LE FETICHISME DE L’ETAT

CHAPITRE 4 du livre de Tom Thomas « Etatisme contre libéralisme? »

L’analyse du fétichisme de l’Etat dans ses manifestations et ses causes apporte la réponse à la question: comment se fait-il que des millions de gens, et notamment dans les couches populaires, croient à la capacité de l’Etat à leur assurer de bonnes conditions de travail et de vie, pourvu qu’il soit gouverné par des gens compétents, intègres et dévoués à l’intérêt général? Des gens aptes à faire du capitalisme le système rationnel, efficace, vertueux qu’il devrait soi-disant être: celui d’une « économie » au service des hommes, du partage équitable des richesses, de leur bien-être, de leur enrichissement matériel et intellectuel, des équilibres écologiques, etc.

4.1 Bases idéologiques du fétichisme de l’Etat

Selon des philosophes comme Rousseau, les individus, d’abord à l’état sauvage et bons (ou méchants selon Hobbes), auraient eu un jour la bonne idée de passer un contrat social pour s’associer en Nation, représentée par l’Etat, et cette association aurait été le moyen de les civiliser.

Ainsi, au moment même où l’idéologue affirme l’individu dans la propriété et l’intérêt privés, il affirme aussi qu’il ne peut se développer que par le moyen d’une association qui concrètement n’est pas leur association mais l’Etat, porteur d’un intérêt général extérieur à cet intérêt privé, et donc effectivement lui-même à ce titre instance extérieure à ces individus. Voilà que la puissance de cet individu n’existe que par le moyen de l’Etat qui, en tant que représentant du général, s’impose évidemment au particulier. La loi refléterait l’intérêt de l’individu à s’associer, à être partie prenante du « contrat social » qu’elle formalise et auquel il participe comme citoyen. Et en même temps, il serait sujet soumis à cette loi, qui représente un intérêt général différent du sien, et contraint par elle. Ce serait donc parce que la soumission est consentie qu’on l’appelle liberté. Liberté n’est alors que le choix d’une servitude volontaire, comme le disait déjà La Boétie.

Mais le philosophe a aussi ses moments de lucidité quand il écrit: « la souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée… Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde »95Rousseau ne s’en sort pas! Il faut un Etat parce que les individus ne peuvent sortir de l’état sauvage en restant purement tels qu’il les conçoit, privés, séparés, mais il n’en faudrait pas un qui soit séparé des individus! Son paradoxe, c’est que si tous les individus étaient tous également propriétaires des moyens de leur vie et alors unis dans et par le même intérêt, il n’y aurait pas besoin d’Etat: intérêts privés et intérêts collectifs coïncideraient, et leur association directe serait possible. S’il y a Etat, c’est qu’ils ne sont pas ainsi unis, mais dissociés dans les séparations de la propriété privée et les antagonismes de classe. C’est parce que ces individus là sont incapables de s’associer par eux-mêmes, qu’il ne peut pas y avoir à la fois propriété privée et maîtrise des conditions de la vie qui sont sociales. C’est parce que Rousseau ne voit pas que ces conditions concrètes de l’association ne sont pas réalisées dans les rapports sociaux qu’il ne peut la voir que comme l’effet de la volonté et de la vertu des citoyens. D’ailleurs, sentant la difficulté, il n’envisage la possibilité de l’association que dans des microsociétés où un Etat minimaliste et la décision directement collective lui paraissent plus faciles. Mais cette étroitesse est justement incompatible avec le développement de la division du travail et des échanges que fonde justement la propriété privée, et dont les antagonismes lui sont intrinsèques. Ce ne sont ni le retour à la terre, ni le « small is beautiful », ni le refus de l’industrialisation et du machinisme, qui sont la solution à l’antagonisme social/privé que manifeste l’Etat.

Tocqueville, cet aristocrate lucide qui a bien vu, tout en le regrettant amèrement, que le nouvel ordre bourgeois était nécessaire au maintien de la domination des classes possédantes, et qui conseillait donc aux monarchistes d’accepter de perdre la couronne pour garder leurs richesses, écrivait lui aussi comme pour se rassurer et les convaincre d’abandonner leur vain rêve de Restauration: «… dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour désigner leur maître, et y rentrent… La nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance »96. Belle leçon de réformisme à usage des conservateurs rivés aux anciens systèmes: ce qui importe le plus n’est pas de conserver telle ou telle forme de domination surannée et de privilèges personnels, c’est qu’il y ait toujours soumission du peuple et que subsistent toujours les privilèges97. A partir de là, « l’élite » se débrouillera toujours pour le rester même si, comme Tocqueville, l’aristocrate doit se faire républicain comme autrefois Henri IV avait dû se faire catholique.

Le citoyen est l’habit que doit revêtir l’individu pour participer à l’association. Mais celle-ci n’existe que dans un monde autre que celui des individus concrets, dans la sphère politico-étatique. C’est pourquoi, il y a le citoyen comme dédoublement juridique de l’individu, un autre lui-même. Et cet autre n’existe que de façon fort éphémère dans l’isoloir, juste le temps de se dessaisir de son pouvoir en désignant ceux qui ensuite, le plus souvent, le fouleront aux pieds. Après avoir vécu quelques secondes sur la scène politique, le citoyen redevient individu renvoyé à sa vie courante, et ces spécialistes décident seuls à sa place98. Ainsi est formalisé, en quelques secondes, le mythe que la volonté de l’Etat est la synthèse des volontés individuelles dans leur parfaite égalité citoyenne et qu’il agit selon elles. Mythe qu’après Rousseau et Tocqueville bien d’autres célèbres experts bourgeois ont brocardé. Par exemple W. Pareto: « la théorie qui voit dans nos Parlements la représentation de l’ensemble de la nation n’est qu’une fiction »99ou encore Max Weber: « des notions telles que la volonté du peuple, vraie volonté du peuple, n’existent plus pour moi depuis longtemps »100.

Le mythe de l’Etat comme représentant l’intérêt général de tous les individus est d’abord fondé sur l’élection (tant qu’elle est censitaire ou ouvertement truquée, l’Etat apparaît comme inachevé ou dévoyé car lié à des intérêts particuliers). Il est conforté par l’idéologie de la Nation comme communauté spéciale de tous les citoyens égaux et patriotes (sur cette base, le caractère communautaire de la Nation est évidemment illusoire). L’élection désigne à la majorité ceux qui dirigent l’Etat. Mais majorité comme minorité, tous les citoyens sont censés pouvoir contrôler l’Etat, et en changer les dirigeants s’ils déçoivent leurs attentes. Cette « alternance » contribue à faire croire que tous les choix politiques et sociaux, même révolutionnaires, seraient possibles par l’élection.

C’est que l’Etat est perçu comme un outil, un appareil technique, neutre (la bureaucratie) dont les élus pourraient se servir à leur guise (c’est ce que l’idéologie appelle « la neutralité de l’Etat »). Ce mythe se renforce de ce que tout un chacun peut être membre de l’Etat par concours (sélection prétendument égalitaire des compétences, bien qu’en fait les hauts fonctionnaires et membres des cabinets ministériels soient sélectionnés selon de tout autres critères), ou par l’élection où tout un chacun peut aussi se présenter. Il se renforce encore par le fait que les bourgeois sont parfois soumis à des lois et obligations qui ne leur conviennent pas tout à fait et contre lesquelles ils vitupèrent bruyamment101. Il arrive même parfois que la bourgeoisie doive céder les places dirigeantes dans l’Etat à des individus représentant d’autres couches sociales et ayant la réputation d’opposants plus ou moins farouches aux « riches ». Ce renouvellement du personnel politique fût, par exemple, le cas du nazisme. En France, il y eut aussi des ministres issus du PCF, des gouvernements nationalisant à tout va (Mitterrand en 1981).

Mais ce mythe de l’intérêt général comme expression et garant de l’intérêt privé (ou en tout cas l’optimisant) induit un rapport spécifique de l’individu à l’Etat dans lequel celui-ci est posé comme devant produire les conditions de réalisation de cet intérêt privé. Pour chacun, l’Etat devient le dépositaire de sa volonté et de sa puissance sociale. Pour chacun en contrepartie, il doit satisfaire ses intérêts, jusqu’à être le moyen produisant les conditions de sa vie, d’une bonne vie. Mais que l’Etat puisse servir également chacun supposerait que ces intérêts privés soient les mêmes pour chacun, alors qu’au contraire, dans la propriété, chacun est pour soi, en concurrence avec l’autre, et qu’avec les développements du capitalisme, l’antagonisme des classes caractérise de plus en plus la société. D’ailleurs, comme on l’a déjà remarqué à propos du paradoxe de Rousseau, si les intérêts privés coïncidaient harmonieusement, il n’y aurait pas besoin d’Etat pour les faire au mieux cohabiter tant bien que mal dans un autre intérêt, le général.

L’Etat compris comme le dépositaire de la puissance de chacun, le moyen de la combiner avec celle des autres pour en faire une puissance commune au service de tous, finit par représenter une sorte de deus ex-machina, un fétiche tout puissant. Déjà dès le milieu du 19ème siècle, Tocqueville pressentait ce rapport d’abandon et de soumission de l’individu privé à l’Etat: « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde; je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux… Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres… Au dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort… il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie…; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre »102. Bien qu’effectivement imaginaire dans son côté idyllique (plaisirs, jouissances, etc.), cette description annonce cependant bien l’évolution vers l’Etat totalitaire d’aujourd’hui que nous avons analysée. Mais si Tocqueville se méfie du despotisme de l’Etat, ce n’est pas en tant qu’anarchiste ou communiste, mais en tant que grand bourgeois libéral du 19ème siècle. Et il ne voit pas que la cause de la faiblesse, de l’impuissance, de la soumission de l’individu est d’abord dans le rapport social de la propriété privée, ou privé signifie aussi privé de rapports d’association directs avec les autres hommes (ils passent par l’argent, chacun agit pour soi, aveuglément), donc de la maîtrise des conditions de la production de sa vie, qui sont sociales. S’il délègue en quelque sorte sa puissance sociale à l’Etat, c’est justement parce que son association avec les autres, la puissance que lui conférerait cette association, lui échappent dans les séparations et antagonismes de la propriété privée. Plus l’Etat est fort veut dire exactement et conjointement plus l’individu est faible (et alors il en résulte toujours l’argument cynique pour justifier l’Etat qui est de dire qu’il est plus utile aux faibles mis en situation de ne plus dépendre que de lui, alors qu’il dépendrait démocratiquement d’eux, qu’aux forts dont la brutale puissance serait ainsi bridée, que c’est la loi qui protège et libère les faibles, etc.).

Constatant cette situation où les individus semblent ne pouvoir exister libres, se développer et ne former société que grâce à l’Etat, Hegel prend le contre-pied de Rousseau: c’est l’Etat qui constituerait les hommes comme individus. L’idée d’unité, de société, serait préalable à l’individu, et l’Etat en serait la réalisation historique rationnelle. « L’Etat et la société sont précisément les conditions dans lesquelles la liberté se réalise… tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat ». Poussée au bout de sa logique, cette conception mène au fascisme. Pour Mussolini, l’Etat est fait de tous et pour tous: « Tout pour l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat »103.

D’abord association des individus, produit de leur volonté, avec Rousseau, l’Etat est présenté par Hegel comme l’incarnation d’une Raison universelle les produisant. Hegel réalise l’individu par l’Etat parce qu’il voit bien, avec l’exemple de Bonaparte, où a réellement mené la révolution bourgeoise française qu’il admire dans la formidable puissance qu’elle a donnée à sa classe par l’Etat sous l’habit de la Nation, et parce qu’il souhaite que l’Allemagne en suive l’exemple. Il voit donc combien l’Etat est nécessaire à la société civile bourgeoise, mais aussi qu’il n’est pas l’association des individus mais ce qui les organise et les unit en dehors d’eux, sans eux. Il semblerait que sa conception soit tout à fait contradictoire avec celle de Rousseau. Selon l’une, démocratique, l’Etat est le produit des individus qui lui préexistent, selon l’autre, despotique, l’Etat produit les individus. Pourtant, il ne s’agit que d’une différence formelle: fondamentalement dans les deux conceptions, c’est l’Etat qui fait la société et civilise les individus, préalablement existant à l’état sauvage pour Rousseau, inexistant en tant que tels avant l’Etat (monarchique) pour Hegel. Rousseau est idéaliste parce qu’il pose un Etat qui serait l’association volontaire d’individus lui préexistant, tout en étant institution séparée, spéciale; Hegel l’est aussi, mais plus moderne parce que, ayant eu sous ses yeux l’Etat réalisé, stabilisé dans ses fonctions essentielles après la courte période de l’effervescence révolutionnaire où le peuple avait encore son mot à dire, il le voit pour ce qu’il est, puissance extérieure despotique, et pour ce qu’il souhaite qu’il soit, despote qui serait civilisateur parce qu’il serait éclairé par les philosophes détenteurs de la Raison. Dans les deux cas, on a une idée religieuse, fétichiste de l’Etat: il déterminerait les individus alors qu’il est déterminé par eux, donc par ce qu’ils sont dans des rapports sociaux historiquement spécifiques, donc au fond, par ces rapports eux-mêmes. Dans les deux cas, on a le germe du « totalitarisme » moderne: l’Etat comme puissance chargée de faire la société. S’opposant à Hegel, le jeune Marx dénonce «… l’illusion que c’est lui (l’Etat) qui détermine alors que c’est lui qui est déterminé », cela parce que « les formes de l’Etat… prennent leurs racines dans les conditions d’existence matérielle »104.

La réalité, c’est que ni Rousseau, ni Hegel, ni leurs successeurs dans toutes sortes de variantes, ne comprennent l’unité du phénomène: société civile bourgeoise et Etat se produisent l’une l’autre, sont les deux faces de la même médaille, tous deux le produit des rapports sociaux d’appropriation privée des moyens de production (terre, outils, moyens de subsistance). Produit historique, puisque cette appropriation privée ne pouvait advenir qu’à un certain stade du développement des outils et de la division du travail.

4.2 Bases matérielles du fétichisme

On sait que Marx a découvert que les rapports de production marchands et capitalistes n’apparaissent « à la surface » du monde visible que comme des rapports entre choses: les marchandises, l’argent qui les représentent. C’est ce qu’il a appelé le « fétichisme de la marchandise »: les relations entre les hommes ne leur apparaissant que dans l’échange des marchandises, elles sont déterminées par leurs rapports d’échange (les « lois du marché »), par les mouvements de hausse ou de baisse des formes qui les représentent, tels que prix, salaires, profits, taux d’intérêt, monnaies, etc. Ainsi, ce sont les mouvements et rapports entre ces choses, et non les rapports de propriété et de travail entre les hommes qui les produisent, qui déterminent enrichissement ou misère, emploi ou chômage, crise ou croissance. Un comble de ce fétichisme est atteint lorsqu’on imagine, à la vue de l’intérêt, que l’argent produit de l’argent, de la richesse. Cependant, si on croit que le capital ce n’est que des choses et non un rapport social, et que l’économie, la production des conditions de la vie, sont ainsi déterminées par ce qui semble n’être que des choses, alors aussi, comme des choses on peut les compter, les manipuler, avoir prise sur elles (décider par exemple du niveau des taux d’intérêt, des salaires, de l’émission monétaire, etc.), on croit aussi que l’Etat peut faire tout cela et dominer l’économie à sa guise. Le fétichisme de la marchandise alimente ainsi le fétichisme de l’Etat. Il en est un fondement.

On croit d’autant plus à ce pouvoir de l’Etat qu’avec le capitalisme moderne toute la richesse apparaît comme le produit d’un travail collectif, dans lequel les sciences et leurs applications technologiques jouent de plus en plus le rôle principal. Plus que jamais le procès de production semble purement technique, le capital réduit à l’argent apporté pour acheter les facteurs de la production, une chose extérieure à ce procès soi-disant purement technique. Les méfaits de ce capital-argent sont alors expliqués par les comportements égoïstes et trop avides des possesseurs de cette chose, les financiers, facilement ciblés parce que séparés maintenant formellement eux aussi du procès de production (avant, le patron cumulait les deux fonctions de prêteur d’argent et de capitaliste actif). On efface alors complètement l’essentiel: le procès d’extorsion de la plus-value dans la production, la division du travail intellectuels/exécutants, c’est-à-dire le rapport d’exploitation dans son effectuation concrète. L’exploitation (le surtravail) est alors réduite à l’intérêt (ou dividende) que reçoivent les possesseurs d’argent. La critique du capitalisme contemporain est alors à son tour réduite à celle des montants trop élevés de ces rémunérations financières. Ce n’est plus une critique du capital comme rapport social de production et d’appropriation, mais seulement de certaines de ses « exagérations » et « abus » les plus visibles, notamment le gonflement pharaonique de la masse des capitaux financiers et donc de leur rémunération. Effectivement, si la production n’est ainsi comprise que comme un processus technique, et le capital que comme argent, alors il n’y a qu’à la débarrasser de ce capital financier qui la domine et la parasite pour qu’elle puisse répondre aux besoins du peuple et que ses fruits puissent être équitablement partagés entre tous. L’Etat n’a qu’à voter « l’euthanasie du rentier », taxer copieusement le financier, et il pourra dans le même mouvement réaliser ce partage en faveur des salariés. Le fétichisme de l’Etat est alors exacerbé et en fait la puissance pouvant commander au procès de production et d’échange des marchandises (appelé « l’économie » par les idéologues pour qui le capital n’est que l’argent) ainsi qu’à la répartition des richesses, à sa guise, alors même qu’il n’existe que comme puissance chargée de reproduire le capital, c’est-à-dire sa valorisation et accumulation (appelée croissance par les mêmes idéologues).

Ainsi, le fétichisme de la marchandise renforcé de ces conceptions du capital comme simple chose, l’argent, et de la production comme science et technique, qui ignorent la situation réelle des individus agissant, leurs rapports concrets dans la production, les conditions qui constituent leur vie réelle et décident de leurs comportements, tout cela alimente et développe le fétichisme de l’Etat.

Bref, non seulement l’Etat pourrait « commander à l’économie » en général et à la finance en particulier, « ouvrir une nouvelle ère où ce soit « l’Humain d’abord »105, mais aussi lui seul le pourrait puisqu’il est maintenant le détenteur et l’organisateur de toute la puissance sociale. Nombre d’individus qui en ont été dépouillés imaginent effectivement n’avoir plus que l’Etat comme moyen pour eux, et estiment naturellement que l’Etat est plus que jamais responsable de leur bien être, de leur vie, et de toute la société. Et c’est vrai! Nous avons vu combien l’Etat est effectivement indispensable à la vie et à la reproduction de cette société là. Par exemple pour l’entretien de la force de travail, et pour toute une série d’autres nécessités qui apparaissent comme « services publics », « aides à l’emploi » et à la croissance, etc. Parce que ces interventions sont nécessaires dans la société bourgeoise, y satisfont certains des besoins qu’elle engendre, on croit qu’elles le sont à la vie en général. Parce que l’Etat moderne fait toutes ces choses que le « privé » ne veut pas ou ne peut pas faire, on croit que seul l’Etat peut, et à jamais, les faire, et que par là il est le garant du progrès de la civilisation. Parce que l’Etat distribue toutes sortes d’allocations, s’occupe de la santé, des retraites, du droit du travail, etc., cela accrédite l’idée qu’il est au dessus des classes (d’autant plus que les lois sociales apparaissent comme des « conquêtes ouvrières » du fait des luttes sociales souvent dures qu’elles impliquent à cause de la résistance que les capitalistes y opposent), qu’il est l’Etat qui obligera « l’économie à être au service de l’Homme ». Ainsi, plus l’Etat est totalitaire, plus il semble indispensable. Il ne semble pas seulement, il l’est dans l’immédiateté des problèmes de l’instant. Il l’est pour le système capitaliste et pour les hommes qui y vivent. Du moins tant que ceux qui sont dépouillés, voyant l’impuissance de l’Etat à satisfaire leurs besoins, ne s’organisent pas par eux-mêmes pour abolir cet Etat jusque dans ses fondements, les rapports d’appropriation qui le produisent. Ces hommes voient que sans cesse des mouvements, des transformations, des crises adviennent sans qu’ils n’y soient pour rien. Ils en attribuent le pire au capital financier, le reste aux soi-disant nécessités techniques et scientifiques, ou aux soi-disant lois économiques, et ils se tournent vers l’Etat comme la puissance chargée de les faire vivre et les sauver. Il y a sans cesse toutes sortes de bouleversements qu’ils subissent, et toutes les forces obscures de ce monde, aussi mystérieux pour eux que l’était le monde primitif pour les premiers hommes, qui les provoquent, c’est au grand fétiche Etat, révéré lors des cérémonies rituelles sous les masques Nation, Droits l’Homme, Intérêt Général, Citoyen, Démocratie, à les dominer, à les dompter.

Fétiche car, comme l’étaient les fétiches primitifs, chargé de qualités et d’une puissance qu’il n’a pas. Nous savons que tous les socialistes petits-bourgeois, depuis Proudhon au moins, répètent à l’envie que l’économie doit être dominée par la justice équitable, et pour beaucoup d’entre eux, que cette justice doit être dite et exécutée par l’Etat. Nous savons encore qu’en réalité le droit est l’expression, la mise en forme, des rapports des hommes entre eux dans la production de leur vie, et que, s’agissant de rapports capitalistes, c’est donc lui qui s’adapte à l’économie capitaliste, même quand il contraint parfois un peu les capitalistes pour l’organiser au mieux de la reproduction du capital en général. Nous savons enfin que l’intérêt général qu’organise l’Etat est celui du capital, de sa valorisation, parce que sa reproduction est la condition de celle de cette société dont cet Etat est à la fois le produit et l’organisateur. Donc, il n’est pas besoin de critiquer plus avant ici ce fétichisme de l’Etat. Ce qu’il était seulement utile d’expliquer, c’est les raisons de son exacerbation que beaucoup constatent sans en expliquer ni les racines, ni le contenu aliénant, ni la forme totalitaire. Mais cette exacerbation est à double effet. D’un côté, comme nous l’avons vu, l’individu dépouillé attend tout de l’Etat. De l’autre, par conséquent, et nous y reviendrons, l’Etat étant à ses yeux le responsable de tout, il peut aussi devenir la cible de sa colère et de sa lutte. En effet, si l’Etat peut suppléer les capitalistes privés dans certaines tâches et par là aider le capital en général, il ne s’agit là, en quelque sorte, que d’un transfert de compétences qui ne peut nullement supprimer les contradictions fondamentales du système, ni ses malfaisances, ni ses horreurs, ni ses faillites permanentes.

Soit le renforcement de l’Etat – et c’est alors une tentative menant à la catastrophe de crises récurrentes de plus en plus violentes, du totalitarisme exacerbé et des guerres – soit la destruction de cet Etat, et c’est le premier pas, la première condition pour abattre le capitalisme et construire une véritable association directe, mieux une communauté des individus. Eliminer le premier choix, c’est comprendre l’impuissance congénitale de l’Etat à commander au capitalisme d’essayer d’être « humain », et l’impérieuse obligation où il est au contraire, dans la crise, de commander au peuple de se serrer encore plus la ceinture, et d’être encore plus écrasé sous les diverses formes de domination du capital et de son Etat.

4.3 Puissance et impuissance de l’Etat

Lorsque le jeune Marx affirme qu’il ne sert à rien d’en appeler à l’Etat pour changer la société, car ce serait en appeler au « résumé officiel de la société » pour changer « la société officielle », il ne dit pas pour autant que l’Etat ne peut rien faire, qu’il est inerte, impuissant.

Comme nous l’avons rappelé, l’Etat a un rôle, et de plus en plus important au fur et à mesure de l’histoire du capitalisme, dans la reproduction du capital. Pour conserver la société, il doit agir et agit en ce but, et il est un puissant moyen pour cela. Mais il ne peut agir que dans ce but, sinon il ne serait pas l’Etat, il n’existerait pas, et la société ne serait pas la société bourgeoise. Bref, l’Etat est une puissance, mais uniquement pour le capitalisme, jamais contre lui, même s’il apparaît parfois ainsi quand, par exemple, il prend des mesures « sociales », ou écologiques, ou fiscales, qui suscitent l’ire de certains capitalistes.

Dans son rôle, l’Etat est plus ou moins habile. Un gouvernement peut faire de mauvais choix et entraîner rapidement le pays à la ruine. Ce fut, par exemple, face à la grande crise des années 30, le cas des régimes fascistes. Ce fut aussi le cas du gouvernement Hoover aux USA qui, au nom du libéralisme, accéléra la ruine en 1930 en ne soutenant pas les banques et le crédit. Mais Roosevelt qui lui a succédé en 1933 n’a pas réussi non plus à relancer la croissance avec son « New Deal » étatiste (les conditions ne furent réunies qu’après la guerre).

Plus généralement, il est certain que plus l’Etat est efficace à stimuler le valorisation et l’accumulation du capital, et plus aussi nécessairement s’accroissent les contradictions et antagonismes inhérents au capital, cela dans le mouvement même où il se développe et semble donc se porter au mieux. Ce mieux n’est qu’une rémission pendant laquelle s’accumulent les ingrédients d’une nouvelle crise (ce qui advint dès les années 70).

Ainsi l’Etat peut retarder ou accélérer le cours des affaires, mais il est impuissant à empêcher l’évolution historique du capital vers son âge sénile. Il ne peut que l’accélérer s’il soutient habilement son accumulation, ou aggraver la situation s’il se trompe lors d’une crise.

Aujourd’hui, que peut l’Etat? Pour répondre à cette question, il faut comprendre où en sont les conditions de la reproduction du capital en général, puisque celle-ci est sa tâche fondamentale. Il faut donc comprendre l’époque actuelle pour ce qu’elle est: comme celle de la sénilité du capital, une époque historique dans laquelle la valorisation du capital se heurte à des obstacles et se dégrade à un point tel que la reproduction du capital en est gravement compromise106. Dans cette situation, la puissance qu’exerce l’Etat en vue de maintenir l’existence du capital ne peut plus s’exercer à travers des réformes comportant une certaine amélioration du rapport salarial sur le plan matériel (hors le fait que la qualité du travail prolétaire s’est toujours dégradée). Elle ne peut s’exercer que comme organisant une forte aggravation de toutes les formes d’exploitation, d’oppression, et d’élimination des prolétaires et des peuples. Et comme accroissement de la concurrence, et des conflits meurtriers afférents, pour l’appropriation du maximum de la richesse mondiale (ce qui n’est pas contradictoire avec la formation d’alliances plus ou moins stables pour former des blocs dans cette concurrence généralisée). Aujourd’hui, la réforme proposée aux prolétaires, c’est mieux vaut avoir un plus mauvais emploi qu’avant plutôt que pas d’emploi du tout (c’est-à-dire plutôt que le capital ne puisse plus vous employer faute de profits suffisants).

Ignorant la situation réelle actuelle du capital quant aux possibilités de sa valorisation, nombre d’idéologues, économistes, politiciens, universitaires, proposent cependant de renforcer le rôle déjà considérable de l’Etat afin qu’il ait plus de puissance pour aider le capital à retrouver le chemin de la croissance, fournir des emplois, élever le niveau de vie du peuple ou à tout le moins le maintenir.

Sans pouvoir être exhaustif, examinons quelques unes des diverses propositions supposées permettre ainsi à l’Etat de surmonter la crise et d’ouvrir une nouvelle période de prospérité du capital qui profiterait à tous grâce à une plus juste répartition des richesses.

4.3.1 Réglementer et soumettre le capital financier

C’est la proposition qui revient le plus souvent, le capital financier étant considéré de tous côtés comme « le » responsable de la crise. Nous ne reviendrons pas ici sur cette erreur de diagnostic107, ni sur la nécessité où se sont trouvés les Etats d’intervenir à coup de milliers de milliards de dollars, transformant les dettes des sociétés financières en dettes des Etats. Pour en rester à la question qui nous intéresse ici, demandons nous: 1°) si les Etats ont ainsi montré leur capacité à surmonter la crise, à relancer la croissance et permettre une nouvelle phase de développement capitaliste? 2°) s’ils ont la capacité, comme beaucoup le proclament et le demandent, de réglementer et contrôler le système financier de telle sorte que de nouveaux krachs ne surviennent plus, et que la finance soit mise au service d’un développement de « l’économie » – en vérité du capitalisme – en faveur des hommes?

Répondre positivement à la première question revient à imaginer que la crise est purement financière dans ses causes, et que remplacer des dettes privées par des dettes publiques peut permettre de la surmonter. Ce transfert assainissant les bilans des établissements financiers, il est supposé leur permettre d’émettre à nouveau des crédits et par là faire croître à nouveau consommation et production. Bref, tout recommencerait comme avant quand le crédit coulait à flot… ce qui a justement mené au krach de 2008! A la différence près que le nouveau flot s’ajouterait au monceau des dettes accumulées par les Etats.

Prétendre assainir le système financier d’un trop plein de titres tout en le gonflant démesurément d’une énorme masse de titres d’Etat est une contradiction qui saute aux yeux. On assiste d’ailleurs à la mise en place d’une sorte de cercle vicieux: les financiers achètent des titres d’Etat qui leur rapportent de 3 à 4 % d’intérêt, et plus pour les titres des pays considérés comme peu solvables comme la Grèce, le Portugal, etc., avec l’argent que ces Etats (leurs Banques Centrales) leur prêtent à 1 ou 2 %!

Pour autant, le système financier n’est pas sorti d’affaire car même les titres d’Etat sont aujourd’hui des créances douteuses. Nombre d’entre eux, sinon presque tous y compris les USA, sont déjà en état de faillite virtuelle, et font de la cavalerie en remboursant leurs dettes arrivées à échéance par de nouveaux emprunts ou, actionnant frénétiquement la planche à billets, par de la monnaie dévaluée. Observons d’ailleurs que cette inflation monétaire est un remède d’autant plus nocif au capitalisme contemporain que le crédit en est devenu un pilier fondamental. Or le crédit exige une monnaie stable, qui conserve sa valeur.

Bref, ce n’est pas en transformant l’insolvabilité des débiteurs privés en celle des débiteurs publics qu’on peut assainir le système financier durablement. Par là, et c’est pourquoi les Etats ne pouvaient pas ne pas agir ainsi, ils ont simplement évité l’écroulement immédiat de l’économie capitaliste. Et ils espèrent que celle-ci connaîtra une croissance nouvelle qui permettra par les impôts et autres prélèvements obligatoires de rembourser leurs dettes. Outre que ce siphonage des fruits du travail en faveur du capital montre bien une fois de plus à quoi sert l’Etat, il est impossible qu’il puisse suffire à ces remboursements (le taux de prélèvements obligatoires qu’il y faudrait serait insoutenable, y compris du point de vue du capital qui verrait la consommation s’effondrer en plus d’être taxé lui-même).

D’ailleurs, ce qui est souvent ignoré, c’est qu’il ne suffit pas d’offrir du crédit bon marché pour que les entreprises veuillent en absorber. Dans la situation actuelle où les espoirs de profits sont douteux, la plupart des entreprises ne veulent pas investir productivement en s’endettant davantage. Le crédit reste dans la sphère financière pour des opérations spéculatives de court terme sur les cours des bourses, des matières premières ou autres produits, pour des rachats d’autres entreprises, pour qu’elles rachètent leurs propres actions, etc.

Les Etats n’ont donc absolument pas réussi à surmonter la crise et relancer la croissance, pas même à assainir le système financier. Tout simplement parce qu’il n’est pas dans leur capacité d’empêcher le développement du capitalisme selon ses propres lois internes qui impliquent l’hyper-gonflement du crédit et du capital financier. Mais ce gonflement a atteint une limite où il se retourne contre la valorisation du capital à laquelle il est aussi pourtant nécessaire, comme le dopant au drogué. Qui plus est, nous savons que cela n’est pas, loin s’en faut, la seule, ni même la principale contradiction à laquelle se heurtent aujourd’hui la valorisation et la reproduction du capital. Il nous faudrait redire en particulier ici les effets sur la production de la plus-value des hauts niveaux de mécanisation et de productivité atteints dans le procès de production, un facteur essentiel de la crise sur lequel les Etats sont évidemment tout aussi impuissants à agir autrement qu’en dégradant toujours davantage la situation des prolétaires.

Cependant, non content d’avoir soi-disant eu la capacité de sauver le système financier, et par là la société capitaliste toute entière, l’Etat proclame aussi, notamment par ses voix de gauche, qu’il va le réglementer et le contrôler afin qu’il ne puisse plus produire de bulles suivies de krachs comme en 2008.

Réglementer la finance, c’est réglementer le crédit et prétendre en restreindre le gonflement « excessif » relativement aux capacités de remboursement des débiteurs. Ce n’est certes pas l’Etat qui le fera sérieusement à un moment où le crédit est un dopant indispensable à la survie de la société qu’il gère. Ce n’est pas lui, le « résumé officiel » de cette société, qui brimera quelque peu les financiers à un moment où il ne cesse de leur demander de bien vouloir acheter les titres de sa dette grandissante, non seulement pour équilibrer son budget, mais aussi pour venir au secours d’autres Etats quasi faillis, au point que les financiers privés ne veulent même plus leur prêter. Les contraintes imposées aux financiers ne peuvent être donc que fort douces108.

D’ailleurs, les outils dont disposent les Etats pour réglementer, qui sont essentiellement les taux d’intérêt auxquels les Banques Centrales fournissent des liquidités et le niveau des réserves obligatoires des banques, ne peuvent avoir qu’une efficacité limitée. Car quand les affaires vont bien, les banques peuvent émettre du crédit sans que ces outils puissent vraiment les en empêcher. Et quand elles vont mal, les Banques Centrales ont beau ouvrir les vannes du crédit, personne n’en veut pour investir productivement, mais seulement pour spéculer de plus belle dans la sphère financière et y faire gonfler de nouvelles bulles. Donc, finalement, tout ce que l’Etat peut faire de mieux en la matière, c’est d’accompagner le plus judicieusement possible le mouvement des affaires. Certes, cet accompagnement n’est pas facile, car il dépend d’une compréhension correcte de la situation, ce qui est évidemment plus qu’aléatoire pour des experts qui ne savent pas ce qu’est le capital. Mais quoi qu’il en soit, cette influence reste secondaire sur le cours du capitalisme. Cela suffit néanmoins aux apologistes de l’Etat pour claironner que, puisque son rôle n’est pas entièrement nul, c’est qu’il décide.

Bref, réglementer peut éventuellement permettre d’éliminer quelques unes des spéculations les plus hasardeuses type « subprimes », d’obliger les banques à augmenter un peu leurs fonds propres, de mieux contrôler quelques traders fous, de rogner les rémunérations exorbitantes des dirigeants, de mettre 2 ou 3 Madoff en prison, mais tout cela reste dérisoire car le problème que pose le capital financier est dans son « exubérance » inéluctable qui est à la fois un poison pour le capital en général en même temps que chaque capital particulier dépend de plus en plus du crédit pour sa valorisation.

4.3.2 Le protectionnisme

Venons en maintenant à un autre type de propositions qui fait florès parmi les étatistes « radicaux » de gauche comme de droite: renforcer les mesures protectionnistes.

Des tendances protectionnistes se développent toujours avec les crises modernes, car il est évidemment facile à des capitalistes en difficulté qui produisent leurs marchandises sur le territoire national d’en rendre responsable la concurrence, pour eux toujours « déloyale », de pays étrangers qu’ils accusent de pratiquer un dumping salarial, fiscal, écologique, monétaire, et de produire ce faisant à des coûts inférieurs. Les prolétaires, qui du fait de leur insertion dans le rapport salarial sont placés ainsi par le capital dans un rapport de concurrence avec ceux de ces pays « low cost », leur emboîtent souvent le pas. Cela d’autant plus aujourd’hui que la mondialisation dans sa phase actuelle109 a provoqué force délocalisations de travail ouvrier le plus déqualifié, ce qui a considérablement renforcé, surtout dans cette catégorie des prolétaires très touchée par le chômage, la sensibilité aux sirènes protectionnistes et nationalistes. Leur insertion dans le rapport salarial s’affirme alors comme la vieille idée que plus la concurrence avec les ouvriers étrangers est limitée, et mieux ils vendent leur force de travail. Que plus la concurrence des capitaux est faible, mieux le capital qui les emploie se portera, ce dont ils pensent qu’ils pourront bénéficier, ne serait-ce qu’un peu. C’est l’idéologie du « plus le festin du maître est plantureux, plus abondantes seront les miettes dont l’esclave est nourri », dans laquelle le prolétaire ne se vit que comme agent du capital, dépendant de lui110, et sous cet aspect, souhaitant alors sa prospérité, quitte à en exiger une part plus importante. Idéologie qu’approuve la bourgeoisie qui renchérit qu’il faut bien qu’il y ait des riches pour nourrir les pauvres!

Il est bien sûr nombre de politiciens qui flattent toutes ces demandes d’origine diverses111 réclamant un Etat plus fort qui saurait les protéger de la concurrence étrangère. Tout ce qui renforce l’Etat renforce aussi leur pouvoir, et cette perspective les ravit. Ils font alors chorus pour dénoncer les politiques dites « libérales » comme la cause de tous les maux dont souffre le peuple. Elles auraient fait abandonner à l’Etat son rôle de défenseur du fameux et fumeux intérêt général, le mettant au seul service des financiers mondialisés, lesquels, mauvais patriotes, ne songent égoïstement et cupidement qu’à gagner le plus d’argent possible, sans souci de créer des emplois et des richesses dans la mère patrie pour le bien-être du peuple. Gagner le plus d’argent possible, il n’y a là pourtant rien que le comportement général des individus du monde marchand et capitaliste, et surtout de tout fonctionnaire du capital, qu’il soit privé ou public, libéral ou protectionniste. Mais l’idéologue étatiste va décréter que seul le capital public, ou dominé par l’Etat, est bon, que seul le protectionnisme peut permettre de résister à la concurrence étrangère et aux multinationales cosmopolites sans patrie, que seul un tel Etat dirigiste et protectionniste peut résister à « la dictature des marchés » (car il n’est pas question pour cet idéologue de parler de dictature du capital puisqu’il ne sait pas ce qu’il est, le réduisant à « l’argent roi »).

Nous avons déjà dit ci-dessus l’impuissance de l’Etat, quel qu’en soit le gouvernement, à dominer la finance. Il peut bien renforcer le protectionnisme (qui est déjà bien présent dans le monde sous de multiples formes), mais cela ne fera qu’aggraver la crise et ne permettra nullement que le sort des prolétaires soit amélioré, bien au contraire. En effet:

– Le protectionnisme ne change rien au rapport d’exploitation du prolétaire par les propriétaires et possesseurs des moyens de production. Il reste le rapport salarial, le salaire, prix de la force de travail, ne pouvant être amélioré que par la lutte (efficace surtout lorsqu’il y a plein emploi).

– Le plein emploi ne sera pas mieux approché par le protectionnisme. Bien au contraire. Car celui des uns entraîne celui des autres, la diminution des importations s’accompagne donc de celle des exportations, et cela provoquerait partout une gigantesque contraction des affaires qui décuplerait le chômage.

– A cette contraction s’ajouterait inéluctablement une forte augmentation des prix des nombreuses marchandises importées (il y en aura toujours beaucoup), et par contrecoup de toutes les autres. Cette élévation des prix serait un facteur de dégradation de la rentabilité du capital, donc de la croissance, en même temps que les salariés verraient leur pouvoir d’achat amoindri.

Les protectionnistes veulent aussi sortir de l’euro afin que l’Etat soit maître de la monnaie. Cela disent-ils dans le but qu’il puisse la dévaluer à sa guise. Manœuvre qui est censée stimuler les exportations et renchérir les importations. Comme les importations couvrent une part très importante des besoins, on ne voit pas comment cela ferait baisser les prix (pensons au pétrole ou au gaz par exemple) et favoriserait les exportations. Mais surtout, la dévaluation, c’est aggraver l’inflation monétaire, donc ruiner le crédit, augmenter les taux d’intérêts, ce qui, comme nous l’avons déjà remarqué, constitue dans la situation actuelle du capitalisme un puissant facteur de ralentissement rapide de la croissance, d’autant plus qu’elle entraîne la baisse du pouvoir d’achat des salariés112. C’est d’ailleurs ce qui est déjà en train de se passer aujourd’hui113, sans qu’il ait été besoin de sortir de l’euro.

Bref, par le protectionnisme, l’Etat ne dirige rien d’autre que la pose d’entraves bureaucratiques au développement du capital (la bureaucratie étant le moyen de la volonté de l’Etat114, laquelle se prétend celle du peuple). Il ne fait rien d’autre qu’aggraver la situation générale du capitalisme, et tout particulièrement celle des prolétaires, en prétendant vouloir un capitalisme sans la finance, ou une finance qui ne se soucie pas de gagner le maximum d’argent mais d’être patriotique, enfermé dans ses étroites frontières nationales. Ce n’est pas que le protectionnisme soit toujours inefficace. Il fut utile aux nations naissantes gagnant leur indépendance contre l’impérialisme. Il fut et sera utile aux peuples entreprenant de sortir du monde capitaliste après qu’une révolution politique ait brisé l’Etat bourgeois. Mais il est néfaste pour tous les pays capitalistes où ce mode de production est déjà développé, et qui dépendent donc de ses exigences, de ses lois. Aujourd’hui plus que jamais, la dépendance de ce capitalisme au crédit et à la division du travail appelée mondialisation implique que le protectionnisme est rétrograde, réactionnaire au sens propre. Plus que jamais, car déjà Marx le disait en 1848 dans son discours sur le libre échange où, après en avoir fait une critique implacable, il concluait:

« Ne croyez pas, Messieurs, qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous avons l’intention de défendre le système protectionniste… en général de nos jours le système protecteur est conservateur, tandis que le système de libre échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat (tandis que le protectionnisme, c’est le patriotisme, l’union nationale, n.d.a.). En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre échange »115.

Mais ce protectionnisme n’est pas réactionnaire que parce qu’il bloquerait la croissance déjà faible du capital. Il l’est aussi, et c’est plus catastrophique encore, parce qu’en faisant des Autres (l’Europe, la Chine, etc.) des responsables de la misère du peuple, il en exonère donc le capital en tant que rapport de production, et exacerbe un nationalisme qui aboutit à lier le prolétaire à « son » capital contre ces Autres. D’ailleurs, de la stigmatisation des Autres à celle des Etrangers, puis des Immigrés, il n’y a pas loin (et les faits historiques comme contemporains l’ont souvent montré).

4.3.3 Partager les richesses, relancer la production par la consommation

Les gigantesques écarts de patrimoines et de revenus entre les sommets de la bourgeoisie et les masses populaires sont un phénomène bien connu et un scandale permanent qui suscite l’indignation et la colère (qui s’exaspère encore plus quand on entend ces gens là tenter de les justifier par leurs soi-disant mérites de créateurs de richesses). Les étatistes de gauche promettent d’instaurer par la loi un juste partage des richesses. Qu’est-ce que « juste », on n’en discutera pas ici. On se contentera d’observer que l’Etat, là encore, même poussé à agir par de dures luttes salariales, ne peut pas, du moins durablement et significativement, réduire la part des profits en faveur de celle des salaires. Certes, la lutte salariale est tout à fait indispensable pour « résister aux empiètements du capital », comme disait Marx, et lui arracher, éventuellement par le biais de son agent l’Etat quand la lutte est généralisée (cf. en France, accords de Matignon 1936, Libération 1945-46, accords de Grenelle 1968), plus que ce qu’il céderait sans cela. Mais tant qu’elles restent dans les rapports capitalistes, dans les limites d’un partage entre salaires et profits, les luttes ne peuvent inverser durablement la tendance du capitalisme à augmenter inéluctablement la part des profits au détriment de celles des salaires.

En effet, cette tendance historique est concomitante à l’augmentation de la part du travail mort – sciences, machines, matières premières – dans la valeur des marchandises relativement à celle du travail vivant productif de plus-value. Ce qui implique que la masse de plus-value qui revient aux propriétaires et possesseurs de ce travail mort (ou capital fixe) sous forme de hauts revenus, dividendes, intérêts, etc., doit croître pour que le taux de profit se maintienne. Et doit croître d’autant plus que le capital, avec l’extension du crédit qui lui est un dopant toujours plus massivement indispensable, est démultiplié sous forme de capital financier (ou capital fictif). De plus, s’ajoute aussi le fait que les contre-tendances à la baisse du taux de profit que le capital avait mises en œuvre (hausses de la productivité, de l’intensité du travail, mondialisation, accroissement du crédit) ont atteint leurs limites. Il doit donc absolument diminuer les revenus des couches populaires pour pouvoir continuer à se reproduire. Par l’impôt, par l’inflation, par la baisse des prestations sociales, et même par celle des salaires nominaux.

Quand bien même la gauche étatiste au pouvoir réduirait-elle, on peut toujours l’imaginer, les revenus et patrimoines de la haute bourgeoisie de moitié, cela pourrait certes avoir un effet redistributeur si la bureaucratie étatique grossie n’en n’absorbait pas trop, mais il ne serait que provisoire et ne changerait rien à la tendance historique du capitalisme rappelée ci-dessus116. Dans le capitalisme, la croissance ne peut être que celle de l’accumulation du capital, des moyens de production aux mains de leurs propriétaires et possesseurs: la classe bourgeoise. Au bout du compte, la répartition des richesses dépend toujours de celle de la propriété des moyens de leur production. De ce fait, la lutte salariale, lutte pour modifier le partage entre salaires et profits, avec ou sans appui de l’Etat, est à la fois toujours nécessaire et toujours rouler le rocher de Sisyphe.

Par ailleurs, prétendre qu’augmenter les salaires permettrait d’augmenter la consommation, et par là la production et l’emploi aussi, c’est faire un raisonnement arithmétique purement abstrait. Il néglige en effet ce « petit » fait que dans le mode de production capitaliste, la croissance dépend strictement de celle des profits. Il faut donc pouvoir produire la plus-value avant éventuellement, si les perspectives de profit restent bonnes, de la transformer en croissance (nouveaux investissements, puis production et consommation accrues). Il a d’ailleurs été suffisamment démontré que, dans la situation du capitalisme sénile contemporain, les revenus des prolétaires et des couches moyennes salariées aussi ne pouvaient être durablement augmentés (en termes réels de pouvoir d’achat) sans faire effondrer davantage la production.

Enfin, il ne faut pas oublier que tout prélèvement supplémentaire de richesses par l’Etat lui profite d’abord plutôt qu’au peuple. D’abord à la classe politicienne et son gigantesque entourage de conseillers, de clientèles, de serviteurs divers117. A ses hauts fonctionnaires démultipliant leurs services et les officines paraétatiques. La « rigueur » n’est pas pour eux. Il ne s’agit pas d’en supprimer un sur deux comme ils le font ailleurs. Elever la part des richesses que reçoivent les masses populaires exigerait aussi de supprimer cet énorme corps parasite, et d’adopter l’exemple de La Commune de Paris qui limitait le revenu de ses représentants à celui du salaire ouvrier moyen.

Il faut cependant conclure ce chapitre sur le fétichisme de l’Etat, bien que l’exposé de tout ce qu’il fait croire que l’Etat peut faire – en gros dominer le capital pour qu’il produise selon les besoins de tous et pas, ou moins, pour les profits – n’est pas terminé avec les exemples évoqués ci-dessus. Et donc affirmer ceci: les faits confirment la théorie du fétichisme de l’Etat. Ils confirment que l’Etat n’est pas, et ne peut pas être, une puissance se soumettant le capital comme mode de production et de répartition des richesses. Il ne peut que représenter et mettre en œuvre les intérêts généraux du capital, qui déterminent la reproduction de « la » société (en fait de la société bourgeoise). C’est seulement dans le cadre de cette fonction qu’il est amené à réglementer, dans tel ou tel domaine, parfois même contre certains intérêts immédiats de tels ou tels capitalistes.

Il est grotesque de prétendre utiliser l’Etat comme l’instrument qui pourrait réaliser le bien du peuple contre le capital parce qu’il serait, ou pourrait être, le pouvoir du peuple, alors qu’il est la manifestation même que le peuple n’a pas le pouvoir, qu’il est un instrument qui l’en dépossède. «… Un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir »118.

D’ailleurs, dans la situation de crise profonde et chronique où est aujourd’hui le capitalisme parvenu à son âge sénile, l’Etat doit nécessairement exercer sa puissance de façon de plus en plus violente, « sécuritaire » et despotique à l’encontre du peuple. Y compris s’il était dirigé par des étatistes de gauche, « en dépit de tout leur drelin-drelin démocratique »119, car ils ne sont pas avares de promesses de « concertation », de pouvoir « citoyen », « participatif », ni de critiques sur la bureaucratie, mais quand il s’agit de l’européenne seulement.

Observons à ce propos que l’étage européen de l’Etat (qui s’ajoute aux étages municipaux, départementaux, régionaux et nationaux) constitue aussi un appareil ultra-bureaucratique, absolument extérieur aux peuples européens. Mais c’est justement là l’important pour le capital: que des réglementations puissent être décidées par ses agents hors de toute pression électorale. Plus généralement, toutes les institutions supranationales (tels le FMI, la Banque Mondiale, l’ONU, l’OTAN, les G 8, 12, 20, le Tribunal International, etc.) ont ce rôle de constituer des instances hors de toute contrainte démocratique, devant exercer les fonctions étatiques au niveau mondial, rendues nécessaires par la mondialisation du capitalisme lui-même. Mais cette mondialisation ne supprime pas la concurrence entre capitaux, soutenus eux-mêmes par des Etats particuliers. Cette concurrence s’accroît même avec la crise. D’où la relative faiblesse de ces institutions chargées de gérer « l’ordre » capitaliste mondial, mais dont la mission est minée par des intérêts nationaux qui restent les déterminants essentiels. C’est pourquoi cet ouvrage, pour rester court, en reste à l’analyse de l’Etat à son niveau national, parce que les Etats nationaux conservent une place décisive dans le procès de la mondialisation capitaliste (soutien financier, diplomatique, militaire à « ses » capitalistes). Et parce que les critiques faites ici à l’Etat national d’être dépossession et domination à tendance totalitaire des peuples s’appliquent a fortiori aux instances étatiques supranationales.

Il est facile aux étatistes de critiquer l’affaiblissement de l’Etat national par ces instances supranationales en prétendant que c’est par elles que le peuple aurait perdu tout pouvoir sur sa vie puisqu’elles ne sont pas, le moins du monde, élues. Mais, nous l’avons vu, il a déjà perdu ce pouvoir depuis longtemps dans la domination du capital sur sa vie (plus même, ce sont les rapports sociaux formant le capital qui déterminent l’individu contemporain), et dans la domination de l’Etat national. Revenir à l’état antérieur de l’Etat national, à un Etat encore plus nationaliste et protectionniste qu’il ne l’est, serait la pire chose qu’on puisse opposer à la mondialisation capitaliste. Car nous l’avons vu, l’étatisme, le protectionnisme, le nationalisme, ont les mêmes racines idéologiques dans les fétichismes de l’Etat et de la marchandise, dont nous avons rappelé ci-dessus les liens, et ce sont là des germes du fascisme.

 


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