L’ETAT CONTEMPORAIN

CHAPITRE 3 du livre de Tom Thomas « Etatisme contre libéralisme? »

« L’Etat, adolescent, encore balbutiant au temps de Hegel et de Marx, a marché depuis à pas de géant »42.

3.1 L’Etat et l’aide sociale

Nombre d’économistes ne voient le capital que comme un ensemble de choses: de l’argent, des machines, des bâtiments, etc. D’un côté ces choses, de l’autre, séparé, le travail des hommes. En réalité, le capital est un rapport social particulier entre ces moyens du travail possédés par certains hommes et les autres qui en sont dépossédés. Il n’existe de capital que dans la mise en œuvre active de ce rapport, dans le mouvement du procès de production qui en découle, qui est procès de valorisation du capital. Cette façon propre au langage courant de nommer capital le seul côté de l’argent, de la propriété, en le séparant du côté du travail, devient une erreur quand elle amène à affirmer que le capital est fait de choses alors qu’il n’existe que comme un rapport avec le travail vivant, comme procès de valorisation. Conception qui se retrouve dans la distinction que font la plupart d’entre eux entre l’aide que l’Etat apporte aux capitalistes (qualifiée de soutien à l’économie), de celle qu’il apporte au travail (qualifiée de sociale). Or bien évidemment, l’exploitation de la force de travail achetée par le capital est le moment essentiel du procès de valorisation, le moment essentiel de la vie du capital. C’est pourquoi il est trompeur de séparer les aides que l’Etat apporte aux entreprises sous forme de subventions, d’allègements fiscaux, etc., de celles qu’il leur apporte aussi sous forme d’intervention dans la gestion du rapport salarial. Ce que font pourtant les idéologues de la gauche pour qui il y aurait une politique dite réformiste qui favoriserait les salariés aux dépens du capital. Ils qualifient de « cadeaux » aux capitalistes les aides que leur apporte directement l’Etat, et de sociales celles qu’il leur apporte indirectement en organisant la reproduction du rapport salarial. Outre le fait que ce genre de cadeaux, la gauche au pouvoir en a toujours fait beaucoup, il ne s’agit pour l’Etat dans ces deux formes d’aide que d’assurer au mieux la reproduction et l’accumulation du capital, la fameuse croissance. Ce qui implique, entre autre, de tenir compte des luttes prolétaires qu’il doit juguler non seulement par la coercition mais aussi en mettant en œuvre des compromis sociaux qui les maintiennent dans un cadre compatible avec cette croissance (et qui peut même, finalement, la favoriser). C’est, exemple bien connu, ce qui s’est passé à la Libération en France où, sous l’égide du général de Gaulle et du PCF, le capitalisme a été remis sur pied et la croissance du capital est repartie grâce aux augmentations de productivité dues à la généralisation du fordisme. En absorbant en quelque sorte les luttes de classe pour en étouffer la pointe révolutionnaire, l’Etat évolue dans ses formes et ses fonctions. Ainsi, il est à la fois le produit et l’instrument du compromis de classe qui pose le rapport de production fordiste comme caractérisant cette période de l’accumulation capitaliste, dite « les trente glorieuses ».

C’est parce que ces idéologues caractérisent l’intervention de l’Etat dans le rapport salarial comme une politique sociale, une aide aux salariés qui ne serait pas une aide pour le capital, que nous examinons ici ce point en particulier, en le détachant arbitrairement de l’aide au capital sous ses autres formes. On verra que l’aide qu’apporte l’Etat aux salariés sous forme d’allocations diverses (que l’on regroupe sous le terme de « salaire indirect ») et de droit du travail est, 1°) dictée par la nécessité de reproduire par ce moyen la force de travail, et de l’adapter à l’évolution des technologies, 2°) une façon d’abaisser le coût salarial pour chaque capitaliste particulier en le faisant prendre en charge socialement, 3°) une tentative d’encadrement et d’organisation de la lutte des classes afin qu’elle n’aille pas jusqu’à remettre en cause le rapport d’appropriation capitaliste, que ses effets restent dans le cadre du rapport salarial, et qu’elle contribue alors à le reproduire, à reproduire l’accumulation du capital et la société actuelle.

Pourquoi cette intervention de l’Etat dans la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire dans le rapport salarial? C’est cette extraordinaire complication, contraire au dogme de la liberté des contrats entre des individus libres, qu’il faudra expliquer et dont il faudra ensuite voir les conséquences sur les transformations de la forme de l’Etat qu’elle implique. Car en ce qui concerne le constat, il est bien connu, et il n’est pas nécessaire de le redire ici de façon détaillée. On sait qu’en France, par exemple, le salaire indirect (dit aussi socialisé) pris en charge par l’Etat revêt de multiples formes: depuis les diverses allocations (logement, familiale, femmes seules, etc.), les diverses assurances (maladie, vieillesse, chômage, etc.), jusqu’à la prise en charge d’une partie du salaire direct (multiples formes d’« emplois aidés »: jeunes, formations en alternance, R.S.A., etc.). Sans oublier les frais de formation de la main d’œuvre (éducation publique ou privée). Si on ne considère que les aides directes aux salaires (allègements des charges sociales payées par les patrons, emplois aidés), la facture représente, selon le Sénat, 55 milliards d’euros pour la seule année 2009 (contre 600 millions en 1993!)43. A partir des données sur les dépenses publiques44, on peut estimer qu’environ 1/3 du PIB français (mesure approximative du revenu national) est prélevé chaque année par les administrations publiques (Etat, régions, départements, communes, sécurité sociale, etc.), rien que pour financer l’entretien et la formation de la main d’œuvre. Ce qui représente plus du double du pourcentage de 1960. Ce qui est significatif, c’est l’extension permanente du domaine des interventions des Etats modernes, même si tous n’arrivent pas au même niveau, parce qu’ils doivent prendre en charge une part croissante des coûts de reproduction et d’adaptation (à la formation, il faudrait d’ailleurs ici ajouter la coercition) de la main d’œuvre. Certes, les Etats tendent depuis le début de la nouvelle époque des crises récurrentes dans les années 70 à les faire décroître. Mais cela ne change rien au fait que l’existence d’individus de plus en plus nombreux dépend pour une part de plus en plus grande des Etats. Il ne s’agit pour chaque prolétaire concerné que de très faibles sommes, néanmoins les seules dépenses dites de prestations sociales, hors coûts de formation, représenteraient environ 1/3, en moyenne, du revenu des ménages français45.

Mais, répétons le, la question n’est pas celle du constat du rôle croissant de l’Etat de la fin du 19ème siècle à nos jours dans l’organisation du salariat et la prise en charge du financement de l’aptitude au travail et de l’entretien de la force de travail (santé, enseignement, chômage, etc.)46. Car sur le constat tout le monde est d’accord, que ce soit pour s’en plaindre (les libéraux) ou penser que ce n’est pas assez (les étatistes). La question est d’en analyser les causes et les effets sur la forme de l’Etat.

Concernant les causes, les idéologues se divisent en général en deux écoles, qu’ils prétendent opposées bien qu’elles soient, au contraire, très proches. D’une part les « fonctionnalistes » qui estiment que son développement correspond au développement rationnel d’un capitalisme maîtrisé. Selon eux, il répondrait aux nécessités de l’industrialisation, tout en corrigeant les insuffisances et les effets négatifs du marché. Il stimulerait les initiatives privées, en assurant aussi leur cohérence en un tout reproductible et durable formant société. Et d’autre part les « politiques » qui estiment qu’il est le résultat d’une lutte de classe acharnée qui aurait obligé la bourgeoisie à céder aux exigences des travailleurs, qu’il représenterait donc une victoire progressive du socialisme, réforme après réforme, par un meilleur partage des richesses et la conquête de toujours plus de droits pour les travailleurs en particulier (et « de l’homme » en général quand il s’agit de vouloir contenter le public de cette vague abstraction).

A vrai dire, ces deux facteurs – adaptation de l’Etat aux évolutions des conditions de valorisation du capital et luttes des classes concernant les modalités d’application de ces évolutions dans les rapports de production – existent conjointement. Une telle opposition n’existe donc pas pour la simple raison que, le développement du capital étant le procès de sa valorisation, il est aussi organisation de l’exploitation et de la soumission du travailleur au capital. Il intègre donc évidemment la lutte de classes, l’opposition du travail et du capital, et ses résultats. Cependant, la soumission étant une condition de l’exploitation, la croissance capitaliste exige que cette lutte ne la remette pas en cause, se limite à discuter les conditions de l’exploitation (du salariat), lesquelles resteront toujours finalement déterminées pour l’essentiel par le capital tant que sa domination subsiste, tant qu’il conserve la propriété et la maîtrise des conditions de la production (comme propriété financière et comme division du travail entre les puissances intellectuelles de la production et les exécutants).

On sait, ne serait-ce que parce que l’expérience historique l’a amplement prouvé, que tant que la lutte du prolétariat reste sur le terrain de la réforme, de la lutte pour un meilleur salaire, de conditions d’exploitation moins draconiennes, elle contribue aussi au développement du capitalisme lui-même en agissant comme un des facteurs qui pousse à la mécanisation du travail, donc à la productivité et à la concentration du capital. Par exemple, et pour ne citer qu’un exemple célèbre, le taylorisme et le fordisme ont été une réponse des capitalistes à la résistance ouvrière à son exploitation du travail: en réduisant le travail à des gestes simples, en le décomposant en de multiples postes mécanisés, en le soumettant au rythme de la chaîne, le capitaliste dépouille l’ouvrier de tout ce qui pouvait lui rester de qualification et de maîtrise dans son travail, c’est-à-dire de propriété et puissance personnelle, quitte, comme l’a fait Ford, à augmenter sensiblement son salaire, y voyant même un avantage pour vendre ses Ford T produites en masse par ces transformations du procès de production.

Cette évocation du taylorisme et du fordisme est l’occasion de rappeler que l’accroissement fantastique des interventions de l’Etat dans la gestion du rapport salarial et la reproduction de la force de travail n’est pas qu’une affaire de quantité d’argent qu’il y dépense. Il manifeste aussi une évolution qualitative de l’organisation de la domination du capital sur les prolétaires d’une part, et d’autre part, mais les deux choses sont en fait liées, une évolution du capitalisme lui-même. On constate en effet que ces interventions croissent à peu près en même temps que l’importance toujours plus grande de la machinerie automatique (du capital fixe) dans la production, donc que la productivité et la concentration du capital. Cela veut dire aussi en même temps que le mode dominant d’extraction de la plus-value devient celui correspondant à cette augmentation de la productivité du travail (la plus-value est dite alors relative)47, plutôt que celui de l’allongement de sa durée (plus-value absolue, dont l’accroissement subsiste néanmoins dans celui de l’intensité du travail). Rappelons que l’augmentation de la productivité du travail entraîne, avec le développement du progrès technique dans tous les secteurs, une tendance généralisée à la baisse des valeurs des biens de consommation. Elle entraîne évidemment une tendance concomitante à la baisse de la valeur de la force de travail (« toute variation dans la productivité du travail amène une variation inverse de la valeur de la force de travail »48). Alors, pour un même temps de travail, une même valeur produite, la part qui en revient aux salaires peut diminuer relativement à celle, la plus-value, qui revient au capital (d’où l’appellation de plus-value relative), tout en permettant une augmentation du niveau de vie des salariés.

Ce phénomène, qui se produit sous l’effet des luttes ouvrières et lorsque les hausses de productivité sont importantes et permettent qu’elles soient ainsi quelque peu partagées (comme, par exemple, lors des années 50-70 dites « 30 glorieuses »), nourrit évidemment l’idéologie réformiste en faisant croire à un progrès possible de l’accumulation du capital en même temps que du sort des prolétaires (ce qu’ils ont finalement contesté vigoureusement en mai-juin 68 ne voulant plus du travail hyper-dégradé d’O.S. qui était la contrepartie de ce « progrès »). D’une façon générale, plus la machinerie est développée et plus c’est elle qui domine l’ouvrier qui devient « le serviteur de la machine ». Alors, la domination du capital (que Marx dit alors réelle et non plus formelle) semble moins être celle des patrons que due aux nécessités technologiques, à la domination de la science appliquée à la production. C’est une domination plus pacifique (sauf lors de révoltes sérieuses, mais c’est alors l’Etat qui intervient) avec le patronat qui se transforme en « managers », cadres supérieurs: ceux-là ne sont souvent pas critiqués pour ce qu’ils sont, agents exécutifs du capital, capitalistes actifs, mais seulement comme s’octroyant des revenus trop élevés.

Baisser le prix de la force de travail a toujours été une préoccupation constante du capital. Mais évidemment, cette baisse rencontre des limites, 1°) dans la nécessité pour lui de disposer de travailleurs aptes au labeur, 2°) dans la lutte des classes, 3°) dans la nécessité d’avoir des consommateurs achetant le plus possible. Par exemple, dès les débuts du capitalisme, la bourgeoise industrielle naissante a été amenée à lutter contre les propriétaires fonciers afin d’obtenir une baisse de la valeur des biens, tels que nourriture, logement, qui rentrent dans la consommation ouvrière. C’est en 1846 que les industriels anglais, toujours en avance au 19ème siècle, ont obtenu l’Anti Corn Law, l’abolition des lois protectionnistes sur le blé. Un blé moins cher leur permettait de baisser les salaires ouvriers et d’exporter davantage leurs produits ainsi devenus également moins chers. En conséquence, l’industrialisation de l’Angleterre s’accéléra rapidement et ruina les ateliers et industries restées plus archaïques dans ses colonies. Elles ne furent plus chargées que de lui fournir des matières premières et des produits agricoles, et accessoirement, de servir de débouché pour ses produits industriels. La division du travail entre pays à fortes technologies et pays dominés s’accrut vertigineusement avec cette politique du libre-échange. Avec elle, s’accrut partout dans le monde la productivité du travail, la baisse de la valeur des différentes forces de travail, et l’accumulation de plus-value aux pôles dominants.

Plus déterminant devient le rôle de la machinerie, et plus l’accumulation du capital se concentre du côté des pays qui ont acquis l’avantage scientifique et technologique qui le permet. De sorte qu’ils ont les moyens d’accentuer encore plus l’ensemble des conditions de leur domination (de financer un enseignement de qualité, la recherche et ses applications, de dominer le système bancaire, de ruiner leurs concurrents et de les racheter, etc.). Ils bénéficient ainsi, de par leur avance scientifique et technologique, d’une sorte de plus-value extra à l’échelle mondiale pour les produits qu’ils exportent. A quoi s’ajoute qu’ayant aussi le quasi monopole de la propriété de toutes les autres conditions de la production, ils la sous-traitent pour une large part dans les pays à bas salaires et rapatrient chez eux l’essentiel de la plus-value qui en découle (mondialisation). Ainsi, sauf catastrophes exceptionnelles, s’accroît sans cesse inexorablement, et comme naturellement, le différentiel d’accumulation entre les pays riches et les pays pauvres dominés et les capacités des premiers de capter la plus-value mondiale. C’est là un facteur essentiel de la forme moderne de l’impérialisme (qui a pu de la sorte se passer de l’occupation directe de type colonial, la force militaire reste certes d’un usage systématique mais relève assez souvent moins d’une nécessité d’occuper un territoire pour le piller que d’une lutte entre les impérialistes pour contrôler les principales sources de matières premières).

Sans cet accaparement impérialiste des richesses mondiales, il n’y aurait pas eu d’Etat « Providence », forme qui n’a existé, et y subsiste encore bien que sans cesse rognée du fait de la crise, que dans les métropoles impérialistes. Car il n’y aurait pas eu assez de miettes à distribuer au prolétariat pour le persuader que l’Etat peut lui rendre le capitalisme sinon agréable, du moins acceptable.

Acceptable ou en tout cas mieux accepté par la majorité des prolétaires des pays les plus développés qu’il y a un siècle. Pourquoi? Par la distribution de ces « miettes », certes, mais pas seulement. Parce qu’aussi, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, de fortes augmentations de productivité permettent aux capitalistes, par la baisse du coût des intrants (force de travail, machines, matières, etc.) d’augmenter leurs profits tout en le faisant aussi plus ou moins du niveau de vie des travailleurs. « Avec un accroissement continuel dans la productivité du travail, le prix de la force de travail pourrait ainsi tomber de plus en plus, en même temps que les subsistances à la disposition de l’ouvrier continueraient à augmenter. Mais, même dans ce cas, la baisse continuelle dans le prix de la force de travail, en amenant une hausse continuelle de la plus-value, élargirait l’abîme entre les conditions de la vie des travailleurs et les capitalistes »49.

Ce « partage » est d’autant plus possible dans les pays dominants que, comme on vient de le dire, il concerne une plus-value produite aujourd’hui pour une large part par les prolétaires des pays dominés, dits « émergents », et rapatriée par divers circuits dans ces pays du Centre. La conséquence de tout ce système est que la possibilité d’un Etat social, réformiste, est plus facile dans ces pays dominants. La lutte des classes y est de ce fait plus émoussée (d’autant plus que cette division internationale du travail y diminue relativement la masse des prolétaires) et tend, dans un premier temps du moins, à en appeler à la protection et l’assistance accrues de l’Etat.

Mais revenons à la question initiale: pourquoi est-ce que l’Etat actuel doit se charger encore beaucoup plus qu’avant de gérer le rapport salarial? Comme toujours, on trouve la cause de cette évolution dans celle du procès de production capitaliste. Laquelle est fondée en particulier (nous ne pouvons évidemment pas en examiner ici tous les facteurs, tels l’extension du crédit, la concentration du capital, la mondialisation, etc.) sur les hausses fantastiques de productivité qu’il a obtenu, notamment dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Or ces hausses finissent, on le sait, par produire des effets pervers50. Ceci parce qu’en diminuant sans cesse la part du travail vivant employé relativement à celle des machines, elles finissent par saper ainsi la base de la production de plus-value (induisent le mouvement tendanciel de la baisse du taux de profit, en même temps que diminue la quantité de travail contenue dans chaque marchandise). Mais cela, le capitaliste particulier ne le voit pas: il ne voit que l’avantage immédiat que procurent à ses profits les hausses de productivité qu’il peut obtenir dans son entreprise. Il ignore autant le phénomène général de cette diminution relative de la quantité de travail vivant dans le capital employé (qui est masquée dans les phases d’expansion par l’élargissement de la production) que le fait qu’elle tend à détruire les bases de la valorisation du capital en général, dont dépend aussi celle de celui qu’il représente en particulier. Le capital en général, ce n’est pas sa première préoccupation bien qu’il en dépende étroitement, il ne considère que le capital particulier qu’il représente et doit valoriser. Voilà qu’encore une fois, les intérêts du privé diffèrent de ceux du général. Ce qui est l’intérêt immédiat de chaque capital particulier est néfaste à terme pour le capital en général. L’idylle d’une « régulation » par l’Etat « Providence » de la croissance et d’un partage des revenus favorable à tous est de courte durée (1950-1970, et en Europe occidentale seulement), et très vite, ce sont des difficultés accrues de la valorisation du capital qui apparaissent, aboutissant à la crise actuelle.

La conséquence inévitable de ces difficultés est qu’elles obligent chaque capitaliste à déployer un acharnement accru pour réduire les coûts de tous ses facteurs de production, matières premières, main d’œuvre, sécurité, gestion des déchets et pollutions, etc., afin de maintenir le taux de profit. D’ailleurs, s’il ne cherchait pas à maximiser coûte que coûte son profit, il serait tué par ses concurrents, disparaîtrait, le plus rentable gagnant nécessairement sur le moins. Il doit le faire pour survivre en tant que capitaliste, et la concurrence est le gendarme qui l’oblige à le faire. Ce comportement individuel nécessaire de recherche du maximum de profit immédiat entraîne un saccage rapide de la nature et de la force de travail. C’est bien d’ailleurs ce qu’on voit tous les jours. Là encore, le comportement individuel nécessaire de chaque capitaliste en particulier est néfaste à la perpétuation du capital en général, c’est-à-dire de la société capitaliste. D’où l’intervention croissante de l’Etat puisque son rôle est justement celui d’organiser les conditions de cette perpétuation. Car, en effet, ce saccage ne peut aller au delà d’une certaine limite sans remettre en cause « le développement durable », la capacité du système à se perpétuer, ni sans susciter des luttes qui mettent en branle différentes classes, chacune à leur façon, et qu’il convient pour la même raison de canaliser. C’est ainsi que des problèmes comme l’hygiène des logements et des villes ont été abordés par la bourgeoisie lorsqu’elle a réalisé que l’insalubrité était la cause de maladies graves qui non seulement pouvaient éventuellement l’atteindre elle-même dans ses quartiers, mais surtout menaçaient la capacité de la classe ouvrière à travailler et à se reproduire. De même aujourd’hui pour les questions de pollution et d’écologie en général, dont les différentes couches bourgeoises des villes, parce qu’elles sont touchées, exigent de l’Etat qu’il s’en empare en multipliant une fois de plus les réglementations et les bureaucraties (qui ne résolvent d’ailleurs jamais les problèmes à leur racine, mais ne font en général au mieux que les déplacer ailleurs). La survie du prolétariat, son aptitude au travail, son acceptation résignée du système, sont des questions qui intéressent la bourgeoisie. Les seules questions que ses réformes n’abordent jamais sont celles de l’existence d’une classe exploitée, des divisions sociales du travail qui fondent celles de la propriété.

A propos de la gestion de la main d’œuvre qui nous intéresse ici, Marx observait que le capitaliste, obnubilé par son profit personnel immédiat, tend à dégrader le prolétaire à un point tel que cela nuit à son rendement au travail. Quand l’exploitation est trop forte, il faut remplacer plus rapidement les forces de travail usées, donc faire entrer de plus grands frais d’usure dans la reproduction de la force de travail. « Il semble donc que l’intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale », mais « Après moi le déluge! Telle est la devise de tout capitaliste… le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société »51. Marx voyait cette contrainte comme celle de la lutte de classes. Or bien souvent, l’Etat a préféré prendre les devants, non seulement afin de la freiner et de la canaliser, mais aussi tout simplement par nécessité d’empêcher les capitalistes particuliers de détruire de façon irréversible les conditions mêmes de la vie du capital, de sa société.

C’est exactement en effet le rôle de l’Etat de représenter les intérêts généraux du capital qui, comme c’est le cas dans l’exemple de la force de travail cité par K. Marx, ou autre exemple, de l’écologie aujourd’hui, s’opposent bien souvent aux intérêts privés, aux nécessités mêmes des comportements privés du capitaliste qui, ne pouvant connaître d’autres buts que son profit immédiat, sont destructeurs pour l’ensemble du système: livré à lui-même, à ses comportements privés déterminés, le capital (le « marché ») ne peut pas reproduire la société mais seulement la détruire52. Il lui faut l’Etat qui organise un saccage « soutenable », c’est-à-dire une destruction qui n’épuise pas immédiatement toute l’humanité mais seulement les centaines de millions de ses membres qu’il juge superflus, gênants, ou hostiles. Ce qui faisait déjà dire à Marx que le capitalisme « fait de chaque progrès économique une calamité publique »53.

Les historiens ont souvent observé que, pendant longtemps, le mouvement ouvrier refusa de s’en remettre à l’Etat pour s’assurer contre les aléas de la vie, et de passer ainsi sous sa coupe, en tentant d’organiser de façon autonome sa solidarité par les Bourses du Travail, les Mutuelles, des syndicats indépendants, etc. Les patrons eux aussi ne voulaient pas de lois sociales fixées par l’Etat, préférant, au mieux et dans quelques cas, un système d’œuvres sociales qu’ils contrôlaient en fonction de leurs besoins et qui renforçaient leur pouvoir sur leurs salariés (système dit paternaliste ou du catholicisme social). Mais justement, toutes ces initiatives privées de la société civile s’avéraient très insuffisantes. Parce que les ouvriers n’avaient pas les ressources. Parce que les patrons ne voulaient et ne pouvaient pas faire moins de profits que leurs concurrents.

C’est pourquoi, dès la fin du 19ème siècle, l’Etat a dû commencer à se soucier de la santé et de la survie des populations ouvrières. De même ensuite, il a dû prendre en charge l’enseignement minimum qui était nécessaire compte tenu des progrès techniques et des besoins d’inculquer l’idéologie républicaine, les bienfaits du salariat, du nationalisme et de l’Etat. Et ainsi de suite, l’Etat a été amené à collectiviser bureaucratiquement les conditions de la valorisation du capital, dont la plus essentielle, celle qui concerne la reproduction de la force de travail, devint l’objet d’une « politique sociale », c’est-à-dire en fait socialisée, mise à la charge de la société. Formellement, cette politique a pu parfois apparaître comme non étatique, comme dans le cas en France de la Sécurité Sociale qui a été créée sous la forme d’un organisme paritaire patronat-syndicats. Mais des cotisations obligatoires prélevées par l’Etat, un budget voté et abondé par l’Etat, un contrôle strict de l’Etat, font de cet organisme, comme des autres organismes sociaux, un appareil de l’Etat. Tout ce que les idéologues baptisent comme paritarisme, cogestion, ne se rapporte qu’à cet aspect du rôle de l’Etat dans la valorisation du capital, qui est celui d’organiser la paix sociale au moyen de certaines alliances. Que ce soit avec la bureaucratie syndicale dont il achète la collaboration en lui offrant des milliers de postes d’administrateurs à la Sécu, dans les Caisses de retraite où plusieurs scandales ont révélé comment leurs dirigeants syndicaux s’enrichissaient à la manière des dirigeants politiques, les sinécures d’innombrables organismes prévus à cet effet qui vont des plus riches Comités d’Entreprise jusqu’au Conseil Economique et Social. Ou que ce soit avec les politiciens à qui sont offerts des milliers de postes dans les différents organismes étatiques et leurs innombrables filiales.

Le sens général de ces interventions étatiques dans tous les domaines de la vie des travailleurs (santé, enseignement, famille, chômage, logement, et jusqu’aux loisirs avec les politiques dites sportives ou culturelles), faites au nom du progrès permanent par les réformes successives, est d’essayer d’adapter la gestion de la force de travail aux difficultés toujours renouvelées de la valorisation du capital. On peut le voir facilement en examinant chacune de ces réformes. Prenons, par exemple, la loi Aubry sur les 35 heures en France, considérée comme emblématique des bonnes réformes de gauche.

La loi sur les 35 heures se présente comme une obligation faite aux capitalistes de réduire le temps de travail de 4 heures par semaine. Ce qui permet de la faire passer comme une loi anti-chômage, et un grand progrès pour tous les travailleurs. D’autant plus que le patronat s’y est opposé, y voyant une source de diminution du surtravail, donc de ses profits. Mais c’est que, comme d’habitude, le capitaliste ne voit que ses intérêts immédiats, et pas ceux de l’ensemble du capital. Car la loi Aubry ne fait qu’essayer de prendre en considération le problème général de la tendance à la diminution de la quantité de travail vivant employé du fait des hausses de productivité. Et ce qui est remarquable est que bien que ce faisant, elle ait eu le souci d’améliorer la valorisation du capital et n’ait répondu que fort médiocrement à une aspiration des travailleurs, elle a suscité l’ire du syndicat patronal Medef qui a démontré dans cette affaire que la gauche étatique était mieux au fait des intérêts généraux du capital que lui, trop inspiré des intérêts privés des différents patrons.

Car d’abord, elle prévoit de leur verser plus de 100 milliards de francs en guise de première compensation, bien que le capital soit l’unique responsable de l’aggravation du chômage. Tandis que les salaires des travailleurs se trouvent bloqués, voire diminués, sous le prétexte de partager le travail entre eux par solidarité. Ce qui revient à leur faire supporter la charge du chômage. De plus, elle fut l’occasion d’un réaménagement du temps de travail qui a consisté à accroître considérablement sa « flexibilité » par son annualisation (il ne s’agit nullement de 35 heures par semaine mais d’une moyenne sur l’année). Cela a permis d’adapter la production aux variations de la demande, donc de diminuer les capitaux immobilisés dans les stocks (de matières premières, produits finis, etc.) et d’organiser les « flux tendus ». Cela a aussi permis d’accroître l’intensité du travail par la suppression des pauses et des divers temps morts qui ne sont plus comptabilisés dans les 35 heures (on peut encore ajouter que comme les ouvriers sont moins épuisés dans les premières heures de travail, cela contribue aussi à favoriser cette augmentation de l’intensité). Tout cela, qui favorise une utilisation des machines en continu et une production en flux tendus, « juste à temps », correspond exactement aux contraintes d’une production fondée sur une utilisation massive de capital fixe, et est le moyen classique d’obtenir une plus-value supplémentaire dans cette situation (caractéristique du capitalisme moderne). Voilà comment finalement les ouvriers se partagent entre eux l’emploi et les salaires, tout en fournissant un travail plus intensif (et plus productif grâce aux « flux tendus »), tandis que le capital se voit poussé et aidé à s’adapter aux exigences de la valorisation du capital à l’époque d’une production fondée sur la machinerie automatique (capital fixe). Mais le fait que les capitalistes ne voient pas les problèmes que posent la valorisation du capital en général (pourtant condition de la valorisation de leur capital particulier), qu’ils ont hurlé contre cette loi Aubry qui les obligeait à s’adapter tant bien que mal aux contradictions que développe le capital parce qu’il diminue le travail vivant (ce qui est l’intérêt immédiat de chaque capitaliste, mais ruine le capital en général), a l’avantage incontestable de faire passer l’Etat pour « indépendant » et défenseur de l’intérêt général présenté comme juste équilibre entre le capital et le travail.

Toute réforme sociale a une face économique favorable au capitaliste, quoiqu’il en dise. Imaginez, par exemple, que l’Etat ne subventionne plus la construction de logements à loyers modérés, ne prenne pas en charge la santé, les frais d’entretien et d’éducation des travailleurs, et notre homme devrait augmenter leurs salaires, sauf à les laisser dépérir (ce qu’il est aussi bien capable de faire, tout comme de scier la branche sur laquelle il est assis). A l’inverse, plus l’Etat assume ces frais, et plus les salaires peuvent être bas, et le coût du travail abaissé pour les patrons puisqu’ils ne paient qu’une partie, de plus en plus faible d’ailleurs, des charges sociales. Les interventions de l’Etat font toujours pousser des soupirs et des cris d’orfraie aux capitalistes particuliers dans la mesure où elles constituent aussi des coûts, des « faux-frais » du capital selon l’expression de Marx. En même temps, ils en appellent à l’Etat à corps et à cris dans la mesure où la valorisation du capital en dépend de plus en plus. L’Etat leur répond toujours le plus favorablement qu’il peut puisque la reproduction de la société dépend de celle du capital et de sa croissance. Mais elle dépend aussi de la lutte des classes et c’est donc aussi le rôle de l’Etat de la contenir dans des limites compatibles avec cette reproduction du capital. Toute sa discussion avec les capitalistes porte seulement sur le niveau de ces limites. Et évidemment, la crise se développant, l’écart entre ce que réclament les capitalistes d’un côté et les prolétaires de l’autre va croissant!

Toute réforme sociale a aussi une face politico-idéologique. Ainsi les lois sociales sont certes souvent des « conquêtes ouvrières », mais aussi toujours une intégration plus poussée de la classe ouvrière dans le système capitaliste afin que sa lutte n’aille pas jusqu’à remettre en cause ses conditions fondamentales d’existence, et qu’il se reproduise avec le moins de heurts et de difficultés possible. Elles apparaissent comme des conquêtes mais, souvent, c’est surtout dans la mesure où l’Etat a utilisé la pression de la lutte ouvrière pour les imposer à des capitalistes aveugles jusqu’au point de refuser la réalisation de ces conditions. D’ailleurs, c’est lui qui le plus souvent en a pris l’initiative. Bismarck avait introduit les premières grandes lois sociales pour rallier la classe ouvrière à la Nation. «… L’Allemagne (a mis) en place au cours des années 1880 un système d’assurances sociales fondé sur des cotisations obligatoires. Les raisons n’en sont pas économiques… Cette mesure a été prise pour perpétuer un régime politique très traditionnel qui avantageait les anciennes familles de l’aristocratie; le but premier était d’en assurer la légitimité aux yeux des ouvriers, dont le nombre et la concentration dans les grandes villes, centres de pouvoir, augmentaient rapidement. De plus… une partie des libéraux représentant les classes moyennes étaient passés dans l’opposition: il était habile de se rapprocher de la classe ouvrière »54. Beveridge, le fondateur de la Sécurité Sociale universelle, justifie son projet de 1942 par les encouragements qu’il est nécessaire d’apporter au prolétariat anglais pour qu’il fasse la guerre, écrivant alors: « Chaque citoyen sera d’autant plus disposé à se consacrer à l’effort de guerre qu’il sentira que son gouvernement met en place des plans pour un monde meilleur »55. De même « l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur l’organisation de la Sécurité Sociale (en France) parle ainsi de l’élan de fraternité et de rapprochement des classes qui marque la fin de la guerre »56. On sait que les conquêtes sociales de la Libération font partie du prix à payer par la bourgeoisie pour que la Résistance soit désarmée et que sa collaboration généralisée avec le fascisme soit oubliée, noyée dans la « réconciliation nationale » et la « reconstruction » du capitalisme organisées par de Gaulle et le PCF en échange de quelques postes ministériels. Tout cela peut se rapprocher de ce judicieux conseil que l’abbé Pierre a donné aux riches: « Si tu veux conserver ce que tu possèdes, fais tout pour que l’autre n’ait pas trop faim, pas trop soif, pas trop froid, afin qu’il ne vienne pas te prendre ce que tu as ». Le haut manager qui cite cette phrase57 commente avec admiration que le fameux abbé est « un des économistes les plus avertis ». Par Dieu sans doute, ce qui est une concurrence déloyale pour ses confrères!

D’une façon générale, tant que c’est l’Etat qui légifère et qui exécute, les « conquêtes ouvrières » sont au mieux des concessions au prolétariat pour stopper un mouvement jugé « dangereux » (cf. 1936, 1945, 1968), et au prix pour lui de l’acceptation d’une soumission renouvelée, voire accrue, au capital. Sans luttes, il aurait moins, mais sans mener ces luttes jusqu’au bout, il ne fait que condamner le capital à accélérer sa course à la productivité qui l’exploite et l’aliène encore plus, le réduisant au chômage ou le soumettant davantage à la machinerie et aux puissances intellectuelles. Bref, il n’y a pas deux politiques de l’Etat, l’une dite « libérale » en faveur du capital et de la création de richesses, l’autre dite sociale et droit de l’hommiste en faveur du travail et des individus (pas plus d’ailleurs qu’il n’y a de politique économique qui ne soit pas sociale, ne concerne l’unité de la société et sa reproduction). Il y a une seule politique globale de valorisation du capital, base et condition de cette reproduction, qui intègre le « social », la réforme, comme moyen pacifique de soumission du travail au capital, d’ordre social, de consensus certes plus ou moins fissuré et malmené, mais tenant bon sur l’essentiel: la division sociale du travail (la propriété), l’argent, le salariat, l’Etat.

Il faut revenir un instant sur les causes de cette domination relativement pacifique (par rapport aux 18ème et 19ème siècles) de l’Etat sur les prolétaires des pays impérialistes, que nous avons déjà abordées au début de cette section, afin d’en bien montrer les bases dans les transformations mêmes du procès de production capitaliste (dans le chapitre 4, cette analyse sera complétée par celle des bases idéologiques qui produisent le fétichisme de l’Etat). D’autant plus que la crise actuelle révèle à ce sujet une situation nouvelle, et ouvre une époque d’antagonismes violents58.

C’est indéniablement et fondamentalement parce que, avec le machinisme, se développe ce que Marx a appelé la soumission réelle de l’ouvrier au capital. Parce que la machine automatique dévalorise la seule propriété de l’ouvrier: son habileté, son « métier ». Nous avons vu que tant que l’ouvrier possédait ces qualités et était l’agent principal de la production, cela lui donnait un moyen personnel puissant de résistance à l’exploitation (époque de la soumission formelle de l’ouvrier au capital), à laquelle le capitaliste ne pouvait guère opposer que la coercition la plus draconienne. Maintenant, c’est la machine qui le soumet à sa puissance, à ses rythmes, exerçant une domination qui semble purement « économique » (le « progrès »!), technique, indiscutable. L’ouvrier devient un simple servant de la machine, exécutant de gestes simples. Et donc, aussi, interchangeable. Comme en même temps la machine fait croître « l’armée industrielle de réserve », ce moyen de la pression du capital sur le salarié est d’autant plus fort que n’importe quel chômeur peut faire l’affaire (alors que les « jaunes » ne pouvaient que plus difficilement exister à l’époque où les fortes qualifications professionnelles ouvrières importaient beaucoup).

Marx avait déjà remarqué que dès que le capitalisme «… a acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance; la présence constante d’une surpopulation relative maintient… le salaire dans des limites conformes aux besoins du capital… Parfois, on a bien encore recours à la contrainte, à l’emploi de la force brutale, mais ce n’est que par exception »59. A partir de là, les droits ouvriers purent être élargis prudemment. Notamment, le droit de coalition qui ne fut admis que quelques cinq siècles après les tout débuts du capitalisme. « Les coalitions ouvrières furent mises au rang des plus grands crimes et y restèrent depuis le 14ème siècle jusqu’en 1825 »60 (en Angleterre, 1864 pour la France). Ensuite, nous l’avons vu, se sont développés des droits dits sociaux par l’intervention de l’Etat (et le droit de vote pour les mâles en 1848 en France). Mais ils ne se sont progressivement élargis que parallèlement à l’accroissement de la soumission réelle de l’ouvrier au capital, en même temps que les syndicats et partis ouvriers s’intégraient à l’Etat en prêchant le réformisme. « A l’état d’embryon… (le capital)… cherche à s’assurer son droit à l’absorption… (du surtravail)… non par la puissance des seules conditions économiques, mais avec l’aide des pouvoirs publics… Il faut des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement des forces productives, soit contraint socialement… »61. A l’état développé, la « puissance économique » du capital est telle (la science, la technique, l’organisation de la coopération et de la production, etc., sont entièrement passées de son côté) qu’il peut se soumettre relativement facilement le travail. Mais par contre, chaque capital particulier, aussi grand soit-il, ne peut moins que jamais, comme nous l’avons vu, assurer les conditions de reproduction de la force de travail, et plus généralement, de la société (qui incluent l’hygiène, l’écologie, l’intégration de la lutte des classes par une politique sociale générale, l’organisation d’un consensus social qui est le réformisme, etc.). Pour cela il lui faut, plus que jamais, l’Etat.

Bref, et tout en sachant que la force armée, policière et militaire, est toujours présente et déterminante en cas de lutte ouvrière d’envergure (et bien sûr dans le cadre des luttes pour la domination mondiale), la forme que prend la domination du capital en général sur les ouvriers dans les pays développés est l’Etat, en même temps qu’il leur semble pouvoir être la puissance qui impose des réformes aux capitalistes eux-mêmes. Mais bien sûr, cette domination relativement pacifique n’a rien d’une simple nécessité technique contrairement à ce qu’en disent des démocrates, comme par exemple H. Arendt: « Dans la société moderne, le travailleur n’est plus assujetti à aucune violence, ni à aucune domination, il est contraint par la nécessité directe inhérente à la vie elle-même… La nécessité a donc pris la place de la violence »62. La nécessité ainsi posée abstraitement comme « inhérente à la vie » a bon dos. En réalité, c’est la nécessité des conditions « économiques » spécifiques au capital. En réalité donc, il s’agit d’une « contrainte » qui n’est due et nécessaire qu’à l’appropriation de toutes les conditions de la production par les financiers et les puissances intellectuelles, ce qui laisse les ouvriers sans aucune puissance personnelle, si ce n’est leur organisation en force révolutionnaire pour abolir leur état et, donc, cet Etat.

3.2 Etat et capital

Après le rôle de l’Etat dans la gestion de la force de travail et l’encadrement de la lutte salariale (ce que les idéologues appellent son rôle social et réformiste), rappelons maintenant ses interventions en faveur de l’autre pôle du rapport capitaliste, celui des moyens matériels de la production et de leurs divers propriétaires, les capitalistes passifs (les propriétaires financiers) et actifs (les cadres supérieurs, les « puissances intellectuelles de la production » selon la formule de Marx)63.

Il n’est pas besoin de longs développements pour constater combien les aides de l’Etat apportant, par divers biais, des financements aux capitalistes sont devenues au fil du temps de plus en plus considérables et un facteur indispensable à la valorisation du capital. Aides qui sont présentées, parées de nombreuses vertus « citoyennes » telles que soutien aux « créateurs » ou entrepreneurs, à la croissance, à l’emploi, etc. Un exemple célèbre en a été autrefois le « New Deal » initié par Roosevelt pour tenter (sans guère de succès) de sortir les USA de la crise des années 30. Mais tous les records ont été battus en la matière avec la somme des sauvetages à répétition du système financier dans différentes zones du monde depuis les années 8064, jusqu’aux sommets inouïs atteints, et ce n’est pas fini à ce jour, après le krach de 2008.

Un regard sur ces trente dernières années de crises du capital sur tous les continents suffit pour affirmer que, sans ces interventions étatiques massives pour sauver le système financier, le capitalisme aurait immédiatement sombré dans le chaos (menace toujours réelle à ce jour, rien n’ayant encore été résolu quant aux causes profondes de la crise). Les Etats ne pouvaient qu’agir ainsi parce que le capital de l’époque contemporaine65 repose complètement sur un amoncellement de crédits et de dettes. Rappelons66 que l’importance croissante du crédit, donc du système financier, dans la production de la plus-value et l’accumulation du capital tient à trois facteurs principaux:

1°) Développement de procès de production basés sur une mécanisation et une productivité toujours accrues. Ce qui induit une concentration de masses de capitaux elles aussi accrues, et donc l’appel accru également au crédit par divers biais (société par actions, emprunts obligataires et bancaires, etc.).

2°) Nécessité d’une mobilité toujours plus grande du capital pour trouver les meilleures conditions de production de plus-value et élargir l’aire de valorisation des capitaux (mondialisation).

3°) Nécessité d’accélérer la rotation du capital, car c’est un facteur puissant d’accroissement du taux de profit. Le crédit permet en effet de vendre plus vite, comme de racheter les moyens d’une nouvelle production sans avoir vendu. On sait, entre autres exemples, que le krach de 2008 a été déclenché par un niveau d’endettement insoutenable des ménages et des entreprises dans les pays développés, lequel avait permis de gonfler artificiellement production et consommation dans les années précédentes.

Bref, ce qui est nouveau n’est pas le crédit, ni les bulles et krachs financiers qu’il engendre. Ce qui est nouveau, c’est l’extraordinaire ampleur prise par la masse des crédits et des dettes, démultipliée par des pyramides de « produits dérivés », qui forment un capital financier parfaitement fictif en tant que capital67. En effet, le crédit n’est qu’un stimulant, un dopant à la production de plus-value. Et le système capitaliste de production en est devenu tellement dépendant qu’il en arrive de plus en plus souvent à l’overdose: le krach financier qui vient sanctionner cette stimulation artificielle, et donc finalement fictive, de production de plus-value. Sauver le capitalisme, c’est-à-dire reproduire cette société, exige cependant de rétablir le système financier qui organise le crédit. Ce sauvetage ne peut consister aujourd’hui qu’à ce que les Etats prennent à leur charge, avant qu’elles ne fassent faillite, tout ou partie des créances irrécouvrables et des dettes qui plombent les sociétés financières, et qu’ils leur fournissent en plus des tombereaux d’argent pour qu’elles puissent à leur tour le prêter (bien entendu à des taux supérieurs!).

Ces faits sont maintenant bien connus de tous ceux qui s’informent. Ce sur quoi il faut néanmoins insister, c’est que ce sauvetage – ou plutôt aujourd’hui tentative de sauvetage toujours en bien mauvaise passe – était et reste tout à fait indispensable à la survie de la société actuelle. En effet, c’est tout le système qui sinon serait tombé en faillite globale par l’effet domino d’un enchevêtrement de dettes et créances d’un montant si considérable que la faillite d’une entreprise « too big to fail » aurait entraîné celle de toutes les autres (ce qui a manqué de peu d’arriver avec celle de Lehman Brothers aux USA). C’est un fait que la seule dénonciation des « cadeaux » pharaoniques faits par les Etats à la détestable Finance ne permet pas de comprendre, et ne peut aboutir qu’à de faux remèdes. La réalité est que ces cadeaux des Etats ne s’opposent pas au développement de l’accumulation capitaliste représentée par cette croissance tant prônée de tous côtés comme le remède au chômage et à la misère des masses. Bien au contraire, dans la mesure où ils contribuent à la relance du crédit, ils la favorisent. S’ils s’y opposent, ainsi qu’aux résultats à en attendre quant au niveau de vie des masses, c’est en tant qu’elle s’accompagne nécessairement de la croissance des contradictions et antagonismes du système68. Sans le crédit, il crève, et avec plus de crédit, ce sont des crises plus graves et des masses populaires plus souffrantes.

Mais l’Etat n’aide pas le pôle du capital qu’à travers son soutien au système du crédit. Il est aussi amené à accroître ses aides directes à la production de plus-value là où elle est produite. Il le fait, comme on l’a rappelé ci-dessus (section 3.1), en s’occupant de l’organisation du rapport salarial (droit du travail, entretien et formation de la force de travail, contrôle et répression des luttes prolétaires, etc.). Il le fait en accroissant les aides financières, d’autant plus avec la crise, qu’il apporte directement aux entreprises. Par exemple, en France, à l’abaissement des charges sociales et aides à l’emploi déjà évoqué (55 milliards d’euros en 2009), s’ajoutent des subventions pour la construction d’usines, pour produire « vert », pour la recherche, pour la vente des produits (primes à l’achat de voitures par exemple), des aides à l’exportation, des commandes publiques offrant de juteux marchés, de multiples réductions d’impôts, etc. « Les seules réductions d’impôts votées depuis 2000 ont amputé les recettes publiques (donc gonflé les portefeuilles privés, n.d.a.) de 66 milliards d’euros par an. Les multiples niches fiscales… ont un coût annuel de 73 milliards d’euros »69.

Sans être exhaustif pour autant, il est utile de rappeler l’aide aussi considérable que coûteuse qu’apportent aussi au capital les interventions militaires de l’Etat, dont l’objet est de faciliter la mainmise sur des ressources en matières premières et des marchés (cela dans des rapports complexes de concurrence et d’alliances avec d’autres Etats que nous ne développerons pas ici). Un prétexte aujourd’hui souvent avancé à propos de ces opérations est de promouvoir la démocratie dans tel ou tel pays, comme autrefois celui de la colonisation était d’apporter le progrès. Sans rire, on prétend vouloir y éliminer des tyrans qui, la veille encore, étaient de grands amis, tels les Gbagbo, Ben Ali, Kadhafi, etc. La réalité, c’est que les multinationales se sont rendues compte que les régimes ultra-corrompus de ces amis, bien que leurs complices attentionnés, étaient finalement plus néfastes qu’utiles pour elles. Car, grands prédateurs, ces tyrans et leurs entourages prélevaient des fortunes si considérables sur les investissements et sur leurs peuples que le développement d’une accumulation du capital dans ces pays en était compromis. Cela d’autant plus que ces centaines de milliards volés étaient rarement réinvestis dans des activités productives. Comme le dit benoîtement l’éditorialiste du journal économique Les Echos: « cette corruption a des effets économiques longtemps sous-estimés… les avoirs de Ben Ali permettraient d’éponger la dette extérieure tunisienne… elle étouffe les initiatives (pénalise la rentabilité des investissements, n.d.a.) en exigeant des tickets d’entrée décourageants… la chute des dictateurs supprime le principal obstacle à leur (ces pays) développement (capitaliste) »70.

Un des résultats de toutes ces interventions de l’Etat, telles que nous venons de les examiner (sections 3.1 et 3.2) aux deux pôles du rapport capitaliste, est qu’elles aboutissent au gonflement pharaonique des dettes publiques. Cela est une manifestation de ce que, à ce stade historique du capitalisme, époque de sa sénilité irréversible, l’Etat est devenu l’organisateur essentiel de la valorisation du capital, fondement de la reproduction de la société dont il est par nature le responsable. En effet, la dette publique n’est que le moyen de prélever (par l’impôt, l’inflation, le moratoire) dans la poche des travailleurs une part supplémentaire de leurs revenus afin d’en faire une part supplémentaire de plus-value pour les capitaux.

3.3 Etat et démocratie

« Vous apercevrez un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d’autorité et d’influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d’ordres, de classes, de professions, de familles et d’individus, et comme éparpillées dans tout le corps social »71.

Il est vrai que, de la conception initiale et imaginaire de l’Etat comme issu d’un contrat que passaient entre eux des individus privés supposés libres, égaux, maîtres d’eux-mêmes et de leurs relations par lesquelles ils forment la société, on est passé progressivement à un système où un appareil bureaucratique spécial, l’Etat, doit tenter de suppléer ce libre « marché » qui s’avère incapable de reproduire la société, c’est-à-dire les rapports sociaux qui sont le capitalisme. Il y a eu indubitablement prise en charge progressive par l’Etat, de plus en plus systématiquement et directement, des conditions essentielles de la reproduction de la société, qui se résument en deux nécessités intimement liées: 1°) la valorisation du capital qui implique qu’il intervienne sur tous les facteurs du procès de cette valorisation (aides au système de crédit, à la production, à la formation et la reproduction de la force de travail, à l’expansion mondiale, etc.), 2°) l’organisation d’une paix sociale relative, c’est-à-dire de la soumission plus ou moins consentie du travailleur à l’Etat en échange de l’obtention éventuelle de quelques prestations sociales. La deuxième condition est évidemment au service de la première, de même que la « politique sociale » est une aide à la valorisation du capital, directement par prise en charge d’une partie essentielle du coût de formation, d’entretien et de reproduction de la force de travail, et indirectement par l’organisation du consensus social.

Comme nous l’avons déjà remarqué, cette relative paix sociale plus ou moins consentie ne peut être organisée que par les Etats des pays où le capital est développé et prospère. D’une part, parce qu’alors la domination du capital sur le prolétaire y apparaît comme celle de la machinerie, de la science et de ses applications à la production, et moins qu’autrefois comme celle d’un maître despotique. Et d’autre part, parce que ces pays, de par leur puissance, développent un impérialisme qui leur permet d’accaparer une part telle des richesses mondiales que des miettes peuvent en revenir au peuple (plus ou moins suivant leur place dans la division sociale du travail)72. Cela permet l’association à la gestion de l’Etat bourgeois de diverses couches sociales, par le biais de leurs représentants syndicaux et politiques à qui sont offerts postes, sinécures et prébendes. Ces alliances permettent de donner une forme démocratique à l’Etat et, sous ce prétexte, d’interdire et de combattre toute lutte qui le remettrait en cause. Paix relative à l’intérieur donc, du moins dans le dernier demi-siècle, mais guerres permanentes à l’extérieur. Ce qui induit l’existence d’un appareil militaire fort coûteux au sein de l’Etat. Et comme la crise du capital aggrave tous les antagonismes, intérieurs comme extérieurs, non seulement cet appareil se renforce mais aussi l’appareil policier et « sécuritaire » qui doit maintenir par la force un ordre social qui perd progressivement ses quelques bases démocratiques. Sur tous ces appareils opposés aux peuples se greffent toutes sortes de services secrets, d’officines barbouzardes, de trafics divers (ventes d’armes, de drogues, contrats truqués, rétro-commissions, etc.), qui non seulement accroissent et généralisent la corruption au sein de l’Etat mais aussi constituent de puissantes forces occultes de répression contre-révolutionnaires.

Nous avons vu dans les pages précédentes le pourquoi de cette évolution vers un Etat de plus en plus tentaculaire du fait des transformations du mode de production (tels le développement de la concentration du capital et du machinisme, la dépossession accrue des prolétaires, l’exubérance démentielle du capital financier fictif, etc.). Evolution que les graves difficultés que rencontre le capitalisme sénile pour se reproduire transforment de nos jours en une véritable tendance au totalitarisme (cf. section 3.4 ci-après).

La collectivisation croissante des conditions (« travailleur collectif », division internationale du travail) de la production de la vie, des individus, au lieu d’être reconnue et vécue dans une société qui la réaliserait en elle-même comme communauté, prend donc la forme de l’étatisation. Dans l’Etat séparé de la société civile, il y aurait l’unité, le social, la communauté, alors que dans cette société règne l’individu privé, égoïste, aveugle, impuissant, et aliéné sous cet Etat qui le dépossède de tout pouvoir. Pour le dire autrement, cette sorte de socialisation par l’Etat répond à l’incapacité de ce mode de production de la reconnaître dans une société civile fondée sur les antagonismes des rapports sociaux capitalistes. Pourtant, une forme de socialisation y est effective, s’y développe sans cesse, toute l’activité moderne n’étant qu’une vaste coopération entre des millions d’individus, elle-même fondée sur la mise en œuvre du travail des générations passées (cristallisé dans les sciences, les machines, les équipements, etc.) par les générations présentes. Mais aussi elle y est ignorée, parce que chaque individu privé n’y doit poursuivre que son propre intérêt, parce que les deux facteurs essentiels qui constituent les conditions de la production de la vie, les moyens du travail et le travail vivant lui-même, bien que nécessairement unis, bien qu’effectivement sociaux, sont dans ce système social séparés en deux pôles antagoniques. On a là la racine de cette première transformation qualitative qui est que l’Etat devient directement l’organisateur de l’unité sociale, qu’il l’impose bureaucratiquement parce que les antagonismes dans la société civile bourgeoise lui interdisent de la construire par elle-même. L’Etat moderne étouffe cette socialisation en l’absorbant en quelque sorte hors de la société civile, en essayant de l’assumer à lui seul comme « le » Fonctionnaire du capital en général. Et cela implique nécessairement une deuxième transformation, une modification de la forme même de l’Etat. Il ne se contente pas de grossir, mais doit aussi se complexifier, associer toutes sortes de spécialistes aptes à s’occuper de ses nouveaux domaines d’intervention (finance, industrie, urbanisme, force de travail, idéologie, etc.). D’où non seulement une multiplication d’institutions, comités, commissions, assemblées, mais aussi des rapports de force entre ces différents organes de pouvoirs que seul un exécutif fort peut coordonner, plus mal que bien en général, ce qui l’amène à se vouloir encore plus fort et autoritaire. Enfin, l’Etat obèse est aussi cette nécessité d’y associer diverses couches sociales représentées par diverses cliques, à la fois unies dans la gestion du capital, mais concurrentes pour en retirer les bénéfices. Nous y reviendrons dans la section suivante.

Marx appelait les capitalistes privés les « fonctionnaires du capital » pour indiquer qu’ils n’avaient d’autre liberté, d’autre habileté, que d’appliquer au mieux les lois du capital (de sa valorisation), sous la férule du gendarme qu’est la concurrence. Ces « personnes sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classe déterminés. Mon point de vue… peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature »73Constater que, sous toutes ses formes, dans tous les moments de son procès, la valorisation du capital dépend de plus en plus de l’Etat, c’est bien constater qu’il assume cette fonction d’être « le » Fonctionnaire suprême du capital. Cela, donc, parce que le capital tend à fonctionner comme un capital en général74 face à une puissance de travail en général, collective. Ce faisant, l’Etat ne fait que se soumettre, et non commander, à l’évolution du capitalisme et à ses exigences. « Le capital n’est pas une puissance personnelle, c’est une puissance sociale » disait aussi justement le Manifeste.

L’Etat devenant Le Fonctionnaire du capital en général apparaît donc moins comme seulement l’Etat des capitalistes particuliers. D’où l’idéologie, dont nous reparlerons plus loin, qui prétend que cet Etat peut et doit diriger le capital (dit alors « l’économie ») dans le sens de satisfaire les besoins humains, et non ceux des capitalistes. Mais c’est toujours le fonctionnaire du capital qui est dirigé par ce dernier en ce sens qu’il doit trouver et mettre en œuvre au mieux qu’il peut (et seul ce mieux est son mérite!) ce qui le valorise et le reproduit, cela que ce fonctionnaire soit public ou privé! Ces idéologues étatistes protestent lorsque tel ou tel gouvernement favorise trop ostensiblement l’enrichissement de telle ou telle catégorie de capitalistes privés. Il est alors critiqué de dévoyer l’Etat de ses fonctions « normales » qui sont de promouvoir la croissance, l’emploi, la consommation, la justice sociale, etc. Or, nous l’avons déjà observé, le fait que l’Etat puisse favoriser le développement de branches d’activités particulières, ou au contraire contraindre des capitalistes particuliers à se soumettre à telle ou telle « réforme » ou règlement les contraignant quelque peu, n’est absolument pas contradictoire, au contraire, avec le fait qu’il organise le développement du capitalisme en général et donc serve, même si c’est parfois malgré eux, leurs intérêts, du moins ceux du plus grand nombre.

L’Etat, tout au long de son édification et évolution historique, personnalise et unifie les intérêts généraux de la bourgeoisie. Ce faisant, il les pose comme supérieurs à ses intérêts privés, individuels ou corporatifs, et la constitue comme classe. En tant que classe, la bourgeoisie n’existe aujourd’hui que par et dans l’Etat. En reproduisant les rapports sociaux capitalistes, l’Etat reproduit et sert nécessairement les intérêts bourgeois. Mais cela indirectement, en tant qu’il reproduit la société qui est formée par ces rapports. C’est sous le masque de protecteur et garant de « la société » qu’il apparaît comme au dessus des classes. Même si, en général, des bourgeois occupent tous les postes importants dans tous les appareils d’Etat (et pas seulement au gouvernement ou au parlement qui ne sont que des rouages particuliers de l’Etat et, contrairement à lui, soumis à de fréquents changements de personnel). D’ailleurs, comme ils occupent ces postes par voie d’élection et de concours (camouflant beaucoup de cooptation et d’héritage), il semble que tout un chacun peut y avoir démocratiquement accès.

Enfin, observons que l’Etat n’est pas qu’un « produit » du capitalisme, il le façonne à son tour. En effet, l’accroissement considérable de ses fonctions et de l’argent qu’il draine aboutit à la formation d’une vaste bureaucratie administrative et d’une oligarchie politicienne qui orientent, stimulent, mais aussi étouffent l’accumulation du capital. L’Etat devient lui-même un lieu et un moyen d’engraissement pour toute une couche bourgeoise particulière qui y « fait carrière », et se constitue ainsi comme une fraction particulièrement parasitaire. Bien souvent, un excès d’étatisme (avec les divers fascismes, ou aussi le stalinisme par exemple) a fini par des catastrophes pour l’accumulation du capital productif.

L’enflure démesurée de l’Etat contemporain ne correspond pas seulement à la diversification et complexité grandissantes des tâches qu’il lui faut prendre en main pour assurer la valorisation du capital, mais aussi au fait que pour ce faire, il doit se légitimer dans sa fonction de représenter l’intérêt général. Celui-ci est dit être celui de « la » société. Evidemment, il ne sera jamais dit qu’il s’agit de reproduire une société particulière, les rapports sociaux capitalistes. Prétendre attaquer « la » société, c’est le fait de criminels, d’asociaux, de nihilistes. Bref, l’Etat doit contenir et insérer la lutte des classes dans les limites de la reproduction de la société dont il a la charge, donc dans la limite de la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Ce qui l’amène à chercher à organiser l’association du maximum de couches sociales qu’il peut à la gestion de l’Etat, et à détourner l’attention, tenir à l’écart ou réprimer les autres: c’est le rôle du système représentatif qu’on appelle la démocratie bourgeoise.

Par exemple, nous avons vu que le fait que le procès de production moderne mette en œuvre une puissante machinerie permet la soumission « pacifique » d’une force de travail collective, mais aussi nécessite la « réforme », l’intervention de l’Etat dans la gestion de cette force de travail. Pour cela, il se voit obligé d’y avoir des relais, des rouages, d’organiser son encadrement et son contrôle en associant des dirigeants « ouvriers » à cette gestion. Ceux-là, il doit les conforter, par l’obtention d’avantages, dans cette mission. D’abord pour eux-mêmes, en rémunérant de façon conséquente leur collaboration, toute peine méritant salaire. Puis, si possible, un peu pour leurs clientèles, puisqu’il faut bien qu’ils aient « du grain à moudre » pour y construire leur influence et les contrôler. La bataille féroce que se livrent les diverses officines syndicales pour la direction des Caisses de Sécurité Sociale, d’allocations familiales, de retraites, comités d’entreprises à fort budget, ou autres organismes sociaux plus ou moins paritaires, illustre bien ce fait. De la même façon, les idéologues et les médias sont étroitement associés à l’Etat par le moyen de connivences, de sinécures, de prébendes, de subventions, et aussi d’un contrôle étroit plus ou moins direct. C’est que l’idéologie qui légitime l’Etat devient un facteur de la valorisation du capital d’une importance cruciale à l’époque où celle-ci nécessite de plus en plus les interventions de l’Etat. C’est pourquoi, l’ensemble des idéologues étatistes forment aujourd’hui de plein droit une branche spécialisée de l’appareil d’Etat, même s’ils se doivent de critiquer ceux qui le dirigent et dont ils veulent la place, et de se mordre entre eux, tout comme « les chiens de garde » se doivent d’aboyer et se disputent la pâtée.

Le point culminant de ce système de légitimation de l’Etat et de l’organisation du consensus social par son biais est le système représentatif électoral propre au capitalisme. Il lui est propre car fondé sur le principe d’individus qui, isolés dans les séparations et antagonismes de leurs vies concrètes, sont libres et égaux en droit. De tels individus à double face n’ont jamais existé dans les sociétés antérieures où ils étaient, bien que sous divers statuts, directement et immédiatement membres de la communauté (ou alors niés en tant qu’esclaves), cela jusqu’aux chefs, seigneurs ou souverains. Ces individus juridico-politiques libres et égaux, ce sont les citoyens. Ce n’est qu’en tant que citoyen, un autre que lui-même, juridique, que l’individu du capitalisme est sujet politique. C’est-à-dire qu’il agit ainsi une seconde tous les 4 ou 5 ans en glissant un bulletin dans l’urne pour désigner lesquels gouverneront l’Etat, et lui tondront la laine sur le dos, parmi ceux qui s’y disputent les places. Ainsi, des individus concrets soi-disant maîtres d’eux-mêmes mais qui vivent dans l’exploitation, les inégalités, la concurrence, sont amenés, en revêtant l’habit de citoyens, à avaliser la construction et l’action de l’Etat qui les dépossèdent de tout pouvoir (hors celui de lutter contre lui) par son existence même comme par son rôle de reproduction de l’ensemble des rapports sociaux qui les oppriment.

Nous ne pouvons pas retracer ici le mouvement historique de séparation de plus en plus grande entre les représentés et les représentants, et de l’évolution des formes de sélection et de désignation de ces derniers qui l’accompagne. Contentons nous de rappeler que ce n’est pas d’aujourd’hui, mais au moins depuis Aristote, en passant par Rousseau, que bien des philosophes ont constaté que la délégation de pouvoir tendait par essence à créer une oligarchie, un corps spécialisé de représentants différent du corps des représentés. « L‘élection par elle-même produit un effet aristocratique »75. Sieyès, une des têtes pensantes de la Révolution française, est lui aussi lucide sur ce point. Il définit la représentation comme une division du travail entre ceux qui ont les compétences pour diriger et la masse du peuple qui n’a « ni assez d’instruction, ni assez de loisirs » pour gouverner76. Un gouvernement des « meilleurs », tout est dit: c’est l’aristocratie, relookée en méritocratie, un pouvoir dit du savoir pour mieux le justifier. Bref, tous ont bien observé, pour l’approuver ou le déplorer, peu importe, que les élus ne peuvent pas représenter les individus dans les sociétés divisées en classes, car il leur faut décider pour tous comme s’il y avait une unité d’intérêt. Si cette unité d’intérêt existait (si l’intérêt général ne différait pas des intérêts privés), le mode de désignation des représentants pourrait évidemment en permettre l’expression, ce ne serait plus qu’une question formelle. Par exemple, la rotation des élus, leur contrôle et leur révocabilité permanente, le scrutin proportionnel, permettraient de manifester l’unité de la communauté et de ses représentants, l’unité d’une volonté réellement commune. Mais la bourgeoisie ne pouvait pas accepter de telles formes démocratiques, qui auraient porté les antagonismes jusque dans la sphère politique, là où, au contraire, ils étaient censés disparaître dans la création d’une majorité gouvernementale. Aujourd’hui, et bien qu’elle contrôle étroitement les médias qui font « l’opinion publique », la bourgeoisie reconnaît cette impossibilité en allant jusqu’à devoir refuser le scrutin proportionnel, constatant qu’il n’engendre aucune majorité stable, qu’il laisse, malgré les tares purulentes du parlementarisme, encore trop apparaître les antagonismes que l’Etat doit justement édulcorer, masquer, éliminer. Ou même, en allant jusqu’à refuser de tenir compte d’un vote qui lui déplait (comme dans le cas du référendum sur le projet de Constitution européenne par exemple). Dans la démocratie bourgeoise, l’élu ne représente pas des individus concrets. Il est artificiellement déclaré par la Constitution représenter l’ensemble des citoyens, toute la Nation. L’unité sociale, qui est indispensable à la vie et à la reproduction de la société, est ainsi posée formellement et imaginairement en préalable. C’est parce qu’il n’y a ni unité, ni égalité, que ces concepts doivent être introduits dans les constructions imaginaires du citoyen se substituant à l’individu concret et de la Nation comme communauté. L’Etat se pose alors idéologiquement comme l’organisation représentant les citoyens assemblés et unis en Nation. Mais c’est justement parce qu’il doit réaliser concrètement une unité qui n’existe qu’idéologiquement, c’est parce qu’il ne peut pas supprimer les contradictions et les antagonismes, l’irrationalité et l’anarchie de la société civile, parce qu’elles croissent au contraire, que l’Etat, en tentant de les organiser en un tout cohérent, finit par réduire à néant la société civile, à se poser lui-même comme le tout, à être en ce sens « totalitaire » (ce qu’il peut toujours justifier par le primat de l’intérêt général, qu’il dit représenté, sur les intérêts particuliers). On peut d’ailleurs très bien observer que plus, dans la réalité, la société civile se désagrège sous l’effet de la crise, et plus l’unité est recherchée dans l’imaginaire de la Nation, et la force de l’Etat.

Si les formes électorales ne peuvent pas créer par elles-mêmes une véritable démocratie, parce qu’évidemment il faudrait d’abord qu’il y ait un peuple (et non des classes antagoniques) pour qu’il ait le pouvoir, parce qu’il faudrait qu’il y ait des individus libres et maîtres pour qu’ils puissent être représentés pour ce qu’ils sont et veulent (et non pas seulement choisir leurs maîtres), elles ont néanmoins toute leur importance. Elles peuvent, en certaines circonstances de luttes sociales intenses, rapprocher certains représentants des représentés en lutte. C’est pourquoi la bourgeoisie, au fur et à mesure que se sont aggravés les antagonismes de classes, a dû s’employer à vider le système électoral de toute possibilité d’avoir une influence décisive sur le pouvoir d’Etat. Ce qui n’était nullement incompatible avec l’élargissement du nombre des électeurs par celui du suffrage universel, celui-ci s’effectuant au fur et à mesure que la domination du capital se faisait de plus en plus « naturelle », pacifique, « technique », et que l’individu électeur était dépouillé de toute puissance personnelle (autre que révolutionnaire, donc non électorale).

Dans la démocratie athénienne, par exemple, la pratique de désignation allait parfois jusqu’au tirage au sort des représentants. Puisque l’individu privé n’existait pas, que donc seul était censé exister l’intérêt de la communauté, que tous les votants comme les élus n’étaient que de simples éléments de la communauté, c’était là, évidemment, la solution la plus logique. De plus, la rotation rapide des représentants, l’interdiction d’être désigné une deuxième fois au même poste, le contrôle permanent et étroit des représentés sur les représentants, la modestie des rémunérations, etc., contribuaient fortement à la réalité de cette démocratie77 pour les mâles (quant aux esclaves, ils étaient exclus de la communauté).

Mais, répétons le, parce que beaucoup limitent le problème de la démocratie à celui de ses formes électorales, de telles formes qui tendent à réduire le plus possible l’écart entre représentés et représentants ne sont possibles que lorsque le peuple existe, uni par des buts et intérêts communs. Dans les débuts de la révolution bourgeoise française, tant que cette relative unité existait contre la monarchie et l’ennemi extérieur, le pouvoir de la Constituante était ainsi étroitement contrôlé par « la rue », notamment les fameux Clubs révolutionnaires. Mais très vite, la bourgeoisie institua des règles fort parcimonieuses. Par exemple, seulement quelques 30 % des adultes de plus de 21 ans avaient le droit de vote, et seulement 1 % étaient éligibles78. Car l’individu étant fondé sur la propriété privée, il était dit que seul le propriétaire privé était libre, et non ses éventuels employés, et pouvait avoir la sagesse de savoir ce qui était bon pour elle. Seul donc il pouvait voter et, suivant des critères encore plus restrictifs, être éligible. Cela jusqu’en 1848 pour les hommes, et 1945 pour les femmes! C’est qu’alors l’Etat était celui des seuls propriétaires79, et il fallait que cela se manifeste jusqu’au plan des règles électorales.

On a vu ensuite le mouvement de transformation de l’Etat en machine bureaucratique, de plus en plus indépendante de telle ou telle fraction de la bourgeoisie, au point que n’importe quel Badinguet avec sa bande pouvait faire l’affaire à sa tête. Plus l’Etat se renforce et plus, parallèlement, le système électoral évolue d’une façon telle qu’il ne fait que constituer et consacrer une caste d’élus professionnels quasi inamovibles. C’est le système des partis. Vides de militants bénévoles et dévoués à une cause, mais peuplés de carriéristes cyniques et sans scrupules, ce sont des haras où se forment et se sélectionnent les candidats aux plus hautes fonctions politiques. Ces écuries sont fort coûteuses. Pour subsister, leurs poulains doivent gagner afin de pouvoir faire main basse sur les postes officiels grassement rémunérés, sur les financements de l’Etat, et bien sûr, sur les financements occultes, tous butins qu’ils se partagent après s’être votés pour eux-mêmes un statut d’intouchables, relevant de tribunaux ad hoc, ou se dotant même de l’immunité juridique. Ces partis de professionnels politiques deviennent en quelque sorte propriétaires de la sphère politique, forment une sorte de société politique indépendante. Au lieu de contrôler la bureaucratie au nom du peuple, ils fusionnent avec ses sommets. Les appareils politiques (partis, Assemblées, etc.) sont bureaucratiques, et la haute administration est politique. Ce qui accentue l’opacité de l’Etat, le sépare encore plus du peuple et facilite toutes les magouilles. Ce sont eux qui, par cooptation, choisissent les candidats. Impossible d’être élu à qui ne fait pas allégeance à l’une de ces écuries. L’électeur n’intervient plus ensuite que secondairement pour choisir lequel de blanc bonnet ou bonnet blanc le trompera et lui sucera la moelle jusqu’à l’os, bien qu’il arrive encore à certains de croire exprimer leur pouvoir par l’élection.

Tout cela crève les yeux aujourd’hui. D’une part, les campagnes électorales se font à coups de milliards, inaccessibles à qui n’appartient pas à une mafia quelconque. Les promesses et les programmes des partis sont suffisamment vagues ou accessoires pour n’avoir aucune importance. L’électeur moyen sait d’ailleurs qu’elles ne seront pas tenues. Il vote pour désigner un professionnel parmi deux ou trois candidats présélectionnés, garantis d’élite (auxquels s’ajoutent parfois quelques figurants). Le label élite étant décerné exclusivement, et préalablement, par les différentes écuries qui ont le monopole de concourir et par les médias et les sondages qui ont celui de faire « l’opinion publique », l’épreuve finale de l’élection n’est plus qu’une formalité où le citoyen est appelé à trancher la question subsidiaire propre à tout concours publicitaire, et qui porte ici sur l’image, l’aisance, la facilité verbale, le sens de la formule choc, voire la qualité de la dentition80 ou la couleur de la cravate. Mais d’autre part, et surtout, il faut ajouter à cela la quasi inutilité de l’élection, puisque l’essentiel des organes des pouvoirs d’Etat ne sont pas élus par le peuple. Outre de savants découpages électoraux qui font que 20 000 ruraux de Lozère élisent un député comme 100 000 habitants d’une banlieue prolétaire, outre des Assemblées comme le Sénat qui ne représente que 40 000 électeurs, essentiellement du monde rural conservateur et qui sert de sinécure ou de maison de retraite ultra-luxueuse aux politiciens, les organes les plus importants du pouvoir ne sont pas élus du tout: ni les hauts fonctionnaires aux pouvoirs gigantesques, ni le Conseil d’Etat juge de l’action de l’Etat, ni la Cour de Cassation qui décide de l’interprétation des lois (jurisprudence), ni le Conseil Constitutionnel (qui peut pourtant annuler souverainement n’importe quelle décision du Parlement), ni la Banque Centrale, ni les maîtres des Médias qui font « l’opinion publique », sans oublier cent autres Commissions81, Hautes Autorités de ceci ou de cela, Grands Conseils pour l’Alimentation, la Santé, le Sport, etc. Et à tout cet énorme édifice dont les dirigeants se cooptent purement et simplement entre eux, il faut maintenant ajouter, mondialisation oblige, en plus de celle très ancienne du Vatican, de nouvelles bureaucraties supranationales: Commissions de Bruxelles, Banque Mondiale, OMC, FMI, OTAN, Interpol, Cours de justice supranationales, etc., qui jouent un rôle de plus en plus important (nous ne pouvons aborder ici la question de l’insertion de l’Etat national dans l’actuelle chaîne impérialiste de la « mondialisation »).

Mais il n’y a là qu’un constat évident. Au point que chacun peut observer que « la plupart des décisions échappent aujourd’hui aux politiques et à l’espace du vote »82, et que le prolétariat est de plus en plus conscient de la farce électorale comme le manifeste l’accroissement du taux d’abstention dans ses rangs. Ce n’est pas seulement que les élus volent et trompent, c’est aussi qu’ils ne servent à rien, qu’ils ne sont que les rouages d’une machine qu’ils ne maîtrisent même pas, et qui elle-même ne maîtrise finalement pas grand chose. Bref, non seulement le système électoral produit des élus de moins en moins représentatifs de la société civile, mais la part des pouvoirs d’Etat qui dépend d’une élection est de plus en plus insignifiante. « Ainsi pratiquée, la démocratie n’est plus que l’ensemble des moyens et des procédés employés pour légitimer l’activité étatique et contrôler les mouvements centrifuges qui pourraient se produire dans tel ou tel secteur du corps social »83.

3.4 Tendance de l’Etat contemporain au totalitarisme

L’important n’est pas de s’appesantir sur ce constat de l’accroissement des écarts entre les représentés et des pouvoirs d’Etat de plus en plus professionnalisés et sélectionnés en dehors de tout contrôle populaire, de plus en plus vides de tout contenu démocratique. Il est plutôt de comprendre les causes de cette évolution. Comme nous l’avons vu, on ne peut les trouver qu’en reliant cette évolution à celle du rôle de l’Etat, elle-même déterminée par celle du mode de production (mécanisation, concentration, socialisation, sénilité du capital, crise, etc.) et les difficultés spécifiques de la valorisation du capital et de la reproduction de la société qui s’ensuivent. Nous avons pu comprendre alors pourquoi le rôle de l’Etat s’était étendu nécessairement à la gestion de tous les aspects de la reproduction de la vie, devenant donc totalitaire au sens qu’il vide la société civile bourgeoise de toute vie autonome. C’est cette évolution concrète du mode de production qui entraîne celle des rapports société civile-Etat vers le totalitarisme84.

Il s’agit en effet de pouvoirs qui, du fait de leur étendue, de la complexité de multiples tâches enchevêtrées, des difficultés nouvelles et nombreuses qu’ils ont à résoudre pour valoriser le capital tout en contenant dans certaines limites les pollutions, les destructions, et les révoltes, doivent: 1°) être aptes à ces tâches, composés de spécialistes dans tous ces différents domaines (financiers, administratifs, monétaires, industriels, hygiéniques, idéologiques, etc.); 2°) former un ensemble entièrement dédié à cet objectif de la valorisation du capital, et de la reproduction de la société qui en dépend. Donc former une machine dont les différentes instances sont vouées, chacune dans leur domaine, à la reproduction du capital, et pour plus de sûreté, se contrôlent les unes les autres, aucun rouage ne pouvant se rendre indépendant de l’ensemble.

Sélectionner une telle élite ne peut être laissé aux seuls aléas d’élections qui pourraient parfois amener au pouvoir des personnes non sûres (souvent alors stigmatisées comme populistes ou démagogues), ou qui pourraient représenter, même de façon tout à fait édulcorée, les revendications des masses déshéritées, voire ne serait-ce que des intérêts trop catégoriels. Bref, il faut des dirigeants formatés, sortis des écloseries et élevages prévus à cet effet (les écoles de la fonction publique, les partis), et qui n’arrivent aux sommets qu’après être passés par tous les stades qui les sélectionneront certifiés aussi conformes à l’usage qu’on en attend qu’une voiture sortant de la chaîne de montage. Le système est si perfectionné qu’il ne produit en général que des marchandises parfaitement calibrées.

L’évolution de la démocratie bourgeoise vers des formes de plus en plus totalitaires n’est donc pas seulement l’évolution d’une forme, originellement autonome, du pouvoir politique vers une autonomie de plus en plus grande, une puissance de plus en plus affirmée et élargie de soi-disant représentants, pour la plupart non élus, sur les représentés. Ce n’est pas seulement non plus que le pouvoir séduit et corrompt ses détenteurs au point qu’ils n’auraient que le but de l’agrandir tous les jours. C’est aussi plus et autre chose que cela, car si effectivement la forme politique bourgeoise est séparée de la société civile en général et du prolétariat en particulier, et a donc la faculté de s’autonomiser, elle ne développe cette faculté que sous l’empire de la nécessité induite par le mouvement historique de l’accumulation du capital et de l’accroissement des contradictions qu’il engendre, des difficultés qu’il doit surmonter pour se reproduire. La forme totalitaire de l’Etat contemporain, dans son essence (concrètement, elle peut revêtir des aspects très variables selon les circonstances historiques, par exemple, les différentes formes fascistes, les formes présidentielles plébiscitaires, etc.), est un produit nécessaire du développement du capitalisme.

Il restera, pour en terminer, à expliquer pourquoi ce totalitarisme est aussi facilement toléré, voire réclamé, par une partie importante de la population (y compris dans le cas de sa forme extrême la plus brutale, le fascisme). Nous le ferons dans le chapitre suivant en analysant les fondements du fétichisme de l’Etat.

Mais revenons à l’ensemble tentaculaire des appareils et officines d’Etat. Il s’agit d’un énorme édifice administratif bureaucratique85 doublé d’une oligarchie politique professionnalisée, institutionnalisée, carriériste. Le bureaucrate applique aveuglément le règlement particulier dont il a la charge, ce qui lui donne une autorité sur « l’usager » dont il use souvent sans ménagement. Il vit dans le respect craintif et courtisan de la hiérarchie, et son ambition est d’en gravir le plus d’échelons possible. La bureaucratie a ses statuts, ses propres règles et rites. Chaque fonction de l’Etat a sa bureaucratie, qui jalouse souvent les autres et qui protège ses accès. Chaque rouage n’a qu’une fonction limitée, toujours la même, qu’il exécute mécaniquement, inexorablement, et qui est commandée par le rouage précédent tandis qu’elle commande le mouvement du rouage suivant. « La bureaucratie tient en sa possession l’essence de l’Etat…: c’est sa propriété privée… l’autorité est le principe de son savoir, l’idolâtrie de l’autorité, sa conviction… Quant à l’individu bureaucrate, il fait du but de l’Etat son but privé: c’est la curée des postes supérieurs, le carriérisme »86Et bien sûr, la bureaucratie comme la caste politicienne ont chacune un intérêt général: se reproduire, prospérer, gagner le plus d’argent et de privilèges.

Tous ensemble, ces appareils ont en charge de réunir les conditions, objectives et subjectives, matérielles et idéologiques, de la valorisation du capital en général, laquelle est celle de la reproduction de cette société. Ces hauts fonctionnaires, politiciens, dirigeants syndicaux, journalistes, sont les fonctionnaires du capital aux côtés des managers et autres puissances intellectuelles. C’est dire qu’ils maîtrisent collectivement les conditions de la production et de la vie sociale, donc qu’ils sont copropriétaires de ces conditions. Evidemment, ces puissances dirigeantes variées se servent d’abord copieusement, comme tout maître des conditions de la production dont le travail, bien que rarement pénible, mérite une rémunération d’autant plus élevée qu’il est du côté du capital. En tant que chef de ces copropriétaires, l’Etat fournit cette rémunération en pompant une part, énorme, du produit du travail social par l’impôt. Puis il sert ses fonctionnaires et collaborateurs en fonction de leurs places (« La plus-value… est répartie entre tous les membres de la société capitaliste… et entre leurs serviteurs appointés, depuis le pape et l’empereur jusqu’au veilleur de nuit et au dessous »87); ensuite il sert les diverses clientèles qui forment ses appuis dans la société (de sorte que, comme le remarquait déjà Marx à propos de Badinguet, l’Etat doit d’abord « voler toute la France » pour pouvoir les entretenir)88. Sous la monarchie absolue, il y avait la vénalité des charges. Au moins il fallait les acheter avant qu’elles ne vous rapportent. Aujourd’hui, elles rapportent beaucoup à ceux qui pullulent dans les hautes sphères, sans rien leur coûter. Marx disait déjà en 1852 de la bourgeoisie que c’est dans l’Etat « qu’elle case son excédent de population et complète sous forme de traitements ce qu’elle ne peut empocher sous forme de profits, d’intérêts de rentes et d’honoraires »89.

Il est inutile de rappeler ici les revenus et avantages faramineux que les politiciens et hauts fonctionnaires tirent de leur place dans les appareils d’Etat, par des moyens avoués ou secrets, légaux ou illégaux, peu importe, puisque de toute façon il n’y a rien d’illégal dans la spéculation, ni rien d’équitable dans le légal qui ne fait jamais que traduire les rapports réels entre les maîtres des conditions de la production de la vie et les dépossédés.

Evidemment, il y a de la concurrence et des conflits entre les propriétaires des différents organes, rouages, qui composent la machinerie globale de l’Etat. Chacun cherche à utiliser la fraction de pouvoir qu’il détient pour s’assurer du plus d’influence et de revenus possibles. De sorte, par exemple, que le patron de presse ou l’universitaire montreront leur force, c’est-à-dire le prix qu’ils en attendent, en critiquant quelque peu leurs collègues politiciens, ce qui leur est nécessaire d’ailleurs pour s’assurer d’une influence sur les masses sans laquelle ils seraient inutiles, ne pourraient remplir leur fonction. De même pour le dirigeant syndical, ou de tel parti de gauche, qui devra protester fortement en paroles et s’assurer de l’obtention de quelques miettes pour sa clientèle afin de cultiver cette influence qui est sa force et son utilité pour la bourgeoisie, et qu’il monnayera contre un poste lucratif. Et ainsi de suite, tous concurrents et cultivant une certaine critique, mais superficielle, plus verbale et démagogique que réelle, et de toute façon, soigneusement confinée dans les limites de leur fonction générale commune de fonctionnaires du capital, organisateurs de la reproduction sociale, but essentiel qui les unit tous. Fonction à travers laquelle ils rejoignent la classe des « capitalistes actifs » qui sont capitalistes non pas du fait d’une propriété juridique et financière sur les conditions de la production, mais d’une place dans la division du travail et des revenus liée à leur capacité, leur pouvoir de les faire fonctionner, de faire produire la plus-value et de reproduire le système. D’ailleurs, les uns et les autres passent du côté de l’Etat au côté du « privé », et réciproquement, souvent et aisément parce qu’il s’agit d’une même division du travail, exigeant les mêmes hommes qui y exercent le même type de fonctions, et que de cette façon le corps des fonctionnaires du capital s’homogénéise plus facilement. Il suffit de voir combien sont nombreux les dirigeants des grandes entreprises à être passés par les cabinets ministériels ou la haute fonction publique et inversement; tous issus des mêmes moules universitaires, leurs va et vient du public au privé, et inversement, démontrent parfaitement l’unicité de la classe dirigeante des « puissances intellectuelles » au-delà de leur concurrence pour les postes, que leurs fonctions s’exercent dans le privé ou dans le public. La caste politicienne et celle de la haute fonction publique forment ainsi une des fractions dirigeantes de la bourgeoisie, mais une fraction parasitaire.

Lorsque l’Etat, en association avec les principaux responsables capitalistes dans les entreprises et la finance, est responsable de tout, c’est que ceux « d’en bas », selon l’expression d’un ancien premier ministre, ne le sont de rien. Les voilà devenant pour beaucoup, et de plus en plus avec la précarité et le chômage croissant, pauvres et « assistés ». Dépendant pour leur survie de subsides de l’Etat qui tendent à baisser avec la crise tout en représentant une part de plus en plus grande de leurs très maigres revenus.

Evidemment, tout est fait pour détourner leur attention des vraies causes de leur situation. Elle serait due aux américains et leurs « subprimes », au pétrole trop cher, aux bas salaires chinois, aux détestables spéculateurs, à la sécheresse, bref, à tout sauf aux rapports de production du système capitaliste, sauf à l’Etat qui les garantit et les reproduit. Devant ces cataclysmes dont il ne serait en rien responsable, l’Etat cherche à se montrer comme leur protecteur. Ces « assistés » sont selon lui des victimes, mais aussi souvent, toujours selon lui, des profiteurs dont les vraies victimes sont victimes par ce qu’ils prendraient dans le pot qui leur est réservé. Compatissant, il va aider les uns au nom de la solidarité nationale, et pourchasser les autres, qui d’ailleurs sont en général selon lui des non nationaux. Les « vraies » victimes auraient ainsi beaucoup d’ennemis, désignés parmi « ceux d’en bas » où grouillent, selon les médias, les voleurs, les dealers, les violeurs, les violents, etc. Pour elles, l’Etat doit donc prioriser la Sécurité. Le prolétaire précaire qui se tape un boulot de merde pour trois fois rien n’est pas une victime, pas un exploité. Au contraire, il a la chance d’avoir un emploi. N’importe lequel, peu importe, c’est une denrée si rare de nos jours! Et si des travailleurs se tuent vraiment au travail, sombrent dans la maladie, la dépression, sont emportés par quelques médicaments pourris agréés par des médecins achetés, ils ne sont eux aussi que des victimes de quelques mauvais patrons, un cas évidemment très exceptionnel, qui ne manqueront pas d’être sévèrement punis par une retraite dorée doublée de stock options!

L’Assisté et la Victime sont des figures bien commodes pour l’Etat: des individus isolés et infantilisés qui sont supposés se contenter de sa compassion. L’Etat les plaint, l’Etat les aide un peu, l’Etat leur promet des policiers en pagaille, mais, gronde-t-il paternel, ils ont en échange des devoirs: dire merci et aimer leur bienfaiteur, l’Etat, rester raisonnables, calmes, résignés, ne pas demander plus, faire beaucoup d’efforts pour trouver un travail qui n’existe pas, ce qui n’empêche pas l’Etat de leur dire que s’ils n’ont rien trouvé c’est de leur faute et de leur couper les vivres – on leur ôtera même le peu qu’ils ont comme le dit la Bible90.

Voilà où en arrive aujourd’hui bien souvent le rapport Etat-prolétaires dans les pays développés (ailleurs, on ne parle même pas d’aide, on meurt) quand le capital y arrive au stade sénile de son âge. Ces assistés-victimes ne sont que des zombis91, du moins pour ceux qui subissent ce statut sans rébellion.

Plus généralement, il faut constater que l’Etat participe pleinement à ce processus de dépossession qui fonde et accompagne le développement historique du capitalisme. C’est un procès qui a son centre dans le rapport de production, le perfectionnement constant de la machinerie réduisant le travail prolétaire à des gestes simples, répétitifs, en en faisant un simple auxiliaire de cette mécanique qui le domine92. Et qui finit même par l’expulser plus ou moins totalement hors du travail. Il s’étend nécessairement à tous les domaines de la vie. Ainsi, le prolétaire est dépossédé de ses liens avec la nature parce que le capital l’a parqué en ville et ruiné la nature; il est dépossédé de la ville que des spécialistes ont faite sans lui tandis que des bureaucrates lui montrent où et comment il doit se loger; il est dépossédé de l’éducation scolaire de ses enfants sur le contenu et la forme de laquelle il n’a aucune prise. Et ainsi de suite93. Il est dépossédé dans le travail (quand il en a) et hors du travail. D’ailleurs, l’individu ne peut pas être à la fois un homme cultivé, possesseur de riches qualités et développant des activités enrichissantes dans son temps libre, et soumis passivement à une activité sans aucun attrait, monotone, sans contenu positif, sans qualité autre que physique quand il travaille. Or cette soumission passive est indispensable au capital. L’Etat y contribue en parachevant et renforçant la dépossession du prolétaire hors du travail aussi: il fait tout ce qu’il peut pour y promouvoir la passivité par la bêtise (voir par exemple la télévision, les loisirs, la presse, etc.). Il en tire prétexte pour se justifier comme le pouvoir de « ceux qui savent » vis-à-vis de ceux qui « ne savent pas ». Evidemment, cette dépossession doit être aussi soumission, ce à quoi l’Etat s’emploie par l’assistanat, l’idéologie et, surtout, la police.

Finalement, c’est comme si, en s’occupant de tout à sa façon, l’Etat absorbait en quelque sorte la société civile, la vidait à son profit des activités qui étaient les siennes pour en faire des activités de l’Etat, tandis qu’il contribue parallèlement à faire des individus du peuple des êtres appauvris en tout, non des acteurs de leur vie et de la société mais des consommateurs et des spectateurs manipulés. C’est une tendance inhérente au capitalisme que Marx avait déjà décelée en son temps quand il écrivait en 1852 à propos de l’Etat de Badinguet: « chaque intérêt commun fut immédiatement distrait de la société pour lui être opposé comme intérêt supérieur, général, arraché à l’activité autonome des membres de la société pour être l’objet de l’activité gouvernementale, depuis le port, la maison d’école, la propriété communale d’une commune rurale, jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et à l’Université de France »94.

Par cette tendance à cette sorte d’absorption de la société civile, on pourrait imaginer qu’il serait ainsi possible de résoudre dans le tout de l’Etat totalitaire sa séparation d’avec elle. L’unité des individus y serait ainsi réalisée et non plus représentée fictivement. C’est ce qu’a prétendu pouvoir faire le fascisme: rassembler les individus et corporations en faisceaux, rassembler ces faisceaux en un tout jusqu’au sommet de l’Etat. Mais ce tout est purement théorique, décrété. On ne réalise pas la communauté des individus parce qu’on les décrète unis dans l’Etat (qui se confond avec la Nation), membres de l’Etat sans intermédiaires les représentant. Car cela ne supprime évidemment en rien les contradictions et antagonismes inhérents au capitalisme qui les séparent et divisent dans la réalité des rapports sociaux de production et d’appropriation. L’Etat qui prétend être fait de tous, s’occuper de tout, pourvoir à tout, faire le bonheur de tous, doit impérativement pour justifier son échec inévitable en rendre responsables d’autres que lui, que ces membres qui soi-disant sont lui, par exemple, les communistes, les étrangers, les juifs, et bien d’autres ennemis encore. Et on sait comment tout cela se termine!

 


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