privés, et donc leurs séparations d’avec l’intérêt général qui en résultent. La forme autonome de l’Etat n’est d’abord que la manifestation de cette nature fondamentale de l’Etat qui est dans la séparation entre l’intérêt général et les divers intérêts particuliers de la société civile. Ensuite, elle contribue par elle-même à défendre et accroître cette autonomie, donc ce contenu qui la crée et la nourrit.
Autrement dit, le pouvoir populaire ne saurait être le produit de la seule volonté d’abolir l’Etat ou d’en faire un instrument de la démocratie pure et parfaite, un pouvoir réel du peuple. Il n’y a de pouvoir populaire que dans la mesure où le peuple a conquis les conditions matérielles, les aptitudes à exercer le pouvoir. Que dans la mesure où il y a un peuple uni par des intérêts communs, c’est-à-dire formant communauté. L’unité n’y est pas synonyme d’homogénéité, mais que les individus y trouvent le développement de leurs qualités dans le plus grand développement de celles d’autrui, dans l’appropriation de qualités et d’aptitudes et non dans la seule possession de choses (pour reprendre la traditionnelle distinction entre l’être et l’avoir). Bref, que dans la mesure où les individus peuvent concrètement s’approprier la maîtrise des conditions de la production de leur vie et de la société, et se libérer de la domination du travail contraint. Ce sont, nous l’avons rappelé (cf. § 4.3 ci-dessus), des conditions matérielles, sociales, intellectuelles, spécifiques. La forme du pouvoir politique dépend d’abord et essentiellement du degré de réalisation de ces conditions que l’on résume souvent (et dangereusement) par le terme d’« économiques »122, parce qu’elle dépendent, mais en dernière instance seulement, du niveau de développement des forces productives. Crier « pouvoir du peuple », « pouvoir des soviets », « pouvoir des assemblées générales », etc., indépendamment du degré de réalisation de ces conditions, c’est comme imaginer que Spartacus aurait pu établir un système démocratique s’il avait vaincu, ou les communards (ou les bolchevicks) un système immédiatement communiste, ou d’une façon générale, qu’il suffit de la volonté pour réaliser le système social de ses rêves où toute domination est abolie! C’est pourquoi Marx se moquait fort justement du démocratisme du petit-bourgeois qui imagine que le changement des formes de l’Etat est l’élément déterminant des bouleversements sociaux, alors que c’est en général l’inverse: «… ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fait avancer le problème d’un saut de puce »123.
Et cela nous ramène à notre sujet, à la critique des étatistes d’aujourd’hui, qui proposent à qui mieux-mieux « d’améliorer », de « moderniser », de « démocratiser », de « renforcer » l’Etat en guise de solution aux maux contemporains. En effet, le problème immédiat n’est pas de discourir sur les formes de l’Etat de transition futur, ce qui dépendra largement des conditions concrètes que les prochaines révolutions rencontreront. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est de balayer tout ce fatras, tout ce fétichisme à propos de l’Etat qui encombre et obscurcit encore beaucoup trop de consciences ouvrières (et d’autres classes encore plus, bien entendu, mais c’est alors le plus souvent incurable). C’est de combattre radicalement et sans retenue tous ces apologistes de l’Etat qui entretiennent – et on a vu quels y étaient leurs intérêts – les travailleurs dans l’idée qu’ils doivent se borner à revendiquer l’aumône à l’Etat, et qu’ils l’obtiendraient d’autant plus qu’ils les (eux, gauche, verts, ou gauche de la gauche) porteraient au pouvoir, afin d’avoir un « bon » capitalisme où les riches paieraient pour les pauvres par Etat interposé.
Revendiquer à l’Etat peut être utile en certaines circonstances pour « résister aux empiétements du capital ». Mais ce n’est qu’une lutte sans fin pour corriger ici ou là quelques uns de ses effets particulièrement désastreux, car jamais elle ne touche aux causes des tares sociales, parmi lesquelles l’Etat est en bonne place. Limiter la lutte à revendiquer à l’Etat est le fait « d’un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste la pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir »124.
En s’adressant à l’Etat comme à un moyen pour eux, les prolétaires s’adressent au détenteur de la puissance collective. Ils le croient chargé de la leur restituer. Mais quand bien même il fait quelque chose pour eux, l’Etat ne leur restitue aucune puissance, aucun pouvoir, simplement une assistance sous la forme de droits et d’aumône pour survivre. Néanmoins, ce faisant, ils manifestent cette vérité que l’Etat est devenu l’organisateur des rapports capitalistes sous tous leurs aspects, la puissance qui, représentante du collectif, gère un mode de production, le capitalisme, devenu lui-même collectif, quoique toujours dominé par l’antagonisme des rapports de propriété: le travail des générations passées (sciences et machines) qui forme les conditions du travail présent aux mains d’un ensemble de puissances financières et intellectuelles, face au travail vivant des prolétaires qui n’a, lui non plus, plus rien d’individuel. Plus l’antagonisme s’est collectivisé en ses deux pôles, plus l’Etat en est devenu le gestionnaire, en tant que seule forme possible du collectif dans la société des individus privés, et seule force capable d’unir, tant bien que mal, ces deux pôles antagoniques pour qu’ils forment, malgré tout, une société et qu’elle se reproduise. En appeler toujours plus à l’Etat pour tenter de surmonter l’acuité grandissante de l’antagonisme, le délitement social, c’est renforcer la voie totalitaire déjà à l’œuvre, et alors pousser vers son extrémité qui est le fascisme: pour effacer (purement formellement) les antagonismes, former l’unité sociale, l’Etat absorberait en quelque sorte toute la société, deviendrait la société (qui serait comme « les faisceaux » d’une même gerbe: l’Etat, forme concrète de la Nation).
Cependant, quand les prolétaires en appellent à l’Etat pour la satisfaction de leurs besoins, quand ils s’adressent ainsi au représentant de la société, c’est donc aussi qu’ils ne se voient pas comme tel ou tel groupe d’ouvriers particuliers dépendant d’un patron particulier. Ils se posent comme dépendant de la société, comme étant tous dans la même situation face à l’Etat qui la représente à leurs yeux. Il leur reste alors à sortir des revendications partielles, où les corporations les mieux placées, les mieux armées, quémandent la plus forte aumône, pour franchir le pas décisif de comprendre que l’Etat est l’organisateur du capital, le pouvoir social accaparé par une minorité de fonctionnaires du capital, une machine terriblement gourmande qui consomme à leurs dépens une énorme partie de leur travail, et qui leur fait la guerre de surcroît. Ils franchiront le pas de s’attaquer à l’Etat parce qu’ils seront, sont déjà, obligés de constater que réclamer à l’Etat n’aboutit à rien d’autre que renforcer encore plus son pouvoir monstrueux sur eux, subventionner et aider toujours plus le capital, et les laisser, eux, dans le plus grand dépouillement. L’Etat deviendra nécessairement la cible qu’ils voudront démolir au fur et à mesure qu’ils constateront son impuissance grandissante à répondre à leurs besoins, à surmonter les maux, les saccages, les désastres du capital, cela parce qu’il est lui-même le capital en général, le capital collectivisé. Ils le feront parce qu’ils devront constater qu’ils leur faut réaliser eux-mêmes ce que la sphère politique en dehors d’eux ne peut pas réaliser, quand bien même, par quelque miracle, ses dirigeants le voudraient.
Et cela est justement ce qui tend à se produire actuellement, puisque les difficultés croissantes de la valorisation du capital obligent l’Etat à se montrer plus ouvertement pour ce qu’il est, l’obligent à être beaucoup moins « social » et beaucoup plus répressif. De tous côtés, non seulement croît la violence, « pacifique » mais extrême, du chômage, mais les « acquis sociaux » sont rognés (et le plus dur reste à venir avec la bombe à retardement des retraites, la croissance inéluctable du chômage, etc.), tandis que sont multipliés les effectifs de police, que se remplissent les prisons (aux U.S.A., environ 6 millions de personnes, soit près de 3 % de la population adulte est sous les verrous), et que les guerres, les « croisades » modernes du capitalisme contre les peuples, sont plus nombreuses et plus meurtrières que jamais.
Voilà que la « vieille taupe » creuse à nouveau le cours d’une « révolution consciencieuse », ce cours par lequel elle isole l’Etat comme la cible à abattre. Car c’est d’abord cette cible que la révolution doit « poser en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction… »125. En effet, comprendre l’Etat moderne comme l’organisateur essentiel de la société capitaliste et de sa reproduction, c’est exactement le définir comme la première force anti-prolétarienne, anti-communiste. Comprendre que l’Etat d’aujourd’hui est totalitaire, c’est affirmer qu’il est totalement anti-prolétarien, anti-communiste, chaque jour, en tous lieux, dans tous les domaines de la vie sociale, à tout moment. Ceci quels que soient les dirigeants de l’Etat, qui ne peuvent être que les exécuteurs de ses fonctions.
Telle est la conclusion qu’on ne peut que tirer de l’analyse de l’Etat si du moins on ne se place pas, comme toute la dite gauche politique dans toutes ses composantes (y compris à prétentions radicales), du côté du capital et des forces sociales qui le soutiennent, camouflant leur souhait d’un capital étatisé dont ils seraient les maîtres derrière l’idée que l’Etat serait, avec eux, l’expression du pouvoir du peuple sur la finance.
Tom Thomas
Octobre 2001
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NOTES
Les Editions Sociales sont notées E.S. (I, II, III, etc. pour les livres, 1, 2, 3, pour les tomes), celles de la Pléiade sont notées Pl.
1 K. Marx, Critique du droit Politique Hégélien, E.S., p. 71.
2 Idem, p. 71.
3 K. Marx, Contre Arnold Ruge, Pl. III, O. Philosophiques, p. 409.
4 « La société civile embrasse l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives. Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’une étape… » K. Marx, Idéologie allemande, E.S, p. 73.
5 K. Marx, Le Capital, E.S., III, 3, p. 172.
6 Dans les débuts de la féodalité, la terre est encore un fonds commun (l’ager publicus romain) aux serfs et aux seigneurs. Mais ils y exercent des droits et des devoirs différents (la cultiver ou la défendre). Petit à petit, le seigneur et le clergé réduisent par une véritable spoliation, appuyée sur la force militaire, la part communale et s’attribuent la propriété foncière, en en faisant une marchandise aliénable.
7 Royer Collard, 1982, cité in P. Rosanvallon, « l’Etat en France de 1789 à nos jours », Seuil, Histoire, p. 112.
8 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 193.
9 F. Engels, Origine de la Famille.., E.S., 1954, p. 157.
10 En Angleterre, c’est Henri VIII qui rompit avec la domination papale, Elisabeth I faisant de l’anglicanisme la religion officielle en 1562.
11 Lorsque l’Eglise plongera à son tour complètement dans les délices de l’argent et des plaisirs terrestres, elle perdra beaucoup de son pouvoir idéologique, et suscitera la Réforme, dont on sait le lien avec le capitalisme.
12 K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., p. 49.
13 D’une façon générale, «… chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fut-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter ses intérêts comme l’intérêt commun des membres de la société… » K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., p. 46.
14 Voir J. Donzelot, L’invention du social, éd. du Seuil, Essais, p. 141 à 145.
15 J. J. Rousseau, Du Contrat Social, Livre III, chap. 12.
16 A. de Tocqueville, Textes essentiels, Pocket Havas Poche, 2000, p. 166.
17 Comme si l’homme menait une double vie, dit Marx, « dans la communauté politique où il s’affirme comme un être communautaire… dans la société civile où il agit en homme privé, considère les autres comme des moyens? » La question juive, Pl. III, p. 356.
18 W. Pareto, La transformation de la démocratie, 1921, cité in P. Rosanvallon, La démocratie inachevée, Gallimard, p. 379, note 1.
19 M. Weber, lettre, idem, note 2.
20 A. de Tocqueville, opus cité, p. 164-165.
21 Marx écrivait déjà: « L’Etat des bourgeois n’est rien de plus qu’une assurance mutuelle de la classe bourgeoise contre ses membres individuels ainsi que contre la classe exploitée » La socialisation de l’impôt, Neue Rheinische Zeitung, avril 1850. Pl IV, Œuvres Politiques I, p. 1078.
22 K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., p. 74.
23 Idem, p. 31.
24 « L’Etat est à côté de la société civile et en dehors d’elle, mais il n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité pour garantir leur propriété » idem, p. 73-74. « Par nécessité », l’Etat leur est imposé autant malgré eux que comme un instrument qu’ils se donneraient volontairement.
25 K. Marx, Critique du droit politique hégélien, E.S., p. 159.
26 K. Marx, Lettre à Annenkov, 1846, Lettres sur le Capital, E.S., p. 27.
27 Nous ne ferons pas dans cet ouvrage l’analyse de la forme fasciste de l’Etat, cela ayant fait, vue l’importance du sujet, l’objet d’un travail spécifique. Voir Les racines du fascisme, T. Thomas, éd. Albatroz.
28 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 193.
29 Idem, p. 195-196.
30 Idem, p. 196-197.
31 Idem, p. 198.
32 Cf. pour ce passage, J. Donzelot, L’invention du social, éd. Seuil, Essais, p. 144-145.
33 Le Monde, 03.04.01.
34 Voir l’ouvrage classique de Marx: Les luttes de classe en France.
35 Dans le monde bourgeois divisé en sphère civile et sphère politique, l’économie est toujours politique puisque les rapports matériels entre individus n’existent pas sans l’Etat et réciproquement. C’est pourquoi Marx a sous-titré son Capital: Critique de l’économie politique.
36 Les luttes de classes en France, Pl. IV, Œuvres Politiques I, p. 270-271.
37 Cf. K. Marx et la transition au communisme, T. Thomas, éd. Albatroz.
38 Pl. IV, Œuvres Politiques I, p. 259.
39 Les luttes de classe en France, idem, p. 324.
40 Idem, p. 531.
41 Brochure édition de Pékin, p. 2.
42 K. Marx, Préface à la contribution de l’économie politique, E.S., p. 4.
43 Edition de Pékin, p. 35.
44 P. Rosanvallon, l’Etat en France de 1789 à nos jours, éd. du Seuil, Histoire, p. 169.
45 Le 18 Brumaire, O. Choisies, éd de Moscou, t. 1, p. 454 (Pl. IV, O. Politiques I, p. 482). Engels écrivait dans son Introduction de 1891 à La Guerre Civile en France: « Louis Bonaparte enleva aux capitalistes leur pouvoir politique sous le prétexte de les protéger, eux, les bourgeois contre les ouvriers, et de protéger à leur tour les ouvriers contre eux » O. Choisies Marx-Engels, éd. Moscou, t. II, p. 191.
46 Idem, Pl. IV, p. 531.
47 Idem.
48 Idem, p. 532.
49 François Xavier Merrien, L’Etat Providence, Que-Sais-je? février 2000, p. 14.
50 Idem, p. 16.
51 Selon l’expression de P. Rosanvallon dans La nouvelle question sociale, repenser l’Etat Providence, éd. du Seuil, janvier 1995, p. 25.
52 A propos « des motifs principaux du colonialisme du 19ème siècle », Hobsbawm écrit: « Il était généralement admis que l’impérialisme pourrait payer les réformes sociales » Le Monde Diplomatique, août 2001, p. 15.
53 J. Donzelot, op. cité, p. 138.
54 18 Brumaire.., Pl. IV, O. Politiques I, p. 531.
55 Je ne peux donner ici qu’un très bref aperçu du capital financier. Pour une analyse plus fouillée, voir L’hégémonie du capital financier et sa critique, T. Thomas, éd. Albatroz.
56 La dette publique, fait remarquer Marx, est initialement un moyen pour la bourgeoisie de s’approprier la propriété communautaire (par exemple dès les débuts de sa Révolution, par les assignats, elle s’est appropriée les biens de l’Eglise), puis plus tard, l’endettement de l’Etat sert à dévaliser le contribuable. « En fait, le déficit de l’Etat était l’objet même de sa (la bourgeoisie) spéculation et la source de son enrichissement » (à propos du règne de Louis Philippe). Les Luttes de Classe en France, Pl. IV, O. Politiques I, p. 239. On ne répétera jamais assez que la dette publique, que veulent augmenter les étatistes, est une source essentielle d’alimentation du capital financier et de l’enrichissement des rentiers qu’ils prétendent combattre, voire « euthanasier ».
57 P. Rosanvallon, L’Etat en France…, op. cité, p. 261.
58 cf. La mondialisation financière, éd. Syros, 1996, p. 25.
59 Rappelons que le mouvement de valorisation est toujours aussi dévalorisation, destruction du capital « en surplus » nécessaire afin de permettre la valorisation du « solde ». En finançant les restructurations, les faillites, en nationalisant certaines entreprises, l’Etat finance cette dévalorisation.
60 Sur toute la question, évoquée ici très brièvement, du capital financier et l’Etat, voir L’Hégémonie du capital financier et sa critique, opus cité. Plus particulièrement: sur le caractère contradictoire de la monnaie, le § 5.2, p. 87 à 100; sur les effets de levier, le chapitre IV.
61 Il convient d’observer toutefois que la libre convertibilité (régime de l’étalon-or) n’a été effective que pour de courtes périodes, ayant dû être fréquemment abandonnée lors des guerres et des crises où l’Etat devait au contraire procéder à une libre émission monétaire.
62 Nous parlons ici bien entendu de hausses réelles, c’est-à-dire au delà du taux d’inflation.
63 Une entreprise nationalisée, comme la SNCF par exemple, est soustraite aux contraintes les plus strictes du profit, étant alimentée en partie par les impôts. C’est alors comme du capital dévalorisé qui contribue à augmenter le taux de profit général, dont il ne prend pas sa quote part de profit moyen, en sous-facturant ses prestations par rapport à ce que seraient leurs montants réels s’ils incluaient ce profit moyen.
64 Cf. Notre Etat, R. Fauroux, B. Spitz, éd. Robert Laffont. 20 % de ces dépenses sont le fait de l’Etat central, le solde celui de ses diverses annexes, collectivités territoriales et organismes sociaux.
65 Rapport du Ministère de l’Emploi, cité dans La Tribune du 24/08/01.
66 Selon R. Castel, Les Métamorphoses de la Question Sociale, éd. Fayard, p. 377, note 2. Ce qui veut dire de 50 à 100 % pour les travailleurs du bas de l’échelle.
67 Voir le Que-Sais-je? de F. X. Merrien, P.U.F., 2ème édition, février 2000, qui résume l’historique du développement de l’Etat Providence.
68 Marx observait que le but de l’activité des hommes dans les communautés antiques était de les reproduire en tant que telles, donc les hommes eux-mêmes, tandis que dans la société bourgeoise, c’est l’argent. C’est pourquoi, quel que soit le caractère borné de ces anciennes sociétés, elles ont cette supériorité (dont certains entretiennent la nostalgie) sur la société bourgeoise que « l’homme (y) apparaît toujours comme la finalité de la production… (opinion qui) semble d’une grande élévation en regard du monde moderne où c’est la production qui apparaît comme la finalité de l’homme, et la richesse comme finalité de la production » Grundrisse, E.S., I, p. 424.
69 Sur toute cette question, qu’il est impossible d’argumenter ici en détail, voir K. Marx, Le Capital, E.S., I, 2.
70 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 2, p. 193.
71 Voir K. Marx, Le Capital, E.S., I, 2, p. 194-195.
72 Voir L’Ecologie du Sapeur Camember, T. Thomas, édition Albatroz.
73 Le Capital, E.S., I, 1, p. 261 et 264, souligné par moi.
74 Phénomène qui a été admis et argumenté par bien des auteurs bourgeois célèbres, tels Keynes ou Polanyi (cf. La Grande Transformation), mais ils en déduisent seulement ce qu’ils constatent: la nécessité de l’étatisation pour « compléter » le marché.
75 Le Capital, E.S., I, 2, p. 165. Ou encore qui lui faisait comparer le capital « à cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne de ses victimes » (les résultats éventuels de la domination britannique en Inde, O. Choisies, éd. Moscou, t. 1, p. 519). Cela pour ceux qui présentent frauduleusement Marx comme un admirateur inconditionnel du progrès technique et de l’industrialisation.
76 J. F. Vidal, La lettre de la régulation, in Problèmes Economiques n°2725 (29.08.01), p. 24, éd. Documentation Française.
77 P. Rosanvallon, L’Etat en France, opus cité, p. 185.
78 P. Rosanvallon, La nouvelle Question Sociale, opus cité p. 51.
79 Dans Enjeux-Les Echos, novembre 1993, p. 98.
80 Le Capital, E.S., I, 3, p. 178.
81 Idem, p. 180.
82 Le Capital, E.S., I, 1, p. 265. Et aussi: « A l’état d’embryon, le capital ne peut pas se soumettre le travail par la puissance seule des conditions économiques, mais avec l’aide des pouvoirs publics ». Mais à l’état plus développé, il ne se le soumet qu’en détruisant les travailleurs, la nature et la société, ce qui exige l’intervention encore plus systématique et généralisée des pouvoirs publics.
83 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique? éd. Point-Seuil, p. 118.
84 Editions de Pékin, p. 48.
85 Foucault a observé l’évolution de la gestion de la « population » par l’Etat depuis les tous débuts du capitalisme où elle est essentiellement et sauvagement coercitive (peine de mort ou de galère contre le vagabondage, lois sur les pauvres, plus tard quasi prisons des workhouses, etc.), jusqu’aux temps modernes où se sont développées un ensemble de méthodes de régulation, qu’il nomme « biopolitique », faisant appel à des techniques de contrôle par la santé publique, l’urbanisme, la natalité, les migrations, etc., et dont l’objectif est de « majorer les forces, les aptitudes, la vie en général, sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir », de sorte que « la vie entre dans le domaine du pouvoir » (d’Etat). Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 185.
86 Préface au Capital, Pl., I, p. 550.
87 Editions de Pékin, p. 51.
88 Le 18 Brumaire.., op. cité, p. 530-531.
89 F. Engels, La Question du Logement, éd. Aurora, Bruxelles, p. 26.
90 « Bonaparte voudrait apparaître comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes… Il voudrait voler toute la France, pour pouvoir en faire cadeau à la France, ou plutôt pour pouvoir la racheter ensuite… » K. Marx, Le 18 Brumaire.., op. cité, p. 542.
91 K. Marx, Critique du Droit Politique hégélien, Pl. III, O. Philosophiques, p. 921-922 (E.S., p. 91-92).
92 Gramsci dans le texte, E.S., p. 576-577.
93 Un exemple, spectaculaire par l’ampleur des moyens financiers mis en œuvre, en a été fourni par l’élimination du mouvement des jeunes des banlieues Convergence 84 issu de la Marche pour l’Egalité (100 000 manifestants à Paris le 03.12.83) par la création de SOS-Racisme organisée et financée par le gouvernement de la gauche PS-PC, et aussi par de hauts industriels, avec la charge de vider de tout contenu concret, de classe, la lutte antiraciste.
94 Voir Les Racines du fascisme, T. Thomas, édition Albatroz, où est abordée la question des rapports du fascisme avec la démocratie moderne.
95 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, éd. Champs Flammarion, 1996, p. 170. Sur cette question et sur l’évolution des formes électorales depuis Athènes jusqu’à nos jours, cet ouvrage fournit une documentation du plus grand intérêt qui permet d’éclairer l’argumentation trop brève énoncée ici.
96 Cité par P. Rosanvallon dans La Démocratie Inachevée, Gallimard NRF, p. 14.
97 Cf. Manin, opus cité, chapitre 1.
98 Cf. Manin, opus cité, p. 131-132.
99 P. Breton, Le Monde, 14/02/01.
100 K. Marx, Contre Arnold Ruge, Pl. III, O. Philosophiques, p. 408.
101 K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., p. 73.
102 A. de Tocqueville, Textes essentiels, opus cité, p. 164-167.
103 Idem, p. 315.
104 Un des derniers en date: Bernard Zimmern, Les profiteurs de l’Etat, éd. Plon.
105 Le 18 Brumaire.., Œuvres Choisies Marx Engels, éd. de Moscou, p. 450 (Pl. O. Politiques I, p. 477).
106 La guerre civile en France, K. Marx, F. Engels, O. Choisies, éditions de Moscou, t. 2, p. 235.
107 18 Brumaire.., Pl. O. Politiques I, p. 537.
108 K. Marx, Contre Arnold Ruge, Pl. III, O. Philosophiques, p. 409.
109 Voir Les racines du fascisme, éd. Albatroz.
110 Du moins dans les métropoles où le renforcement indéniable du contrôle administratif et policier sur les « classes dangereuses », et l’accroissement des interventions militaires contre les « peuples dangereux », stigmatisés comme voyous et terroristes, n’est pas encore incompatible avec le maintien de certaines formes démocratiques et le règne du capital par le réformisme.
111 Dans sa critique du livre de Bakounine, L’Etat et l’Anarchie, Marx observe que les esclaves, les serfs, les petits paysans pauvres, pouvaient bien se révolter contre le pouvoir politique et l’oppression, qu’ils subissaient eux aussi terriblement, car « toutes les formes économiques, évoluées ou non, qui ont existé jusqu’à présent impliquaient l’assujettissement des travailleurs… », ce n’est pas pour autant qu’une « révolution radicale » était possible, car il faut que « certaines conditions économiques » soient réunies, un développement suffisant de la productivité du travail atteint, pour pouvoir libérer les hommes des divisions sociales en classes et du travail contraint (éditions de Moscou, K. Marx, F. Engels, Œuvres Choisies, t. III, p. 431).
112 « Quelle est… la puissance de l’Etat politique sur la propriété privée? La propre puissance de la propriété privée… Que reste-t-il à l’Etat politique? L’illusion que c’est lui qui détermine alors que c’est lui qui est déterminé » Critique du droit politique hégélien, E.S., p. 159.
113 Voir son article contre Arnold Ruge, Pl. III, O. Philosophiques, p. 408-418.
114 K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., 1976, p. 37.
115 Idem, p. 39 et 31.
116 Révélations sur le procès des communistes à Cologne, Pl. IV, O. Politiques I, p. 587.
117 K. Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, Pl. III, O. Philosophiques, p. 923.
118 Cf. T. Thomas, K. Marx et la transition au communisme, éd. Albatroz.
119 K. Marx, Première ébauche de la Guerre Civile en France, MEW 17, p. 546, cité in Dialectiques n° 17 (avril 1997).
120 F. Engels, Lettre à Conrad Schmidt, 1890, éd. de Moscou, O. Choisies, t. III, p. 522.
121 Idem, p. 526.
122 Ceux qu’on appelle les « déterministes » font des conditions économiques le seul facteur et prétendent alors que les révolutions prolétariennes ne « doivent » se déclencher que lorsque ces conditions sont si parfaitement mûres que l’Etat peut être supprimé, et le communisme réalisé, immédiatement. Or le capitalisme, ne serait-ce que parce qu’il développe à outrance les divisions intellectuels-exécutants, ne peut jamais réaliser ces conditions. Ici la détermination de la suppression des classes, de la révolution sociale, par certaines conditions économiques devient une détermination de la révolution politique elle-même. Ainsi la liberté des hommes de faire l’histoire n’est pas seulement limitée par certaines conditions économiques, mais carrément entièrement et mécaniquement déterminée par elles, donc quasiment annulée. Ils ne peuvent pas, par la lutte de classes qui est aussi et toujours politique, force organisée, modifier en quoi que ce soit les conditions économiques, mais doivent « attendre » leur mûrissement parfait. Evidemment, le grand avantage de cette théorie est qu’elle élimine d’un seul coup le « délicat » problème de l’Etat et de la phase de transition (un autre est qu’elle « explique » immédiatement et sans fatigue les échecs des révolutions précédentes par l’arriération des conditions économiques)!
123 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, E.S., p. 43-44.
124 Idem, p. 41.
125 K. Marx, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, op. cité, p. 530.
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. INDIVIDUS PRIVES ET ETAT
1.1 Emergence de l’individu et de l’Etat
1.2 Naissance et affirmation de l’Etat
1.3 Fétichisme de l’Etat
CHAPITRE 2. DE L’ETAT DES PATRONS A L’ETAT INDEPENDANT
2.1 L’Etat des patrons
2.2 L’Etat indépendant
CHAPITRE 3. L’ETAT PROVIDENCE
3.1 Etat et capital financier
3.2 Etat et salariat
3.2.1 L’Etat, providence pour les salariés?
3.2.2 L’Etat réformiste
3.2.3 L’Etat: le capitaliste en général
CHAPITRE 4. FORME DE L’ETAT MODERNE: LE TOTALITARISME
4.1 Bureaucratie hypertrophiée
4.2 Hégémonie et totalitarisme
4.3 Limites et impuissance de l’Etat
CHAPITRE 5. L’ETAT COMME CIBLE
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