COMBATTRE L’ETATISME
Publié par admin on Sep 11, 2012 | 1 commentaireCHAPITRE 5 du livre de Tom Thomas « Etatisme contre libéralisme? »
5.1 Etatisme ou libéralisme, c’est toujours le capitalisme
Il y a toujours dans la société capitaliste une tendance populaire à en appeler à l’Etat pour qu’il soit ce qu’il prétend être: le pouvoir du peuple, ou à tout le moins pour le peuple, exécutant ses volontés, et non celui d’une classe pour une classe, organisant la reproduction du capital. Les plus défavorisés, les petits et moyens bourgeois qui sont en cours de prolétarisation rapide, les mécontents de toute espèce accusent l’Etat de ne pas s’occuper d’eux, de n’être pas juste, pas efficace, etc. Et les plus favorisés, la bourgeoisie en général, critiquent l’Etat de les étouffer d’impôts, d’entraver la croissance (sous-entendu du capital) par ses règlements, sa bureaucratie et sa démagogie électoraliste qui le ferait céder à des revendications sociales inconsidérées.
Pour la gauche parlementaire (mais aussi, à sa façon outrancière, pour le FN depuis que Marine Le Pen tente d’en gauchir le discours), l’alternative serait aujourd’hui entre libéralisme et étatisme. Soit la mainmise de la finance établissant sa dictature sur l’Etat et sur la société, soit la dictature de l’Etat, qui redeviendrait alors en prime démocratique (entendez le « drelin-drelin »!), sur la finance et « les marchés ».
En réalité, si on compare les deux courants libéraux et étatistes, on doit constater qu’ils représentent seulement la contradiction où se trouve l’Etat dans sa fonction de reproduire la société capitaliste. D’un côté, la nécessité de valoriser le capital, sans quoi croissance, emplois et salaires s’étiolent. De ce point de vue, les libéraux ont raison de vouloir que l’Etat les subventionne, diminue les dépenses sociales qui prélèvent une part de la plus-value qui devient excessive au regard des difficultés où est le capital sénile à en produire suffisamment. Ils ont raison, toujours du point de vue de la croissance, de dire que les étatistes l’entraveraient de mille manières (par la réglementation, la fiscalité, le coût de la bureaucratie étatique, le protectionnisme, etc.) et instaureraient une récession encore pire. Comme l’énonce le journal patronal « Les Echos »120, l’Etat est pour les libéraux à la fois « un intrus et un sauveur » auprès duquel ils quémandent sans cesse du soutien par milliers de milliards d’euros.
Mais les étatistes ont aussi raison de dire que les libéraux ne font que préparer le prochain krach financier en émettant un flot de monnaies et en aggravant la dette publique pour tenter de sauver le système de crédit en déroute, les Etats déjà en faillite, tandis qu’en diminuant drastiquement les dépenses sociales et la masse salariale (par le chômage et le sous-emploi notamment) ils font aussi chuter la consommation, tout en ruinant davantage le consensus social, suscitant émeutes et révoltes violentes jusque dans les métropoles impérialistes.
Ainsi, libéraux et étatistes démontrent quasiment eux-mêmes qu’il faut les renvoyer dos à dos. Qu’aucune de ces deux politiques n’offre une réelle alternative à la crise du capitalisme contemporain. Chacun d’eux prétend instaurer un capitalisme meilleur qui répondrait le mieux aux besoins du peuple en emplois, salaires, protection. Leur commune impasse est qu’ils reflètent l’impossibilité où se trouve l’Etat pour sortir de la crise d’avoir à la fois à accroître ses dépenses pour relancer les profits et la croissance du capital, et à les diminuer pour réduire ses dettes sans pour autant ruiner cette croissance, ni susciter une trop forte révolte populaire. Impossibilité qui est au fond celle du capital à l’époque de sa sénilité à retrouver les conditions d’une valorisation suffisamment vigoureuse pour lui permettre de se reproduire.
Les partis politiques qui représentent l’une ou l’autre de ces deux tendances du capitalisme contemporain peuvent donc alterner au gouvernement de l’Etat sans que cela ne change rien aux dégradations et catastrophes de toutes natures que doit nécessairement susciter le capital pour se reproduire. Le jeu de leur alternance au pouvoir consiste simplement à faire croire que c’est le parti adverse qui est la cause des désastres parce qu’il gère mal l’Etat. Rien de nouveau d’ailleurs: « Là où il existe des partis politiques, chacun voit la cause de tout mal dans le fait que son adversaire est au gouvernail de l’Etat, et non pas lui » observait déjà Marx121.
Cependant, les idéologies et organisations poussant à l’étatisme sont plus dangereuses que les libérales au regard de la tâche urgente d’aujourd’hui qui est justement que les prolétaires sortent de ces fausses solutions, et de cette alternance qui ne change rien, par la construction d’un parti et d’un mouvement révolutionnaire. Elles sont plus dangereuses dans la mesure où elles sont les plus influentes sur eux, leur faisant croire que l’Etat pourrait dominer, ou à tout le moins contrôler et réguler le capital pour qu’il les serve. Ce faisant, elles entravent particulièrement la construction d’un mouvement révolutionnaire des prolétaires qui sont spontanément sensibles au fétichisme de l’Etat, l’imaginant volontiers comme le possible protecteur qu’ils sont souvent portés à rechercher, comme tous les individus démunis de propriété et de puissance du monde capitaliste. Ils s’imaginent dès lors que ceux qui leur promettent un Etat « républicain » et « citoyen » seront d’honnêtes courtiers exécuteurs de leurs volontés. En votant pour ces étatistes, ils s’évitent les peines, difficultés et aléas d’avoir eux-mêmes à prendre en main la responsabilité de leur propre destin. Ils abdiquent ainsi avant même d’avoir combattu. D’ailleurs, en matière d’étatisme, ils ne sont pas les seuls. C’est plus généralement dans l’ensemble des couches de la population qui dépendent le plus de l’Etat dans leur vie quotidienne que l’idéologie étatiste est la plus influente. Ce sont donc, certes, ceux pour qui les diverses prestations sociales constituent une part importante de leurs revenus, aussi faibles soient-elles en valeur absolue. Mais ce sont aussi les agents de l’Etat, depuis les puissances intellectuelles qui dirigent ses innombrables organes jusqu’aux petits fonctionnaires et assimilés qui ne songent, le plus souvent, qu’à s’abriter sous son aile protectrice, surtout dans ces époques où s’accroît le chômage de masse, et où donc s’accentue la tendance de vouloir vivre de l’Etat (Marx avait déjà remarqué que la population inoccupée «… cherche à obtenir des emplois publics comme une sorte d’aumône respectable et entraîne la création de postes de ce genre »122). Certes, tout cela ne forme qu’un ensemble de groupes très disparates formés de politiciens, de hauts et petits fonctionnaires, de bureaucrates syndicaux, et jusqu’à des membres de « ceux d’en bas » qui dépendent des aumônes de l’Etat. Ce qui les unit, malgré des pouvoirs d’appropriation et des situations matérielles très différentes, c’est qu’ils vivent de l’Etat, cultivent le fétichisme de l’Etat, veulent renforcer l’Etat pour se prémunir et se protéger. Plus il est gros, plus il s’arroge d’impôts, d’activités et de pouvoirs, et mieux ils se portent, ou du moins le croient-ils.
Il faut réaffirmer que chaque fois que l’Etat grossit, chaque fois le travailleur est dépouillé davantage, davantage réduit à un assisté, sinon bien nourri du moins bien tenu en laisse. Chaque fois que l’Etat prétend se charger de « créer du lien social », suivant l’expression à la mode chez les sociologues, c’est que ce lien a disparu dans les rapports concrets entre les individus (et ils ne peuvent le recréer que par la lutte collective, non dans l’aliénation de l’assistanat étatique suppléant la charité religieuse). « L’existence de l’Etat et l’existence de l’esclavage sont indissociables »123 disait Marx dès 1844. Il y a tout autant, sinon plus, de raisons aujourd’hui de le dire.
Mais là où l’idéologie étatiste se montre encore plus dangereuse est en ce qu’elle développe un volontarisme politique basé sur le fétichisme de l’Etat le déterminant comme puissance du peuple assurant son bien-être. Or cette idéologie engendre elle-même son renforcement. Car une telle volonté ne peut pas atteindre son but puisqu’elle se trompe absolument tant sur les causes du mal-être, les rapports sociaux capitalistes, que sur le moyen du bien-être, l’Etat. Mais comme selon elle, c’est lui qui peut et qui décide, alors s’il n’obtient pas les résultats attendus, c’est qu’il est mal gouverné, pas assez déterminé à défendre l’intérêt national, en de mauvaises mains. Il faut alors en changer le personnel politique, voire aussi en changer la forme124 (par exemple supprimer le Parlement aussi bavard qu’impuissant, la classe politicienne corrompue et prédatrice, renforcer l’autorité administrative et policière de l’Etat, etc.). L’étatisme en tant qu’étant un volontarisme fondé sur une méconnaissance absolue des nécessités (ce qu’est réellement le capital, d’où découle la compréhension des problèmes sociaux dans leurs fondements, ainsi que des conditions existantes et des moyens de les résoudre) ne peut se développer que comme despotisme, grandissant au fur et à mesure des échecs que les étatistes imputent à un Etat encore trop faible, encore mal gouverné. C’est ainsi que l’idéologie étatiste pose les germes du fascisme qui est un étatisme poussé à ses dernières extrémités totalitaires. C’est aussi sous cet aspect qu’il est urgent de combattre l’étatisme dès aujourd’hui.
Certes, les étatistes de gauche font sonner à tout instant leur « drelin-drelin » démocratique, « participatif », « citoyen », métaphore à laquelle Marx ajoutait, toujours à l’intention de leur ancêtre Lassalle, que « ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot peuple au mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce »125. Tous ceux qui ont l’expérience d’une activité militante, associative ou autre, ont pu constater combien l’Elu, surtout quand il a sans cesse le mot concertation à la bouche, se moquait du Citoyen, confirmant que ce dernier n’est plus rien dès qu’il a déposé son bulletin dans l’urne. Et ceux là vérifient ce trait d’humour de Woody Allen: « La démocratie c’est cause toujours, la dictature c’est ferme ta gueule ».
Les étatistes n’envisagent en général pas de réduire le coût monstrueux des hautes sphères de l’Etat, ni le nombre ni le train de vie fastueux des dirigeants, ni les sinécures et les innombrables postes clientélistes et emplois plus ou moins fictifs. Mais tout ceci n’est encore qu’une faible partie du gaspillage étatique. Le plus extraordinaire dans ce domaine, y compris en ce qui concerne les fonctions perçues comme les moins discutables de l’Etat, ses fonctions sociales, est le fameux « effet Camember »126. A sa façon, l’Etat du capital est sans cesse engagé dans de nouvelles dépenses pour tenter de corriger les catastrophes qu’il a d’abord puissamment contribué à organiser dans ses efforts anarchiques pour soutenir la valorisation du capital. C’est, par exemple, le cas des milliards qu’il déverse pour sauver les banques des bulles financières qu’il a d’abord lui-même faites gonfler par ses emprunts, et qu’il fait gonfler encore plus en s’endettant ainsi davantage. C’est vrai de ces dépenses de santé et d’hygiène qui résultent pour une bonne part du mode de production fondé sur le saccage des hommes et de la nature qu’il organise. C’est vrai des dépenses de sécurité qui croissent avec la misère physique et morale qu’engendre le système fondé sur l’exploitation, l’aliénation et la puissance du capital qu’il reproduit. C’est vrai des réponses qu’il apporte aux problèmes du logement prolétaire qui ont engendré des banlieues et des cités tellement invivables qu’il en arrive même parfois à devoir les démolir peu après. Et ainsi de suite dans tous les domaines, et jusque dans les activités internationales de l’Etat, avec notamment, les innombrables guerres qu’il entreprend pour aider le capital qu’il représente. Bref, l’Etat, non seulement doit grossir toujours plus pour tenter de résoudre les problèmes qui remontent jusqu’à lui toujours plus nombreux, mais en essayant de les résoudre, il en crée sans cesse de nouveaux. Boucher un trou en en creusant un autre encore plus grand, telle est en général l’action de l’Etat. Sa croissance n’est que la contrepartie de celle des effets morbides du mode de production capitaliste, non le moyen de leur suppression.
Il apparaît souvent normal aux travailleurs que l’Etat prenne en charge la réparation de dégâts dont ils ne sont pas responsables. Mais ce sont finalement eux qui paient, et deux fois. Une première fois pour engraisser le capital qui les emploie et qui les cause, une deuxième fois pour engraisser l’Etat qui ne résoudra rien et ne leur rétrocédera que quelques miettes de son festin pour les maintenir plus ou moins en vie, aptes au travail. Ils doivent fournir du surtravail pour être exploités, pollués, meurtris, et encore du surtravail pour entretenir le moloch étatique qui, en organisant et finançant cette barbarie, en corrigera seulement, au mieux, ceux des excès qui pourraient sinon détruire tout le système.
D’une façon plus générale, l’Etat est exactement l’inverse que le moyen d’une domination des hommes sur leurs activités et sur leur vie. Dans les rapports sociaux, il est du côté du capital en ce qu’il confirme et accentue la désappropriation de la plupart des individus de leur puissance personnelle et sociale par celui-ci. C’est bien pourquoi Marx avait mis en valeur les premières mesures antibureaucratiques de la Commune de Paris dont il pensait que l’application «… aurait restitué au corps social toutes les forces alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le mouvement »127.
A vrai dire, il ne suffit pas de changer la forme de l’Etat pour restituer ses pouvoirs au corps social. Des formes réellement démocratiques sont certes pour cela indispensables, mais ne permettent pas, à elles seules, d’assurer la domination des individus sociaux sur leur vie. Elles ne peuvent au mieux que faciliter, accompagner et exprimer cette domination. Car la domination des hommes sur « l’économie » – laquelle est, au fond, non les mouvements de l’argent et des marchandises, mais leurs activités et leurs rapports dans ses activités – passe évidemment par la conquête de leur maîtrise sur les conditions de cette activité. Ce qui implique non seulement l’appropriation des conditions objectives (moyens du travail), mais aussi celle des conditions subjectives: la capacité de maîtriser ces moyens, l’appropriation de ce patrimoine de l’humanité qu’est « l’intellect général », les connaissances accumulées par « le cerveau social » (la science au sens le plus large). Cette condition de l’appropriation de toutes les conditions de leurs activités est aussi condition de la démocratie, du pouvoir des individus sur eux-mêmes et leurs rapports (qui sont la société), condition donc de leur capacité réelle à dessaisir l’Etat de la puissance sociale qu’il a absorbée à leurs dépens en se l’appropriant eux-mêmes. Il est donc vain d’en appeler à une transformation démocratique des formes de l’Etat comme solution aux maux contemporains, sans poser la question de ces conditions d’un authentique pouvoir populaire, qui sont dans la maîtrise concrète par les individus des moyens de leur vie, de leurs rapports, de leur communauté (et la conquête de cette maîtrise est tout l’objet du procès révolutionnaire de transition au communisme). C’est pourtant la marotte favorite des étatistes qui ne cessent d’inventer des formules nouvelles pour, soi-disant, proposer « plus de démocratie », une « démocratie authentique » (mais, en réalité, se propulser au pouvoir et goûter à ses délices). Dans ce domaine, un comble de la phraséologie creuse a été atteint par la formule « démocratie participative ». En ajoutant « participatif » à « pouvoir du peuple », le politicien touche à la perfection du non sens tautologique, et démontre avec la même perfection que la démocratie, qu’il se propose bien sûr d’améliorer par la « participation » (vieille lune bourgeoise s’il en est, dite aussi « de la troisième voie » ni capitaliste, ni communiste, que de vouloir faire « participer » le prolétaire à la reproduction de la société capitaliste!), n’est qu’un pouvoir d’Etat sur la masse des individus.
Bref, il est tout à fait impossible à l’Etat de « restituer au corps social » la puissance dont il le dépossède de par sa nature et ses fonctions mêmes. Ce serait se détruire lui-même, et la société capitaliste avec lui. La dépossession est d’ailleurs fondamentalement dans les activités prolétaires, dans les rapports sociaux dans lesquels ils sont obligés d’agir et de vivre (c’est leur « participation » concrète!). L’Etat étant chargé d’assurer l’existence et la reproduction de ces rapports, qui le produisent en même temps qu’il les produit, ne peut évidemment pas les abolir.
5.2 L’Etat comme ennemi
Le très jeune Marx de 1842, dans la Prusse monarchique, voyait encore l’Etat démocratique comme un organisme devant se former contre le despotisme. Ainsi, quand il commentait les délibérations du Landtag (Parlement) sur les vols de bois il critiquait que «… la logique de l’intérêt personnel… transforme l’autorité de l’Etat en servante des propriétaires de forêts… tout (l’Etat n’est plus) qu’un instrument des propriétaires de forêts »128. Mais très vite, il découvrira qu’il ne s’agit pas d’une transformation, que l’Etat ne peut être qu’au service de la propriété, quels que soient les hommes qui le gouvernent, que l’économie est toujours politique. Le premier, il formulera que le prolétariat n’a rien à attendre d’un changement des hommes à la tête de l’Etat, mais qu’il lui faut l’abolir. Dans le fameux aperçu chronologique de la genèse et du développement de l’Etat qu’il donne en 1852 dans le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte », il termine ainsi: « Toutes les révolutions perfectionnèrent cette machine au lieu de la briser. Les partis qui se disputèrent à tour de rôle le pouvoir considéraient la mainmise sur cet énorme édifice d’Etat comme le butin principal du vainqueur »129. L’expérience de la Commune de Paris justifia encore plus entièrement sa position. Dans sa Préface de 1872 au Manifeste du Parti Communiste, il observe que cette expérience pratique inscrite dans le sang des Communards a confirmé que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte »130. Telle est la grande fracture qui, depuis 1848, distingue toujours aujourd’hui les défenseurs de la société bourgeoise jusqu’à leur aile gauche, des prolétaires instruits par l’histoire et conscients de leurs intérêts.
Certes, l’Etat apparaît aujourd’hui comme un colosse hyperpuissant, une pieuvre gigantesque qui enserre les individus de tous côtés, et tant de besoins, tant d’intérêts, de fonctions, de services dépendent de l’Etat qu’il semble tout à fait impossible qu’on puisse se passer de cette machine et encore moins la briser.
Cependant, à y regarder de plus près, c’est un colosse aux pieds d’argile, une machine à bout de souffle qu’il n’est pas souhaitable, ni même plus possible, de rafistoler.
En élargissant sans cesse le champ de ses fonctions l’Etat apparaît, aux yeux de la société civile qui en a été dessaisie, comme le responsable de tout ou presque, du bon fonctionnement de la société en général comme du bien-être de chacun. Il est d’autant plus en première ligne face aux récriminations et revendications de divers groupes sociaux que les instances intermédiaires médiatrices, par exemple les partis ou les syndicats, ont été étouffées ou intégrées par lui. Le Parlement n’est plus qu’une chambre d’enregistrement. Les syndicats participent pour la plupart à la cogestion de l’Etat, et leurs cadres occupent à ce titre nombre de postes lucratifs dans de multiples organismes étatiques et para-étatiques.
Or avec la crise, l’Etat peut de moins en moins assurer ce que le peuple attend de lui. Le démantèlement des prestations et services sociaux, le désordre économique et social laminent le consensus républicain. La puissance de l’Etat apparaît plus nettement pour ce qu’elle est: puissance pour le capital, donc pour les capitalistes, puissance coercitive contre le peuple à qui l’Etat impose des conditions de travail et de vie toujours plus dégradées. Et cela en même temps que d’avoir à supporter le poids des dettes monstrueuses qu’il a contractées en prenant à sa charge celles du système financier. Mais malgré la double peine qu’il inflige ainsi aux peuples pour soutenir la valorisation du capital, l’Etat (tous les Etats) se montre incapable d’y parvenir suffisamment pour relancer « la croissance », pour sortir le capitalisme de la récession. Il montre chaque jour davantage son impuissance à juguler la crise et ses effets destructeurs. Bref, la crise est aussi une crise de l’Etat. Sa légitimité est de plus en plus contestée. Elle l’est d’autant plus que son incapacité rend plus intolérable le spectacle de ses dépenses somptuaires, de la corruption qui s’est d’autant plus développée en son sein que l’élargissement du champ de ses interventions est aussi élargissement de ses possibilités. Plus intolérable aussi le fait que ses hautes sphères se soient dotées du droit au secret sur leurs affaires véreuses, du contrôle de la justice, de tribunaux spéciaux, bref, de tout un arsenal pour s’octroyer l’immunité juridique. La crise de l’Etat se manifeste donc aussi comme une crise morale qui déconsidère le personnel politique et la haute administration qui est complice ou muette.
Une telle crise de légitimité de l’Etat devient nécessairement une crise de l’hégémonie de l’Etat. Il est de plus en plus contesté par une masse d’individus de diverses couches sociales. Heureusement pour lui, ils ne forment encore qu’un ensemble disparate de « mécontents » de l’Etat, sans unité autre que ce mécontentement et sans projet autre, pour la plupart, que de vouloir améliorer l’Etat. Beaucoup ne s’en prennent qu’aux politiciens en place, certains clament même « qu’ils s’en aillent tous », mais seulement pour se mettre à la place, ce qui, nous l’avons vu, ne change rien, sinon un capitaliste libéral par un capitaliste étatiste.
La grande ligne de démarcation qui sépare tous ceux qui contestent et prennent pour cible l’Etat actuel, et qu’il faut tracer le plus fermement possible, oppose ceux qui s’imaginent que l’Etat est le moyen de la solution aux méfaits du capitalisme, aux désordres sociaux, à la misère des peuples, aux saccages des biens et de la nature, et ceux qui ont compris que l’Etat, national ou multinational, démocratique ou fasciste, de droite ou de gauche, est un organisateur obligé de ces méfaits et ne peut pas y apporter de solutions. Pas de rapports capitalistes sans Etat, et pas d’Etat sans rapports capitalistes (c’est-à-dire d’appropriation privée fondée sur la division sociale de la propriété des conditions matérielles et intellectuelles de la production).
Comme la crise « économique », cette crise de légitimité et d’hégémonie de l’Etat n’en est encore qu’à ses débuts. Mais comme on vient de le voir, l’Etat est déjà immédiatement la cible des revendications. C’est un processus possible et souhaitable qui se présente, qui permettrait, selon un cours et des délais aujourd’hui imprévisibles, de démanteler l’Etat. Evidemment, comme il est le garant de la reproduction de la société actuelle, sa mise en cause est immédiatement considérée par la bourgeoisie comme le désordre par excellence. S’attaquer à l’Etat est pour elle un crime impardonnable et qu’elle réprimera, comme elle l’a toujours fait, en ne reculant devant aucune forme de violence et de crime: l’histoire en fournit une multitude de preuves aussi horribles qu’indubitables.
Il ne s’agit pas de commencer par la fin: le renversement de l’Etat bourgeois, fin de la première étape stratégique du processus révolutionnaire qui mène à la suppression des classes et à la communauté des individus libres. Le commencement, c’est déjà de reconnaître que nous entrons dans une période historique où telle est cette fin. Pour le moment, l’Etat a encore beaucoup de ressources, tant matérielles qu’idéologiques, et les étatistes ne sont pas les derniers à les lui fournir. Il convient donc que d’abord les prolétaires, après plus de trente années de victoires de la bourgeoisie contre eux, récupèrent progressivement le plus qu’ils peuvent de leurs propres forces au lieu de subir celles de l’Etat. Qu’ils s’organisent dans le refus d’accepter que le fardeau de l’Etat, notamment ses dettes mais aussi son propre poids, ne leur soit mis sur les épaules. Qu’ils profitent des désaccords et contradictions qui ne manqueront pas de se développer en son sein en même temps que l’aggravation de la crise pour affaiblir son hégémonie. On connaît la formule de Lénine: c’est seulement quand le peuple ne veut plus et quand l’Etat ne peut plus qu’une attaque frontale contre lui, pour le renverser, est possible.
Pour reprendre une métaphore de Gramsci, il s’agit aujourd’hui de mener une « guerre de position » et non pas une offensive directe et systématique. Ce n’est pas rester dans sa tranchée, mais grignoter, conquérir des positions, se doter de moyens de propagande et de luttes, s’organiser, construire des alliances. C’est une lutte qui vise à préparer la « guerre de mouvement » et l’offensive frontale contre l’Etat. C’est donc une lutte qui nécessite entre autre de combattre le fétichisme de l’Etat, et donc en particulier les étatistes. Ce qui est certes une tâche complexe tant est ancré dans un pays comme la France, celui de la révolution bourgeoise la plus radicale et la plus étatiste, ce fétichisme de l’Etat.
Ne prenons qu’un exemple de cette complexité française: la sacralisation des « services publics » par nombre de partis et idéologues se présentant comme socialistes ou communistes. Leur démantèlement entrepris à marche forcée a clairement pour but de diminuer les coûts salariaux et pour effet de dégrader la situation des travailleurs, ceux qu’ils emploient comme ceux qui bénéficient de leurs services qu’ils soient actifs, chômeurs ou retraités. Pour autant, face à cette brutale offensive du capital faut-il défendre systématiquement l’étatisation de ces activités comme indispensable ou essentielle à la qualité des services produits?
Comme cela est bien établi par la théorie et par l’expérience, les nationalisations ne sont nullement par elles-mêmes le moyen « d’échapper à la dictature du capital » (ou « des marchés » pour ceux qui ne veulent pas abolir le capital mais seulement le « réguler »), argument pourtant avancé par les étatistes. Les nationalisations en régime capitaliste servent à faciliter la valorisation du capital en général: ces entreprises produisent à moindre taux de profit permettant aux autres d’augmenter les leurs131; certaines assurent, comme nous l’avons vu, l’entretien et la reproduction de la force de travail nécessaire au capital, aux frais de l’Etat; toutes contribuent à faciliter la paix sociale en étant le moyen d’un compromis politique obtenu par les places offertes aux dirigeants de partis et syndicats influents sur les prolétaires132. Bref, il s’agit toujours de réunir les conditions de la valorisation du capital dans une situation donnée de son développement historique et des rapports de force entre classes. Plus généralement, l’étatisation n’est pas une socialisation réelle de l’activité considérée. Au contraire, il s’agit toujours d’une dépossession des individus qui n’ont pas plus de maîtrise sur une activité gérée par Le Fonctionnaire du capital en général qu’est l’Etat qu’ils n’en ont quand elle est gérée par des fonctionnaires de capitaux particuliers (privés). Face « aux services publics », ils ne sont au mieux que des consommateurs (ou des « usagers » selon la terminologie étatiste).
D’ailleurs, s’il fallait étatiser toutes les activités dont les produits sont censés satisfaire les besoins du peuple, alors il faudrait le faire aussi de la boulangerie, de l’agriculture, du bâtiment, des loisirs, et de bien d’autres.
Ainsi lutter « pour la défense des services publics » reste surtout une lutte pour la défense des conditions de travail, des statuts juridiques particuliers de ces organismes. Si une telle lutte est légitime et nécessaire, elle n’en reste pas moins souvent de nature plus ou moins corporatiste, et comme toute lutte bornée au rapport salarial, seulement défensive, incapable d’empêcher à terme le capital d’imposer ses conditions. Or la caractéristique essentielle d’un service public (et toute activité devrait y répondre) est celle de sa qualité: qu’il s’agisse d’une activité voulue par le peuple en réponse à des besoins jugés par lui prioritaires, répondant qualitativement à ces besoins, et utilisant une quantité de travail contrôlée par lui de telle sorte qu’elle corresponde à la moyenne sociale. Il n’est pas possible de développer ici cette conception d’un véritable service public non bureaucratisé, contrôlé par le public, d’un travail, d’une activité véritablement socialisée (communiste). Il suffit, pour en rester au sujet de ce livre, de comprendre que cela ne relève pas d’un statut juridique, que ce n’est pas la défense du statut juridique de l’étatisation qui pourrait permettre de disposer de services publics dignes de ce nom. D’ailleurs, nombreux sont les travailleurs des services publics, comme ceux du secteur privé, qui voudraient que leur travail exprime leurs capacités à satisfaire les besoins des autres, et de pouvoir ainsi se construire dans l’échange réciproque de qualités avec eux. Tous ceux là ne se contentent pas de la défense d’intérêts corporatistes. Ils s’élèvent, ou s’élèveront, à une lutte plus riche sur le contenu même de leur travail relativement aux besoins sociaux, sur les rapports réciproques entre les hommes dans l’échange de leurs travaux. Ils lutteront pour pouvoir satisfaire des besoins qui développent les qualités, compétences, connaissances, habileté des individus, contre tout ce qui les dégrade et les détruit. Ce faisant, ils lutteront contre ce qui dépossède et aliène les hommes: l’Etat, les rapports sociaux capitalistes133. Et, dépassant les corporatismes, ils rejoindront la lutte commune contre l’Etat.
Quand les prolétaires luttent en tant que classe, ce n’est pas pour donner procuration à l’Etat de s’approprier le pouvoir de décider et d’exécuter, sans contrôle permanent. C’est pour décider eux-mêmes et contrôler eux-mêmes l’exécution de leurs décisions. « Le parti de la subversion devient parti révolutionnaire en faisant surgir un adversaire compact, puissant » (K. Marx). Cet adversaire, c’est l’Etat, l’organisateur de la reproduction des rapports de classe capitalistes et la bourgeoisie faite classe.
Evidemment, dès que ceci est affirmé, vient la question: n’y a-t-il pas toujours besoin d’une autorité représentant et organisant la société? Par quoi remplacer l’Etat? Question évidemment très légitime, et d’autant plus au vu des expériences révolutionnaires passées qui n’ont jamais pu aller jusqu’à l’abolition des classes et de l’Etat. Il n’y sera cependant pas répondu ici car il y faut un ouvrage particulier134. On ne fera que rappeler comment elle se pose afin de confirmer que si le démantèlement de l’Etat actuel est la première grande bataille stratégique du procès révolutionnaire, il n’en est nullement la fin.
La révolution bourgeoise a constitué un important progrès historique en affirmant, contre les idéologies précédentes d’un ordre social naturel et divin, que les individus sont eux-mêmes les organisateurs de leur société, qu’ils peuvent en principe en décider. Mais elle ne l’affirme qu’en droit, dont la réalité est celle de l’individu juridique et abstrait qu’est le citoyen, celle de l’Etat qui n’est que celui du capital et de la bourgeoisie, et du fétichisme de l’Etat. Ce qui est maintenant à réaliser, c’est de remplacer cette association fictive des citoyens que sont l’Etat et la Nation, par leur association réelle, agissant en souveraine quotidiennement.
Il est relativement facile de concevoir, vu l’expérience historique, que renverser l’Etat est la première étape nécessaire, puisque c’est là que s’organise la dictature de la classe dominante, la résistance à tout bouleversement social. Mais si « renverser le pouvoir établi » est une chose, « dissoudre l’ordre ancien » en est une autre. C’est ce que Marx, le premier, va très vite comprendre à travers les expériences révolutionnaires de 1848, puis de 1871, comme à travers ses travaux théoriques. D’ailleurs, on ne peut dissoudre un ordre social sans en créer dans le même mouvement un autre qui le remplace. La révolution politique (l’usage de la force organisée) est donc nécessaire à « l’activité organisatrice » du prolétariat aussi. Laquelle consiste en particulier à ce que lui-même se « dissolve » en s’appropriant ses conditions d’existence et en abolissant ainsi les divisions du travail qui fondent les classes (tandis que la révolution politique bourgeoise ne faisait que confirmer et achever une révolution sociale déjà largement réalisée). La révolution politique prolétarienne n’est pas seulement « le renversement du pouvoir établi » mais un long mouvement dans lequel les prolétaires s’éduquent, se transforment en modifiant les rapports sociaux, acquièrent les moyens de leur liberté et de leur communauté. Ils n’y changent pas que les « circonstances », par exemple le pouvoir d’Etat, mais aussi eux-mêmes, les hommes qui les changent. « Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire… (qui) ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permet à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles »135.
Renverser l’Etat, c’est seulement la première étape nécessaire de la révolution sociale. « Changer la vie » exige beaucoup plus, exige de changer les conditions de la production de la vie, « l’ensemble des activités qui en est le fondement ». Dans la révolution, le plus important est que le prolétariat apprend à agir lui-même comme puissance et à « poser son intérêt propre comme l’intérêt universel »136.
Bref, la révolution est un procès dans lequel s’entremêlent les transformations réciproques des hommes et des « circonstances ». Celles-ci ne sont pas seulement l’Etat, mais toutes les bases de la société dont il est à la fois le produit et l’organisateur, c’est-à-dire les rapports sociaux, les divisions sociales par lesquelles le prolétariat est désapproprié des conditions de la production de la vie, non seulement matérielles (les moyens du travail) mais aussi intellectuelles. Donc nécessairement un long procès précise Marx en 1853: « nous disons aux travailleurs: il vous faudra quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes nationales non seulement pour changer les conditions sociales, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à l’exercice du pouvoir politique »137.
C’est que Marx a découvert que le capitalisme ne peut pas réunir toutes les conditions d’une socialisation effective des activités humaines, d’une appropriation commune effective des conditions de la vie, d’une extinction de tout comportement de propriétaire privé. Pour qu’il y ait communauté d’individus libres, il faut que les intérêts particuliers soient aussi, concrètement, l’intérêt général, que chacun soit dans la situation de trouver sa richesse dans celle de ses rapports avec les autres, donc que son intérêt soit dans la richesse même des autres en qualités les plus hautes et les plus diverses. Situation dans laquelle l’enrichissement de « l’intellect général » serait alors compris et posé comme l’enrichissement possible de chacun, parce que chacun pourrait s’en approprier la part dont il aurait besoin pour se développer selon son individualité. « La suppression de la bureaucratie n’est possible que si l’intérêt particulier devient réellement l’intérêt général »138. Ce sont les conditions de cette harmonie entre la richesse individuelle et sociale que Marx a découvertes, latentes, dans l’évolution même du capitalisme, mais que la révolution doit achever de réunir pour la réaliser.
Contrairement à la révolution bourgeoise qui a trouvé réalisées effectivement les conditions de la propriété privée et de sa domination économique, qui n’avait plus qu’à faire sauter « l’enveloppe » politique de la monarchie pour parachever son triomphe, pour réaliser la société bourgeoise avec l’Etat bourgeois, le prolétariat doit, après avoir renversé le pouvoir politique antérieur, achever le procès de dissolution des conditions anciennes dans les rapports de production, construire celles de l’unité des intérêts individuels et sociaux, de l’appropriation par tous des moyens de la production de la vie et de la société. C’est un procès révolutionnaire de continuation de la lutte des classes qui ne peut s’achever que lorsque peut être concrètement supprimée la domination du travail contraint et abrutissant, cette profonde et ultime racine des comportements égoïstes.
Ce qui en résulte néanmoins quant à notre sujet, l’Etat, est qu’il subsiste nécessairement une forme d’Etat pendant toute cette phase de transition, puisqu’il subsiste des divisions sociales du travail notamment entre puissances intellectuelles et individus désappropriés de cette puissance, donc des classes ou si l’on veut, pour le résumer d’une façon générale, des divergences entre intérêts privés et intérêt général. On sait que dès 1852 Marx résume cette idée dans sa lettre à son ami J. Weydemeyer où il écrit que ce n’est pas lui qui a découvert l’existence des classes et de leurs luttes, mais que celles-ci « conduisent nécessairement à la dictature du prolétariat ».
Cet Etat de dictature du prolétariat est donc contradictoire. Il est au mieux un point d’appui, un levier de la lutte pour éradiquer les bases matérielles et idéologiques de l’existence des classes. Et il est aussi, contradictoirement, un point de résistance à cette lutte qui, au pire, peut se transformer en point d’appui d’une contre-révolution bourgeoise. Car si les tâches de la révolution prolétarienne consistent à abolir toutes les divisions sociales du travail qui fondent l’appropriation par une classe des conditions de la production, l’Etat fait aussi partie de ces divisions et doit aussi disparaître, ce à quoi il n’est pas nécessairement porté à contribuer de lui-même! On n’en dira pas plus ici139.
En effet, le problème immédiat n’est pas de discourir sur les formes de l’Etat de transition futur, ce qui dépendra largement des conditions concrètes que les prochaines révolutions rencontreront. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est de balayer tout ce fatras, tout ce fétichisme à propos de l’Etat qui encombre et obscurcit encore beaucoup trop de consciences prolétaires (et d’autres classes aussi bien entendu, mais c’est alors en général incurable). C’est de combattre radicalement et sans retenue tous ces apologistes de l’Etat qui entretiennent – et on a vu quels y étaient leurs intérêts – les travailleurs dans l’idée qu’ils doivent se borner à revendiquer l’aumône à l’Etat, et qu’ils l’obtiendraient d’autant plus s’ils les portaient au pouvoir (eux, gauche, verts, ou gauche de la gauche), afin d’avoir un « bon » capitalisme où les riches paieraient pour les pauvres par Etat interposé.
Revendiquer à l’Etat peut être utile en certaines circonstances pour « résister aux empiétements du capital ». Mais ce n’est qu’une lutte sans fin pour corriger ici ou là quelques uns de ses effets particulièrement désastreux, car jamais elle ne touche aux causes des tares sociales, parmi lesquelles l’Etat est en bonne place. Limiter la lutte à ce type de revendications est, on l’a dit, le fait « d’un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste la pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir »140.
Cependant, quand les prolétaires en appellent à l’Etat pour la satisfaction de leurs besoins, quand ils s’adressent ainsi au représentant de la société, c’est donc aussi qu’ils ne se voient pas comme seulement dépendants d’un patron particulier. Ils se posent comme étant tous dans la même situation face à l’Etat. Il leur reste alors à sortir des revendications partielles, où les corporations les mieux placées, les mieux armées, quémandent la plus forte aumône, pour franchir le pas décisif de comprendre que l’Etat est leur commun ennemi, l’organisateur du capital, le pouvoir social accaparé par une minorité de fonctionnaires du capital, une machine terriblement gourmande qui consomme à leurs dépens une énorme partie de leur travail, et qui de surcroît leur fait la guerre et les envoie faire la guerre à d’autres peuples. Ils franchiront le pas de s’attaquer à l’Etat au lieu de seulement lui demander parce qu’ils seront obligés de constater que réclamer à l’Etat n’aboutit à rien d’autre que renforcer encore plus son pouvoir monstrueux et prédateur sur eux, subventionner et aider toujours plus le capital, et les laisser, eux, dans le plus grand dépouillement. L’Etat deviendra nécessairement la cible qu’ils voudront démolir au fur et à mesure qu’ils constateront son impuissance grandissante à répondre à leurs besoins, à surmonter les maux, les saccages, les désastres du capital, cela parce qu’il est lui-même le capital en général, le capital collectivisé. Ils le feront parce qu’ils devront constater qu’il leur faut réaliser eux-mêmes ce que l’Etat en dehors d’eux ne peut pas réaliser, quand bien même, par quelque miracle, ses dirigeants le voudraient.
Et cela est justement ce qui tend à se produire actuellement, puisque les difficultés croissantes de la valorisation du capital obligent l’Etat à se montrer plus ouvertement pour ce qu’il est, l’obligent à être beaucoup moins « social » et beaucoup plus répressif. De tous côtés croît la violence « pacifique » mais extrême du chômage tandis que les « acquis sociaux » sont rognés (et le plus dur reste à venir avec la bombe à retardement des retraites, la croissance inéluctable du chômage, etc.), alors que dans le même temps capital et capitalistes sont toujours plus subventionnés par un Etat dont les hautes sphères s’empiffrent également.
Voilà que la « vieille taupe » creuse à nouveau le cours d’une « révolution consciencieuse », ce cours par lequel elle isole l’Etat comme la cible à abattre. Car c’est d’abord cette cible que la révolution doit « poser en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction… »141. En effet, comprendre l’Etat moderne comme l’organisateur essentiel de la société capitaliste et de sa reproduction, c’est exactement le définir comme la première force anti-prolétarienne, anti-communiste, chaque jour, en tous lieux, dans tous les domaines de la vie sociale, à tout moment. Ceci quels que soient les dirigeants de l’Etat, qui ne peuvent être que les exécuteurs de ses fonctions. Et le principal obstacle à ce processus sont les étatistes de tous bords qui prônent un capital étatisé dont ils seraient les maîtres, en défendant l’idée que l’Etat serait, avec eux, l’expression du pouvoir du peuple sur la finance en particulier et le capital en général.
Tout cela est bien beau, mais déjà, je pense qu’il faudrait aussi se retirer de la tête le mot travail.
Faire appel à Lénine et Gramsci me semble douteux. Ce ne sont pas des opposants à la société du travail.
Il faut aussi changer d’imaginaire et alors là, il y a à faire. Car les prolétaires, qui ne savent plus qu’ils le sont, sont les plus virulents à contrer les arguments que vous défendez.
Que n’entends-je de cas soc, de fainéants qui n’ont quà prendre le boulot là où ils se trouvent. Et cela n’est pas le pire. De mons temps, cela marchait à la baguette; vive De Gaulle!
Je ne pense pas qu’il y ait une conscience des prolétaires de leur situation d’exploités, de dominés et d’aliénés.
La décence commune de G. ORWELL, je ne la rencontre pas souvent. C’est plutôt, les jeunes sont fainéants, les cas soc ruinent notre beau pays la France éternelle.
Vous parlez aussi de peuple. Mais qu’est-ce que e peuple? Déjà, à ce niveau, je ne vous suis pas.