INTRODUCTION
« Il n’y a pas de meilleur chemin pour conduire à une clarté théorique de compréhension que de s’instruire de ses propres erreurs… »1
Nous sommes de cette génération venue au marxisme révolutionnaire dans les années soixante, en opposition aux reniements des partis de « gauche », PS et PCF, ainsi qu’au stalinisme. Ce sont Mao et les communistes chinois qui nous avaient ouvert cette voie en brisant les premiers l’hégémonie « révisionniste »2 sur le mouvement révolutionnaire sans pour autant rompre avec lui complètement, comme nous le verrons dans ce livre.
Pour tous ceux que l’appui actif des Guy Mollet et autres François Mitterrand à l’Algérie Française, que le refus craintif du PCF à soutenir vraiment – autrement que du bout des lèvres – les FLN vietnamiens ou algériens, avaient déjà éloigné de ces partis, la rupture sino-soviétique des années 60 a retenti comme un coup de clairon appelant à renouer avec la lutte de classe. Il émanait de communistes éprouvés et prestigieux qui, forts de dizaines d’années d’expériences, rappelaient ces évidences élémentaires mais bien enfouies, que la lutte armée contre le colonialisme et l’impérialisme était une composante fondamentale de l’activité révolutionnaire, que la « coexistence pacifique » URSS-USA était une entente sur le dos des peuples pour le partage du monde entre les deux superpuissances, tout aussi impérialiste l’une que l’autre, que la dictature du prolétariat restait une pierre de touche démarquant les révolutionnaires de l’hypocrisie réformiste. Bref, « qu’on a raison de se révolter », « d’oser lutter ».
Dans la foulée, la GRCP3 soulevait l’immense espoir d’un peuple poursuivant la révolution dans la révolution pour prendre lui-même ses affaires en main et ainsi avancer vers le communisme.
Dès cette époque, nous qualifions l’URSS de « tigre de papier » et de pays construisant une société capitaliste (ce que montrent les événements actuels), alors que les idéologues occidentaux en étaient effrayés, courtisaient Khrouchtchev et Cie., et combattaient avec l’aide du PCF les « gauchistes » de 68 et après qui, eux, s’opposaient à ce compromis.
C’est qu’évidemment la bourgeoisie française ne s’opposait à la bourgeoisie russe que sur le terrain des rivalités impérialistes, cherchant surtout à affaiblir un concurrent, tandis que les « gauchistes » tentaient de construire une alternative révolutionnaire pour le mouvement ouvrier. Ce qui les amenait, fort justement, à mettre dans le même sac PCF et bourgeoisie comme partageant les mêmes valeurs essentielles: nationalisme, développement de la production à la mode capitaliste (c’est-à-dire fondé sur les grandes séparations dans les rapports sociaux)4, mépris et aliénation des masses, pouvoir dictatorial des dirigeants et « experts » (la seule divergence portant sur qui devaient être ces dirigeants: les bureaucrates du PCF, via l’étatisation accrue, ou ceux en place du pseudo « libéralisme »).
Nous avons dit4 que ces « gauchistes » étaient loin d’être suffisamment armés sur le plan théorique pour pouvoir espérer reconstruire cette alternative révolutionnaire et ne pas dégénérer en sectes.., ce qu’ils firent.
A l’Est comme à l’Ouest, les révisionnistes ne purent empêcher les choses d’aller leur cours. S’agissant partout de régimes capitalistes, ils pratiquaient tous les mêmes méthodes coercitives pour extorquer la plus-value, et de ce point de vue, le modèle occidental est plus favorable à partir d’un certain stade de développement. Et tant qu’à faire, tant qu’à être dans le capitalisme, autant choisir celui dont la forme paraît assurer le meilleur niveau de vie: les masses ont donc voté à l’Est pour le mark et le dollar, en imaginant qu’en plus leur seraient données la démocratie et la liberté.
Il va de soi que les idéologues se sont empressés de saluer l’effondrement par implosion des régimes de l’Est comme étant l’échec définitif du communisme. C’est de bonne guerre. Et pour faire bonne mesure, ils ajoutent l’échec du marxisme. Pourtant, nous le verrons, seuls les outils d’analyse marxistes permettent de rendre compte de la crise économique qui a nourri la crise politique de ces régimes.
C’est donc ce que nous allons faire, puisqu’il faut balayer devant notre porte et que personne d’autre que nous-mêmes ne nous instruira des erreurs commises par notre mouvement passé.
Nous examinerons d’abord le développement du capitalisme d’Etat sous Staline. Rapidement, car cela a déjà fait l’objet d’analyses assez fouillées dans les années 70-805. Il est pourtant nécessaire de partir de la révolution soviétique pour comprendre en quoi la GRCP a réussi, ou pas, à la critiquer et la dépasser. Et aussi parce que ces deux grandes révolutions s’avèrent caractéristiques d’une époque où le problème du socialisme a été posé dans des pays économiquement arriérés et massivement paysans: d’où la recherche qui y a été faite d’une transition spécifique que Karl Marx n’avait pas prévue. Tout le mouvement révolutionnaire vivant du vingtième siècle est marqué par ce problème. C’est donc sur ce point que nous devrons conclure avant de « laisser les morts enterrer leurs morts » et de pouvoir à nouveau nous tourner vers l’avenir: celui des révolutions prolétariennes dans les pays capitalistes, qu’annonce la généralisation de ce mode de production au monde entier.
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CHAPITRE 1. LA THEORIE DES FORCES PRODUCTIVES
1.1 L’essence de la théorie des forces productives
La théorie des forces productives caractérise la déviation révisionniste. Son essence en est l’économisme que nous avons déjà rencontré4 et défini comme une réduction de l’analyse économique aux questions de grandeurs, ignorant les rapports sociaux qui définissent ce que contiennent ces grandeurs, déterminent la façon de les mesurer et les formes particulières sous lesquelles elles apparaissent.
L’économiste réduit les bases de l’évolution du mouvement historique au développement de la production matérielle, et introduit un lien mécanique de causalité entre forces productives et rapports de production: celles-ci sont le moteur de l’histoire, ceux-là doivent ensuite s’y adapter, par la lutte s’il le faut. Les forces productives sont considérées comme neutres (des machines, des techniques, des hommes au travail, etc.), et la lutte n’est comprise que comme nécessaire pour rendre « conformes » les rapports de production aux exigences de leur développement que ces derniers entravent. Notamment, le rapport juridique de la propriété privée des moyens de production sera considéré comme le frein essentiel au développement de la production, cause de gaspillages, anarchies, irrationalités. Ce qui revient à définir le socialisme comme un système permettant une meilleure gestion du même « outil » productif que le capitalisme.
Staline exprime parfaitement ce point de vue quand il écrit: « d’abord se modifient et se développent les forces productives de la société; ensuite, en fonction de et en conformité avec ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes »6. C’est du déterminisme primaire, du marxisme « Canada Dry », d’où est éliminée toute dialectique.
C’est en suivant un raisonnement du même type, celui d’un déterminisme absolu entre niveau des forces productives et changements historiques, que Bernstein et Kautsky en Allemagne, ou les mencheviks en Russie, prônaient que le prolétariat devait se tenir derrière la bourgeoisie et développer le capitalisme tant que celui-ci n’aurait pas atteint un niveau économique « élevé ». Le socialisme lui succéderait alors quasi pacifiquement et naturellement.
Bref, cette théorie non seulement sépare l’économique du politique, mais prétend qu’il n’y a rien de social dans l’économique qui ne relèverait que de lois naturelles. Comme l’exprimaient si bien les anti-maoïstes chinois, « la révolution est la lutte d’une classe contre une autre et vise à changer les relations sociales entre les hommes; la production est la lutte de l’homme contre la nature. Les lois gouvernant la production sont différentes des lois gouvernant la lutte des classes ». On sait que pour Marx le processus est tout différent: la production n’existe pas en dehors de rapports particuliers – et historiquement variables – entre les hommes, lesquels produisent un certain type de « superstructure » (Etat, lois, idéologie, etc.), et finalement des hommes historiquement déterminés (ce que produit l’homme, c’est l’homme). « Dans la production, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relation et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, la production »7.
Staline ne niait pas la lutte des classes pour abolir les rapports de production bourgeois. Mais il réduisait ces rapports aux formes juridiques de la propriété qu’il assimilait avec ce que Marx appelait l’appropriation collective des moyens de production et d’échange (à savoir la maîtrise réelle par les producteurs associés de toutes les conditions de la production).
Pour Staline (mais aussi pour la plupart des autres leaders bolchevicks), le socialisme a donc pour tâche de nationaliser toute la propriété en tant qu’elle fait obstacle au développement de la production des richesses et à leur harmonieuse répartition entre tous. Nationaliser permettrait, par création d’un centre de décision unique, de supprimer la séparation des producteurs et donc l’anarchie de la production (ce à quoi cette conception réduit le capitalisme: la désorganisation, le gaspillage, l’inefficacité). Ce serait aussi supprimer les classes et la lutte des classes. Dès lors, ne reste plus qu’à « organiser rationnellement la production ». D’où le mot d’ordre « la technique décide de tout ». Ce que Deng Tsiao Ping, en Chine, reprenait avec son célèbre « chat blanc, chat noir, peu importe pourvu qu’il attrape les souris ».
Il est clair qu’avec la théorie des forces productives, le prolétariat est totalement détourné de son action pour transformer les rapports sociaux, c’est-à-dire pour avancer vers une appropriation réelle et, de là, vers la disparition des classes. Pour mieux saisir l’essence de cette théorie, nous allons donc examiner la question de la propriété, puis les conséquences économiques qu’elle implique, notamment au travers des illusions sur le rôle du Plan, et dont on voit les effets ultimes aujourd’hui dans la crise généralisée des pays de l’Est ou de la Chine d’après la Révolution Culturelle.
Mais observons auparavant que l’économisme n’est pas une conception qui a trouvé naissance dans les premières expériences révolutionnaires. Il est né dès le 19ème siècle dans le mouvement ouvrier des pays impérialistes occidentaux, lorsque celui-ci, organisé en puissants syndicats, a pu croire – et croit encore aujourd’hui – à un progrès continu du niveau de vie en liaison avec le développement et l’enrichissement de « son » propre impérialisme. Se crée ainsi l’illusion d’un capitalisme qui, par corrections successives de ses aspects négatifs, pourrait évoluer pacifiquement vers une société plus juste par une meilleure répartition des richesses. Illusion en effet que de se focaliser sur la répartition des choses sans voir qu’elle dépend des rapports de production entre les hommes. Les dirigeants syndicaux et politiques économistes (réformistes) trouvent leur compte à défendre ce schéma propre au « Monde Enchanté »4 en s’intégrant progressivement aux appareils d’État.
Dans des pays pauvres comme l’URSS et la Chine de l’époque (d’autant plus pauvres que ravagés par les interventions armées extérieures), la révolution se trouve confrontée à d’immenses tâches pour établir le minimum vital à la population. La priorité à la production à partir des conditions existantes revêt alors un caractère d’urgence, qui fait aisément passer à l’arrière plan toute autre tâche. Mais parer ainsi au plus pressé conduit à consolider le pouvoir de ceux qui, fonctionnaires, gestionnaires de l’appareil économique, cadres, etc., sont mobilisés et remis en fait au commandement pour cause d’urgence. Dès lors, ils peuvent œuvrer à perpétuer leur pouvoir et la conception du monde qui va avec: l’économisme. L’exemple chinois a prouvé cependant que le faible développement des forces productives n’était pas un obstacle totalement insurmontable à la transformation des rapports sociaux dans un sens socialiste.
1.2 A propos de la propriété
Bien qu’il fut loin d’être le seul ni le premier à la défendre (également Boukharine, Preobrajenski, Trotsky, etc.), c’est Staline qui condensa la thèse réduisant les rapports de classe aux formes de propriété et l’officialisa de toute la pompe de son fameux Rapport au projet de Constitution de novembre 1936. Y constatant que la propriété privée a été pratiquement liquidée, il conclut: « plus de classe des capitalistes dans l’industrie. Plus de classe des koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et de spéculateurs dans le commerce. De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées »8.
Donc, plus de lutte de classe: elle « s’efface ». Et Staline poursuit dans la même logique, en décrétant9: « maintenant, la tâche essentielle de notre Etat, à l’intérieur du pays, consiste à faire un travail paisible d’organisation économique, de culture et d’éducation ». Cette affirmation de « travail paisible » étant en totale contradiction avec la réalité, cela aurait dû amener son auteur à réflexion. Plus encore, on se demande pourquoi, dans ces conditions, il faudrait que subsiste un État, par nature instrument de la domination d’une classe. Mais nous reviendrons ultérieurement sur ce paradoxe.
Nous avons montré4 que pour Marx les classes ne se fondaient nullement sur les formes de propriété et les rapports juridiques, mais sur leur place dans les rapports de production, suivant les fonctions qu’elles assument dans le procès de production et d’appropriation des richesses, tant matérielles qu’intellectuelles10.
En réduisant le capitalisme à la propriété privée, et celle-ci à son expression juridique, les révisionnistes, dont Staline, tombent sous le coup de la critique que Marx adressait à Proudhon: « la propriété constitue finalement la catégorie suprême dans le système de Mr. Proudhon. Dans le monde réel en revanche, la division du travail et toutes les autres catégories de Mr. Proudhon sont des rapports sociaux, dont l’ensemble forme ce qu’on appelle aujourd’hui la propriété: en dehors de ces rapports, la propriété bourgeoise n’est qu’une illusion métaphysique et juridique »11.
Pour Marx, la propriété n’est que l’expression juridique des rapports de production. C’est dans ces rapports qu’il faut chercher s’il y a possession, appropriation réelle ou pas. Ou si l’on veut, la propriété recouvre tout ce que le prolétariat trouve en face de lui dans le pôle capitaliste: aussi bien la propriété des moyens de production que celle des connaissances pour les maîtriser, aussi bien encore la propriété des appareils d’État, des moyens de communication, d’éducation, etc.
Nous avons vu d’ailleurs4 comment le même droit de propriété camoufle des rapports d’appropriation très différents. Le petit producteur-échangiste indépendant de la production marchande simple s’approprie le temps de travail social contenu dans son travail par l’échange égal en temps de travail social des marchandises. Ici, le producteur possède et maîtrise l’outil qui est simple, prolongement de l’homme. Il s’approprie donc aussi le revenu.
Le capitaliste s’approprie, par le même échange de valeurs égales appliqué à la force de travail, du travail d’autrui non payé. Ce qui est le début d’un processus au terme duquel, d’abord dépossédé de la seule propriété formelle de l’outil, l’ouvrier finit par l’être de sa maîtrise, ne conservant que le savoir suffisant pour servir la machine. En face, le propriétaire disparaît lui aussi, se dissout dans le capital par actions d’une part, et dans le pôle des puissances intellectuelles de la production de l’autre.
La même loi de la valeur qui unifiait propriété et travail les sépare (« la séparation entre la propriété et le travail devient la conséquence nécessaire d’une loi qui apparemment partait de leur identité »12). L’échange égal, la justice, le droit, ne fondent pas la propriété. Du moins, si on l’entend en son sens le plus réel d’être en possession de sa vie, de son activité. C’est le mode d’appropriation de son activité, de création de soi, qui détermine ce qu’on possède ou pas, pas le droit de propriété qui le recouvre. De fait, pour Marx, la propriété d’État n’est qu’un moyen, transitoire et contradictoire, pour atteindre le but de l’appropriation sociale, la possession réelle, la domination par l’homme des processus de production et d’échange. Pour Staline, elle est « la base de notre régime… de même que la base du capitalisme est la propriété privée »13.
Là où Marx met l’accent sur l’essentiel, le mode d’appropriation, et le distingue du subsidiaire, le droit de propriété, Staline fait l’inverse: il fait découler les rapports de production du droit de propriété. Et il assimile propriété d’État à « propriété du peuple tout entier » et celle-ci à l’appropriation effective des conditions de la production par les producteurs. Dès lors que l’État est proclamé socialiste, la propriété d’État l’est aussi et la société toute entière, à l’inverse de toute logique. L’État est socialiste parce que la propriété est nationalisée, et cette nationalisation est socialiste parce que l’État l’est: parfait cercle vicieux.
Le capitalisme se définit par les rapports qu’entretient l’ensemble de la classe capitaliste avec l’ensemble de la classe ouvrière. Dans le capitalisme développé, ce sont les rapports entre le pôle des « puissances intellectuelles de la production » et le pôle prolétaire, deux classes face à face dans les rapports concrets de séparation et d’expropriation de la division sociale du travail, travail mort absorbant le travail vivant. Ce qui n’a rien à voir avec le formalisme juridique qui réduit la classe capitaliste à une simple somme d’individus propriétaires.
Dès son époque, Marx avait observé 1º) que les moyens de production se concentrent « entre des mains peu nombreuses, en sorte qu’ils… se transforment en puissances sociales de la production, même si, dès l’abord, celles-ci sont la propriété privée des capitalistes. Ceux-ci sont les gérants de la classe bourgeoise… ». Et 2º) que le travail s’organise « comme travail social, par la coopération, la division du travail et l’union du travail et des sciences naturelles ». De sorte que « dans les deux sens, le mode de production capitaliste abolit, bien que sous des formes contradictoires, la propriété privée et le travail privé »14.
Ce qui se constate fort bien à travers les sociétés par actions15 dans lesquelles, dit Marx, le « capital-propriété » est séparé du « capital-fonction »: les uns touchent des intérêts sans s’occuper d’un travail quelconque dans l’entreprise, tandis que les autres assurent la fonction capital face aux ouvriers (direction, surveillance, organisation, etc.). « La production capitaliste, elle, est arrivée au stade où le travail de haute direction, entièrement séparé de la propriété du capital, court les rues. Il est donc inutile que ce travail de direction soit assuré par le capitaliste lui-même »14. Ce qui se constate tout aussi bien dans les entreprises nationalisées, comme en France, où le capital est social et non privé, et où la fonction capitaliste y est exercée par des managers ou fonctionnaires nommés par l’État. De fait, l’abolition de la propriété privée n’est pas l’abolition du capitalisme: elle est au contraire son œuvre. La banque représente très bien ce capital qui a une forme générale: elle le concentre, l’accumule et le répartit suivant les intérêts du capital en général (c’est-à-dire en cherchant à organiser la meilleure valorisation globale) et non de tel ou tel capitaliste particulier. Et les États jouent de plus en plus le rôle de super-banques, à l’Est bien sûr, mais aussi à l’Ouest.
Bref, le capital peut bien se dé-privatiser et se socialiser, et même s’étatiser complètement, il n’en résulte nécessairement qu’une chose: la séparation de la fonction d’avec la propriété, et la fonction est bien évidemment l’élément déterminant.
Finalement, ces fonctionnaires du capital qui se sont développés tout aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest cessent de revêtir la figure du capitaliste traditionnel. Ils touchent des salaires pour prix de leur travail et de leur peine, car « l’exploitation du travail productif coûte de l’effort »16. Ils apparaissent donc facilement comme des travailleurs salariés, simplement plus qualifiés, comme un « chef d’orchestre (qui) n’a pas besoin d’être propriétaire des instruments ». Mais ils n’assurent pas que le rôle de chef d’orchestre nécessaire « dans tout système combiné de production ». Ils assument aussi la gestion de l’opposition entre les ouvriers et le pôle des possesseurs des moyens de production, inévitable tant que cette opposition existe. Le prix de leur travail, de leur qualification, est lié à leur capacité à faire suer la plus-value. C’est justement ce que tend à masquer leur statut de travailleurs salariés, alors que cela était plus clairement visible quand le capitaliste-propriétaire se confondait avec le capitaliste-actif. Car ce fonctionnaire du capital, ce « capitaliste actif ne peut remplir sa fonction… qu’en tant qu’il personnifie les moyens de production face à l’ouvrier… »17.
Que cette plus-value qu’ils font suer semble, dans le cas des nationalisations, récupérée par la société elle-même, puisque l’Etat – qui est le propriétaire juridique – semble la percevoir entièrement, est une autre mystification. Nous en reparlerons. Disons déjà que les hauts revenus et avantages divers des dirigeants sont de la plus-value, et aussi que l’Etat n’est pas la société.
Bref, et contrairement aux apparences et aussi aux allégations des idéologues, la propriété sociale est une création du capitalisme lui-même et ne saurait en aucun cas être un critère suffisant en soi, ni même pertinent, pour caractériser une société socialiste. Après Marx, Engels avait déjà fait observer que « ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’Etat, ne suppriment la qualité de capital des forces productives » car, avec cette dernière forme, c’est l’Etat qui devient « capitaliste collectif en fait… le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est poussé à son comble »18.
En faisant cette confusion, Staline a non seulement falsifié le marxisme grossièrement, mais a interdit toute avancée de la lutte des classes en URSS après les années 20. Toute opposition, toute lutte pour une appropriation concrète de la société par les travailleurs, ne pouvaient apparaître à ses yeux que comme des atteintes au socialisme, selon lui réalisé, et ne pouvaient donc relever que d’une répression justifiée par la « défense du socialisme ».
Que les « fonctionnaires du capital » aient nécessairement existé en nombre et constitué une « nouvelle bourgeoisie » défendant le maintien de ses prérogatives et privilèges de façon tout à fait « normale », sans qu’il y ait lieu de la supposer stipendiée par l’étranger, Staline ne pouvait le comprendre ni donc s’y opposer efficacement, c’est-à-dire en fixant les tâches nécessaires pour saper ses fondements dans les rapports sociaux. Au contraire, il ne pouvait que protéger malgré lui son existence et sa reproduction, lui qui faisait de la classe propriétaire de l’Etat et des entreprises « l’avant-garde » du communisme.
C’est bien l’analyse faite par Marx du capitalisme moderne, comme opposant le pôle des fonctionnaires et puissances intellectuelles maîtrisant les moyens de production et de communication au pôle prolétaire dépouillé de tout, qui permet de rendre compte du système stalinien et de le considérer comme fondamentalement capitaliste, spécifiquement un capitalisme d’Etat. L’échec de ce type de régime n’est donc nullement celui du marxisme, au contraire.
Néanmoins, il est utile d’étayer cette conclusion en étudiant les arguments mis en avant par les théoriciens soviétiques, dont Staline n’était finalement que le représentant officiel, pour expliquer que ce qui se passait en URSS était effectivement une transition au communisme.
1.3 Catégories économiques et rapports sociaux
L’objet de la phase de transition au communisme est d’abolir les rapports de production capitaliste qui se manifestent par des lois et catégories économiques comme: loi de la valeur et de valorisation, salaire, profit, intérêt, etc., dont les mouvements déterminent les comportements des hommes4. D’une façon générale, la transition est une période où cohabitent les « stigmates » du capitalisme et les « germes » du communisme. Seule une lutte de classe axée sur la disparition des rapports sociaux capitalistes (division sociale du travail, rapports politiques et idéologiques) peut aboutir à éliminer les lois économiques et les comportements qui en découlent dans le « Monde Enchanté » de la surface de la vie quotidienne. C’est la lutte politique qui détermine les changements de l’économique et non l’inverse, ceci en rapport dialectique de l’un et l’autre.
Nous avons vu que, pour les économistes, le développement des forces productives entraînait nécessairement les transformations des rapports de production qui s’y « adaptent ». Reste donc pour tâche révolutionnaire après la prise du pouvoir, la lutte pour la production dans le domaine économique. Et, pour eux, cette lutte pour la production dépend de lois économiques purement « techniques », n’ayant rien à voir avec les rapports de production. Ce qui n’est nullement étonnant quand on se rappelle4 qu’ils ne considèrent une catégorie fondamentale de la société marchande comme la valeur, que comme mesurant des rapports de grandeur, niant qu’elle soit avant tout sociale. L’économie, dans ces conditions, n’a plus rien à voir avec la lutte de classe. Il ne s’agit que de mettre en place une « gestion rationnelle » par le biais du rôle centralisateur de l’Etat et du Plan. L’anarchie (à quoi se résume pour eux le capitalisme) étant ainsi supprimée par la volonté et la sagesse des experts.
Nous savons bien, ne serait-ce qu’expérimentalement, que ni le capitalisme, ni même l’anarchie de la production, ne sont ainsi supprimés: le délabrement des économies de capitalisme d’Etat est là sous nos yeux, et le fait qu’aucun Plan n’a jamais pu y donner les résultats attendus.
Sur le plan théorique, c’est exactement cette conception que Marx critiquait chez Proudhon, qui « n’a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels (entre hommes n.d.a.), qu’elles ne sont des vérités que pour autant que ces rapports subsistent. Ainsi, il tomba dans l’erreur des économistes bourgeois qui voient dans ces catégories économiques des lois éternelles et non des lois historiques, qui ne sont des lois que pour un certain développement historique, pour un développement déterminé des forces productives »19.
1.3.1 La forme indépendante du contenu
Les dirigeants ne pouvaient évidemment pas ignorer l’existence en URSS des formes valeur, prix, salaire, etc., qui crevaient les yeux. Il est très instructif de s’arrêter un moment sur l’argumentation qu’ils mettent en œuvre pour nier que ces formes manifestent précisément un contenu social particulier: des rapports de production capitalistes, du moins si on accepte la démonstration de Marx, rappelée dans le Tome I de ce travail20. Ceci pour au moins deux raisons. Mieux repérer et comprendre le camouflage idéologique par lequel les économistes de tous pays (et notamment en France, ceux du PCF) ont pu et peuvent faire passer pour du socialisme ce qui n’est que du capitalisme. Et, de là, ouvrir une réflexion sur la nature de la phase de transition, problème qu’a laissé quasiment en blanc le travail de Marx21.
Le problème posé aux idéologues staliniens était de justifier pourquoi des rapports sociaux affirmés comme « socialistes » se manifestaient néanmoins sous des formes contraires (valeur, prix, salaire, etc.), puisque considérées dans la théorie marxiste, dont ils se réclamaient, comme l’expression même des rapports marchands et capitalistes.
Après 1920-22, à la sortie de la phase du « communisme de guerre » pendant laquelle la monnaie ne circulait pratiquement plus, l’Etat ayant dû organiser la répartition autoritaire des produits en nature, sont formalisées des thèses22 tendant à établir que cette situation exceptionnelle d’organisation quasi militaire de tous les rouages du pays et de sa population traduisait la réalité de la disparition des rapports marchands. La valeur aurait disparu, puisque la propriété des moyens de production était devenue unique (celle de l’Etat) et qu’il n’y aurait donc plus de séparation entre des producteurs indépendants les uns des autres. Les prix ne seraient qu’une enveloppe recouvrant seulement une détermination quantitative, puisqu’ils sont fixés par le Plan. La plus-value, donc le profit, n’existeraient plus puisque la classe ouvrière, propriétaire de l’Etat-propriétaire, ne peut pas s’exploiter elle-même.
Tels sont les principaux arguments auxquels le « communisme de guerre » semblait avoir donné un semblant de réalité. En 1952, Staline n’en démord toujours pas et écrit dans son dernier texte: « notre société est précisément une société où la propriété privée des moyens de production, le salariat, l’exploitation, n’existent plus depuis longtemps »23. Ajoutant: « comme si la classe ouvrière qui possède les moyens de production pouvait se salarier elle-même, se vendre à elle-même la force de travail ».
On retrouve là l’illusion juridique qui assimile propriété d’Etat à appropriation des conditions de la production par les producteurs eux-mêmes, qui confond Etat et société.
Mais comme, dès la fin du communisme de guerre, avec la NEP comme plus tard avec la collectivisation forcée, les salaires, les prix, la circulation monétaire, fleurissaient de plus belle, il a fallu justifier l’existence de ces formes marchandes qu’on avait cru disparues. Pour l’essentiel, l’explication tient du raisonnement suivant, digne de l’ancêtre Proudhon: ces formes ne servent qu’à compter, elles sont de simples instruments de mesure. Elles ont la forme « extérieure » qu’ont aussi les catégories marchandes, mais leur contenu est tout autre: celui de rapports socialistes qui sont… la propriété d’Etat, une forme juridique. Donc le contenu serait une forme. On tourne en rond. Et on ne peut que donner des explications concrètes, à partir de là, qui tournent également en rond. Comme quand on dit que la classe ouvrière ne peut pas vendre à elle-même sa force de travail, tout en disant que, puisqu’elle la vend à elle-même, il n’y a pas exploitation. Mais pourquoi ce rapport de la classe à elle-même doit-il prendre la forme vente, la forme salaire? En séparant la forme du contenu qu’elle exprime, nos économistes s’interdisent précisément de pouvoir répondre à la question décisive posée par Marx: pourquoi ce contenu-ci doit-il prendre nécessairement cette forme-là?
Pour poursuivre sur notre exemple, lorsque Boukharine rétorque que « dans le système de la dictature du prolétariat, l’ouvrier obtient une part de travail social et non un salaire », il ne fait que reprendre la vieille représentation économiste pour laquelle le salaire est le prix du travail et non de la force de travail. Marx avait pourtant bien montré4 que le salaire est la forme nécessaire par laquelle chaque ouvrier participe au produit du travail social quand les rapports de production sont ceux, précisément, de leur séparation d’avec les moyens de production. Tant que la forme salaire existe, c’est que les travailleurs associés le sont par d’autres qu’eux-mêmes (qui font fonction de capitalistes), qu’ils ne maîtrisent pas collectivement eux-mêmes les moyens de production.
Et observons que pour Marx, ceci reste vrai même en cas d’égalité éventuelle des salaires. « L’égalité des salaires elle-même, telle que Proudhon la réclame, ne fait que généraliser le rapport de l’ouvrier de notre temps à son travail. La société est alors conçue comme un capitaliste abstrait »24. On peut en effet concevoir une société où l’égalité des salaires serait la règle, sans que les rapports de séparation ne soient abolis (même si, dans ce cas, la loi risque fort d’être contournée par les faits).
En ne reconnaissant pas que le salaire (et la monnaie, et les prix, etc.) exprime que les rapports de séparation hérités du capitalisme sont toujours là, le stalinisme s’empêche d’agir sur ceux-ci pour aller vers leur réduction et l’abolition du salariat. Il s’aveugle au point, par exemple, de déclarer dans les années 30 que le salaire aux pièces est la meilleure forme de « répartition selon le travail » (principe de répartition dans la phase inférieure du communisme selon Marx). Il base cette affirmation, exactement comme les idéologues bourgeois, sur l’apparence qu’avec le salaire on paie le travail, son produit (une fois défalqués les frais sociaux collectifs), alors que, comme Marx l’a établi, la forme salaire camoufle toujours l’achat de la force de travail, et celle du salaire aux pièces en est un « perfectionnement » qui vise à augmenter l’intensité – et donc la valeur d’usage – du travail fourni, par cette contrainte particulière de payer non à la journée mais aux pièces.
1.3.2 Le Plan et la disparition des rapports marchands
Cette même incapacité à nier tout rapport entre forme et contenu se retrouve à propos du Plan et du fétichisme spécifique développé autour de l’idée que sa volonté se serait substituée à l’aveuglement marchand et à l’échange selon la valeur. Comme s’il suffisait d’une volonté pour organiser rationnellement production et répartition.
En fait, les travaux ne cessent pas d’être exécutés indépendamment les uns des autres par la seule vertu d’un organisme centralisateur. Le comportement des hommes est déterminé par les rapports de production concrets, et notamment les travaux resteront exécutés séparément tant que les travailleurs ne seront pas associés consciemment, de telle sorte qu’ils agissent réellement comme une unité dont ils dominent les tenants et aboutissants et que, ainsi, « ce n’est plus par un détour (celui de la validation sociale post-festum par le biais de la valeur d’échange, n.d.l.r.), mais de façon immédiate que les travaux individuels existent comme partie intégrante du travail global »25. Ils sont exécutés séparément tant que l’unité n’est pas celle de la décision collective des travailleurs, mais celle qui leur est imposée par une « volonté et une intelligence extérieure »26. Ce qu’est le Plan, tant que les travailleurs n’ont pas la maîtrise des choix. L’unité du travailleur avec la société ne peut ni se décréter, ni s’imposer, ni être une « participation » formelle.
L’illusion de l’unité des travaux se base chez les théoriciens soviétiques sur la conception que la propriété d’Etat aurait transformé l’économie en celle d’une sorte de monopole unique. Dans un tel monopole, il pourrait y avoir un Plan qui organiserait a priori la production et la répartition. Et s’ils admettent l’existence de la valeur et des rapports marchands dans les années 40, ils n’en voient la source que dans l’existence de formes de propriété non étatisées, comme les kolkhozes (c’est la théorie des « deux formes de la propriété »).
Or, non seulement le monopole unique est une fiction, les entreprises restant bel et bien séparées, mais on suppose que la volonté pourrait permettre d’imposer, par décret, l’unité d’une organisation rationnelle de la production, alors même que les acteurs de cette production sont séparés de toutes ses conditions, et agissent donc en conséquence en s’y opposant comme à quelque chose qui leur est extérieur et hostile. Et alors même aussi qu’au sein du monopole, les différents « ateliers », les différents segments du processus productif, sont également séparés, et échangent leurs produits suivant la loi de la valeur par l’intermédiaire de la monnaie qui l’exprime.
Staline prétendait que le Plan était une caractéristique prouvant l’existence du socialisme, affirmant « sa conviction de l’impossibilité d’une économie planifiée dans les conditions du capitalisme »27. Engels, au contraire, soulignait justement dans sa critique au Programme d’Erfurt qu’avec le capitalisme des monopoles, c’était déjà « la fin de l’absence de Plan ». Et de fait, nous voyons bien les Etats capitalistes intervenir tous les jours dans la régulation et la planification (relative) de la production marchande.
Faute de pouvoir être une organisation consciente et a priori de la production par les travailleurs associés, la planification soviétique n’a jamais abouti aux résultats prévus par elle. Loin de comprendre d’où provenait cette non réalisation du Plan, Staline en attribuait les causes à des erreurs techniques ou à des sabotages dans l’élaboration et l’application du Plan. En fait, ces erreurs provenaient des comportements nécessaires (nous en montrerons quelques uns ci-après) des producteurs séparés entre eux et opposés aux moyens de production.
Sur le tard, notamment dans « Les Problèmes Economiques » (1952), Staline dut reconnaître ce qui crevait les yeux: l’existence des rapports marchands, et donc de la valeur d’échange, en URSS. Mais il ne voit ces rapports que dans le domaine de l’échange entre le secteur des grandes entreprises nationalisées et le secteur kolkhozien. Selon lui, les kolkhoziens « veulent » des rapports marchands, donc les produits agricoles ne peuvent que prendre la forme valeur (mais pourquoi le veulent-ils? L’explication ne va pas au fond). C’est la théorie, que nous avons évoquée ci-dessus, des « deux formes de propriété » qui fonderait l’existence de la valeur, des prix, de la monnaie, etc. Le problème serait que la forme nationalisée n’est pas généralisée.
On pourrait déjà objecter que les moyens de production du kolkhoze (terres, machines, etc.) sont propriété d’Etat et que cela devrait amener à la conclusion que ce sont les modes réels de socialisation de la production, le fait que les kolkhoziens disposent à leur guise de ces moyens de production et non l’ensemble des travailleurs, qui sont à la base des contradictions entre ces deux secteurs, et analyser concrètement celles-ci autrement que par cette vague formule des deux formes de propriété.
Mais ce qui est encore beaucoup plus erroné et instructif, c’est que Staline fait ressortir la valeur comme trouvant sa source dans les rapports d’échange alors que, comme Marx l’a démontré, si elle apparaît lors de l’échange, c’est dans la séparation des producteurs entre eux dans la production qu’elle naît réellement. De là seulement vient que les produits circulent comme marchandises et s’échangent donc suivant leur valeur.
Pour Staline, les entreprises d’Etat sont socialistes et leurs produits ne devraient donc pas y être fabriqués comme marchandises, en fonction de la détermination par la valeur. C’est pourtant le cas, et Staline voit les choses ainsi: comme « les produits de consommation nécessaires pour compenser les pertes en force de travail dans le processus de production sont fabriqués chez nous et sont réalisés en tant que marchandises soumises à l’action de la valeur, il faut bien que, par ce biais, il y ait aussi calcul par la valeur des moyens de production ».
Traduisons. C’est parce que les kolkhoziens « veulent » vendre leurs produits agricoles à leurs valeurs que les moyens de production industriels prennent aussi la forme valeur. Mais ce « biais », cette « compensation » de la consommation de force de travail, n’est pas autre chose qu’un salaire. Le raisonnement de Staline implique que la force de travail a un prix, que c’est cela qui, payé par le salaire, « introduit » le calcul par la valeur des moyens de production.
Dire que le salaire existe parce que les produits de consommation sont marchandises et non parce qu’il serait le prix de la force de travail, ce que Staline se refuse énergiquement à dire, est une escroquerie, un tour de passe-passe, puisque justement c’est cela même la définition du prix de la force de travail: celui du prix des produits de consommation nécessaires à sa reproduction dans une société donnée. Et il n’y a que dans le régime capitaliste que la dépense de force de travail est « compensée » sous la forme salaire. Car c’est bien parce que les producteurs sont séparés des moyens de production qu’ils reçoivent un salaire et que les produits prennent nécessairement la forme valeur.
En inversant les rapports entre production et échange, Staline est soumis au fétichisme propre aux rapports marchands où le domaine de la circulation est justement celui des masques et des apparences. Il n’explique en rien par son raisonnement pourquoi l’Etat doit échanger avec les kolkhozes sous forme d’achat et de vente, ni pourquoi il lui faut vendre les produits ainsi acquis aux sociétés nationalisées « socialistes » avec lesquelles, Etat « socialiste », il ne devrait pas avoir d’échange marchand. Il élimine toute analyse des rapports de production dans le secteur des entreprises d’Etat: il n’est que gangrené de l’extérieur, par l’échange, par lequel il « importe » la valeur, le salariat, etc.
L’explication de l’existence de la valeur en URSS par l’échange, la circulation, évacue toujours nécessairement la question de fond: pourquoi la forme valeur, pourquoi le travail productif doit-il se représenter sous cette forme? Cette question étant éludée, il est possible à Staline de prétendre que la forme valeur peut servir le Plan, puisqu’il ne s’agit plus pour lui que d’un moyen de mesure, une unité de mesure des quantités de travail, une technique comptable là où, au contraire, Marx avait démontré que la valeur d’échange est toujours « une manière sociale particulière de compter le temps de travail employé dans la production d’un objet »28.
De ce fait, la monnaie, à son tour, n’est aussi qu’un simple instrument de compte, et non l’équivalent général du travail abstrait, aliénation, propre au capitalisme, de l’activité humaine. La « monnaie » socialiste représenterait au contraire « immédiatement le temps de travail lui-même de telle sorte qu’un billet représenterait x heures de travail », contrairement à la conception de Marx pour qui, on le sait, l’argent représente le travail abstrait, s’interpose dans l’échange de marchandises en masquant la liaison sociale entre les producteurs singuliers, recouvre une fonction sociale par là même, avant sa fonction matérielle, comptable. Si on inscrit « x heures » sur un billet, ce n’est pas différent de « y roubles », à partir du moment où il s’agit de quantité de travail abstrait: c’est toujours de la monnaie.
Si on tente d’organiser rationnellement la production et les échanges par un Plan qui calcule en quantité de travail abstrait, en valeur, on aura pour seule soi-disant différence avec le capitalisme cette tentative de calcul préalable. Mais en fait, la réalité sera qu’avec la valeur, on tient compte, on intègre dans le calcul l’existence des rapports marchands avec toutes leurs conséquences. On a l’illusion d’une maîtrise parce que le calcul est préalable, mais il est fondé en fait sur l’observation de ce qui existe déjà sur le marché. Et à travers la valeur, ce sont toujours les rapports de séparation qui dictent leur loi, contrairement à l’opinion de ceux qui croient qu’il ne s’agit que d’une unité de mesure de grandeur sans caractères sociaux.
De plus, il y a en URSS, comme nous l’avons vu, salariat et profit. C’est donc en fait en prix et par l’intermédiaire de la monnaie que les comptes sont faits. Ces prix, selon la démonstration de Marx que nous avons rappelée dans le Tome I, diffèrent nécessairement de la valeur.
Finalement, la différence avec le capitalisme est que les prix sont fixés par l’Etat, découlant des conditions observées de la production, mais avec une forte dose de retard et d’arbitraire. Parce que les informations reçues par le Centre sont nécessairement incomplètes et erronées, parce qu’il y a d’énormes difficultés techniques à vouloir tout confier à un petit groupe d’experts (par exemple, la réforme des prix de 1965 porta sur quelques 25 millions d’articles et la liste des nouveaux prix occupait 38 000 pages), et parce que les choix politiques aboutissent à favoriser, par des manipulations de prix, tel ou tel secteur (notamment le secteur I de la production des moyens de production, comme nous le verrons).
Les prix fixés par l’Etat s’avèrent sources de contradictions encore plus aiguës que les prix fixés par le marché. Car non seulement, comme tout prix, ils cachent ce qu’ils sont sensés mesurer (le travail humain concret), mais vu les rigidités administratives, ils ne suivent que tardivement et mal l’évolution des conditions de la production, voire sont fixés complètement arbitrairement et deviennent carrément inaptes à mesurer quoi que ce soit.
Les prix fixés par l’Etat sont un élément essentiel des spécificités du capitalisme soviétique. Cela entraîne des spécificités dans le mode d’accumulation et les crises, qui permettent aux idéologues de faire croire qu’il s’agit de régimes non capitalistes alors qu’il s’agit d’un capitalisme particulier: le capitalisme étatique. En l’analysant, nous verrons que les rapports sociaux de séparation propres au capitalisme dictent toujours leur loi, même quand on prétend dominer la loi de la valeur qui les exprime simplement parce qu’on s’en servirait comme moyen de mesure prétendument préalable à la production (on penserait rationnellement avant d’agir, alors que le mode de pensée reste aveugle, déterminé par des rapports entre choses).
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CHAPITRE 2. UN CAPITALISME SPECIFIQUE: LE CAPITALISME ETATIQUE
2.1 Etatisation et accumulation
Il est évident qu’une tâche particulièrement cruciale en URSS était de poursuivre l’accumulation. Mais celle-ci peut prendre deux voies: l’absorption brutale du travail vivant par le travail mort, le dépouillement et l’asservissement des travailleurs, ou une voie coopérative dans laquelle se développe parallèlement le potentiel intellectuel et scientifique des masses, de sorte qu’elles y participent, qu’elles le contrôlent, que le travail vivant, l’homme, conserve la maîtrise du travail mort, profite des tâches dont celui-ci le libère pour s’élever à des activités supérieures.
Dans les deux cas, l’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral » de son travail puisqu’il doit toujours y avoir surplus, non seulement bien sûr pour la reproduction élargie, mais aussi pour les fonds sociaux29. Mais dans le premier, celui du pouvoir exclusif du « haut » (technologies lourdes, pouvoir des experts) développé par Staline, l’ouvrier est complètement exclu des décisions concernant l’affectation de ce surplus, tout autant qu’il l’est de toute maîtrise sur les conditions de la production: ce sont les deux faces d’une même médaille.
Staline niant le salariat nie aussi la plus-value. Pour lui, la journée de travail de l’ouvrier soviétique ne se divise pas en temps de travail nécessaire et surtravail, mais en « travail pour soi » et « travail pour la société », en fait travail pour l’Etat. Et étant donné les conditions de séparation des ouvriers d’avec les moyens de production et d’avec leur propriétaire, l’Etat, ce travail pour l’Etat n’est que de la plus-value (surtravail), valorisation du capital général.
De fait, c’est bien à une accumulation forcée et forcenée qu’on assiste, avec le « grand tournant » de 1929 et les premiers plans quinquennaux des années 30: collectivisation brutale et véritable pillage des paysans déportés en masse vers les usines et les villes, internement de millions de personnes dans les camps de travail, fournisseurs de main-d’œuvre quasi gratuite, discipline despotique dans les usines au nom de la construction du socialisme (car comment l’ouvrier, s’il n’est pas un saboteur, s’opposerait-il à travailler pour l’Etat, c’est-à-dire pour lui-même, selon la conception stalinienne?)30.
Dans ce contexte, le stakhanoviste n’a plus rien de l’homme nouveau que Lénine voyait poindre avec le travail gratuit des « Samedis Communistes ». Motivé par de très substantiels avantages matériels, primes, vacances, logement, etc., et non par la conscience, le travail gratuit pour la société, il n’est qu’une machine à travailler, un petit chef odieux à ses subordonnés.
« Les « ouvriers de choc » sont perçus comme des « traîtres » et « l’émulation socialiste » comme une méthode de coercition par les ouvriers qualifiés. Les autres travailleurs craignent un accroissement des normes propre à entraîner la baisse de leurs salaires. Les usines « buvant le sang paysan » sont assimilées à l’Antéchrist. La violence éclate, des cellules du parti dans les usines prennent position contre les ouvriers de choc. Cependant, ceux-ci, promus cols blancs ou cadres administratifs avec le sentiment d’être les « maîtres » du pays, ainsi que les nouveaux ingénieurs d’origine paysanne, fournissent un appui décisif à la survie du régime (vers la fin de 1929, les ouvriers qualifiés et non qualifiés rejoignent les brigades de choc pour partager honneurs et privilèges) »31.
Le surtravail allant à l’Etat est ensuite réparti par le Plan sous forme d’allocations, prioritairement orientées vers le développement des matières premières et de l’industrie lourde (secteur I). De ce fait, il peut apparaître comme ayant perdu ses caractéristiques de profit. Mais la concentration de la plus-value sociale par l’Etat et sa répartition par le Plan entre les différentes branches ne change rien à l’affaire.
Dans le capitalisme, l’équilibre entre les différentes branches de l’économie se réalise à travers la tendance à l’égalisation des taux de profit, qui s’effectue par le déplacement des capitaux d’une branche à l’autre. Ainsi, les prix de production, qui incluent ces taux de profit égalisés, sont la forme sous laquelle se réalise, dans ce système, la répartition des capitaux et du travail social entre les différentes branches.
Dans le capitalisme étatique, l’Etat joue ce rôle: le Plan y est une sorte de banque centrale qui alloue les subventions et ressources là où la rentabilité est trop basse, les fonds d’accumulation insuffisants. Les prix étant fixés par l’Etat, il se corrige ainsi lui-même lorsqu’il s’éloigne de la loi du profit égal. Certes, il affirme aussi des choix en priorisant le secteur I dans ses allocations. Mais ceci n’est pas très différent des choix qui s’opèrent dans un pays capitaliste quand il veut développer le même secteur I où la composition organique du capital est très forte et donc la rentabilité souvent difficile pour des investisseurs privés32. La centralisation du crédit et de l’investissement n’est pas en soi une caractéristique du socialisme.
Le fait que le mode d’accumulation poussé à bout par Staline ne change rien quant au fond, et malgré le Plan, aux lois de la valorisation, de suraccumulation et de baisse du taux de profit, est attesté par les crises de ce système. Nous allons voir qu’au-delà de leur caractère spécifique (crises de pénuries), elles sont de type capitaliste (elles manifestent des limites à l’extraction de la plus-value, une baisse du taux de profit).
2.2 Le plan et les crises33
Les bolchevicks avaient à faire face au problème d’un pays ruiné et affamé par trois années de guerre mondiale, suivies de deux autres d’invasions étrangères. Dans cette situation, les moyens les plus autoritaires étaient inévitables et nécessaires, et la reconstitution des moyens de production une urgence absolue.
L’essentiel du capital accumulé précédemment ayant été détruit, l’accumulation ne pouvait reprendre que sur un développement économique du type extensif, c’est-à-dire fondé sur une exploitation non économe des ressources naturelles, usant des vastes réserves en matières premières et terres de l’URSS, sur l’abondance de la main-d’œuvre, sur la longueur de la journée de travail (souvent de 10 à 16 heures) plus que sur la technologie, la qualification, l’intensité et la productivité du travail.
D’où un développement très consommateur de main-d’œuvre, de matières premières, orienté en priorité vers l’industrie lourde forte consommatrice de capitaux: les chiffres des productions minières, d’acier, de machines, sont brandis comme les étendards des succès soviétiques, mesurant la compétition avec les pays capitalistes34.
La priorité absolue au secteur I, considéré comme la base de l’indépendance et du développement économique, réduit nécessairement le secteur II (production des biens de consommation) à la portion congrue. Ce dernier se trouve confronté à une série de difficultés par les choix du Plan, dont notamment:
– Le manque d’allocations de ressources.
– Des prix de gros fixés très bas pour théoriquement abaisser le coût de la vie. D’où nouvel obstacle à l’investissement.
Par ailleurs, ce blocage des prix de gros ne se retrouve même pas dans les prix de détail. L’afflux de main-d’œuvre dans les villes, ajouté à la rareté des biens, les font monter, encourageant le marché noir et les passe-droits, ainsi que les taxes que l’Etat prélève au passage pour financer ses priorités au secteur I.
Ce mode d’accumulation extensif est évidemment, par définition, essentiellement basé sur l’extraction d’une plus-value absolue (masse de main-d’œuvre, longueur de la journée de travail, faible productivité et gaspillages). Nous verrons que, comme l’a connu en son temps le capitalisme occidental, le problème de l’URSS, et le fondement de sa crise contemporaine, est celui des limites de ce mode d’accumulation et la nécessité de passer à un autre mode, fondé sur l’extraction de la plus-value relative.
Observons enfin que le rôle très dirigiste de l’Etat dans le développement de l’économie soviétique n’est pas spécifique au régime. D’autres pays, arrivés tard au stade de l’industrialisation, comme le Japon, l’Allemagne, ont dû aussi, pour se faire une place au soleil dans un monde déjà occupé par les pays impérialistes plus anciens, user de la force concentrée de l’Etat et de la militarisation de l’économie35.
Pour autant, même si l’Etat et le Plan semblent décider de tout en URSS, de l’allocation des ressources aux différentes branches et entreprises, des productions, des prix, des salaires, etc., en réalité, c’est tout autre chose. Et le plus significatif de l’économie soviétique est là, non dans le déséquilibre entre secteurs I et II, ce qui ne relèverait à la limite que d’une erreur technique, mais dans le fait que, loin de dicter sa loi, le Plan ne fait que se soumettre, en définitive, à la loi de la valeur et à ses conséquences. Mieux, en troublant son application libre et aveugle, il ne fait que rendre les choses pires. C’est ce que nous allons examiner un instant.
Le fond, comme nous l’avons dit ci-dessus, est que le Plan ne supprime nullement ni la séparation des travailleurs d’avec les conditions et les fruits de la production, ni celle des entreprises entre elles. Salariat et marchandise, expression de ces séparations, subsistent. Le fait alors est que seuls les dirigeants des entreprises disposent des informations et connaissances sur les conditions réelles de la production dans leurs entreprises. Ils les transmettent aux planificateurs, déformées ou fausses, selon les intérêts qui leur sont propres: maximiser les revenus de leur entreprise.
Ce comportement ne fait pas de différence avec celui d’un capitaliste face au capital en général. Néanmoins, le rôle du Plan apporte certaines spécificités. Dans un tel système, la contrainte n’apparaît pas aux yeux des agents en aval de la production, dans le problème des débouchés, puisque ceux-ci sont assurés par l’Etat qui achète toute la production à prix fixé par avance. Mais elle apparaît en amont sur la question des approvisionnements, des allocations en ressources telles que main-d’œuvre, machines, matières premières, etc. Et c’est donc en amont, dans la phase A – M, que va se jouer la concurrence (observons que, comme sous le capitalisme « classique », c’est toujours en apparence dans le domaine de la circulation que semble surgir la contrainte, d’où fétichisme, mais là aussi il ne s’agit que d’exécuter les « lois internes » du capital).
Donnons-en quelques exemples.
– Les fonds de salaires sont attribués par le Plan en fonction de la masse des moyens de production mis en œuvre. D’où la tendance des dirigeants à surestimer ces chiffres pour obtenir le maximum d’allocations de salaires.
– Pour augmenter la richesse produite par les entreprises, il n’y a guère d’intérêt, dans un système de prix et salaires fixés, de débouchés assurés, à économiser de la main-d’œuvre puisque le profit y dépend du volume de production. D’ailleurs, la garantie de l’emploi est toujours une nécessité pour un Etat qui se dit ouvrier. Cette main-d’œuvre par ailleurs n’a guère d’enthousiasme pour un travail aliéné, d’autant moins que les incitations financières restent de peu d’intérêt quand les biens de consommation sont rares. La productivité est donc particulièrement faible. On voit donc que tous ces facteurs se complètent et se cumulent pour que les entreprises accroissent considérablement la masse de main-d’œuvre employée: accroître les allocations de ressources et les profits, compenser le faible niveau technologique, la faible intensité du travail, satisfaire aux normes du régime quant au plein emploi, etc.
– Et loin que le Plan puisse fixer objectivement les quantités de travail strictement nécessaires, il y a donc, au contraire, une rude concurrence entre les chefs d’entreprises pour s’attirer la main-d’œuvre, au moyen d’avantages en nature, d’augmentations de salaires plus ou moins occultes, de corruption de fonctionnaires et toutes autres combines.
– Mais cette augmentation des salaires versés et de la masse de main-d’œuvre entraîne aussi une augmentation des liquidités, d’où une augmentation des prix, notamment au marché noir, puisque les biens sont rares. Si l’Etat bloque strictement les prix, les entreprises refusent de vendre et écoulent au maximum sur le marché noir. Si l’Etat veut réprimer ces pratiques ou imposer des quotas de livraisons obligatoires, il lui faut encore plus développer la bureaucratie, ce qui alourdit les frais improductifs.
– La priorité au secteur I y fait affluer une masse de capital sous forme argent qui ne trouve pas toujours à s’y employer complètement (insuffisance de matières premières, de main-d’œuvre, etc.). D’où immobilisation stérile et coûteuse de capitaux.
– De la même façon, les rigidités et incohérences de l’approvisionnement par une bureaucratie aveugle entraînent nécessairement de fréquentes pénuries de telle ou telle marchandise. Ce qui pousse les entreprises à se doter du maximum d’approvisionnement autonome: production de pièces détachées et de biens nécessaires à leur fonctionnement dans des ateliers périphériques peu rentables, sur-stockage de précaution considérable. D’où nouvelles immobilisations improductives.
– Une autre source, immense, d’immobilisation improductive de capitaux est constituée par les dépenses militaires: en 1977, elles se montaient à 17 % du PNB (France: 4 %) et l’armée absorbait le quart de la production des industries mécaniques (USA: un cinquième). Raisons historiques, certes, mais aussi celles d’un impérialisme plus militaire que financier.
– L’achat de la production par l’Etat (validation) ne signifie pas que toute la production est utile. C’est le contribuable qui paiera les « invendus »: le problème de la validation est seulement déplacé, l’aveuglement et les gaspillages restent.
On pourrait continuer longtemps la liste des incohérences et gaspillages en URSS, les analyses abondent à ce sujet, et le constat de l’incapacité du Plan à organiser rationnellement la production est unanime. La seule divergence importante porte sur les causes: seul le marxisme permet de les saisir dans les grandes séparations propres au capitalisme.
Elles se manifestent pourtant nettement dans les comportements de concurrence et de lutte entre les diverses classes et couches.
Et tout d’abord, par le désintérêt de la classe ouvrière pour un travail qui lui est extérieur, insupportable, et dont elle ne tire pas avantage. La résistance ouvrière prend des formes bien connues dans le capitalisme occidental, mais accentuées à l’extrême en URSS par l’absence de toute autre forme d’expression du mécontentement (syndicats, élections, etc.) et l’inutilité relative d’augmentations de salaires face à la pénurie. A savoir: absentéisme, coulage, sabotage, rebuts… Ces formes de résistance aboutissent à une qualité particulièrement mauvaise du travail, et sont une autre raison d’avoir à augmenter la masse de main-d’œuvre pour y remédier, ainsi que la contrainte bureaucratique.
Des conflits existent aussi entre les gestionnaires des entreprises et le centre politique. Les gestionnaires cherchent à maximiser le profit immédiat sur lequel ils sont jugés par le centre. D’où gaspillages au détriment d’une gestion économe et prévoyante en fonction du long terme.
Les cadres locaux sont soumis à la pression des masses qu’ils ne peuvent trop s’aliéner en appliquant tous les ordres du centre. Ils passent leur temps à contourner les directives, présenter de faux bilans, etc. Des alliances locales, régionales, se nouent contre le centre. La répartition d’allocations rares par la bureaucratie entraîne de puissants effets de clientélisme: favoritisme, trafic d’influence, constitutions de réseaux, mafias… Ce qui fait qu’en URSS, le centre dirige beaucoup moins qu’il n’y paraît et compose en fait avec toutes sortes de forces économiques, sociales, politiques, qu’il ne contrôle pas.
En résumé, retenons que l’Etat bureaucratique suscite des formes d’apparence des lois marchandes qui semblent contraires à celles des économies occidentales. Au fond, la concurrence entre entreprises séparées y joue tout autant. Mais au lieu de jouer sur la baisse des prix comme en économie de marché « pure », elle y prend la forme différente d’une lutte pour s’approprier la plus grande quantité de moyens de production, machines et hommes. Ce qui n’incite nullement à la productivité.
La priorité au secteur I finit par entraîner la pénurie des biens de consommation. D’où accroissement du manque d’incitation au travail et de la faible productivité. Cette priorité ne correspond d’ailleurs pas seulement à la volonté de l’Etat. Elle est aussi dictée par la course des entreprises pour accroître leurs moyens de production, le volume étant la base du profit en régime de prix fixés et débouchés assurés. Le secteur I suit avec peine cette demande, confronté lui aussi aux mêmes limites: manque de main-d’œuvre, faible productivité. Il est amené à produire en grande partie pour lui-même, pour augmenter ses propres capacités, d’où goulots d’étranglement pour le secteur II.
Finalement, la pénurie est la forme spécifique par laquelle se manifestent les séparations du capitalisme dans un régime de capitalisme d’Etat ayant à assumer la première phase de l’industrialisation.
Le capitalisme « libéral » entraîne, lui, l’éventuelle abondance des produits, mais aussi le trop plein d’ouvriers, le chômage et la misère. Là où la suraccumulation des moyens de production (de capital) entraîne, en Occident, le chômage, en URSS, il entraîne la pénurie de biens. Ici, il y a trop de biens par rapport à trop de chômeurs ou miséreux, là-bas pas assez de biens pour trop de salariés. Le capitalisme préférant bien sûr le premier cas de figure, c’est vers celui-ci que s’oriente le capitalisme étatique de l’Est.
La même crise de suraccumulation a deux effets différents: ne pas pouvoir acheter tout ce qu’il y a à vendre, ou ne pas pouvoir acheter parce qu’il n’y a pas à vendre. La queue devant le bureau de chômage et les Restaurants du Cœur, ou la queue devant les magasins.
L’effet de la crise apparaît toujours dans l’écart production-consommation, mais sa source est dans la suraccumulation du capital par rapport aux capacités d’extraction de la plus-value du système considéré. Sur ce point, la situation est spécifique à l’Est, très en retard dans la productivité, l’économie de temps de travail, c’est-à-dire l’extraction de la plus-value relative, du fait du mode d’accumulation que nous avons décrit succinctement ci-dessus. Ce qui fait la particularité de la crise économique et politique actuelle.
Après une phase de développement, et l’interruption de la guerre, c’est à partir des années cinquante que le mode d’accumulation soviétique atteint ses limites: il devient évident qu’il se caractérise par un taux considérable de capital et une énorme consommation d’énergie par ouvrier pour de médiocres résultats. Donc, une rentabilité très faible du capital qui apparaît en suraccumulation36: crise capitaliste de baisse du taux de profit, classique quant au fond mais spécifique quant à ses causes et ses formes.
Le blocage du procès d’accumulation sur le mode « extensif » trouve son origine dans le tarissement de ses sources, par exemple:
– épuisement des réserves de main-d’œuvre et stagnation de la masse de travail pouvant être mise en œuvre;
– épuisement des populations et désintérêt pour une société de pénurie, de bureaucratie, de corruption généralisée, d’aliénation;
– stagnation, voire diminution des ressources naturelles.
La « sortie » de crise que recherche depuis une dizaine d’années le capitalisme étatique consiste bien sûr à passer à un mode d’accumulation plus efficace, c’est-à-dire nécessairement passer à un processus qui privilégie résolument l’extraction de la plus-value relative. Ce qui signifie accroître la productivité et l’intensité du travail, l’économie de temps de travail, de main-d’œuvre, de matières premières. Exploiter ainsi plus l’ouvrier nécessite en échange une relative augmentation du niveau de vie pour certains et du chômage pour les autres. En la matière, s’impose évidemment le modèle occidental.
Mais l’extraction de la plus-value relative sur une grande échelle est limitée dans ce système étatique et planifié par toute une série de facteurs. Notamment, la résistance de la classe ouvrière est accrue par la pénurie des biens de consommation, tandis que manquent les masses de capitaux nécessaires (entre autres à cause du poids des dépenses militaires) et qu’enfin les rigidités du système freinent l’innovation (lourdeurs bureaucratiques, poids des positions acquises et rentes de situation).
L’archaïsme du secteur II gêne la production de plus-value relative, d’abord en ce sens que la valeur des biens de consommation ne baisse pas, ou trop lentement. Donc aussi la valeur de la force de travail, en même temps que la faible productivité maintient une main-d’œuvre nombreuse. De plus, il est difficile d’augmenter l’intensité du travail ouvrier quand on ne peut pas offrir en contrepartie au moins une amélioration du pouvoir d’achat.
Dans le régime bureaucratique « socialiste », il n’y a pas de motivation pour contraindre au travail aliéné, une fois les besoins physiologiques assurés, autre que la discipline, les règlements, le knout37. Mais pour passer à une augmentation de l’intensité du travail, il faut un minimum de collaboration de l’ouvrier. Non seulement qu’il ait sa Ford T ou sa 4 CV, mais que l’ordre des choses lui paraisse naturel et non imposé par l’Etat, des hommes. On ne se révolte pas contre ce qui est naturel. De ce point de vue, le capitalisme « libéral » a une efficacité sans conteste bien plus grande. Parce que tout y apparaît masqué derrière la discipline « naturelle » de la concurrence qui impose des « lois » contre lesquelles on ne peut rien, tandis que le régime démocratique y accentue l’idée de la responsabilité de son destin à travers les apparences de liberté, d’égalité des chances de chaque individu.
De Khrouchtchev à Gorbatchev ont donc eu lieu depuis longtemps des tentatives pour éliminer les entraves qui s’opposent à cette restructuration du capitalisme soviétique. Cette révolution « par le haut » (momentanément interrompue par l’ère Brejnev) s’appuie sur l’opposition des cadres d’entreprises « réformateurs » contre la fraction bureaucratique de la bourgeoisie, dite « conservatrice ». Les uns veulent leur indépendance, leur liberté de gestion, de profits, les autres (appareil d’Etat, cadres privilégiés de l’industrie lourde, de l’armée) s’y opposent.
D’où les tentatives de démocratisation limitée de la vie économique (et par contrecoup politique) des réformateurs, plus ou moins appuyés par les masses (mais si possible qu’elles restent calmes, sous contrôle, servant juste de moyen de pression à telle ou telle fraction). Pour celles-ci en effet, l’Etat, parce qu’omnipotent, est source de tout en URSS, donc (et à part pour les fractions privilégiées des industries lourdes favorisées) source de tous les maux: tout ce qui peut l’affaiblir semble bon. En fait, les agents de l’Etat ne sont pas moins soumis à la coercition de lois qu’ils ne maîtrisent pas que dans les économies de marché. Mais l’hyper-centralisme, l’arbitraire, le volontarisme idéologique et politique, entraînent ce double fétichisme que l’Etat peut vraiment décider à sa guise et que l’ultralibéralisme, le marché, serait son contraire, un processus d’ajustement parfait. La perception qui a entraîné la première illusion conduit nécessairement à la seconde. On retrouve là cette caractéristique si propre au capitalisme qui est de ne susciter spontanément que des perceptions aliénées.
La tâche est donc rude pour les réformateurs. Car devant l’hostilité des conservateurs, il leur faut à la fois s’appuyer sur les masses en leur promettant la richesse pour demain et quelques libertés, tout en empêchant qu’elles ne poussent trop loin dans la voie démocratique pour, en tant que représentants des intérêts d’ensemble de la bourgeoisie russe, conserver le contrôle du processus. En critiquant la bureaucratie sans la démolir (Gorbatchev est entouré de hauts dirigeants du complexe militaro-industriel), les réformateurs l’ont paralysée, déboussolée, tout en prétendant lui confier l’application des réformes. Gorbatchev a donc peu de chances de réussir.
En tout cas, réussir nécessite la diminution drastique des dépenses militaires, donc la paix, ainsi que la collaboration avec l’Occident, ses capitaux, sa technologie, afin de relancer très vite la restructuration de l’économie. Ce ne sera pas gratuit, sans contreparties, d’où contradictoirement des conflits possibles. D’autant que cet Occident est lui-même en crise.
Mais l’avenir immédiat des pays de l’Est n’est pas ici notre propos. Ce qui est certain, c’est que Khrouchtchev, Gorbatchev, ne constituent en aucune façon un « retour » au capitalisme, mais une tentative de continuation, à travers sa restructuration, d’un régime déjà capitaliste et pleinement capitaliste, développé de longue date sous la direction de Staline.
En parlant de « retour » au capitalisme en URSS, la bourgeoisie occidentale a plusieurs bonnes raisons:
– Elle ne sait pas ce qu’est le socialisme, et attachée elle aussi aux seules formes de propriété sans voir les rapports de production, elle le confond de bonne foi, tout autant que les marxistes vulgaires, avec la nationalisation et la planification.
– Il lui convient d’autant plus de développer cette image fausse du socialisme et du marxisme que cela la sert doublement: dans son combat pour affaiblir les syndicats et partis « communistes » et croit-elle, à travers eux, la classe ouvrière occidentale, et dans son combat contre l’impérialisme soviétique concurrent.
– Pouvoir dire qu’expérience faite, on revient toujours au capitalisme, est un suprême bonheur pour qui prétend qu’il s’agit d’un système fondé sur des lois naturelles et la nature humaine.
Nous avons jusqu’ici parlé d’économie politique. Il nous faut dire un mot de la superstructure, et nous nous limiterons à sa pièce essentielle, l’Etat de dictature du prolétariat, pour comprendre pourquoi elle n’a pas joué son rôle de diriger la transformation des rapports de production.
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CHAPITRE 3. L’ETAT DE DICTATURE DU PROLETARIAT
La dictature du prolétariat a pour tâche historique de réaliser la transition entre le capitalisme, forme la plus achevée de la société de classes, et le communisme, société sans classes. Elle doit donc s’attaquer, dans toutes les sphères de l’activité sociale, à ce qui constitue le fondement même de l’existence des classes: la division sociale du travail. En d’autres termes, elle doit résoudre la contradiction entre travail privé et travail social, afin d’éliminer la séparation du producteur d’avec la production sociale, sur laquelle se fonde l’activité humaine.
Cette marche vers l’abolition des classes ne se réalise qu’au travers d’une intense lutte de classes. Société de transition qui voit s’affronter sans cesse les lignes, les voies, les classes qui poussent à la transformation révolutionnaire des rapports sociaux, et celles qui à travers mille prétextes veulent laisser intacts les ressorts fondamentaux de la division sociale du travail, et ainsi reconstituer tôt ou tard sur cette base de nouvelles couches exploiteuses. Si ces dernières triomphent, le pouvoir prolétarien sera inexorablement balayé, et la marche au communisme se retournera en son contraire: la restauration du capitalisme, la reconstitution d’un système achevé d’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans un état de dictature du prolétariat, ce processus de restauration du capitalisme est toujours mené au nom du socialisme et de son renforcement, au nom du prolétariat et du renforcement de sa dictature, de l’élévation de son bien-être matériel et moral. Il est toujours mené au nom du marxisme, au prix d’une dénaturation profonde de la théorie révolutionnaire du prolétariat.
Le révisionnisme2 s’appuie sur le caractère contradictoire de cette société de transition pour consolider et régénérer ce qu’il y reste de capitalisme, et ainsi baptiser construction du socialisme ce qui n’est que renforcement des rapports d’exploitation. Le révisionnisme s’appuie sur la nécessité de développer la production sociale pour perpétuer et renforcer les conditions capitalistes de la production sociale: la division sociale du travail, la séparation complète du producteur des conditions et du produit de son travail.
Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent, la ligne suivie par Staline était profondément révisionniste et a consolidé des rapports de production de type capitaliste en URSS derrière la fiction de la propriété « socialiste », du Plan « socialiste », de l’Etat « socialiste ».
Il faut bien dire consolider, par opposition à faire dépérir. Car il est bien évident qu’au départ la révolution n’est que la prise du pouvoir d’Etat, et que les transformations des rapports de production ne peuvent qu’ensuite prendre du temps: le rôle de la dictature du prolétariat est justement d’y parvenir. Et on peut juger du caractère prolétarien d’un Etat au fait qu’il est ou non organisateur de la lutte de masse dans ce domaine fondamental. Tout est donc dans les changements qu’il dirige ou pas, y compris en ce qui le concerne lui-même, son propre dépérissement, puisqu’il est lui-même séparation, instrument particulier. Cet Etat n’échappe pas au critère de jugement donné par Marx: « c’est toujours dans le rapport immédiat entre les maîtres des conditions de la production et les producteurs directs qu’il faut chercher le secret intime, le fondement caché de toute la structure sociale, ainsi que la forme politique des rapports de souveraineté et de dépendance, bref, de la forme d’Etat à une époque historique donnée »38.
Contradictoirement, l’état de dictature du prolétariat reste une forme de la division sociale du travail, et donc un facteur de la reproduction des classes qu’il a pour tâche de combattre. Il est un enjeu essentiel d’une question non encore tranchée: celle du pouvoir de classe, lieu de lutte entre tenants de la « voie capitaliste » (qui se cache, nous l’avons vu, derrière la théorie « des forces productives ») et de la « voie socialiste », la poursuite de la lutte de classe et de la révolution pour éliminer toutes les séparations léguées par le capitalisme et construire la Communauté des hommes libres.
3.1 La révolution: la prise du pouvoir dans la superstructure
La révolution, c’est une classe qui arrache le pouvoir à une autre. Cela tout le monde en général l’admet. Mais le problème ne s’arrête évidemment pas là. Que doit-il y avoir après? « Par quoi remplacer la machine d’Etat démolie? » A cette question, le marxisme répond: par un appareil entièrement nouveau, par la dictature du prolétariat qui organisera, durant une longue phase de transition du capitalisme au communisme, l’exercice du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes et le dépérissement de l’Etat. Sur ce point, le marxisme s’est depuis longtemps délimité du courant des réformistes qui rêvent d’utiliser l’appareil d’Etat de la bourgeoisie, tel quel, sans le briser de fond en comble: « l’essentiel est de savoir si la vieille machine d’Etat (liée à la bourgeoisie par des milliers d’attaches et toute pénétrée de routine et de conservatisme) sera maintenue ou si elle sera détruite et remplacée par une nouvelle. La révolution ne doit pas aboutir à ce que la classe nouvelle commande et gouverne à l’aide de la vieille machine d’Etat, mais à ceci, qu’après l’avoir brisée, elle commande et gouverne à l’aide d’une machine nouvelle: c’est cette idée fondamentale du marxisme que Kautsky escamote ou qu’il n’a absolument pas comprise »39.
Comme on le sait, ces thèses fondamentales ont été établies par Lénine dans « L’Etat et la Révolution » (août 1917) et nous n’y reviendrons pas ici. Par contre, l’expérience historique nous enseigne qu’il n’est pas « si facile » de construire cet état nouveau. Et surtout qu’il est lui-même porteur de contradictions et source de dégénérescence pour ceux qui en occupent les fonctions de façon plus ou moins permanente. Quand Lénine écrit qu’avec la marche au communisme, « l’Etat s’éteint doucement » suivant la formule d’Engels, il indique que la transformation des rapports de production détermine le dépérissement de l’Etat, en le rendant pour ainsi dire « inutile ». Mais il ne faut pas y voir un lien mécanique. L’Etat ne s’éteint pas spontanément: ceux qui y trouvent une place avantageuse s’y opposent. Il y a lutte aussi sur ce terrain. Ce que Lénine reconnut plus tard, comme nous le verrons plus loin, quand il dit que dans une certaine mesure les ouvriers doivent aussi se révolter contre l’Etat, qu’il faut une longue lutte avant d’en arriver à l’Etat (ou plutôt au « non-Etat ») de type Commune qu’il envisage dans « L’Etat et la Révolution » mais qu’il ne put réaliser.
Dans « L’Etat et la Révolution », Lénine rappelle que les deux institutions les plus caractéristiques de la machine d’Etat sont la bureaucratie et l’armée permanente40 et que les premiers décrets de la Commune de Paris ont été leur remplacement par le peuple en armes, l’instauration de fonctionnaires élus et révocables payés comme les ouvriers, la suppression du parlementarisme, etc. Il déclare que, dans cette mesure où la « distance » qui sépare l’appareil spécial de la société civile a été effectivement réduite, alors on a un Etat de type nouveau, prolétarien, un Etat qui commence à dépérir, qui n’est plus tout à fait un Etat, mais une « communauté », suivant la formule d’Engels.
Pouvoir réaliser cela n’est pas affaire de seule volonté ou d’idées générales justes. Prenons l’exemple de Lénine en Russie. Dès 1918, doit être rétablie l’armée permanente face aux attaques impérialistes (Lénine lui fixe en 1919 le chiffre de 3 millions d’hommes). En même temps, le pouvoir bolchévique doit à tout prix réutiliser certains officiers tsaristes, ainsi que de nombreux autres spécialistes (ingénieurs, etc.). Face à la contre-révolution déchaînée, des décisions urgentes, radicales, s’imposent. La police professionnelle (Tcheka) est établie par un décret du 20.12.1917 avec privilèges matériels, droit de vie et de mort, pouvoirs spéciaux. En mai 1918, face à la désorganisation dans les campagnes et à la famine, les fonctionnaires de l’Etat, en l’occurrence le Commissariat (Ministère) au Ravitaillement, obtiennent le droit de casser les décisions des soviets locaux et de décider par eux-mêmes.
Ainsi l’urgence, les difficultés inouïes engendrées par des années de guerre (impérialiste et civile), le manque de conscience et d’éducation de la masse du prolétariat aliéné par l’oppression capitaliste, et par ailleurs numériquement faible, nécessitèrent des mesures draconiennes, l’instauration de la « terreur rouge » (30 août 1918: attentat contre Lénine), et ceci par le moyen, dans cette situation concrète, de mesures administratives radicales qui, nécessaires, n’en pèseront cependant pas moins sur le futur échec de la révolution bolchévique.
Il n’y a que les phraseurs pour s’imaginer que l’Etat du prolétariat puisse s’édifier « idéalement » à partir de rien, et prétendre que les bolcheviks n’auraient pas dû prendre de telles mesures dans une situation historique extrêmement difficile. Les bouleversements historiques ne sont pas des cérémonies qui se déroulent comme dans un livre.
Et quelles sont les difficultés qui se présentent tout de suite après la prise du pouvoir dans le domaine de la reconstruction d’un nouvel Etat en ce qui concerne l’exemple russe?
Nous avons déjà évoqué l’importance des tâches militaires qui, entre 1918 et 1921, sont passées au premier plan, exigeant de tout subordonner à la guerre. Et aussi les tâches gigantesques de lutte contre la famine et de rétablissement d’une économie ruinée, ramenée 50 ans en arrière par les destructions. Dans ce cadre historique de destructions et désordres inouïs, avec quoi les bolcheviks peuvent-ils reconstruire un Etat? Que peut concrètement vouloir dire dans l’immédiat « pouvoir des soviets »?
A ses débuts, le pouvoir soviétique ne peut gérer la société sans faire appel à toutes sortes de spécialistes de l’ancien régime: ingénieurs, scientifiques, techniciens, etc., qui, sous le capitalisme, se sont appropriés le savoir. Ici, l’Etat prolétarien naissant se trouve face au problème que l’ancienne bourgeoisie renversée conserve « l’art de gouverner l’Etat, l’armée, l’économie, (ce qui) lui donne un grand, un très grand avantage, de sorte que son rôle est infiniment plus important que sa part dans l’ensemble de la population »41. Et cette bourgeoisie, il faut l’utiliser dans une certaine mesure.
Dans la mesure où le prolétariat ne peut pas d’emblée « simplifier » autant qu’il le faudrait l’appareil d’Etat, assurer tout de suite lui-même la gestion de toutes les affaires. Car il n’est pas alors dans sa masse suffisamment conscient et éduqué. Il ne suffit pas, rappelait Lénine, de nationaliser et de confisquer « plus que nous n’avons réussi à compter », c’est-à-dire plus que ce que le prolétariat peut effectivement posséder, contrôler, gérer lui-même. Cette incapacité relative du prolétariat entraîne inéluctablement qu’un appareil administratif se substitue en partie à lui. Appareil constitué au départ de ceux qui ont le savoir-faire. Et c’est à l’évidence une source de dégénérescence: cet appareil à tendance à se gonfler par lui-même, à se couper des masses et à les dominer. C’est ce que constate Lénine en 1922, au VIème Congrès de l’I.C: « nous avons hérité de l’ancien appareil d’Etat, et c’est là notre malheur. L’appareil d’Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l’appareil d’Etat nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé: « revenez s’il vous plaît ». Ils sont revenus, et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu’ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d’Etat, l’appareil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que, bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet, nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement ou tout au plus quelques dizaines de milliers des nôtres. Or à la base, il y a des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent, en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous »42.
On ne peut prétendre édifier immédiatement un Etat du type Commune, alors que la « cuisinière » ne peut immédiatement gérer l’Etat. Et d’ailleurs elle ne le peut que dès lors qu’elle n’est plus qu’accessoirement cuisinière.
Après la phase du « communisme de guerre » (printemps 1918 – printemps 1921), Lénine a mené son dernier combat pour que le « contrôle ouvrier » s’exerce sur les fonctionnaires et cadres afin de limiter leur pouvoir, de vérifier qu’ils agissaient conformément aux décisions prises, mais aussi afin que les ouvriers s’initient à la gestion des affaires, s’immiscent progressivement dans l’exercice du pouvoir au lieu et place de l’appareil spécialisé des fonctionnaires professionnels.
Dès 1921, nous y reviendrons, Lénine énonça, contre Trotsky, cette thèse fondamentale que l’Etat soviétique n’était pas « purement ouvrier » et que le prolétariat devait à la fois le défendre et se défendre contre lui. Il ne cessa, bien que gravement malade, de chercher les moyens pour faire intervenir les masses dans le contrôle de l’Etat. Par exemple, en tentant de mettre sur pied « l’Inspection Ouvrière et Paysanne » (dirigée par Staline!). Mais toutes ses initiatives, déjà sans doute trop timides comme le montra par la suite l’expérience de la Révolution Culturelle, se heurtèrent en outre à l’incompréhension et à l’hostilité de la majorité des dirigeants du Parti pour qui celui-ci, l’Etat, toute la superstructure, étant « socialiste », il n’y avait pas lieu de les transformer.
A la fin de sa vie, Lénine, dans ses tout derniers articles, reste lucide, combattant, et bien seul.
« Les choses vont si mal avec notre appareil d’Etat, pour ne pas dire qu’elles sont détestables, qu’il nous faut d’abord réfléchir sérieusement à la façon de combattre ses défauts… le plus nuisible serait de croire que le peu que nous avons suffit, ou encore que nous possédons un nombre plus ou moins considérable d’éléments pour édifier un appareil vraiment neuf, et qui mérite véritablement le nom d’appareil socialiste, soviétique, etc. Pour notre appareil d’Etat, nous devons à tout prix nous assigner la tâche que voici: premièrement nous instruire, deuxièmement nous instruire encore, troisièmement nous instruire toujours… »43.
Nous avons donc ici un aperçu des difficultés qui déterminent la naissance du nouvel Etat prolétarien, qui font qu’il n’est pas – ne peut pas être – un Etat soviétique « idéal » tel que Marx et Lénine l’ont dessiné en tirant la leçon de la Commune de Paris. Cette orientation générale qu’ils ont fixée trace les grandes lignes des objectifs à atteindre et des étapes pour y parvenir. Mais ils ne pouvaient en donner que ces grandes orientations. Lénine a évidemment surtout analysé les problèmes concrets de la révolution russe, c’est-à-dire d’une révolution accouchée d’une société encore très largement paysanne, semi-féodale. C’est pourquoi ses analyses accordent une importance particulière à des phénomènes spécifiques à l’U.R.S.S., comme par exemple:
– la nécessité d’utiliser l’ancienne bourgeoisie (et même de faire venir des techniciens de l’étranger) qui garde une place très importante dans les rouages de l’Etat,
– la masse des petits producteurs, paysans, qui veulent en rester aux premières conquêtes de la révolution: la terre, la propriété privée,
– les ouvriers sont peu nombreux, beaucoup des meilleurs ont été décimés par la guerre, ou bien absorbés par les tâches de l’Etat, ils se bureaucratisent.
Dans cette situation, consolider le pouvoir du prolétariat est chose difficile. L’Etat, organe du pouvoir, reste l’objet d’une intense lutte de classe.
3.2 La superstructure: enjeu de la lutte de classes
Pour construire le socialisme, la superstructure (système étatique, lois, idéologies,..) joue un rôle positif, actif. Le prolétariat peut et doit s’en servir pour transformer les rapports sociaux, ce qu’il ne peut évidemment pas faire sous le capitalisme où toute cette superstructure est entre les mains de la bourgeoisie. Mais cette superstructure n’est pas « purement prolétarienne », et sert aussi de ce fait de point d’appui à la bourgeoisie.
C’est vrai par exemple de l’idéologie et de la culture qui ne peuvent se transformer immédiatement du jour de la prise du pouvoir, et où le poids du passé reste fort, encore longtemps. Car non seulement l’idéologie ne peut périr qu’avec la fin des rapports sociaux qui l’engendrent, mais elle dispose d’une certaine autonomie, d’une certaine inertie par rapport à ses bases matérielles, et leur survit plus longtemps.
C’est vrai aussi du Parti et de l’Etat, que les révisionnistes ont tendance à considérer comme instruments purement techniques. L’objet de leurs efforts n’est plus alors que d’en renforcer l’efficacité. Or, ce n’est pas du tout ainsi que le marxisme pose le problème.
Déjà en son temps, Marx soulignait que l’Etat représente certes le pouvoir d’une classe, mais aussi qu’il acquiert toujours une certaine autonomie par rapport à la classe qu’il représente. L’Etat prolétarien ne peut pas, en particulier, être d’emblée l’organisation de toute la classe en classe dirigeante, mais simplement de ses représentants (eux-mêmes obligés, nous l’avons vu, de s’entourer d’un appareil de fonctionnaires non élus, non « représentants »). D’où cette remarque de Marx: « la classe qui gouverne ne coïncide pas avec la classe dirigeante ». Un ouvrier ministre n’est plus ouvrier, mais ministre. Il s’agit donc toujours avec l’Etat prolétarien d’une division sociale du travail entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Et cela existe même si, à l’origine, l’Etat soviétique réduit la « distance » entre l’appareil spécial et les masses. Cette division, comme toute division sociale, est source de reproduction d’une classe bourgeoise. Elle constitue une base objective pour que certains cadres, parmi les moins fermes idéologiquement et politiquement, mais aussi finalement et à la longue chez les « meilleurs », cherchent à consolider leurs avantages, ou à tout le moins, s’y accrochent, se transforment en bureaucrates coupés des masses, se servent eux-mêmes au lieu de servir le peuple.
Lénine pressentait ce phénomène: « notre pire ennemi intérieur, c’est le bureaucrate, le communiste qui occupe dans les institutions soviétiques un poste responsable, entouré du respect de tous, comme un homme consciencieux. Un peu brutal peut-être, mais sobre. Il n’a pas appris à lutter contre la paperasserie, il ne sait pas lutter contre elle, il la couvre. Nous devons nous débarrasser de cet ennemi, et avec le concours de tous les ouvriers et paysans conscients nous parviendrons jusqu’à lui »44. La Révolution Culturelle a mis plus clairement en évidence l’ampleur et l’importance de cette dégénérescence, en montrant qu’il s’agit d’une lutte de classe, et pas seulement d’un dysfonctionnement, d’erreurs.
Mao disait en 1964: « la classe des bureaucrates d’une part, la classe ouvrière et les paysans pauvres de l’autre, sont deux classes en opposition aiguë… devenus ou en train de devenir des éléments bourgeois qui sucent le sang des ouvriers… ces gens là sont la cible de la lutte, la cible de la révolution ».
Peut-on parler à propos de ces bureaucrates d’une nouvelle classe bourgeoise? Les trotskystes refusent de l’admettre: pour eux, il n’y a pas de classe bourgeoise dans l’Etat socialiste. Mais pourtant, du fait que cet Etat contrôle l’essentiel de l’économie, les bureaucrates de l’appareil d’Etat fusionnent avec les dirigeants d’entreprises, cadres, etc., et occupent une place spécifique dans les rapports sociaux: la place de ceux qui ont pour fonction d’organiser la production et la société, le pôle qui absorbe le travail vivant. Il existe évidemment des intérêts généraux communs à ceux qui occupent les positions dirigeantes dans l’Etat et dans le processus de production: défense de leur place d’expert, des avantages qui en découlent, etc.
Ce phénomène existera aussi dans le Parti puisque ses membres occupent les positions dirigeantes dans l’Etat et les entreprises. D’autant plus que, du fait même de sa position dirigeante, le Parti verra affluer une foule d’arrivistes qui feront tout pour y avoir une place, sachant qu’une carte peut faciliter leur carrière. Bref, bien des gens proposeront au prolétariat leur « savoir », leur « compétence », faisant assaut de déclarations sonnant révolutionnaires, s’infiltrant dans l’Etat et le Parti. D’autres, révolutionnaires au départ, se bureaucratiseront, s’embourgeoiseront.
Une classe bourgeoise, alors qu’il n’y a plus de propriété privée des moyens de production? Cela ne paraîtra étrange qu’à ceux qui ne veulent pas voir qu’une classe se définit avant tout par sa place dans les rapports de production, et qu’être capitaliste est une fonction, non un titre de propriété.
Cette « nouvelle » (du fait qu’elle n’apparaît plus comme la classe des propriétaires) bourgeoisie a une ligne politique: la théorie des forces productives. Elle a ses représentants politiques: les « révisionnistes » au sein du Parti. Elle a ses buts: développer son emprise sur l’Etat, « son » capitalisme national, ses profits.
Revenons à l’Etat pour comprendre, que bien que n’étant plus sous le contrôle de la bourgeoisie, il reste en partie « bourgeois », protégeant en un sens les bases d’existence de la bourgeoisie (ce que Lénine concentre avec Marx dans la formule ambiguë et impossible d’« Etat bourgeois sans bourgeoisie »).
Dans le processus de production, nous l’avons vu, il y a toutes sortes de divisions qui subsistent, notamment entre producteurs, entre travail intellectuel et manuel, ouvriers et paysans. Ces divisions sociales sont à la base de la reproduction des classes et ne peuvent être abolies d’emblée. Ici l’Etat prolétarien a pour tâche non seulement d’organiser leur disparition, et là est sa tâche positive, mais aussi de « protéger » en quelque sorte ces rapports qui ne peuvent qu’évoluer graduellement et qu’il doit donc faire exister.
L’Etat doit être un instrument permettant de réduire les inégalités (par les lois et autres moyens de l’Etat), par exemple entre régions riches et pauvres, entre villes et campagnes, ou encore en établissant déjà la répartition selon les besoins dans certains secteurs (santé, logement,…). Mais aussi, il tolère et protège les « stigmates » du capitalisme qui ne peuvent être supprimés par simple décret. C’est là le terrain de la lutte entre classes au sein de l’Etat. Les tenants de la voie capitaliste (la bourgeoisie dont nous parlions ci-dessus) lutteront, sous mille prétextes, pour le maintien et le développement des inégalités. Ils s’appuieront pour cela sur tout ce qui, dans la superstructure, sert encore la bourgeoisie. Aussi bien sur les idées anciennes qui subsistent, sur les lois socialistes elles-mêmes qui protégeaient jusque là telle ou telle inégalité qu’il s’agit maintenant de détruire, que sur l’Etat et ses fonctionnaires chargés de faire appliquer la loi et l’ordre, dont certains n’ont que le souci de préserver et améliorer leurs positions acquises. Toute cette action pour les rapports sociaux bourgeois se fera en général au nom de l’efficacité et des « lois naturelles » de l’économie.
D’une façon générale, et nous en reparlerons à propos de la Révolution Culturelle, toute la superstructure constitue une réalité contradictoire qui reflète l’existence des classes pendant cette phase de transition, la combat en même temps qu’elle la nourrit.
La lutte au sein même des appareils d’Etat est sous le socialisme un aspect essentiel de la lutte de classe en général. Elle se complexifie nécessairement puisque toutes les parties en présence ne peuvent que se réclamer du marxisme, des intérêts du prolétariat, de la révolution. Nous allons en analyser quelques aspects significatifs de Lénine à Staline, avant d’en reprendre le cours avec la Révolution Culturelle (GRCP) de Mao.
3.3 Lénine et la lutte pour l’Etat socialiste
Nous reprenons ici l’étude plus particulière de la question de l’Etat là où nous l’avions laissée: Lénine aux prises avec le problème de l’ancienne bourgeoisie et les débuts du phénomène de « bureaucratisation ».
Ce serait évidemment tomber dans les théories anarchistes que de mettre en avant, uniquement et unilatéralement, le côté négatif de l’Etat socialiste. De ne pas voir qu’après la révolution il ne sert plus la même classe, à condition bien sûr:
– qu’il soit dirigé par un réel Parti Communiste, sur un réel programme de transition au communisme;
– qu’il diffère aussi de l’ancien Etat bourgeois par les formes de son appareil, celui-ci étant déjà remplacé dans une certaine mesure par les ouvriers (puis, avec eux, les travailleurs) groupés en organisations qui préparent et réalisent leur participation effective à l’exercice du pouvoir.
Sous le capitalisme, la classe ouvrière ne peut lutter que « d’en bas ». Ayant pris le pouvoir, elle se donne un Etat qui lui permet aussi de lutter « d’en haut » pour atteindre son but – encore lointain – le communisme.
3.3.1 L’Etat socialiste et le prolétariat
On peut expliquer comment le prolétariat organise un nouvel Etat à son profit en prenant l’exemple de la démocratie.
On sait que sous le capitalisme « les esclaves salariés d’aujourd’hui demeurent si accablés par le besoin et la misère qu’ils se « désintéressent de la démocratie », « se désintéressent de la politique » et que, dans le cours ordinaire, pacifique, des événements, la majorité de la population se trouve écartée de la vie politique et sociale »45. La démocratie bourgeoise proclame l’égalité dans la vie politique. Mais la réalité, c’est l’inégalité des classes dans la production et dans la répartition des richesses. L’exercice réel des droits n’est en fait accessible qu’à ceux dominant la production.
Après la révolution, la démocratie devient « démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie, pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple »46. Par exemple, la Première Constitution de l’URSS retire le droit de vote et le droit d’être élues « aux personnes qui emploient des salariés dans le but d’en tirer un profit; les personnes qui jouissent de revenus ne provenant pas de leur travail…; les fonctionnaires et agents de l’ancienne police… »47. Elle fixe les représentants dans les soviets à raison d’un député pour 25 000 électeurs des villes, et un pour 125 000 des campagnes. Elle « remet entre les mains de la classe ouvrière et des paysans pauvres toutes les ressources techniques et matérielles nécessaires à la publication des journaux, livres et autres productions de presse, et garantit la libre diffusion de ceux-ci et de celles-ci dans tout le pays… elle met à la disposition de la classe ouvrière et des paysans pauvres tous les locaux convenables pour l’organisation des réunions populaires, avec mobilier, éclairage et chauffage… déclare le travail obligatoire pour tous les citoyens de la République et lance le slogan « qui ne travaille pas ne mange pas »… elle accorde tous les droits politiques des citoyens russes aux étrangers résidant sur le territoire de la République russe, ou aux paysans qui ne vivent pas du travail d’autrui… »48. Il ne s’agit donc pas de reconnaître des droits formels égaux pour tous, mais de garantir une base matérielle pour en permettre l’exercice réel à certaines classes déterminées.
Ce « petit » exemple montre comment la loi, garantie par l’Etat et les forces prolétariennes, facilite l’exercice du pouvoir prolétarien.
Mais il ne faut pas en rester là: ce serait croire qu’une Constitution, des lois, seraient aptes à assurer la victoire du prolétariat, pourvu que tout l’appareil d’Etat chargé de l’appliquer soit en de « bonnes mains ». Poursuivons sur notre exemple de la démocratie. Bien des petits-bourgeois s’imaginent qu’une fois la démocratie assurée pour la masse des travailleurs, la marche de la société pourrait être réglée pacifiquement par le simple exercice du droit de vote assurant le pouvoir de la majorité. Le socialisme serait ici une société idyllique où l’Etat assurerait enfin le bon droit: « les démocrates petits bourgeois, ces pseudo-socialistes qui ont substitué à la lutte de classes leurs rêveries sur l’entente des classes, se représentaient la transformation socialiste, elle aussi, comme une sorte de rêve sous la forme, non point de la domination de la classe exploiteuse, mais d’une soumission pacifique de la minorité à la majorité consciente de ses tâches »49.
Or justement tout le problème est là. La majorité (ce qui inclut l’ensemble des masses laborieuses) ne peut pas être immédiatement « consciente de ses tâches ». Sinon, si la masse paysanne et la petite bourgeoise elle-même étaient communistes, il n’y aurait évidemment pas besoin de dictature du prolétariat. La démocratie est une forme d’organisation du pouvoir d’une classe sur une autre. Elle n’est pas autre chose sous la dictature du prolétariat: le moyen qui permet à la classe ouvrière de s’organiser en classe dominante, c’est-à-dire d’entraîner avec elle, à ses côtés, les masses intermédiaires dans la lutte contre la bourgeoisie et pour leur propre transformation (vis-à-vis de la bourgeoisie, la forme que prend la dictature du prolétariat est la violence, la coercition).
La différence avec la dictature bourgeoise est que le prolétariat peut, lui, exercer une démocratie mille fois plus réelle vis-à-vis des masses laborieuses parce que ses intérêts historiques profonds ne sont pas antagoniques avec les leurs. A l’opposé, la bourgeoisie ne représente que les intérêts d’une minorité d’exploiteurs. C’est pourquoi, sous le pouvoir de la bourgeoisie, la démocratie est largement formelle, sans cesse tronquée, remise en cause, et ne peut fonctionner qu’avec un appareil d’Etat lourd, compliqué, secret. « Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une machine très simple… »50.
La démocratie prolétarienne a pour enjeu l’éducation de la classe ouvrière elle-même aux tâches d’exercer réellement le pouvoir, ainsi que la persuasion des masses intermédiaires hésitantes, encore influencées par les idées bourgeoises, oscillant entre la conservation de leur situation et la marche au communisme. Entraîner les masses petites bourgeoises à la lutte contre la bourgeoisie n’est pas chose facile (voir par exemple la réticence des cadres, étudiants, etc., à participer en usine au travail productif, à partir travailler à la campagne,..). Et si le prolétariat perd l’initiative de cette lutte, alors c’est la bourgeoisie qui l’aura, ralliant les éléments intermédiaires sur la base des avantages qui leur sont encore concédés par le droit bourgeois.
C’est pourquoi la capacité de réaliser la démocratie, au sens d’entraîner les masses à édifier le communisme qui les libérera, dépend de la ligne politique mise en œuvre par le Parti: de sa capacité à déterminer, à chaque étape de l’édification socialiste, quelle transformation est à l’ordre du jour qui puisse entraîner les masses laborieuses à lutter contre la bourgeoisie, quelle contradiction entre les masses et la bourgeoisie est le maillon à saisir, quelle activité mener pour convaincre les masses et isoler la bourgeoisie. Ce que Lénine formulait ainsi: « dans la masse populaire, nous ne sommes qu’une goutte d’eau dans l’océan et nous ne pouvons exercer le pouvoir qu’à la condition d’exprimer exactement ce dont le peuple a conscience. Sinon, le parti communiste ne conduira pas le prolétariat, celui-ci n’entraînera pas derrière lui les masses, et toute la machine se disloquera »51.
A ce point de notre exposé sur l’Etat, on voit que la question de la nature de l’Etat se pose ainsi: il est un instrument de la Révolution « par en haut » qui donne au prolétariat les moyens matériels de son pouvoir (presse, culture, armée, plan, contrôle, etc.), c’est-à-dire les moyens de continuer sa lutte contre la bourgeoisie. Mais en même temps, il reste une « machine d’Etat ». Cette machine est certes beaucoup plus démocratique que l’ancienne, puisqu’elle associe les masses à l’exercice du pouvoir. Mais elle protège et reproduit la bourgeoisie dans une certaine mesure. Il faut donc aussi que les masses utilisent les moyens que leur garantit le pouvoir d’Etat contre cet Etat pour le transformer et le faire dépérir.
Ce n’est pas un travail facile que de transformer les soviets en organes effectifs du pouvoir. La Constitution russe de 1918 proclame: « le pouvoir doit appartenir, en totalité et à titre exclusif, aux masses laborieuses et à leur représentation authentique: les soviets des députés, soldats et paysans » (voir chapitre IV). Et pourtant en 1923, cinq ans après, Lénine déclarait que l’appareil d’Etat « constitue dans une très grande mesure une survivance du passé, qui a subi le minimum de modification tant soit peu notables. Il n’est que très légèrement enjolivé à la surface… »52. Nous avons déjà évoqué le combat de Lénine pour transformer cet Etat encore encombré d’anciens bourgeois et bureaucrates de l’époque du tsar, en face desquels les communistes sont si peu nombreux et insuffisamment éduqués (parlant de la capitale elle-même, Moscou, Lénine disait par exemple: « si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui est mené? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent »).
Comment lutter contre cette bureaucratie qui freine, n’applique pas les décisions, entraîne désordres et échecs?
Devant les problèmes, la voie révisionniste consiste à mettre en place de nouveaux appareils pour contrôler les premiers. L’appareil fonctionne mal? Renforçons l’appareil! Ce qui ne fait que renforcer le mal. Et finalement séparer plus encore l’appareil des masses, renforcer la position des cadres, experts et spécialistes, c’est-à-dire le vivier dans lequel se régénère la bourgeoisie. Cette voie conduit – qu’on le veuille ou non – à la restauration du pouvoir bourgeois.
Lénine amorce quant à lui une autre voie. Non pas renforcer l’appareil d’Etat, ne pas non plus vouloir le rendre responsable de tous les maux et le détruire immédiatement selon les vœux anarchistes, mais le transformer.
En 1921, il pose le problème d’une façon tout à fait créatrice et extrêmement instructive. Il montre qu’il faut à la fois défendre l’Etat pour qu’il reste aux mains du prolétariat et lutter « d’en bas » contre cet Etat pour le transformer. Face à Trotsky qui disait qu’il n’y avait plus de bourgeoisie, et que l’Etat était un « Etat ouvrier », Lénine réplique:
1°) « En fait, notre Etat n’est pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier-paysan »53 (car la révolution russe n’était pas purement prolétarienne, mais associait les paysans pauvres dans les tâches antiféodales et démocratiques restant à accomplir).
2°) « Notre Etat est un Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique », où se reformait donc une bourgeoisie. Et de cela Lénine tirait cette conclusion que les ouvriers devaient à la fois défendre cet Etat et se défendre contre lui: « Notre Etat est tel aujourd’hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser les organisations ouvrières (ici les syndicats, n.d.a.) pour défendre les ouvriers contre leur Etat et pour que les ouvriers défendent notre Etat »54.
C’est dans le même ordre d’idée que Lénine a accordé une extrême importance, comme nous l’avons signalé, à l’Inspection Ouvrière et Paysanne, demandant même que ses dirigeants obtiennent les mêmes droits que ceux du Comité Central du Parti. Lénine dit alors que pour lutter contre la bureaucratie: « il faut améliorer les conditions générales d’existence pour que des centaines de milliers de travailleurs passent par l’école de l’Inspection Ouvrière et Paysanne et apprennent à gérer l’Etat (car personne ne nous a enseigné cela) et puissent remplacer les centaines de milliers de bureaucrates bourgeois »55.
On peut résumer à peu près ainsi la conception léniniste de l’Etat socialiste.
La dictature du prolétariat, c’est l’organisation de la lutte contre la bourgeoisie qui subsiste. L’appareil d’Etat doit en être un instrument. Mais pendant longtemps, il reste un appareil relativement autonome, coupé des masses, et en cela, il sert aussi de protection et de base à la nouvelle bourgeoisie. D’où la nécessité à la fois de le défendre et de le combattre, c’est-à-dire de le transformer constamment. La voie à suivre est celle du renforcement de l’exercice réel du pouvoir par le prolétariat d’abord, puis à sa suite par les masses laborieuses au fur et à mesure qu’elles se convainquent de lutter à ses côtés contre la bourgeoisie. La démocratie est une forme qui facilite cette alliance de lutte. Le pouvoir du Parti s’élargit progressivement au pouvoir du prolétariat conscient, puis des masses laborieuses elles-mêmes. La dictature du prolétariat devient vraiment l’exercice du pouvoir par le prolétariat au fur et à mesure qu’il est capable de suppléer lui-même à l’appareil d’Etat spécial. L’Etat est de plus en plus absorbé dans la société marchant au communisme. Il ne doit pas être renforcé en tant qu’appareil spécial (ce qui ne peut qu’accélérer la reproduction d’une nouvelle bourgeoisie), mais au contraire dépérir par « dilution » progressive de ses tâches spéciales dans le prolétariat, puis les masses. Plus l’Etat « s’élargit » ainsi, plus il devient « non Etat » et approche de sa disparition. Idem pour la démocratie, qui est une forme de l’Etat.
Mais on le sait, la voie ainsi ouverte par Lénine n’a été en pratique qu’esquissée de son vivant, puisqu’il disparut peu après la fin de la guerre d’interventions étrangères qui avaient compliqué ces tâches à l’extrême. Mais la guerre ne fut pas la seule cause des difficultés alors rencontrées. Il y eut aussi des théories erronées chez les communistes russes, y compris chez le plus lucide d’entre eux, Lénine.
3.3.2 La voie ouverte par Lénine et ses limites
On ne reviendra pas ici sur l’œuvre gigantesque de Lénine pour préparer puis réussir la prise du pouvoir par les communistes russes en 1917.
La situation de la Russie tsariste en 1917 est, à très grands traits, la suivante:
– l’impérialisme russe est très largement pénétré par les finances anglaises et françaises;
– la bourgeoisie russe est faible, tout à fait incapable d’abattre le tsarisme et de prendre en main une révolution démocratique bourgeoise;
– le prolétariat est peu nombreux (environ 14 % de la population), mais concentré dans quelques villes;
– la paysannerie est asservie, elle est la grande masse de la population. Elle veut la terre;
– les masses russes subissent la terrible tourmente de la guerre impérialiste et veulent la paix.
Sous la direction de Lénine, la révolution d’octobre 1917 a bouleversé cette situation. Elle a pris à la bourgeoisie timorée la tête du mouvement démocratique et renversé le tsar. Elle a soutenu et étendu le mouvement paysan d’expropriation et de récupération des terres réprimé par Kerensky entre février et octobre 1917. Elle a nationalisé les grands moyens de production et d’échange. Elle a apporté la paix. Tout cela, seuls les bolchevicks ont pu le mener à bien, contre une bourgeoisie apeurée. Ces réalisations sont déjà, à elles seules, une justification plus que suffisante de l’action des bolchevicks (cela pour ceux qui disent aujourd’hui: il ne fallait pas faire la révolution).
Pour autant, il est exact qu’ils ne trouvent pas une situation très favorable au socialisme. Lénine note, en 1918, qu’il y a en Russie la coexistence de l’économie patriarcale, de la petite production marchande, du capitalisme privé, du capitalisme d’Etat et du socialisme, en entendant d’ailleurs par socialisme ce seul fait que l’Etat est théoriquement dirigé par des communistes (Lénine dira plus tard que c’est l’appareil d’Etat qui dirige les communistes). C’est donc peu pour l’élément socialiste.
C’est dans cette situation où les tâches du socialisme ne sont qu’à peine esquissées que se développe l’invasion impérialiste soutenant quelques forces réactionnaires intérieures. L’URSS entre alors dans la phase du communisme de guerre (printemps 1918 – printemps 1921).
Au milieu de difficultés absolument inouïes, la révolution n’avait pas d’autre moyen pour l’immédiat que d’établir une discipline de fer. Réquisition forcée des produits agricoles, militarisation du travail, enrôlement obligatoire, etc. Tout n’était soumis qu’à la victoire. Et effectivement victoire il y eut d’un peuple en haillons, affamé, ruiné, contre toutes les grandes puissances du monde coalisées. Du moins victoire militaire.
Car ces trois années eurent des conséquences dramatiques, dans un pays déjà ravagé par trois autres années de guerre mondiale, sur l’évolution de la révolution.
Des millions d’affamés jetés sur les routes. Une économie ruinée. Un prolétariat décimé… Cette situation ne pouvait qu’entraîner le mécontentement et le désespoir des masses, permettant aux agitateurs de tous bords de trouver un terrain favorable pour saper la confiance de ces masses dans une révolution qui ne pouvait même plus, selon eux, garantir le pain et la paix.
C’est dans ce cadre que se sont développés des mouvements comme celui, par exemple, du soulèvement de la garnison militaire de Cronstadt, pris en main par des dirigeants opposés au régime (socialistes-révolutionnaires, mencheviks, ex-officiers tsaristes s’y côtoyaient). Soulèvement de jeunes recrues sans expérience politique (les vieux marins révolutionnaires avaient disparu, morts ou appelés ailleurs), mélangeant allègrement des idéologies antiautoritaires, religieuses, antisémites, etc. La situation militaire exigeait évidemment que le port de Cronstadt soit repris avant la fonte des glaces et l’arrivée des flottes impérialistes. L’époque ne pouvait tolérer une patiente négociation.
Plus significative, et plus lourde de conséquences, fut l’interdiction au 10ème Congrès du Parti en 1921 des fractions en son sein, suite à la lutte politique contre « l’Opposition Ouvrière ».
Dès le 9ème Congrès (1920), les membres de « l’Opposition Ouvrière » dénonçaient la bureaucratisation du Parti et de l’Etat. Lénine est d’accord avec ce constat56, mais pas avec le remède préconisé par l’Opposition Ouvrière: la quasi suppression immédiate de l’Etat et du Parti. Et un an plus tard, au 10ème Congrès, il s’oppose vigoureusement à ce remède. L’Opposition Ouvrière réclame en effet que « l’organisation et la gestion de l’économie nationale appartiennent au Congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organisme central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République »57. Elle réclame la suppression de tout l’appareil d’Etat centralisé, des fonctionnaires, et propose que l’Etat devienne une « fédération libre de communautés de producteurs s’administrant eux-mêmes ».
L’Opposition Ouvrière représente une fraction qui a sa raison d’être face à l’autoritarisme d’Etat qui s’est développé considérablement avec le communisme de guerre et lui survit après la fin de celui-ci. Elle réclame plus de place à l’initiative ouvrière et à la liberté de critique. Mais en préconisant le pouvoir des syndicats ouvriers, une sorte d’autogestion des entreprises, elle ouvre une voie qui laisserait libre cours aux intérêts sectoriels, aux corporatismes. Elle sous-estime tout à fait la continuation de la lutte de classe dans la construction du socialisme (et le rôle du Parti et de l’Etat pour la diriger). Celle-ci lui semble résolue par le miracle des « communautés de producteurs s’administrant eux-mêmes ».
Si la voie proposée était fausse, les questions posées par l’Opposition Ouvrière méritaient considération et réponse appropriée. Ce qui ne fut pas fait. Posées en pleine guerre et en même temps que Cronstadt, elles furent considérées comme un affaiblissement du Parti au moment où il avait d’autres chats à fouetter. Raidi devant les difficultés immédiates, le Parti décide même d’interdire les fractions: tous devaient se plier à la discipline de la majorité, et son représentant, le Comité Central, obtint le droit d’exclure tout contrevenant. Premier pas vers l’étouffement de la minorité et le « monolithisme » du Parti cher à Staline.
« C’est une mesure extrême qui est adoptée exceptionnellement… »58 commente Lénine.
Mais le provisoire resta définitif.
Ainsi les impérialistes, en poussant les bolchevicks à ces mesures extrêmes et graves (on sait que bien souvent les points de vue justes sont d’abord minoritaires), gagnaient sur le plan politique ce qu’ils n’avaient pu obtenir sur le champ de bataille.
Mais le communisme de guerre eut d’autres effets néfastes. Notamment celui de renforcer chez les bolchevicks une idée qui y existait déjà et selon laquelle le capitalisme d’Etat est l’antichambre du socialisme.
Déjà en septembre 1917, Lénine écrivait: « le socialisme n’est pas autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’Etat… que le monopole capitaliste d’Etat mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste »59.
« Pour autant »? On voit ici poindre la thèse – tant développée plus tard sous Staline – que le capitalisme cesse dès que la propriété juridique a changé de mains (en même temps que la thèse d’une sorte de phase nécessaire de centralisation étatique). Or la question n’est pas de dire « monopole au service du peuple » (tout le monde d’ailleurs se proclame au service du peuple), mais de savoir si l’activité productive est effectivement en sa possession, sous sa maîtrise.
Lénine, comme tous les bolchevicks, a tendance à voir dans le capitalisme d’Etat une forme d’organisation unique de la production, en un tout, qui permettrait de la gérer rationnellement. Il serait l’allié qui briserait la petite production morcelée. Par le monopole unique, l’Etat d’abord, puis la société, serait maître de sa production, de son destin, ayant unifié l’économie et par là les lois aveugles du marché. Dans l’illusion des nationalisations, il y a l’illusion technocratique que la centralisation de la propriété équivaut à l’unité de décision, à l’unité du corps social qui fonctionnerait comme une unique machine.
Le communisme de guerre a renforcé l’illusion de l’étatisme. L’Etat y organisant production et répartition de façon autoritaire, le marché semblait aboli (en fait, la circulation marchande existait toujours, et s’exprimait à travers des comportements spécifiques comme marché noir, stockage des récoltes cachées à l’Etat, revente de pièces, etc.). Non seulement l’étatisme n’avait rien supprimé des rapports de séparation, mais encore il avait accru la séparation entre les masses et l’Etat socialiste.
C’est pourquoi Lénine qualifia plus tard ces erreurs de « défaites plus graves » que toutes celles dues aux invasions militaires. A partir de la mi-1921, il convainc le Parti d’opérer le tournant de la NEP (Nouvelle Economie Politique). Celle-ci est d’abord expliquée comme un « recul », comme si le communisme de guerre avait effectivement été le communisme et qu’il fallait temporiser pour des raisons de circonstances. Puis elle devient vraiment pour Lénine une autre politique60. Au lieu que l’alliance grande industrie-Etat socialiste combatte la petite production, Lénine développe l’idée, à partir d’octobre 1921, d’une alliance fondamentale ouvriers-paysans dont la NEP sera le moyen. En 1923, malade et tirant le bilan de cinq années d’expérience, Lénine avancera dans cette direction en disant que la Coopérative est une forme socialiste de production pour la paysannerie, s’attachant à la transformation concrète des rapports de production par l’expérience et la lutte des masses elles-mêmes. C’est de là que partira Mao.
Dans ses dernières années, il accentue parallèlement sa critique de l’Etat coupé des masses. Son dernier texte déclare: « les choses vont si mal avec notre appareil d’Etat, pour ne pas dire qu’elles sont détestables… »61. En même temps, il s’attaque au chauvinisme développé par Staline sur la question des nationalités et le traite de « brutal argousin grand russe ».
La question n’est pas ici de réhabiliter Lénine. Son œuvre lui suffit. Ni de le condamner parce qu’il est resté prisonnier de certaines conceptions gravement erronées de la social-démocratie allemande quant à la théorie du capitalisme d’Etat. Mais de comprendre comment il a su, à la lumière de l’expérience, commencer à traiter des problèmes concrets que personne avant lui n’avait traités, et à esquisser des solutions novatrices. Ce sont elles qui seront reprises et poussées plus loin par Mao, comme nous le verrons, tandis que Staline au contraire les combattit en s’appuyant sur les thèses léninistes antérieures les plus erronées, celles là même que Lénine avait commencé à abandonner. Et en en inventant d’autres de son cru au passage.
3.4 Les erreurs de Staline sur la question de l’Etat
Nous avons vu que Staline pensait que la bourgeoisie n’existait plus dès lors que les formes de propriété étaient devenues étatiques. Déclarant en 1936: « plus de classe de capitalistes dans l’industrie. Plus de classe de koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et de spéculateurs dans le commerce. De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées »62, il était normal qu’il en déduise que, puisqu’il n’y a plus de bourgeoisie, il n’y a plus de prolétariat mais « une classe ouvrière entièrement nouvelle, affranchie de l’exploitation ». Quant aux paysans et intellectuels, les démarcations entre eux et la classe ouvrière « s’effacent… la distance entre ces groupes sociaux diminue de plus en plus… la société, (où) il n’existe plus de classes antagonistes, est composée de deux classes amies d’ouvriers et de paysans ». Tel est le tableau idyllique que Staline trace d’une société où subsistaient la loi de la valeur, les échanges marchands, une très forte division intellectuels-manuels. Il déclara même que la question de savoir « qui l’emportera » est définitivement résolue63.
Lénine, tout en bataillant ferme sur la nécessité de l’Etat, ne perdait de vue ni l’objectif final (son dépérissement), ni les défauts importants de l’Etat soviétique. Il en analysait la réalité et ne présentait pas les pauses, compromis, détours que la situation concrète avait imposé de prendre comme l’idéal socialiste. Mais pour Staline, il n’y a plus qu’un socialisme pur, un « Etat prolétarien ». En 1936, selon lui, on a « aujourd’hui un Etat multinational parfaitement constitué ». En 1939, il confirme qu’à l’intérieur, l’Etat n’a plus pour tâche que « de faire un travail paisible d’organisation économique, de culture et d’éducation ». En 1952 encore, au 19ème Congrès, Malenkov fixe les tâches du Parti uniquement sur le plan économique, à commencer par « renforcer sans défaillance la puissance économique de notre Etat »64. Et les qualités d’un communiste y sont définies comme étant « de placer les intérêts de l’Etat au dessus de tout »65. De toute évidence (les déclarations abondent, au moins de 1935 à 1952), Staline identifie totalement les intérêts de la révolution à ceux du renforcement de l’Etat. La dictature du prolétariat, c’est le renforcement de l’appareil d’Etat. On peut remarquer qu’en 1930, au 16ème Congrès, il parlait du « développement du pouvoir d’Etat en vue de préparer le dépérissement de ce pouvoir », puis en 1933, il écrivait: « le dépérissement de l’Etat se fera non par l’affaiblissement du pouvoir d’Etat, mais par son renforcement maximum »66, jusqu’en 1950, où il dit: « le pays de la révolution victorieuse doit, non pas affaiblir, mais consolider par tous les moyens son Etat, les organismes d’Etat, les services de renseignement, l’armée, si ce pays ne veut pas être brisé par l’encerclement capitaliste »67.
Staline est bien incapable d’expliquer la contradiction où il se plonge lui-même. A savoir, justifier le renforcement de l’Etat au moment même où il annonce que son fondement, les classes, disparait. Il avance alors un argument qu’il répète à satiété: l’encerclement impérialiste. Certes, c’était une très sérieuse réalité. Mais en quoi cela justifiait-il autre chose qu’un appareil d’Etat limité à l’armée, alors que s’enfle aussi un énorme appareil administratif, policier, etc.? Et même en ce qui concerne l’armée, n’aurait-elle pas dû être basée sur la défense populaire? S’il n’y a plus de classe, raison de plus pour démocratiser l’armée.
Est-ce que cela nécessite de briser les soviets et de renforcer le pouvoir des ministères et directeurs dans tous les domaines? Bien sûr que non: c’est ici le choix de la voie bourgeoise, du renforcement de « l’appareil spécial », au lieu de l’approfondissement de l’action directe des masses (Marx disait au contraire: « en même temps que la profondeur de l’action historique, augmentera donc l’étendue de la masse dont elle est l’action »). La théorie de Staline s’énonce finalement vulgairement ainsi: à l’intérieur, tout va bien entre classes amies, il n’y a plus qu’à travailler à développer la production. Sur ce point, l’Etat pourrait être supprimé (Staline, au 18ème Congrès 1939). Mais il faut en fait le renforcer à tout va, à cause des ennemis extérieurs. Voyons quelques conséquences de cette position.
1°) Comme nous l’avons vu, le Plan ne peut pas se réaliser comme prévu, et les décisions centrales se heurtent à de nombreuses résistances, des ouvriers aux nouveaux bourgeois. Staline ne voit la source de ces difficultés que d’origine extérieure, puisqu’à l’intérieur, il n’y a que des classes amies. Ce sont « les Etats bourgeois et leurs organismes qui envoient dans notre pays des espions, des assassins, des saboteurs, et guettent l’instant propice pour attaquer militairement »68. Ne pouvoir comprendre toute difficulté, toute opposition que comme l’effet de l’action d’agents stipendiés de l’étranger implique le développement d’une paranoïa aiguë. D’autant plus que ces résistances sont partout, du haut en bas de l’échelle sociale, des villes aux campagnes les plus reculées. Ainsi Staline, qui vit dans une atmosphère de complot permanent, imagine l’URSS comme pénétrée par d’innombrables réseaux d’espionnage contre lesquels la police, sans cesse renforcée, mène une lutte toujours plus brutale parce que toujours plus inefficace.
2°) Pour Staline, l’Etat doit gérer la société. L’important est de le rendre toujours plus fort, toujours plus apte à cette « gestion pacifique ». Pour cela, il faut valoriser les « experts », non les masses, puisque ce sont des spécialistes de l’appareil qui gèrent tout « par le haut ». D’où la déclaration de Staline: « les cadres décident de tout ». D’où les très nombreux privilèges consentis à ces cadres (salaires, primes, logements, approvisionnements, etc.), qui ne font qu’accélérer leur transformation en nouveaux bourgeois. La question à résoudre devient alors celle du « juste choix et de la bonne éducation des cadres » (mais sans transformer leur situation par rapport aux masses, sans se demander d’où vient la « juste ligne » qu’ils doivent appliquer). Et quand il arrive à Staline de considérer le phénomène du bureaucratisme, comme au 19ème Congrès, il l’attribue à un « retard idéologique » et à l’influence « d’idéologies étrangères »69. Cette bureaucratie n’a aucune base matérielle. Il suffit donc de soigner l’idéologie par une éducation appropriée pour perfectionner les cadres. Sélection, éducation des cadres, épuration, exécution des « espions » (ces mêmes cadres quand l’éducation n’a pas suffi à empêcher la renaissance de leurs positions erronées), voilà la politique du renforcement de l’Etat. Il faut noter que cette thèse du retard idéologique est très pernicieuse quand elle sert – comme chez Staline – à masquer l’existence des bases matérielles d’une idéologie et d’une voie politique bourgeoise dans l’Etat socialiste.
3°) Cette négation de la lutte de classe et des bases matérielles de la reproduction d’une nouvelle bourgeoisie désarmait évidemment le prolétariat. Non seulement il ne savait pas qui combattre, mais encore cela ne lui était même pas demandé (sauf de défendre la patrie contre les ennemis extérieurs). Lorsque, du fait des contradictions qui existaient inévitablement, surgissaient des divergences et des oppositions à la politique du Parti, elles ne pouvaient, pour Staline, qu’être le fait d’ennemis liés à l’étranger. Donc traitées par la violence, même s’il s’agissait en réalité de contradictions au sein du peuple entre le prolétariat et ses alliés.
La démocratie n’est plus alors considérée comme un moyen pour entraîner les masses laborieuses à la lutte contre la bourgeoisie et contre ce qui la reproduit dans la base économique et la superstructure, puisqu’elle est définitivement anéantie. La démocratie n’est plus que formelle, les soviets ne servent plus à rien. Il ne reste qu’à organiser le « travail paisible » de production à l’ombre de l’Etat: il est prolétarien et donc tout ce qui vient « d’en haut » est juste. Tout ce qui s’y oppose est réprimé par la violence.
On voit que Staline a utilisé la méthode du renforcement de l’appareil d’Etat pour lutter contre les défauts inhérents à l’existence même de cet appareil. Il a préconisé le renforcement de la bureaucratie pour lutter contre la bureaucratie. Ce faisant, il utilisait un « remède » qui aggravait le mal. Un « remède » qui aboutissait à rendre vides les organisations ouvrières (soviets, syndicats, etc.) au profit de l’appareil d’Etat, à renforcer la division du travail et le rôle des cadres. Bref, un « remède » qui accélérait la formation d’une nouvelle bourgeoisie au lieu de la réduire. Staline pensait qu’il n’y avait pas une telle bourgeoisie dans l’Etat socialiste. Et cela l’a poussé à agir de telle sorte qu’il la renforçait. Plus il éliminait les « espions » par les méthodes bureaucratiques, plus il en renaissait. Quand Khrouchtchev est arrivé au pouvoir, c’est bien toute une classe qui l’a soutenu: le terrain était préparé. De même était préparé le terrain théorique qui a donné naissance au concept « d’Etat du peuple tout entier » (voir à ce sujet la Constitution de 1936 particulièrement).
Suivant l’image classique, Staline n’arrêtait pas de couper les branches d’un arbre qu’il était incapable d’attaquer à la racine. Les critiques bourgeois de Staline mettent en avant ses crimes répressifs. Sur ce plan, ils n’ont aucune leçon à lui faire, tous, eux aussi, sont assis sur des monceaux de cadavres des guerres coloniales, des guerres mondiales, des fascismes, des famines, des désastres écologiques, etc. Les marxistes critiquent Staline parce qu’il a construit une dictature bourgeoise: c’est la nature de classe du système qu’il dirigeait qui explique la répression de masse, non l’inverse.
Nous n’aborderons pas ici une autre des conséquences néfastes de la théorie des forces productives: la thèse de la construction du communisme dans un seul pays qui débouche, avec Staline, sur l’ultranationalisme et l’impérialisme militaire70.
Nous allons par contre poursuivre sur la tentative maoïste de la Grande Révolution Prolétarienne (GRCP) de s’opposer au modèle stalinien et à la théorie « des forces productives » par une révolution dans la révolution.
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CHAPITRE 4. LA LUTTE CONTRE LA DEGENERESCENCE: LA GRANDE REVOLUTION CULTURELLE PROLETARIENNE
La GRCP n’est pas tombée du ciel. Mao a dit qu’elle était la forme « enfin » trouvée de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans la société socialiste. « Enfin », car il y eut de multiples autres tentatives de corriger les défauts de l’édification du socialisme en Chine. Mais celles-ci étaient des « mouvements de rectification », dirigés et contrôlés par le Parti, à travers lesquels un certain nombre de cadres, moyens ou petits, étaient critiqués et sanctionnés. Et puis, tout reprenait comme avant. Ce n’est qu’avec l’échec du Grand Bond en Avant (GBA) que Mao commença à comprendre que c’était au sein même du Parti et de l’Etat, et jusqu’à leur plus haut niveau, que se situaient les résistances et que se formait un nouveau « quartier général » de la bourgeoisie. D’où la conclusion: il n’y avait que la solution de mobiliser les masses pour une nouvelle révolution contre ce quartier général et ses troupes. Ce fut la GRCP.
Les événements extérieurs, notamment le soulèvement populaire de Hongrie en 1956, ont aussi joué un rôle important pour amener Mao à la compréhension de la nécessité de modifier très profondément les rapports entre le Parti et les masses, au profit d’une intervention croissante de celles-ci dans le processus révolutionnaire. Pour lui, et bien qu’il ait condamné de façon fort sommaire ce soulèvement comme un coup d’Etat bourgeois, se posait néanmoins la question de comprendre pourquoi la bourgeoisie avait pu ainsi avoir une telle influence sur les masses. Ce qui l’amena, contrairement à la tradition stalinienne, à réfléchir sur les contradictions de la société socialiste. C’est en 1957 qu’il fait paraître à ce sujet son célèbre ouvrage « De la juste solution des contradictions au sein du peuple » qui eut un tel impact parce que justement il amorçait une rupture avec cette tradition. En effet, dans cet ouvrage, Mao avance la thèse alors iconoclaste de l’existence des classes et de la lutte des classes dans la société socialiste, et non pas seulement à l’extérieur de celle-ci.
Par ailleurs, en 1950, la guerre de Corée avait marqué les débuts de la politique de coexistence pacifique URSS-USA qui devait largement se développer par la suite au détriment des intérêts des luttes armées anti-impérialistes des peuples dominés, que l’URSS ne soutenait en général que mollement, et toujours en fonction de ses seuls intérêts de grande puissance.
Mao fut ainsi amené à la rupture sino-soviétique du début des années 60, sous l’effet d’une double divergence quant à la poursuite de la lutte des classes, tant à l’intérieur des pays dits socialistes, qu’entre eux, les peuples dominés et les pays impérialistes occidentaux.
Ce qui fut formulé dans les célèbres textes de l’époque (par exemple, la fameuse « Lettre en 25 points »).
Tel est, très brièvement brossé, le contexte général dans lequel Mao fut amené à lancer la GRCP. Avant d’y venir, il est utile de dire un mot du GBA, puisque c’est son échec qui révéla l’ampleur et la puissance de la nouvelle bourgeoisie en Chine.
4.1 Le grand bond en avant: une répétition générale
4.1.1 L’homme ou la technique
Le GBA a été lancé par Mao en 1958. Jusque là, la politique économique chinoise était largement d’inspiration « classique »: celle du modèle stalinien. Priorité à l’industrie lourde, aux techniques importées, aux experts (russes notamment), au Plan bureaucratique décidé par ceux d’en haut. Le président de la République, Liou Shao Shi, la résumait ainsi: « mécanisation d’abord, coopération ensuite ». Pour lui, par exemple, la multiplication des tracteurs et autres machines agricoles doit nécessairement précéder l’organisation de la coopération paysanne, on ne peut compter sur les qualités des hommes, elles dépendent des machines. Le corollaire de cette position est lui aussi stalinien pur sucre: « la contradiction principale en Chine est entre le système socialiste avancé et les forces productives arriérées de la société ».
Cette expression classique de la théorie des forces productives nie que la principale d’entre elles est l’homme, que coopérer consciemment, c’est aussi accroître la production en mettant l’accent sur la créativité, la conscience politique des hommes.
Face à cette conception technocratique bourgeoise, Mao ironise en faisant le parallèle avec l’URSS: « qu’entend-on chez eux par succès? Rien d’autre que leurs 50 millions de tonnes d’acier, 400 millions de tonnes de charbon et 80 millions de tonnes de pétrole. Est-ce que cela compte pour beaucoup? Mais non. Et les voilà pris de vertige pour si peu, et c’est ça des communistes, des marxistes! »71.
La GRCP dira en une formule plus ramassée: « le spoutnik s’est envolé et le drapeau rouge est tombé » pour signifier qu’en eux-mêmes les exploits techniques ne libèrent pas l’homme.
En lançant le GBA, Mao veut poursuivre sur la voie de la coopération, ouverte par la réforme agraire de 1949 qui donne la terre aux paysans, puis la création des groupes d’entre-aide qui précède celle des coopératives élémentaires, puis supérieures. Mais il conçoit cette avancée en comptant sur la force de la volonté consciente des hommes, prenant le contre-pied de la théorie stalinienne, « les cadres décident de tout, la technique est maîtresse de tout », selon laquelle la priorité doit être accordée au secteur I de la production des moyens de production, dont les rythmes de croissance détermineraient tous les autres.
Mao observe qu’au contraire le développement de la production de biens de consommation permet de dégager plus vite des fonds pour l’accumulation (les investissements y sont moins lourds, l’accumulation plus rapide), tout en permettant de répondre aux besoins de la population, donc de motiver son implication, et d’offrir des débouchés au secteur I qui sinon, comme en URSS, finit par produire pour lui-même au lieu de produire pour le peuple. Il prône l’accumulation dans l’équilibre dit de « marcher sur les deux jambes ».
A l’inverse de la théorie stalinienne, pour laquelle les méthodes de production arriérées retardent le système social avancé, Mao pense que c’est la superstructure bureaucratique, rigide et conservatrice, qui freine la créativité des masses pour se préserver. D’ailleurs, si l’Etat les ponctionne trop, elles ne pourront pas penser que ce régime leur apporte quelque chose, et seront démobilisées. Les mobiliser nécessite qu’elles s’impliquent, décident elles-mêmes le plan possible de l’affectation du travail et des richesses, que l’accumulation soit aussi, au niveau des coopératives, maîtrisée et contrôlée par elles, et pas seulement par en haut. D’où la volonté maoïste de contourner l’Etat et sa bureaucratie, en mobilisant les masses pour l’amener à « rectifier son style de travail ». Nous verrons plus loin les limites d’un tel raisonnement.
On a souvent réduit le GBA à son initiative la plus spectaculaire: la tentative de production à grande échelle de fonte et d’acier par la multiplication des « petits hauts fourneaux » à la campagne. Mais ce n’en fut là qu’un aspect, pas le plus important même s’il fut le symbole de l’excès de volontarisme et de l’échec du GBA.
Le principal est que le GBA développe une méthode d’accumulation basée sur la décentralisation des responsabilités, des techniques simples maîtrisables par tous, une priorité à l’industrie locale servant l’agriculture, et la satisfaction des besoins immédiats les plus urgents. Méthode qui en elle-même n’est pas propre à la société socialiste (le Japon, Taïwan, la Corée du Sud, etc., ont eu une approche ayant des points communs: petites usines à la campagne, utilisation de la main-d’œuvre agricole en périodes d’inactivité), mais qui a été poussée en Chine beaucoup plus loin et beaucoup plus radicalement qu’ailleurs dans sa philosophie spécifique et dans sa mise en œuvre: faire confiance aux masses, les associer aux décisions. Un cadre approprié est mis en place, suffisamment large pour avoir les moyens de son autonomie face au pouvoir central: la Commune Populaire.
4.1.2 Les Communes Populaires
La Commune Populaire, décidée à l’été 1958, se veut une forme supérieure de coopération. En effet, elle ne se limite pas à l’organisation du travail et de la distribution, mais a aussi la responsabilité d’un ensemble de fonctions administratives, éducatives, militaires, propres, pense-t-on, à permettre aux hommes qu’elle regroupe de devenir les individus complets se gouvernant eux-mêmes que le communisme veut promouvoir. D’où, par exemple, cette fière déclaration anti-étatiste de Mao: « le peuple, c’est la Commune, le seigneur, c’est l’Etat »72.
La prise en charge des tâches domestiques par la Commune (cantines, jardins d’enfants, ateliers de couture, etc.) en libère les femmes, tandis que leur gratuité annonce le principe de l’abolition de la monnaie, du « à chacun selon ses besoins ». La Commune croit, souvent, pouvoir aller jusqu’à une distribution entièrement égalitaire et gratuite, supprimant les lopins privés, voire même les basses-cours, et instaurant une rémunération fixe et égale pour tous.
Disséminer les tracteurs, les petits ateliers de première transformation et de réparation, dans les Communes, au lieu de les concentrer comme en URSS dans les « stations machines tracteurs », est peut-être moins rentable à court terme, mais c’est permettre aux paysans de s’initier à la mécanique, élargir leur appropriation réelle, diminuer le rôle des experts.
La volonté, la confiance en l’homme et en sa capacité de triompher de tout sont certes ici grandioses. Mais le problème est que le communisme ne se décrète pas ainsi. Les comportements des hommes sont généralement fonction de l’état du développement des rapports de production concrets, des conditions du développement historique. La nécessité fixe des limites à la liberté. Et Mao n’a pas analysé ces limites.
Le lancement des Communes Populaires a été très improvisé, volontariste. Comme si tout était possible à l’homme, pourvu qu’il le veuille. Des dizaines de millions d’hommes ont été lancés (certains ont avancé le chiffre de 100 millions) dans de gigantesques travaux d’infrastructure (irrigation notamment) et dans la production de fonte par les « petits hauts fourneaux ». Les résultats en furent souvent mauvais dans tous les domaines (terres salinisées faute de maîtrise des lois de l’irrigation, fonte de très mauvaise qualité, moyens de transport déficients, etc.), tandis que les travailleurs s’épuisaient et que, privée de main-d’œuvre, la production agricole chutait dangereusement, au point d’entraîner des famines.
Dès la fin de 1958, au Comité Central de Wuhan, il faut faire machine arrière. L’excès d’égalitarisme qui, dans une situation de pénurie, ne stimule pas le travail, est condamné. On restitue les lopins privés, les animaux de basse-cour, les petits moyens de production. On stoppe les « petits hauts fourneaux ». On rétablit une hiérarchie des salaires, avec la raison que cela correspondrait au principe marxiste « à chacun selon son travail » (ce qui est un faux argument).
Mao critique lui-même les « excès » du GBA. Excès d’égalitarisme, excès d’accumulation, excès du travail « volontaire » (forcé) et gratuit, excès d’exiger la mise en commun de tous les biens (ce qu’il dénonce comme une forme d’accaparement autoritaire qui entraîne la résistance des paysans qui n’ont rien en échange), excès de la bureaucratie engendrée dans les Communes par la gestion de tous ces excès et qui ponctionne le paysan.
Mais si Mao constate les excès, il n’en dit pas les origines, ni pourquoi il était erroné de prendre toutes ces mesures pourtant apparemment d’orientation communiste. Le problème reste donc entier (on pourrait par exemple penser qu’il s’agissait de mesures correctes, mais mal appliquées ou sabotées par l’appareil).
Par contre, le simple constat de l’échec l’amena à devoir céder à la droite: ne pouvant préconiser une autre analyse que celle des excès, Mao doit accepter de revenir purement et simplement en arrière. Il le fait en passant un compromis avec l’opposition (l’appareil du Parti), par lequel il lui laisse le pouvoir d’Etat et la gestion, mais elle avale le limogeage du chef de l’armée, le maréchal Peng te Huai (et son remplacement par un fidèle de Mao: Lin Piao) qui avait émis les plus vives critiques contre le GBA, et surtout exigeait une armée professionnelle, sur le modèle russe.
Ici Mao montre sa lucidité en conservant l’essentiel: le contrôle de l’armée, pouvoir suprême, ce qui lui sera fort utile plus tard dans son ultime offensive contre la droite, celle de la GRCP.
Sous la direction de Liou Shao Shi et Deng Tsiao Ping (avec sa formule fameuse « chat blanc, chat noir, peu importe pourvu qu’il attrape les souris », selon laquelle l’efficacité économique serait le seul but et ne dépendrait pas de la ligne politique), l’appareil du Parti restaure la primauté et l’autorité de la bureaucratie centrale, des experts, de la technique, la hiérarchie, les primes, etc., sous le prétexte classique du retour à l’ordre.
On voit ici comme une répétition de ce qui se passera sous la GRCP: un excès de volontarisme dans le sens d’un égalitarisme idéologique quant au niveau de vie, auquel succède un retour tout aussi excessif du balancier vers l’ordre ancien.
C’est que l’égalité distributive se heurte aux réalités d’une société de pénuries (donc à la domination de la nécessité, du travail contraint), aux inégalités profondes dans les conditions de production, marquée par les séparations des producteurs entre eux, villes-campagnes, intellectuels-manuels, etc. Dans une telle situation, on retrouve nécessairement la loi de la valeur (le travail apparaît, se socialise, sous forme de quantités de travail abstrait), et donc le salaire et ses hiérarchies ainsi que tous les comportements engendrés par le fétichisme de ces choses et de leurs rapports73.
Par exemple, ce n’est pas parce qu’on décide formellement de fusionner les échelons inférieurs (brigades de production) en entités plus grandes (Communes Populaires) qu’on supprime automatiquement dans la réalité les séparations entre les unités de base de production paysannes. Comme le fait que les terres sont de qualité différentes, qu’il y a donc, Commune ou pas, des brigades qui produisent plus que d’autres. Leur donner à toutes le même revenu au sein de la Commune, alors que le travail reste caractérisé par la contrainte, c’est encourager celles qui sont pauvres à compter sur celles qui sont riches, et celles-ci à travailler moins, à freiner la collecte, à stocker en cachette. Ce n’est pas l’addition de producteurs concrètement séparés qui peut suffire à les unir réellement.
L’administration reste une nécessité pour répartir le travail contraint. Elle s’accroît même de façon pléthorique pour gérer une entité aussi vaste que la Commune, dont les producteurs restent concrètement éparpillés, et dès lors ne crée que l’illusion de la disparition de l’Etat. Elle est beaucoup trop « loin » des paysans, compte tenu de la réalité du travail parcellaire, de l’isolement des villages. Bref, l’égalitarisme dans la distribution ne peut être fondé que sur l’égalité dans les conditions de la production, la gestion non étatique par tous réclame temps libre et accès aux informations et connaissances, et il n’est pas tenu compte de l’inexistence de ces conditions de base pour le lancement des Communes.
On peut en prendre deux exemples. Sortir les femmes des travaux domestiques est certes fort bien. Mais comme il reste nécessaire de les affecter à d’autres travaux, aux champs ou dans les ateliers, le résultat n’est encore ni la liberté, ni le temps de se cultiver et de créer, ni même nécessairement l’enthousiasme. Ou encore, coopérer dans le travail est fort bien aussi: cela le rend plus efficace. C’est d’ailleurs pourquoi le capitalisme organise aussi la coopération. Tout le problème est justement: qui l’organise? Les coopérateurs ont-ils les moyens, les capacités de gérer leurs affaires. Non, s’ils ne sont pas au moins dotés du temps libre, si le travail reste toujours une longue et abrutissante contrainte.
Et la Commune leur apparaîtra d’autant moins motivante qu’en plus, du fait de l’objectif fixé d’une énorme accumulation ayant pour but de « dépasser l’Angleterre », ils n’y gagnent même pas plus sur le plan matériel74. Quand il s’agit de longues journées de travail contraint, de la nécessité d’augmenter les forces productives, de faibles ressources, l’enthousiasme est nécessairement limité à une frange d’activistes conscients des buts lointains poursuivis.
Mao n’analyse pas à fond ces raisons, ni d’autres, de l’échec des Communes Populaires, c’est-à-dire jusqu’à la réalité des conditions de la production et des rapports sociaux qui en découlent et les caractérisent. Il ignore les travaux de Marx sur ces questions fondamentales. Il ne reste plus qu’à dire qu’on a été « trop loin », à parler « d’excès » sans comprendre en quoi ni pourquoi, donc sans pouvoir fixer une autre alternative à la théorie des forces productives et à une prise de conscience des masses. C’est le nécessaire retour au pouvoir des conservateurs.
Ceux-ci remettent en avant ce qu’il fallait effectivement combattre: la ligne stalinienne. De là, Mao se forge la conviction que c’est surtout eux, l’appareil des cadres du Parti, qui sont la cause de l’échec de ses initiatives, auxquelles ils s’opposent effectivement constamment. C’est vrai, mais incomplet, car c’est ne pas voir toutes les bases objectives sur lesquelles repose l’existence de ces cadres, et pourquoi les masses ne s’enthousiasment pas plus profondément pour les solutions communautaires de Mao, telles les Communes, et ne les reprennent pas massivement à leur compte.
Quoi qu’il en soit, pensant avoir repéré l’ennemi, une large part de l’appareil du Parti lui-même, Mao va lancer contre lui la Révolution Culturelle, par laquelle il essaiera à nouveau de mobiliser les masses chinoises.
Du moins en 1966, après les trois « années noires » 59-62 d’extrêmes difficultés (famines, retrait des techniciens soviétiques et fermetures de nombreux chantiers importants, rupture sino-soviétique) et après avoir tenté, une dernière fois, un mouvement de rééducation-rectification classique du Parti par le haut et par lui-même (le Mouvement d’Education Socialiste).
4.2 La grande révolution culturelle prolétarienne
4.2.1 Bref rappel de l’histoire de la GRCP
L’échec du GBA a poussé Mao à consolider définitivement trois thèses essentielles qu’il n’avait qu’esquissées auparavant, allant à l’encontre des idées qui, à son époque, semblaient acquises dans le mouvement communiste.
D’abord, il réfute la thèse stalinienne selon laquelle après la transformation juridique des moyens de production, « les classes exploiteuses sont liquidées ». Mao déclare au contraire que la direction effective de la Chine se trouve aux mains d’une « nouvelle bourgeoise » qui prône une voie de développement fondée sur la conservation de sa position dominante dans les rapports sociaux et de tous les privilèges qui en découlent.
Mais il constate que la lutte de classe dans la société socialiste est complexe car elle y apparaît sous une forme nouvelle: camouflée sur le terrain même du marxisme. Usant d’un « marxisme » édulcoré, « révisé », la nouvelle bourgeoisie ne s’affiche évidemment pas comme telle, ne défend pas ouvertement les vertus du capitalisme, mais agit en se réclamant du communisme, en « agitant le drapeau rouge ». D’où la difficulté particulière de la repérer et de l’isoler, notamment à cette étape du processus en Chine où l’infrastructure est encore largement capitaliste, où les rapports capitalistes doivent encore être tolérés, reconnus par la loi, où donc la bourgeoisie a nécessairement une place dans la société (nous y reviendrons plus loin à propos de la lutte contre « le droit bourgeois »).
Face à cette difficulté, Mao innove une deuxième fois en rompant avec cette autre idée stalinienne de « monolithisme du Parti ». Il faut au contraire comprendre, dit-il, que la contradiction bourgeoisie/prolétariat se reflète nécessairement dans le Parti. Il faut même laisser s’exprimer dans une certaine mesure les conceptions et pratiques divergentes, car c’est la seule façon de pouvoir organiser le combat en toute connaissance de cause, que les masses en perçoivent les enjeux par l’expérience concrète, au-delà des professions de foi révolutionnaires, et donc puissent être le moteur de la lutte. Réprimer immédiatement une opinion, une pratique divergente, à la façon de Staline, c’est non seulement risquer de se tromper (la minorité pouvant fort bien avoir raison), mais c’est aussi la certitude de ne rien changer à la situation: on règle le problème en petit comité avant de comprendre d’où il vient en profondeur. Cela fait certes taire tout le monde, mais n’empêche nullement les opinions d’exister, ni la bourgeoisie de se reproduire, s’il s’agit d’elle, puisqu’on ne l’oblige alors qu’à se terrer, à apprendre à agir mieux encore en coulisse et à attendre son heure lorsque surviennent telles ou telles difficultés.
C’est pourquoi Mao a eu parfaitement raison de laisser s’exprimer et agir toutes sortes de courants pendant la GRCP, contrairement à l’opinion de ceux qui lui reprochent d’avoir laissé le désordre s’installer (mais comme il le disait: « dans une eau trop claire, on n’attrape pas de poisson »), d’avoir « toléré » l’existence de la bourgeoisie (comme si elle pouvait alors ne pas exister compte tenu des bases matérielles de sa reproduction dans les rapports sociaux). Un tout autre problème, nous le verrons, est de voir s’il a su diriger correctement la lutte en éclairant les choix entre toutes ces opinions, en lui proposant des buts judicieux.
Enfin Mao innove une troisième fois. Il abandonne les classiques campagnes d’épuration et de rééducation du Parti par lui-même. Par la méthode consistant à élargir la lutte en laissant apparaître au grand jour les pratiques concrètes (et même en suscitant cette apparition pour faire sortir le gibier de son trou), il en appelle aux masses, qui les constatent et les subissent, pour les combattre, et qu’ainsi elles s’éduquent elles-mêmes par l’expérience. C’est le contraire d’une sanction policière, accompagnée éventuellement d’une « explication » qui n’est au mieux qu’un cours magistral auquel les masses restent extérieures. Le principal objectif de la lutte est que ce soit ces dernières qui transforment la société, qu’elles accroissent leur conscience politique, donc leur pouvoir. Elle doit aboutir à une transformation radicale des rapports Parti/masses, à une avancée dans la voie de l’extinction du « pouvoir séparé » que forme l’Etat.
Ces trois innovations maoïstes caractérisent profondément la GRCP, et font qu’elle restera un événement historique de première grandeur.
A ses débuts, cette révolution n’était effectivement que « Culturelle », en ce sens que son objectif était de lutter contre les idées et conceptions bourgeoises dans les domaines de la culture, de l’art, de l’enseignement. Et les premiers « Gardes Rouges » étaient surtout étudiants et lycéens. Ce sont des domaines en effet où l’influence bourgeoise reste particulièrement forte et d’où – en tout premier lieu – la bourgeoisie peut le mieux travailler à reprendre tout le pouvoir. Comme Mao le dit en 1966: « pour renverser un régime, on dit nécessairement, et en premier lieu, préparer l’opinion et travailler dans le domaine idéologique. Cela est vrai aussi bien pour les classes révolutionnaires que pour les classes contre-révolutionnaires… Bien que renversée, la bourgeoisie tente de corrompre les masses et de conquérir leur cœur au moyen de la pensée, de la culture, des mœurs et des coutumes anciennes des classes exploiteuses en vue de sa restauration »75.
Mao commence par le commencement: préparer l’opinion, mener la lutte idéologique et commencer à voir quels loups sortent du bois. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Face à ces premières attaques, l’appareil du Parti appliqua sa tactique habituelle: un bruyant soutien de façade pour camoufler un sabotage dans la pratique.
L’Université compte encore 40 % d’étudiants originaires de familles bourgeoises et de très nombreux enfants de cadres du Parti. Le système académique, les études abstraites, l’élitisme du mode de sélection, les privilèges, éloignaient les enfants de travailleurs.
Certes, conformément aux directives, l’appareil du Parti y envoie des « groupes d’enquête ». Mais, s’appuyant sur ces couches d’étudiants soucieux uniquement de leurs futures places de cadres, ces groupes s’armaient d’un autoritarisme formel pour étouffer toutes les contestations et critiques des étudiants « rebelles ». Leur méthode consiste à accuser certains cadres moyens et inférieurs pour détourner l’attention des hauts responsables et les protéger, d’agir par voie d’autorité au lieu de mobiliser les masses. Puis de déclarer les problèmes réglés par quelques changements de personnes qui auraient mal appliqué les justes instructions des responsables.
Mais les étudiants rebelles ne baissent pas les bras. Mao les fait appuyer par la fameuse Circulaire du 16 mai 1966 du Comité Central, qui déclare notamment: « sans détruire, on ne peut pas construire. Détruire, c’est critiquer, faire la révolution… Ainsi vient d’abord la destruction qui porte la construction ». Une autre perspective que de punir quelques exécutants secondaires.
C’est alors le déclenchement du célèbre « Eté des Gardes Rouges » avec la diffusion du propre « dazibao » de Mao, « Feu sur le quartier général ». Des millions de Gardes Rouges se lèvent dans tout le pays et sont reçus à Pékin par Mao qui marque ainsi l’importance qu’il attache à leur combat.
Cependant, à la fin de 1966, la jeunesse étudiante et lycéenne des Gardes Rouges est divisée en de multiples factions qui se combattent les unes les autres, souvent appuyées en sous-main par des dirigeants du Parti, la droite ayant suscité ses propres groupes de Gardes Rouges. Il y a plus qu’une nuance entre se rebeller et s’unir pour un projet. Mao constate que la jeunesse a joué son rôle « d’avant-garde en quelque sorte », avec ses qualités de vive sensibilité aux injustices, d’enthousiasme, mais aussi son manque d’expérience et de maturité, défauts qui l’empêchent d’aller plus loin. Le mouvement des Gardes Rouges a permis de repérer, d’isoler et d’éliminer de nombreux chefs conservateurs (Peng Chen, le maire de Pékin, et d’autres de l’entourage de Liou Shao Shi). Mais cela n’était pas encore un changement en profondeur de la société chinoise. Aussi Mao choisit de poursuivre dans la voie d’encourager l’initiative des masses et de « mettre le feu à toute la plaine ».
L’occasion lui en fut donnée, en 1967, par l’initiative des ouvriers de Shanghai. Après de violents combats, ils avaient délogé la municipalité conservatrice et s’étaient organisés, dès la fin 66, en « quartier général des rebelles ouvriers ». Les cadres conservateurs avaient tenté de s’y opposer en poussant les travailleurs qu’ils pouvaient influencer à exiger des augmentations de salaires et à faire grève. Cette tactique est significative du point de vue des révisionnistes en général. Au-delà du fait qu’en créant le plus de désordres possibles, ils voulaient discréditer le mouvement des rebelles, on y retrouve en effet leur conception selon laquelle la révolution ne se caractériserait que par des questions de niveau de vie et que les ouvriers ne doivent, tout au plus, que se cantonner à des questions de salaires, et qu’on peut par là les mener à la baguette.
Face à ces manœuvres, les rebelles prirent eux-mêmes en main les tâches d’organisation et de production, et proclamèrent la « Commune de Shanghai » sur le modèle de la Commune de Paris, c’est-à-dire une administration composée de délégués élus et révocables, concentrant toutes les fonctions.
Cependant, et ce fut là un point crucial de la GRCP sur lequel nous reviendrons, tout en soutenant la lutte des ouvriers de Shanghai contre les conservateurs, Mao se refusa à considérer que le modèle de Commune puisse être admis, n’étant pas généralisable selon lui à toute la Chine, Shanghai étant une agglomération de caractéristiques très particulières quant à la concentration industrielle. Il fit adopter une autre forme de gouvernement: le Comité de Triple Union, composé de représentants de l’armée, de cadres réputés non conservateurs et de rebelles (ces deux dernières catégories devant être élues par les masses).
Il pouvait être juste, notamment après l’expérience des Communes Populaires, d’estimer qu’une forme de ce type n’était pas possible dans les conditions du moment en Chine, compte tenu en particulier de la masse paysanne et de l’arriération du pays. Les Comités n’étaient d’ailleurs présentés que comme une forme transitoire pour consolider la GRCP dans tout le pays, en isolant la droite des forces intermédiaires.
Le problème est qu’aucune explication politique n’accompagna la dissolution de la Commune de Shanghai. Et c’est là un signe des limites de la GRCP, dont nous reparlerons plus loin. Car Shanghai pose crûment le problème dont, finalement, Mao n’a pu trouver la solution: quoi construire à cette étape du processus révolutionnaire chinois, et pourquoi? C’est-à-dire, quelle était exactement cette étape? A quelle exacte situation objective, à quelles potentialités de changements devait-on alors répondre? Que devait briser, que devait tolérer, que devait construire la révolution en cours, en fonction du rapport liberté-nécessité de la période?
Faute d’avoir pu répondre à ces questions théoriques et pratiques fondamentales, Mao a brisé autoritairement la Commune de Shanghai et, du même coup, l’initiative des fractions les plus radicales de la GRCP, sans pour autant les aider à prendre conscience des problèmes à résoudre. D’où amertume, désarroi, divisions, qui touchèrent aussi bien les ouvriers que les étudiants.
Reprenons néanmoins le cours des événements. Si l’été 66 avait été celui de la jeunesse étudiante, l’été 67 fut celui des ouvriers qui, à l’exemple de Shanghai, se mobilisèrent dans toutes les grandes villes de Chine. Parmi eux, les nombreux groupes qualifiés « d’extrême gauche » (qui regroupaient disent certains environ 30 millions de membres) développaient l’idée qu’il ne fallait pas se contenter de chasser quelques dirigeants et rééduquer les autres, mais que la cible de la révolution était toute une classe, qu’ils voyaient comme formée de l’ensemble des cadres dirigeants. En gros, pour eux, tout cadre était un ennemi. C’est ainsi que l’un des plus célèbres de ces groupes, le « Sheng-wu-lien », parle d’éliminer la « classe capitaliste rouge ».
Toute la question, et nous y reviendrons, est de savoir si on peut éliminer immédiatement la division sociale du travail, et donc les cadres, à ce moment en Chine. C’est la fonction qui doit être supprimée, sinon on remplace nécessairement des cadres par d’autres, et ça ne change rien. Mais ni Mao, ni les groupes radicaux, ne répondirent à fond à cette question, et la GRCP oscillera entre une répression massive des cadres, suivie de gros désordres dans la production, plus aucune autorité n’osant ou ne pouvant s’exercer, entraînant leur réhabilitation par contrecoup.
Quoi qu’il en soit, les « gauchistes » critiquent les Comités de Triple Union qui, selon eux, font la part trop belle aux anciens cadres et à l’armée. Ils sont, en gros, pour la suppression de l’Etat, la fusion immédiate de l’urbain et du rural, du civil et du militaire, le pouvoir direct des masses en toutes choses, une « Commune » à l’échelle de toute la Chine. Pour eux, les transformations à l’œuvre, telles que la destitution des fonctionnaires conservateurs, la rééducation des cadres par la participation au travail manuel et les « écoles du 7 mai » où ils lient le travail manuel à l’étude, l’abrogation des règlement despotiques protégeant les directions, la formation de techniciens issus des rangs ouvriers et les « universités d’usines », la suppression des stimulants matériels et des salaires aux pièces, etc., ne sont pas des avancées marquantes transformant les rapports sociaux, mais du simple replâtrage réformiste.
Contre ces radicaux, la gauche maoïste avance que l’Etat reste encore nécessaire dans la phase de transition, et l’impossibilité de l’égalitarisme, de la suppression de toute répartition suivant le travail au profit de celle suivant les besoins, la nécessité d’unir la majorité, donc y compris l’énorme masse des paysans nullement acquise au communisme, et non d’établir par la force un régime minoritaire, contradictoire d’ailleurs avec l’idée communiste du « non Etat ».
Mais elle non plus ne justifie pas ses arguments par une analyse précise de l’étape transitoire où en est la révolution chinoise. Ils peuvent donc apparaître comme des arguments d’autorité visant à protéger la droite et à n’opérer qu’une simple recomposition du pouvoir. Quand des professions de foi s’opposent à d’autres professions de foi, seule la force militaire peut trancher.
La droite a toujours une base d’influence forte chez les paysans, nombreux à souhaiter le retour à la petite propriété et hostiles en majorité à un développement de la collectivisation, mais aussi parmi les ouvriers des couches les plus qualifiées et les techniciens qui sont pour le maintien d’une hiérarchie des salaires et autres avantages dont ils profitent76.
Il règne une situation où diverses factions se multiplient et se combattent, ce qui est somme toute normal dans une pareille ébullition de masse, mais marque aussi l’absence de programme politique unificateur: du coup, les cibles du mouvement sont plus des hommes que la mise en place de nouveaux rapports sociaux.
De ce point de vue, l’affrontement extrême intervient en août 1967 quand l’extrême-gauche assaille le premier ministre Chou-en-Laï, chef de file de la masse centriste du pays, plus soucieux de gestion au jour le jour que de révolution, puis incendie l’ambassade britannique. Ceci dans le cadre général d’un mouvement de radicalisation qui voit ces groupes s’armer en dévalisant des casernes ou, dans le Sud, des convois à destination du Vietnam. Mao juge alors qu’une sanglante guerre civile est sur le point d’entraîner la Chine dans le chaos. Il juge l’extrême-gauche irresponsable et dangereuse par ses attaques tous azimuts par lesquelles elle s’isole de la majorité du pays tout en prétendant combattre dans le même temps tous les ennemis extérieurs: libérer Hong-Kong, Taïwan, combattre russes et américains, etc. Mao s’en tient à la seule tactique qui vaille: ne combattre à chaque étape que l’ennemi principal, ne pas combattre à l’extérieur quand on le fait à l’intérieur, unir la gauche pour rallier le centre et isoler la droite.
Il critique les radicaux pour être non seulement incapables de s’unir à la majorité, mais même entre eux, pour multiplier les cibles à abattre, pour oublier que s’il faut faire la révolution, il faut aussi s’occuper de la production, un chaos trop profond et trop prolongé ne pouvant qu’aliéner les masses à la GRCP, comme ce fut le cas pendant le GBA77.
Seule l’armée peut empêcher l’extrême-gauche de mettre en œuvre ses projets aventureux. Elle reçoit mission, en septembre 196778, de rétablir l’ordre et de faire le tri entre la gauche et la droite, afin de « soutenir » la gauche.
Mais cette armée n’est plus exactement un peuple en armes comme à l’époque de la guerre de libération. Elle est, nécessairement, devenue peu ou prou une institution, un corps spécial, dont les cadres professionnels ont une position sociale à défendre et sont, comme ceux de l’Etat et de la société civile, souvent conservateurs. Mao a d’ailleurs tenu l’armée à l’écart des bouleversements de la GRCP, afin d’en maintenir l’unité.
En conséquence, loin de « soutenir » la gauche, cette armée a plutôt suivi le penchant naturel de ce genre d’institution en faveur de l’ordre, de la discipline, des conservateurs. Cette attitude a été notamment illustrée par la rébellion de son corps dans la grande ville de Wuhan, en juillet 1967, où elle s’y livre à un massacre des masses soutenant la GRCP. Mao parvint tout juste à rétablir la situation. Pourtant le général mutin, surnommé à juste titre « le boucher Chen Zaido », fut rapidement gracié par lui (Mao déclarant qu’il « étudiait bien »!). Une telle mansuétude montre à quel point Mao s’était rendu prisonnier de l’armée. Les radicaux quant à eux n’en bénéficiaient pas, ils furent massacrés par milliers par l’armée, notamment dans le sud de la Chine. Ailleurs ils furent envoyés en masse à la campagne.
Tant et si bien que, dès la fin de 1968, c’en est fini des Gardes Rouges radicaux. Mais du coup, Mao et ses partisans restent seuls devant la toute puissance de l’armée, maîtresse du jeu (d’où le rôle de son chef Lin Piao), et la droite dès lors amorce le lent retour au pouvoir qui, à travers quelques mésaventures, se confirmera officiellement après la mort de Mao en 1976. L’échec de la GRCP naît de cette incapacité des différentes fractions maoïstes à s’unir, comme de celle de Mao à contribuer à les unir en proposant un objectif de société à la « Révolution Culturelle ». Obligé de frapper sur sa gauche comme sur sa droite, Mao, tel Robespierre après la liquidation d’Hebert et de Danton, se retrouve isolé.
En cette fin 1968, l’Etat ancien, le Parti sont certes en plein effondrement, mais le mouvement des masses n’a pu sécréter une nouvelle forme de pouvoir pour toute la Chine. L’armée reste la seule force organisée, l’ossature du pouvoir. Cela se traduit au plan politique: dans les Comités de Triple Union, elle occupe 53 % des postes (25 % pour les cadres, 21 % pour les rebelles), elle dirige 21 régions sur 29, et au 9ème Congrès du PCC, en 1969, son chef, le maréchal Lin Piao, est nommé successeur désigné de Mao.
Elle prend naturellement goût à ce pouvoir, et se refuse à retourner dans ses casernes comme le 9ème Congrès l’y invite aussi. Mais cette épreuve de force se termine mal pour les plus ambitieux de ses chefs. C’est ce qui a été appelé le « complot » de Lin Piao, et qui se termine par sa fuite et sa mort mystérieuse en 1971.
Malgré tout, avec lui, c’est le dernier appui important, même s’il était encombrant, de Mao qui tombe, et le pouvoir des conservateurs se renforce d’autant: à vrai dire, la voie leur est entièrement ouverte.
Certes, il y a eu un sursaut de la gauche en 1973-74 (symbolisé par la fameuse « bande des quatre »), qui tente une nouvelle fois d’abattre Chou-en-Lai. Mais elle l’entreprend par la voie détournée d’une fumeuse campagne contre Confucius (« pi-Kong ») que Chou, qu’en fait la gauche est maintenant bien trop faible pour menacer, n’a aucun mal à détourner en la transformant en critique posthume du « gauchiste » Lin Piao (la campagne devient « pi-Lin, pi-Kong », et personne n’y comprend rien).
En 1975 encore, les « quatre », qui contrôlent la presse, lancent une dernière offensive. C’est la campagne contre le « droit bourgeois ».
Nous avons déjà évoqué (cf. III-2, sur la superstructure) ce phénomène du caractère contradictoire bourgeois/prolétarien de l’Etat socialiste et de ses lois.
L’idée en est que, puisqu’en Chine la répartition se fait toujours selon le principe « à chacun selon son travail », il en résulte nécessairement des inégalités, comme Marx l’a montré dans sa « Critique du Programme de Gotha ». Et puisque ces inégalités sont « protégées », inscrites, dans la loi, celle-ci est encore en quelque sorte bourgeoise. Ces inégalités maintiennent l’existence de riches et de pauvres, elles sont donc selon les « quatre » une base pour l’existence de la bourgeoisie qui, elle, défend ardemment le « droit bourgeois ».
Nous reviendrons plus loin sur cette conception du « droit bourgeois ». Mais notons déjà 1°) qu’il est faux de dire que la Chine pratique le principe de la distribution selon le travail, puisqu’y existe toujours le salariat (donc le paiement non du travail, mais du prix de la force de travail), 2°) qu’il est tout aussi faux de voir d’abord les racines de l’existence des classes dans la distribution, alors qu’elle n’est que la conséquence de la place de chacun dans la production. Outre ces erreurs, qui manifestent l’incapacité d’analyse des « quatre », on peut observer qu’une telle campagne reste donc purement idéologique, puisqu’elle constate l’inégalité dans la répartition des richesses, sans pouvoir en indiquer les racines et donc comment la combattre: pourquoi maintenir ce principe de répartition s’il est simplement « injuste »? Et s’ils parviennent alors à faire tomber une seconde fois Deng Tsiao Ping après la mort de son protecteur Chou-en-Lai en janvier 76, c’est une victoire de courte durée. Un homme n’est pas grand-chose, la droite qu’il représentait est toujours là, et les « quatre » tombent à leur tour par un coup d’Etat policier peu après la mort de Mao, le 9 septembre 1976.
Ensuite, les choses ne traînèrent pas. Dès 1980, après l’intermède du fantoche Hua-kuo-Feng, la GRCP fut ouvertement répudiée comme ayant été une grave erreur, et le représentant de la ligne « stalinienne », Deng Tsiao Ping, revint définitivement au pouvoir. Toutes les mesures avancées et progressistes prises pendant la GRCP furent hâtivement abolies. La Chine s’enfonçait résolument dans la voie du capitalisme d’Etat où elle est aujourd’hui, et qui produit les mêmes résultats de crise économique et politique qu’ailleurs79.
Alors, la GRCP, une révolution inutile? Non, une révolution échouée, ce qui n’est pas la même chose car cela ne veut pas dire qu’elle n’a produit aucun résultat. Reste donc à voir jusqu’où la GRCP a avancé et sur quelles limites elle est venue buter.
4.2.2 Les limites de la GRCP
La prise du pouvoir par Deng Tsiao Ping éclaire à sa façon, c’est-à-dire a contrario, par l’ampleur des retours en arrière, la réalité de cette « voie capitaliste » que Mao avait combattue. Deng prend rapidement les mesures suivantes:
– rétablissement du profit comme critère de gestion,
– développement des « stimulants matériels » et des salaires aux pièces,
– suppression des Comités de Triple Union et rétablissement du pouvoir autoritaire du directeur unique, des règlements d’usine oppressifs, de l’obéissance aveugle aux chefs,
– « la lutte pour la production prend le pas sur la lutte de classe »80,
– épuration de plus de 50 % des membres du PCC et réhabilitation des anciens cadres chassés par la GRCP,
– rétablissement de la propriété paysanne, dissolution des Communes et même des coopératives,
– fermeture des universités aux ouvriers, par l’instauration d’une sélection ad hoc.
Et beaucoup d’autres mesures qui, prises ensemble, constituent un tournant radical, une rupture nette. Contrairement à la propagande bourgeoise occidentale qui parle de continuation entre Mao et Deng, du moins depuis que celui-ci a déçu les espoirs d’ouverture du marché chinois à l’esprit d’entreprise de ses membres.
Mais si le constat crève les yeux, reste la question: pourquoi la droite, représentant politique de la « nouvelle bourgeoisie », a pu vaincre si rapidement l’opposition de gauche, pourquoi le peuple n’a-t-il pas défendu plus vigoureusement les acquis de la CRCP? Mao lui-même s’est donc trompé chaque fois qu’il prétendait que « 90 % du peuple » était avec la révolution et que les contre-révolutionnaires n’étaient « qu’une poignée ».
Il est difficile, de l’extérieur et alors que bien des documents n’ont pas été publiés (notamment ceux de Mao lui-même), ou par des voies indirectes et incertaines, de faire une analyse précise des choses. Ce ne sont pas non plus les nombreux livres publiés en Occident par et sur les malheurs de quelques intellectuels chinois malmenés pendant la GRCP qui permettent de se faire une idée de ce qu’elle fut pour les travailleurs. On peut néanmoins saisir quelques lignes de force concernant les difficultés et limites de ce mouvement.
4.2.2.1 Des causes objectives
Elles sont bien connues, et devaient l’être de Mao: donc elles ne constituent pas une explication suffisante. Mais elles ne sont pas minces pour autant.
La paysannerie occupe en Chine la place énorme et prépondérante que l’on sait: 500 millions de paysans en 1947 contre moins de 10 millions d’ouvriers. La révolution chinoise a d’abord été agraire et anti-impérialiste, ce que la tradition de la IIIème I.C. appelle une « révolution démocratique ». Mao écrivait lucidement à ce sujet:
« Dans un pays économiquement arriéré comme la Chine, la victoire de la révolution démocratique amènera inévitablement un certain développement du capitalisme. Mais ce ne sera là qu’un des résultats de la révolution chinoise, et non son effet total. L’effet total, ce sera le développement des facteurs capitalistes aussi bien que des facteurs socialistes. Quels facteurs socialistes?
Ce sera l’importance accrue du prolétariat et du Parti Communiste dans le rapport des forces politiques du pays; le rôle dirigeant du prolétariat reconnu ou susceptible d’être reconnu par la paysannerie, les intellectuels et la petite bourgeoisie urbaine; le secteur d’Etat de l’économie relevant de la république démocratique, et le secteur coopératif de l’économie relevant du peuple travailleur. Si l’on y ajoute une situation internationale favorable, il est hautement probable que la révolution démocratique bourgeoise réussira finalement à écarter la Chine de la voie capitaliste et lui assurera un avenir socialiste »81.
A cette étape, il y a nécessairement alliance avec les paysans, et aussi avec la bourgeoisie nationale qui, très faible (les principales industries étaient à capitaux étrangers et ont été nationalisées), est tolérée. Les « facteurs socialistes » sont donc encore à développer et seuls les rapports juridiques de propriété ont commencé à être modifiés.
Ce poids du passé devait jouer un grand rôle dans les difficultés particulières de la phase de transition en Chine. L’arriération économique, la nécessité d’accorder l’essentiel du temps et des efforts aux tâches de développer la production, au travail abrutissant, la présence d’une masse paysanne arriérée plus ou moins hostile à la coopération et portée spontanément vers la propriété privée, l’existence inévitable à ce stade des grandes séparations villes-campagnes, ouvriers-paysans, intellectuels-manuels, dirigeants-dirigés, ainsi que celle des unités de production entre elles, tout cela rendait nécessaire des compromis tolérant ces rapports sociaux marchands et capitalistes qui ne pouvaient être que limités, restreints, mais non supprimés. Compromis donc avec les classes et les comportements qui, sur ces bases, développaient nécessairement un pôle bourgeois.
Mais l’échec de la GRCP ne saurait être justifié par les seules difficultés objectives. L’art du révolutionnaire est justement de savoir analyser une situation afin de déterminer la « ligne juste », c’est-à-dire le rapport entre les nécessités et contingences objectives et les degrés de liberté qu’ont les hommes pour les dépasser et les transformer.
Certes, la « ligne juste » n’est en soi nullement une certitude de victoire. Dans la lutte bourgeoisie/prolétariat, une défaite reste toujours possible, même dans ce cas. La question de « qui l’emportera » n’est jamais tranchée, par définition, pendant toute la phase de transition. Mais cette incertitude n’exempte pas de rechercher certaines causes de la défaite dans les erreurs politiques et théoriques. Et Mao, dans cette affaire, n’en est effectivement pas exempt.
4.2.2.2 Les lacunes théoriques
Pendant la GRCP, Mao a constaté: « on mène la révolution socialiste, et on ne sait même pas où est la bourgeoisie; or, elle existe dans le parti communiste, ce sont notamment les cadres engagés dans la voie capitaliste ».
Le constat est juste. Mais qu’est-ce qui définit précisément cette « voie capitaliste » dans une période où les rapports capitalistes existent nécessairement et doivent être, dans une certaine mesure, tolérés?
En fait, jamais la ligne maoïste ne réussira à définir qui est précisément l’ennemi, en termes de classe, à ce stade de la transition en Chine, quelles en sont les racines, lesquelles on peut couper ou pas. Une méthode est mise en place (mobiliser les masses), mais sans objectifs une méthode n’est rien.
Il est frappant de constater combien Mao a su formuler très précisément de tels objectifs à l’étape de la révolution de Démocratie Nouvelle en 1947, déterminant avec minutie les amis et les ennemis, les alliés temporaires, les mesures à prendre pour chacun. Rien de tel pour l’étape de la GRCP. Et d’abord, quelle étape? S’agit-il d’une révolution prolétarienne pour succéder à la révolution démocratique? Ou simplement d’une phase momentanément plus aigüe de la lutte de classe dans le processus de transition?
Autrement dit, comment qualifier le point où en est la Chine? Comment mesurer ce qui la sépare encore du communisme, en quoi on peut avancer dans cette direction, quels compromis sont encore à accepter avec le capitalisme (ses rapports), quelles tâches restent à accomplir?
Bref, il fallait, au minimum, élucider la question suivante: s’agit-il d’épurer le parti de quelques éléments « engagés dans la voie capitaliste » (et alors, question subsidiaire, qu’est-ce qui les caractérise concrètement?), ou s’agit-il d’éliminer toute une classe bourgeoise, puisqu’on en parle aussi, et d’instaurer un autre type de société que précédemment, le communisme, l’abolition du salariat, de l’Etat, etc.
Nous avons vu que l’extrême gauche était pour la deuxième solution, du moins en ce qui concerne les formes du pouvoir: élimination de toute la « bourgeoisie rouge » et pouvoir direct des masses. Elle préconisait des mesures comme:
– l’épuration du Parti et de l’armée de 90 % de ses anciens cadres,
– la suppression des Comités de Triple Union au profit d’un système type Commune de Paris, composé de délégués élus et révocables,
– la suppression de l’armée de métier,
– l’élection pour toutes les charges publiques,
– la gestion des entreprises par des organes élus par les travailleurs.
L’extrême gauche confond la suppression de la nécessité des cadres avec celle des cadres existants, tombant dans le travers de ne pas voir quelle situation permet de s’en passer réellement au lieu d’aboutir à leur remplacement par d’autres. Elle croit naïvement que l’égalité peut se décréter, se vouloir et s’obtenir par de simples mesures politiques. Mais, nous le verrons, ce volontarisme politique est aussi celui de Mao lui-même.
Elle était en tout cas fondée à croire que Mao aussi estimait que la tâche était celle d’instaurer une superstructure communiste. N’avait-il pas qualifié le premier dazibao de la révolte étudiante de « Manifeste de la Commune de Pékin des années 60 » et fait de fréquentes références à la Commune de Paris? Défini la GRCP comme une « révolution par laquelle une classe en renverse une autre »? Appelé lui-même à faire « feu sur le quartier général » (le Parti)? Appelé à « armer la gauche » avant de la désarmer?
Et ensuite, il a reculé en prenant conscience, à juste titre sans doute, que le modèle « Commune » n’était pas encore possible en Chine. Tout cela révèle pour le moins une certaine confusion. Pour en comprendre les origines, il faut essayer de saisir l’idée que Mao se faisait de la situation en Chine lorsqu’il a déclenché la GRCP (essayer, car il ne semble pas avoir formulé d’analyse de ce type).
En gros, Mao prend le contre-pied de Staline dans l’analyse qu’il fait des rapports superstructure-infrastructure. Là où Staline voyait dans la société de transition un retard des forces productives par rapport à une superstructure pour ainsi dire parfaite (les classes sont éliminées, la société est l’Etat), Mao considère que l’essentiel des défauts et des problèmes réside dans la superstructure où bourgeoisie et prolétariat se livrent un combat sans merci.
Quant à l’infrastructure, il ne se contente pas comme Staline de prôner le développement de la production mais il montre les contradictions qui la freinent: manuels-intellectuels, villes-campagnes, etc. Mais nous verrons qu’il n’en saisit pas bien le contenu, les considérant plutôt comme des inégalités, des injustices, qui pourraient être corrigées par la volonté politique. Cette croyance en la toute puissance de la volonté politique, dont l’instrument est la superstructure, l’amène à voir toutes les difficultés dans les imperfections de celle-ci. Il ne voit pas l’origine de ces injustices, inégalités, dans les rapports sociaux de production qui les génèrent nécessairement et qui ont leur base dans l’état du rapport des hommes avec la nature (la nécessité), et ne peuvent être modifiés, au moyen de la volonté politique certes, qu’avec ceux-ci.
Avant d’approfondir la critique de cette position de Mao, il convient de remarquer qu’il a raison d’attirer l’attention des masses sur la superstructure. Elle est en effet toujours le premier enjeu de la lutte de classe. Et, dans la société socialiste, la « nouvelle bourgeoisie » y trouve les bases pour appuyer son offensive. C’est toute une méthode de reconquête de tout le pouvoir que les maoïstes ont qualifiée de « ligne d’élargissement du droit bourgeois ».
Qu’entend-on par survivance du « droit bourgeois » dans la société socialiste? Ceci: le fait que les inégalités qui subsistent (et que le prolétariat ne peut pas abolir immédiatement) sont tolérées, admises, même protégées, par les lois, les règles (le droit) de la nouvelle société à ses débuts.
Par exemple, lorsque les moyens de productions ont été contrôlés par la société, il n’y a pas encore égalité. Le droit socialiste indique: à chacun selon son travail. Il s’agit d’une règle unique pour tous, mais qui n’est pas « égale » en ce sens qu’elle est appliquée à des gens différents. « Les individus ne sont pas égaux: l’un est plus fort, l’autre est plus faible; l’un est marié, l’autre non; l’un a plus d’enfants, l’autre en a moins, etc. A égalité de travail, conclut Marx, et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal »82.
Ainsi, dans un premier temps, dans la société socialiste, le « droit égal », c’est encore un droit bourgeois au sens où il ne tient pas compte de l’inégalité réelle entre individus, de leurs positions réelles différentes dans la division du travail.
En fait, le droit ne peut jamais, selon l’expression de Marx, « être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». Le droit socialiste exprime l’état des rapports sociaux de la société et de la division sociale du travail sur laquelle ils reposent. Le droit reconnaît ainsi les avancées de ces rapports au regard de l’ancienne société tout en protégeant les vestiges hérités d’elle.
Et, dans la mesure où il existe encore des règles, des lois, un droit, qui autorisent et donc protègent les inégalités et différences, il existe aussi nécessairement un Etat qui a, parmi ses fonctions, de faire respecter ces règles. Etat qui est nécessaire à cause de ces survivances du passé, ces survivances des classes, et qui doit aussi exercer la contrainte. Contrainte qui s’applique premièrement à restreindre et limiter le « droit bourgeois », mais aussi à faire respecter ces limites, à les protéger tant que les conditions de l’extinction des classes, du droit, de l’Etat, ne sont pas réunies. Lénine notait:
« Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là ce phénomène intéressant qu’est le maintien de « l’horizon borné du droit bourgeois » en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes. Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps, non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois – sans bourgeoisie! ».
« Sans bourgeoisie » est évidemment erroné. S’il y a un Etat coercitif, c’est qu’il y a des classes! Ainsi que de penser que le « droit bourgeois » ne porte que sur le domaine de la répartition des objets de consommation. Néanmoins, l’analyse de Lénine a le mérite de pointer le fait que l’Etat socialiste est contradictoire: il combat la bourgeoisie tout en la tolérant dans une certaine mesure, puisqu’il ne peut pas éliminer immédiatement les bases de son existence.
Comment le droit disparaîtra-t-il?
Au fond, le litige est l’élément fondamental de tout fait juridique. Et le litige est fondé sur l’antagonisme des intérêts privés. Ceux-ci trouvent leur source dans la place différente qu’occupent les hommes dans la production.
Avec le pouvoir prolétarien, les formes collectives de propriété et d’échange commencent à réduire le droit en réduisant les antagonismes. L’apprentissage de la gestion par tous des affaires de l’Etat commence à faire disparaître la nécessité de toute administration spécialisée en général (Lénine disait justement: « plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue »). La possibilité pour la société de donner « à chacun selon ses besoins » supprime progressivement la nécessité du droit dans le domaine de la répartition. L’élévation du niveau de conscience permet que soit réalisée l’administration des hommes par eux-mêmes, chacun étant guidé par la même unité de but.
Mais cela ne se fera pas tout seul, sans lutte. D’un côté, le prolétariat doit sans cesse bouleverser le droit qui manifeste toujours un compromis avec les vestiges du passé, avec la bourgeoisie. De l’autre, la bourgeoisie s’accroche au droit existant qui protège encore la division sociale du travail et donc son existence en tant que classe.
La méthode des révisionnistes consiste donc à s’appuyer sur les règles de la société de transition elle-même pour renforcer les aspects qui y représentent encore le côté capitaliste. Ils peuvent s’avancer masqués derrière la légitimité des premières « conquêtes socialistes », pour empêcher toute marche en avant qui les remet nécessairement en cause. Par exemple, ils refusent toute gratuité (à chacun selon ses besoins) au nom du principe de la transition (à chacun selon son travail). Ou ils refusent toute avancée vers le pouvoir des masses au nom de la nécessité de l’Etat.
Bref, le courant révisionniste avance toujours masqué derrière la phrase d’apparence marxiste, jure en permanence sa fidélité au socialisme (et il trouve largement de quoi se nourrir, dans ce domaine, de la tradition stalinienne dominante). C’est d’abord dans le domaine des idées, de la culture, de la politique, qu’il se conforte et s’organise, en essayant de tirer profit du caractère encore bourgeois des rapports sociaux de la transition.
Mao ne se trompe donc pas quand il déclenche la GRCP d’abord dans le domaine de la superstructure, combattant la culture, l’idéologie, la politique bourgeoise. Mais celles-ci ne sont que les manifestations de rapports de production particuliers. Exercer le pouvoir, c’est transformer ou pas ces rapports. Tels sont les objectifs de fond de la lutte de classe, dont le pouvoir politique n’est que le moyen, non la fin.
Quels objectifs se propose de poursuivre Mao? Celui de l’égalité entre les hommes. C’est une recherche constante. Pendant les Communes Populaires, puis pendant la GRCP, Mao a sans cesse mis en avant la nécessité d’une répartition plus égalitaire des richesses. Il a aussi préconisé un partage des travaux pénibles, comme d’envoyer les intellectuels tâter un peu de la gadoue des campagnes ou du cambouis des usines.
De tels objectifs égalitaires font sans aucun doute partie des mesures que des communistes peuvent et doivent prendre. Mais la question est que toutes les révolutions, depuis les « niveleurs » anglais, en passant par les « Egaux » babouvistes et jusqu’à tous les socialistes utopiques et les anarchistes du 19ème siècle, se sont fixés de tels buts sans jamais y parvenir.
Et c’est justement l’immense mérite de Karl Marx d’avoir dépassé l’utopie égalitariste en montrant que l’égalité:
1°) ne pouvait pas se réaliser par le bas, au sens d’une vulgaire uniformisation, mais seulement au sens supérieur de la suppression des différentes formes de la division sociale du travail qui aliènent l’homme, en tant qu’égalité à être homme,
2°) que ce résultat ne pouvait être atteint qu’au terme d’un processus supprimant le travail contraint et abrutissant comme activité principale de la majorité des hommes, brisant les étroites limites des métiers, au profit d’une activité librement créatrice fondée sur la connaissance universelle accessible à tous.
Etudiant ce processus, Marx a établi qu’il y a un rapport précis entre les conditions historiques d’une société (son niveau de développement, de maîtrise de la nature, c’est-à-dire son « potentiel » de libération du travail contraint) et le degré de liberté permettant à l’homme d’exercer sa volonté pour changer la société.
Un rapport entre nécessité et liberté, conditions objectives et volonté, dans lequel liberté et volonté sont les éléments moteurs à condition qu’ils sachent être l’intelligence de la nécessité, des conditions objectives. Tout l’art du révolutionnaire est de savoir analyser ces conditions objectives, non pour s’incliner devant elles en les confondant avec des conditions éternelles, mais pour fixer le plus grand degré possible à l’action humaine, pour les transformer en s’appuyant sur leur mouvement même.
Marx a fourni, par son analyse du capitalisme, les éléments permettant de faire ce travail dans cette société-là.
Mao a su faire une analyse concrète en ce qui concernait la Chine colonisée et féodale: cette voie avait déjà été explorée, aussi bien par les révolutions bourgeoises type 1789 que par les bolcheviks.
Par contre, il ignorait tout d’une société capitaliste telle que la Chine la devenait après 1949 (sous la forme soviétique du capitalisme d’Etat qui fut le modèle jusque vers 1958). Mao ignorait tout des fondements de l’économie politique marxiste. Il méprisait même quelque peu Marx: « nous ne devons pas nécessairement lire tout ce que Marx a écrit, il suffit d’en lire une partie, celle qui est fondamentale. Cependant, ce que nous avons réalisé dépasse Marx… Marx a été dépassé; il était déterminé par les conditions de son époque. Marx n’a pas fait de grande révolution comme cela s’est fait en Chine. C’est à partir de la pratique qu’on établit des principes rationnels. Marx n’a pas mené sa révolution jusqu’au bout… »83.
Mais les conditions de l’époque de Marx, l’Angleterre du 19ème siècle, étaient bien plus avancées que celles de la Chine. Et Mao bien en retard sur Marx. Il a lancé de vigoureux mouvements de masse pour l’égalité. Et pourquoi donc pensait-il qu’il suffisait alors de la vouloir pour l’obtenir? Parce qu’ignorant Marx, il confondait capitalisme et socialisme. Il croyait que l’infrastructure en Chine était déjà pour l’essentiel socialiste, que la grande majorité pouvait et voulait coopérer et travailler comme une force unique, où chacun serait l’égal de l’autre dès lors que la propriété juridique était elle-même collectivisée. Dans ces conditions, ne pouvaient s’opposer à l’égalité que des restes de mentalité égoïste, du culte de l’enrichissement, issus des anciens temps et portés par de « nouveaux bourgeois » à l’esprit de lucre. Là où Staline expliquait les échecs par l’action des saboteurs, Mao voit celle d’hommes à la mentalité égoïste, avides, pollués par les habitudes de l’ancienne société et qu’il faut rééduquer. Mais, comme Staline, Mao ignore l’origine de ces comportements puisque, comme lui, il croit que la suppression de la propriété privée a créé des rapports de production socialistes: il ne sait pas que le capitaliste est l’organisateur d’une fonction et que là est la base de son existence en Chine, bien plus que dans la survivance d’habitudes anciennes.
Cette conception de Mao est très nette dès l’époque du GBA. Il estime alors que « les problèmes fondamentaux concernant la propriété une fois résolus, nous ne pourrons éviter de faire une révolution sur les seuls fronts politiques et idéologiques »84. C’est bien ici la problématique de Mao. L’infrastructure est socialiste (pour l’essentiel: reste « les deux systèmes de propriété », argument médiocre que nous avons déjà noté chez Staline). Mais subsistent l’influence idéologique et politique de la bourgeoisie, les mentalités anciennes qui seront très longues à éliminer.
Mao, on le voit, partage la conviction erronée que l’infrastructure est socialiste parce que la propriété privée est supprimée. Il exprime souvent cette idée: « après la Libération, nous avons confisqué la totalité du capital bureaucratique, détruisant ainsi l’élément principal du capitalisme chinois »85.
Ou encore: « à quel moment peut-on dire que la construction du socialisme est achevée? Nous avons formulé deux critères:
1°) l’achèvement de la construction du socialisme se manifeste par l’application générale du système socialiste de la propriété du peuple tout entier;
2°) lorsque le système de la propriété du peuple entier aura remplacé le système de propriété collective des Communes Populaires »86.
Le socialisme n’est ici conçu que comme une forme juridique, la propriété nationalisée. Mao n’a donc aucun mal à approuver la voie que trace Staline pour marcher au communisme, et qu’il résume ainsi87:
– augmentation de la production,
– propriété du peuple tout entier (nationalisation), qui ferait que les produits lui appartiennent,
– échange de produits au lieu d’échange de marchandises,
– éducation du peuple.
Ce à quoi Mao rajoute une condition idéologique: le dévouement à la collectivité, la lutte contre le « moi » égoïste. Il est question de tout dans ces conditions, sauf de l’essentiel: les rapports sociaux de production concrets. Si Mao avait prêté attention à Marx, il aurait lu, par exemple, ceci: « le socialisme vulgaire a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition »88.
Mais Mao n’a jamais analysé qu’avant les conditions de l’échange, il y avait les conditions de la production, que l’appropriation du produit découle de l’appropriation des conditions de la production et non de la forme de propriété. De même, Mao ignore totalement ce qu’est la loi de la valeur89. Il ne voit pas sa source dans le travail contraint et aliéné qui génère la nécessité de compter du travail abstrait. Mais il voit seulement la séparation des producteurs entre eux, à travers les formes juridiques de propriété différentes. Pas dans son fondement: les travaux isolés les uns des autres à cause de la non maîtrise des conditions de la production par l’ensemble de la collectivité (ce qui renvoie au travail aliéné).
Tout ceci est encore attesté par le fait qu’il en arrive à certaines des mêmes conclusions absurdes que celles des théoriciens de la IIIème I.C. Comme, par exemple, cette affirmation selon laquelle bien que « nous conservons la forme marchande… l’échange des marchandises et la loi de la valeur ne jouent pas un rôle régulateur dans notre production », puisqu’il y a le Plan ainsi que la primauté de la politique90. Il va jusqu’à prétendre, afin d’évacuer le problème, que « la production marchande ne mène pas au capitalisme »91, et poursuit par ce chef-d’œuvre: « si elle est liée au capitalisme, c’est alors une production marchande capitaliste. Si elle est liée au socialisme, c’est alors une production marchande socialiste… A mon avis, la production marchande sert docilement le socialisme »92. Il arrive que les aigles volent parfois plus bas que les poules…!
On retrouve dans tous les textes, rares, où Mao se frotte à l’économie politique, cette pauvre idée que, si les dirigeants de l’Etat sont socialistes, alors la production marchande, le profit, la valeur, etc., sont aussi socialistes. C’est croire que les formes marchandes sont de simples formes, sans contenu, pouvant servir indifféremment telle ou telle classe, et ignorer qu’elles expriment des rapports de production déterminés. Bref, c’est ne pas se poser la fameuse question: pourquoi ce produit-ci doit prendre cette forme-là?
Aussi Mao ne reproche-t-il pas grand-chose à Staline sur ce terrain. Il ne le critique que sur deux points, importants, mais qui ne vont pas au fond des choses:
1°) La méthode: Staline méprise les masses.
Il ne leur fait pas confiance et même les réprime. Il ne fait confiance qu’aux cadres. Il favorise la hiérarchie et les inégalités. Les stimulants matériels plutôt que la conscience politique (Mao dit justement des primes que c’est considérer l’homme comme une bête à aiguillonner).
Pour Mao, la révolution doit être faite par et pour les masses. Tout vient de leur mobilisation, et elles doivent en être les bénéficiaires avant l’Etat: réduction des inégalités, « marcher sur les deux jambes » (développer l’industrie des biens de consommation aussi bien que l’industrie lourde, la campagne aussi bien que les villes). Les cadres doivent « se débarrasser de leurs attitudes hautaines et faire corps avec les ouvriers, (sinon) ces derniers ne considèrent pas l’usine comme leur appartenant, mais comme appartenant aux cadres »93. Mais la propriété n’est pas une question « d’attitude » plus ou moins hautaine, elle est de pouvoir se comporter vis-à-vis de moyens de la production de la vie comme étant les siens. Mao est pour la coopération: la politique prime sur les machines. Mais cette critique de la théorie des forces productives est nécessairement limitée, car il s’agit toujours de développer la production. La coopération est aussi la première forme du capitalisme (la manufacture), à la propriété juridique près.
2°) Une mauvaise analyse de la superstructure.
Pour Staline, l’Etat est socialiste, il n’y a plus de classes. Mao le critique de ne voir que « l’économie », que l’infrastructure (sur laquelle il partage le point de vue de Staline qu’elle est « socialiste »). « Staline ne parle pas de la superstructure, il ne parle que d’économie, pas de politique »94.
Mais justement, le problème n’est pas tant que Staline parle trop d’économie, mais surtout qu’il en parle mal, sans voir les rapports sociaux concrets qui la fondent. Et la réponse à Staline n’est pas d’ignorer l’économie pour parler seulement politique, les deux étant étroitement liés.
La GRCP a buté sur cette incapacité à voir les fondements de la politique, des comportements, dans l’économie, dans les rapports de production. Dans un des rares essais théoriques produits à cette époque, un théoricien maoïste résume ainsi les choses95: « Chaque jour, à chaque heure, sont engendrés de nouveaux éléments bourgeois ». Pourquoi? Parce qu’il y a encore des inégalités dans la répartition. Comme le système de salaire à huit échelons, la répartition selon le travail. Il ne se demande absolument pas pourquoi les formes salaire, monnaie, subsistent, mais poursuit ainsi son raisonnement: la répartition inégale est fondée sur le droit bourgeois, qui subsiste pour deux raisons.
– Les deux formes de propriété, coopérative et nationalisée (argument dont nous avons déjà montré les limites).
– La superstructure « n’est pas entre les mains de vrais marxistes ».
Fort bien, mais pourquoi après tant d’années?
D’où deux objectifs: nationalisation intégrale et chasser les dirigeants bourgeois. On pourra ainsi parvenir à l’égalité dans la répartition.
C’est supposer que la nationalisation empêche la bourgeoisie de se reproduire. C’est la preuve de l’incapacité à la définir en tant que classe, personnes exerçant des fonctions déterminées dans la division du travail. On ne pourra pas chasser ceux dont on ignore où ils se trouvent. Par contre, on se fixera une cible superficielle. Puisqu’il n’est question que de répartition inégale, la bourgeoisie sera donc définie par ses comportements dans ce domaine: l’égoïsme, l’esprit de lucre, l’arrogance et l’avidité, le style de vie. Malheur aux amateurs de belles robes, de bridge, ou de soupers fins! L’austérité comme vertu cardinale.
Mais cette définition est bien subjective. Il est bien des ouvriers qui veulent aussi s’enrichir. Non seulement parce que la pauvreté n’est pas une vertu, mais tout simplement aussi parce que c’est un comportement normal dans une société marchande où les hommes sont séparés et aliénés, donc pour une part individualistes et indifférents à la collectivité qui leur est étrangère.
Si on ne voit la bourgeoisie qu’à travers le style de vie, on fait de la morale, pas de la politique. A ce propos, Marx, en parlant de Babeuf dans le Manifeste du PC, écrit: « la littérature révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements sociaux du prolétariat a forcément un contenu réactionnaire. Elle préconise un ascétisme universel et un égalitarisme grossier ». Pour Babeuf comme pour Mao, chacun ne doit être ni plus riche, ni plus puissant, ni plus instruit que les autres, et la distribution des richesses doit être strictement égalitaire. Ce sont là des principes moraux, des revendications de justice propres aux sociétés marquées par la pauvreté et la pénurie, la domination asservissante du travail contraint, où la richesse relative de quelques uns est encore plus insupportable qu’ailleurs à la grande masse. Mais l’égalité dans la pauvreté n’est qu’une mince satisfaction, et on ne voit pas en quoi cela libère l’homme et l’amène à réaliser ses besoins créatifs les plus élevés.
Mao ne parle jamais de la bourgeoisie comme d’une classe précise de par sa place dans les rapports de production, mais comme des gens qui sont restés en arrière, les représentants des vieilles forces de l’habitude, les responsables d’un climat idéologique diffus et empoisonnant.
Pendant la GRCP, la célèbre décision du Comité Central du PCC du 8 août 1966 disait aussi96: « bien que renversée, la bourgeoisie tente de corrompre les masses et de conquérir les cœurs au moyen de la pensée, de la culture, des mœurs, et des coutumes anciennes des classes exploiteuses, en vue de sa restauration ».
De ce point de vue idéologique découle le remède, aussi vague que la cible: la modification des comportements et des mentalités (ce qui est un champ infini, subjectif et concernant tout un chacun). Ce qu’indique cette décision du CC d’août 66: « la GRCP a pour but la révolutionnarisation de la pensée de l’homme, afin que, dans tous les domaines, on puisse obtenir des résultats meilleurs quant à la quantité, la rapidité et l’économie »97. Là encore, interrogation double: si le but est d’améliorer la production, quel lien cela a-t-il avec la libération de l’homme? Et surtout, cela dépend-il d’une modification de la pensée ou de la disparition du travail aliéné comme l’indique la théorie marxiste?
Prenez, par exemple, la rééducation des cadres. Fort bien. Ils ont effectivement besoin de se former à l’esprit « servir le peuple », contre l’habitude de se faire servir par lui et d’en exiger de forts revenus. Mais d’où vient ce comportement? De la fonction qu’ils assument, de leur place dans les rapports de production. Et un cadre qui travaille manuellement quelques heures par semaine, c’est sans doute excellent pour son idéologie, mais il n’en reste pas moins cadre: un individu qui possède un savoir qui donne nécessairement autorité sur ceux qui ne l’ont pas, et dont le rôle social est précisément de l’utiliser pour organiser le travail des autres. Et l’homme normal n’ayant pas vocation à se déposséder lui-même, du moins au-delà des limites étroites de la charité, ce cadre veillera à conserver l’essentiel de ce qu’il possède. De plus, comme on est toujours dans le rapport salarial, le rapport de séparation des ouvriers d’avec les conditions de la production, c’est aussi être dans le rapport de valorisation par lequel le travail vivant vient se coaguler au travail mort. Notre cadre ayant le rôle social précis d’organiser, de faire fonctionner ce rapport aura, sauf exceptions individuelles d’une haute conscience politique, toujours tendance à avoir l’idéologie qui lui correspond: défendre cette place, ce rôle, et les privilèges qui y correspondent et qui font qu’il est ce qu’il est.
La lutte idéologique est utile mais rencontre vite ses limites. Tant que leur rôle social reste nécessaire, il est difficile de brimer et suspecter perpétuellement les cadres: ils ont les moyens de traîner les pieds et saboter les directives pour manifester leur mécontentement. D’où désorganisation de la production. Mao a dû ainsi reculer devant trop d’égalitarisme, modérer l’ardeur anti-cadre des Gardes Rouges après l’avoir excitée, réhabiliter les cadres victimes d’excès. Mais ils ne reprenaient leur place que pleins d’amertume et d’esprit de revanche.
Toute la question pour réduire l’écart cadres/masses était d’évaluer comment progressivement les ouvriers pouvaient assumer réellement la maîtrise de la production et la transformer. Cela, il ne suffit pas de le vouloir, il faut dire comment, il faut un programme correspondant aux potentialités de la société à cet égard.
De même, en ce qui concerne les « masses », il ne suffit pas, comme le fait si souvent Mao, de les présenter comme unies pour que toutes les différences de classe s’estompent comme par enchantement. C’est, au contraire, s’empêcher de les traiter.
Par exemple, il est évident que la masse paysanne n’a jamais renoncé à la propriété de la terre et des moyens de la travailler, ce qui est bien naturel dans un mode de production où le rapport du paysan à la nature est encore très parcellisé, le rapport à son travail très individualisé (malgré l’existence de bases collectives comme les travaux d’irrigation). De ce fait, les paysans ont, sauf exception, été un puissant soutien à l’aile conservatrice du parti et lui ont fourni des troupes contre les Gardes Rouges.
Les ouvriers eux-mêmes ne forment pas un groupe parfaitement homogène. De grandes différences existaient encore en Chine entre les ouvriers qualifiés des industries de pointe et une masse de travailleurs plus ou moins précaires. Plus encore, l’existence du salariat manifeste la séparation des ouvriers d’avec la maîtrise de leur travail. La GRCP discute de la réduction de la hiérarchie des salaires (« à huit échelons »), mais pas du salariat dont elle ignore les bases et la signification, par exemple quand les ouvriers les plus avancés de Shanghai disent: « le salaire n’est plus la valeur ou prix de notre force de travail, mais une forme de répartition des objets de consommation individuels distribués aux ouvriers par l’Etat selon le principe socialiste « à chacun selon son travail ». Les salaires émanant des deux systèmes sociaux (capitalisme et socialisme) représentent deux systèmes sociaux de répartition diamétralement différents »98. Pourquoi « par l’Etat »? Et pourquoi cette forme salaire? S’il y a salariat, c’est que le travail reste aliéné, contraint. Ce qui engendre nécessairement chez les ouvriers des comportements de résistance au travail d’une part (d’où la nécessité de discipline, de stimulants matériels, etc.). Et, d’autre part, c’est qu’il y a fétichisme (salaire vu comme prix du travail, comme en témoigne la citation ci-dessus) et réduction de la lutte de classe à celle pour un partage « juste ». Il n’y a rien de « diamétralement » différent. Quand Mao lance ses grands mouvements contre l’esprit égoïste de « gagner de l’argent », il n’en voit pas l’origine dans le fait que le travail est encore une marchandise, mais dans des restes de l’ancienne société. « Depuis les mouvements de rectification contre les droitistes, le travail n’est plus une marchandise. On ne travaille plus pour de l’argent, mais pour servir le peuple »99.
Grossière erreur sur toute la ligne. Aucun mouvement de rectification idéologique ne peut changer l’essence sociale du travail, qui reste abstrait, valeur d’échange, tant qu’il y a les séparations marchandes et capitalistes. Comme le disait Marx, « avant de faire de ces ordonnances là, ils (les peuples) doivent au moins avoir changé de fond en comble leurs conditions d’existence industrielle et politique, et par conséquent toute leur manière d’être ».
Tant qu’il y a salariat, que le travail reste une marchandise, la majorité travaille pour de l’argent, pour s’enrichir. Cette réalité ne peut être que modérée, limitée, par la lutte et la conscience politique.
Le but est l’abolition du salariat par la libération de la domination du travail contraint, du travail abstrait, au profit d’une activité directement maîtrisée, concrète et riche: c’est si elle a ce contenu qu’elle peut être gratuite, non parce qu’une éducation idéologique amènerait les hommes au dévouement social.
Faire appel à la conscience des hommes, à l’esprit « servir le peuple », ne suffit pas. Les comportements « égoïstes » d’enrichissement sont fondés sur ce fait que les hommes n’échangent leurs différents travaux que sous la forme de valeur, de travail abstrait. Ces comportements sont l’idéologie qu’engendre chez les travailleurs cette forme d’existence particulière du travail social, cette façon dont ils vivent nécessairement la transformation de leur travail concret en travail social, les rapports d’exclusion entre eux-mêmes et les conditions de la production.
Marx disait: « c’est toujours dans les rapports immédiats entre les maîtres des conditions de la production et les producteurs directs qu’il faut chercher le secret intime, le fondement caché de toute la structure sociale »100.
Faute d’avoir cherché ce « secret intime », les mouvements pour l’égalité et la justice lancés par Mao avaient un caractère volontariste, idéaliste. Ils se heurtent à la réalité des rapports de production. Les objectifs ne sont pas atteints, reste le désordre. Alors il faut faire machine arrière. D’où les périodes d’enthousiasme et de soutien aux « gauchistes » vers des objectifs type Commune de Paris, suivies de périodes de répression.
A vrai dire, l’extrême gauche partageait les mêmes vues que Mao. Par exemple, le fameux groupe Shengwulien écrit: « les bases économiques paraissent globalement socialistes. L’immense superstructure ne peut être considérée que comme essentiellement capitaliste ». Si l’infrastructure est « socialiste », alors effectivement un Etat type Commune est à l’ordre du jour. Shengwulien ne voit pas ce qu’est l’infrastructure. Sa seule différence avec Mao porte sur le degré de « capitalisme » de la superstructure (sans qu’aucun des deux ne sache ce qu’est le capitalisme) et le degré d’épuration qu’il faut lui faire subir.
Finalement, le sectarisme et les divergences des multiples organisations de la GRCP reflètent certes pour une part les nombreux intérêts divergents au sein des masses, que Mao niait. Mais aussi son incapacité à définir un programme pour les unir, qui aurait dû être fondé sur une analyse précise de la situation, mettant en avant les facteurs d’unité et les tâches à cette étape de la révolution chinoise, délimitant les amis des ennemis, non sur des comportements seulement, mais sur une analyse des classes.
Encore aurait-il fallu savoir ce que sont les rapports capitalistes, la valeur, la valorisation, le salariat, etc., pour pouvoir déterminer jusqu’à quel point on pouvait alors les réduire, avec qui, contre qui.
Ainsi, nous en revenons à ce qui a été dit plus haut: faute d’analyse scientifique, marxiste, de ces questions, Mao met en avant la lutte idéologique comme moteur pour aller vers l’égalité. Changer l’homme est changer les rapports de production fondamentaux qu’il a créé et qui le créent.
Telle est en général la tendance d’une révolution qui arrive « trop tôt ». On peut faire ici une analogie avec l’opinion de Marx sur Babeuf et les premiers communistes. Elle est que ce « n’est pas une révolution radicale… qui est un rêve utopique », mais bien la croyance en la possibilité d’une « révolution partielle, seulement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison »101, c’est-à-dire les rapports de production.
La lutte politique, pour la justice, l’égalité dans la répartition des richesses, contre l’oppression du pouvoir d’Etat, relève des sentiments humains les plus nobles, partagés par les masses opprimées de toutes époques. Mais c’est une conception romantique qui a ses limites. Marx a critiqué ce communisme « grossier et égalitaire » des origines. Par exemple, lorsqu’il disait (dans les Manuscrits de 1844): « l’idée de toute propriété privée en tant que telle est tournée tout au moins contre la propriété privée plus riche, sous forme d’envie et de goût de l’égalisation… Le communisme grossier n’est que l’achèvement de cette envie et de ce nivellement en partant de la représentation d’un minimum ». Par là, il voyait dans cet égalitarisme une modalité de l’aspiration de tous à la propriété privée réservée à quelques uns, quelle que soit la forme plus ou moins romantique de cette aspiration.
Il pousse encore le raisonnement dans un sens prémonitoire, si on songe à l’URSS ou à la Chine, quand il écrit que ce communisme égalitaire ne signifie que « communauté du travail et égalité du salaire que paie le capital collectif, la communauté en tant que capitaliste général… Le travail devient la détermination dans laquelle chacun est placé, le capital, l’universalité et la puissance reconnue de la Communauté ». Ce qui peut aussi qualifier le romantisme autogestionnaire. Le salariat est la condition de tous: égalité de condition. Le salaire peut même être égal: égalité de répartition. Le capital est collectivisé ou même nationalisé: il n’y a plus de détenteur privé du capital: égalité face à la propriété. Reste le salariat. Et l’organisateur salarié (élu même, si vous voulez) du rapport capitaliste de valorisation. Vous avez l’égalité (la démocratie) et le capitalisme dans sa forme la plus généralisée.
Marx a pour sa part montré que les inégalités et les injustices n’étaient pas affaire de sentiment ou de morale, pas plus qu’elles ne trouvent leurs origines dans le droit politique, mais relèvent d’un mode de production donné, qui, suivant ce qu’il est, produit des esclaves, des serfs ou des ouvriers. Ce sont les rapports concrets que les hommes y nouent avec la nature et entre eux qui induisent des comportements donnés, lesquels sont portés par des lois, usages, etc. Le marxisme ne divise pas la société en égoïstes et en altruistes, en individualistes et en serviteurs du peuple, mais en classes. Plus encore, il indique que certaines conditions matérielles sont nécessaires à la révolution prolétarienne, comme le dit par exemple le Manifeste: « les premières tentatives du prolétariat, en un temps d’agitation générale, à l’époque du renversement de la société féodale, pour imposer directement son propre intérêt de classe, échouèrent nécessairement, en raison de l’état non développé du prolétariat lui-même comme de l’absence des conditions matérielles de sa libération – conditions qui, précisément, sont seulement le produit de l’ère bourgeoise ».
Rien d’étonnant alors à ce que Mao, comme Babeuf avant lui, ignorant ces conditions matérielles, puisqu’elles n’existaient pas à leur époque dans leur situation concrète, ait développé des utopies politiques égalitaristes et fondées sur le volontarisme et l’ascétisme révolutionnaire. La volonté, par le Plan, empêcherait la loi de la valeur, la lutte idéologique ferait que le travail n’est plus corvée mais apostolat, que l’égalité remplace l’égoïsme.
La politique pourrait tout! Cela rappelle aussi cette critique de Marx à Bakounine pour qui « la base de la révolution sociale, c’est la volonté et non les conditions économiques »102. Insistons encore, tant ce point est important pour que le mouvement révolutionnaire se critique et reparte d’un bon pied, sur cette critique de l’utopisme idéologique, en citant Engels dans un passage qui n’est pas sans rapport avec la situation en Chine:
« Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l’ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle-même, elles n’auraient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible dans les conditions d’alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d’une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d’une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s’aider lui-même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l’extérieur, d’en haut.
Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait à cette fin d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.
La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque considérée »103.
4.2.2.3 La portée d’un échec
Fondamentalement, la GRCP a rencontré des limites historiques que Mao n’a pas su repérer. Dire cela n’est pas oublier qu’il apporta plus à la libération de l’homme que tout autre de son époque. Nous devons éclaircir cet héritage, ce qui n’est pas le refuser.
Il est celui d’une époque où le processus révolutionnaire dans le monde a pris des « détours », en se développant dans les pays arriérés économiquement, alors que les grandes masses prolétaires des pays impérialistes sombraient dans l’apathie ou la collaboration.
Faire nôtre l’héritage de la GRCP, c’est adopter l’attitude de Marx face à la Commune de Paris, qui sut en tirer parti pour modifier ses conceptions sur la marche au communisme. Marx n’a jamais dit que, si les Communards n’avaient pas commis d’erreurs, avaient marché immédiatement sur Versailles, pris l’or de la Banque de France, etc., ils auraient vaincu à coup sûr, rallié les paysans, se seraient maintenus au pouvoir, etc. La Commune de Paris fut la première expérience de dictature du prolétariat. « Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie, telle est la tâche que Marx se fixa ». Bien que la GRCP n’ait pas atteint son but, elle a la même portée historique immense que la Commune. Comme Marx en son temps, nous devons « nous mettre à son école », sans le pédantisme des idéalistes qui déclarent si spirituellement que puisqu’il y a eu échec, c’est que ceux qui ont déclenché et animé la GRCP n’étaient que des petits-bourgeois. D’autres vont jusqu’à affirmer que la GRCP était une farce ou une tragédie, qu’il aurait fallu ne pas se mettre en mouvement, ne pas déclencher une révolution, puis une autre, exiger des masses qu’elles attendent un moment plus propice, le feu vert des intellectuels experts en toutes choses.
L’immense mérite de Mao est d’abord d’avoir su mener à bien la révolution antiféodale et anti-impérialiste, de telle sorte qu’elle profite au peuple chinois et non, comme ce fut généralement le cas ailleurs, qu’il serve d’infanterie sacrifiée à l’instauration d’un pouvoir bourgeois plus ou moins néocolonial.
Il suffit de comparer avec un pays comme l’Inde pour mesurer la supériorité des révolutions chinoises. L’Inde était dans une situation économique bien meilleure que la Chine après la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui y sévissent les famines, l’analphabétisme pour 50 % de la population, une mortalité très élevée, près de la moitié de la population vit dans des bidonvilles ou carrément sur les trottoirs, 50 millions de personnes sont en dessous du « seuil de pauvreté » défini par les officiels eux-mêmes. Les observateurs occidentaux laissent parfois paraître cette vérité. Par exemple, le journal Le Monde indique qu’en Chine « l’espérance de vie à la naissance a fait un bond de 27 ans… une évolution que l’Europe a mis plus d’un siècle à accomplir »104.
En Chine, un quart de l’humanité a fait un bon prodigieux en un quart de siècle. Des ténèbres des plus noires misères jusqu’au déferlement des masses luttant par elles-mêmes pour une société égalitaire lors de la GRCP, cela aurait été impossible sans des dirigeants d’une stature exceptionnelle, sans des luttes révolutionnaires acharnées.
Le mode d’accumulation préconisé par Mao fut celui de la voie coopérative esquissée par Lénine, qui privilégie l’homme et non les machines, qui mobilise les masses et non les techniques lourdes dépendantes de l’étranger et du pouvoir des experts, qui cherche le développement équilibré de la production des moyens de production et des biens de consommation, des villes et des campagnes. Sans sacrifier, au contraire, les masses paysannes comme en URSS, ou comme en Europe auparavant, ces choix maoïstes ont produit des résultats remarquables pour l’élévation du bien-être du peuple chinois dans des délais extrêmement courts.
Néanmoins, dans cette phase d’accumulation, il s’agit toujours de travail contraint, de production basée sur les rapports sociaux de séparation propres au capitalisme (cf. tome 1). Cela, Mao ne le voit pas. Il croit la Chine sortie du capitalisme parce que la propriété de la grande industrie est nationalisée, et que des mesures sont prises qui limitent les conséquences des rapports capitalistes pour le peuple. Par exemple, l’élévation du niveau de vie, ou le fait qu’il progresse dans la domination du travail vivant sur le travail mort, par l’élévation de son niveau d’éducation et par l’expérience de tâches nouvelles.
Cette voie d’accumulation qui priorise le peuple a été contestée par les tenants de la voie purement capitaliste de la priorité absolue au travail mort, aux techniques, aux experts, à l’accroissement de la productivité par le dépouillement de la plus grande masse. Le mérite de Mao a été de percevoir cette lutte et de mobiliser les masses contre les plus hautes autorités de l’Etat, du Parti. Ce fut la GRCP, qui a à son actif une série d’avancées considérables. Par exemple, les mesures visant à réduire les inégalités et les « trois grandes différences »: manuel/intellectuel, ville/campagne, ouvrier/paysan, la participation des cadres au travail productif et des ouvriers à la gestion, l’envoi des jeunes étudiants à la campagne, contre la primauté des stimulants matériels, l’abolition des règlements despotiques. Et aussi par les mesures visant à transformer la superstructure: le système étatique (Comités Révolutionnaires), comme le système scolaire (ouvert au peuple par la suppression de la sélection élitiste), ou encore la médecine (les médecins aux pieds nus), la culture.
Nous avons vu les limites de la GRCP dans le fait que Mao combattait une « nouvelle bourgeoisie » dont il ne voyait pas les racines dans l’infrastructure des rapports de production, qu’il croit socialiste. Il se focalise sur une révolution politique contre quelques « hauts responsables engagés dans la voie capitaliste » sans voir « les piliers de la maison ». Ce qui ne pouvait qu’entraîner une grande confusion quant aux objectifs à atteindre et aux moyens de les atteindre.
Sur les plans philosophiques et politiques, Mao a produit de remarquables travaux. Mais il ignore tout de la critique de l’économie politique de Marx.
Sur ce plan, il est l’héritier d’une époque dominée par la vulgarisation « stalinienne » du marxisme. Ce qui était sans trop d’importance à l’étape de la révolution démocratique (1947-49), où il pouvait s’appuyer sur l’expérience positive du mouvement révolutionnaire du 20ème siècle dans ce domaine (Lénine, les mouvements nationaux de libération, la lutte antifasciste), devint plus grave de conséquences quand arriva le moment, avec la GRCP, de définir une voie vers le communisme.
Finalement, la GRCP marque une transition et revêt de ce fait un double caractère. Par ses limites, elle apparaît comme un mouvement encore marqué par les profondes erreurs de la IIIème I.C. en ce qui concerne la conception du socialisme comme système fondé sur nationalisations + Plan, ce qui n’est qu’un capitalisme d’Etat. Mais par l’importance qu’elle donne à la poursuite de la lutte des classes après la prise du pouvoir, à la mobilisation des masses pour réduire les contradictions des « trois grandes différences » et pour qu’elles prennent elles-mêmes en main la gestion et les affaires de l’Etat, elle amorce la première rupture avec cette IIIème I.C., et par là, les nouvelles révolutions à venir du 21ème siècle: les révolutions communistes.
Exprimée d’une autre façon, la GRCP marque la fin de l’époque où le mouvement révolutionnaire s’est développé dans des pays principalement non capitalistes, paysans et féodaux, colonisés, et dont les potentialités étaient nécessairement fortement limitées par cette situation. Et elle annonce celle où, le monde étant entièrement dans le mode de production capitaliste, ce mouvement ne pourra surgir à nouveau que comme mouvement prolétaire et socialiste.
C’est donc des problèmes de cette époque révolue dont il faut faire le bilan pour conclure sur ces révolutions passées.
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CHAPITRE V. SUR LA TRANSITION DANS LES PAYS ARRIERES
5.1 A propos de la Robinsonnade
Puisque nous envisageons le problème de la transition dans des pays économiquement arriérés, il est intéressant de revenir sur la petite fable de la Robinsonnade que nous avons déjà évoquée dans le tome I. Marx l’utilise pour imaginer ce que pourrait être une organisation rationnelle de la production dans des pays n’ayant pas encore atteint un stade développé et où, donc, le travail contraint reste nécessairement dominant. De la sorte, il fait ressortir l’irrationalité congénitale du système marchand.
« Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et conséquemment, objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution »105.
Marx élargit à une « société d’hommes libres » l’exemple de Robinson, une société qui décide a priori, qui règle donc de façon rationnelle la production et la distribution, la répartition du travail et celle des richesses.
Ici, quoi et combien produire est décidé avant. Le travail est donc directement social, « parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune », comme parties d’une unité préétablie. Dès lors, l’échange n’est plus la scène où se règle aveuglément la validation du travail social, et la répartition suivant le temps de travail devient simple affaire d’administration. Tant de temps de travail correspond à tant de richesses. La comptabilité par le temps est directe, la monnaie disparaît. Il y a simple distribution, satisfaisant les besoins suivant ce qu’il a été jugé utile et possible de satisfaire et en fonction de la masse de travail que les travailleurs ont voulu pour cela effectuer.
Ce système suppose que chacun ait devant soi toutes les données clairement exposées (comme: outils disponibles, productivité du travail, résultats à attendre de l’affectation de telle masse de travail à telle production) et qu’il puisse les maîtriser afin que les choix soient consciemment ceux de tous.
La méthode paraît simple et logique. Nous décidons d’affecter telles quantités de travail à telles productions, pour obtenir tant de ceci ou de cela, qui seront distribuées en telles proportions à chacun. Si simple et si logique qu’on se demande justement pourquoi ça ne se passe pas ainsi. C’est exactement la question que pose Marx avec sa Robinsonnade, au début du Capital, et à laquelle il répondra en mettant à jour le fétichisme des rapports marchands, puis le fétichisme – propre au capitalisme moderne – du Monde Enchanté des formes autonomisées de la valeur qui, dans ces sociétés, cache aux hommes la réalité profonde de la production de leur vie.
Revenons à Robinson. Une telle connaissance de toutes les données nécessaires à ces choix et cette activité consciente est possible pour lui. Dans son île au territoire et aux ressources limitées, n’ayant qu’à satisfaire les besoins les plus élémentaires de sa personne et de son domestique Vendredi, il a aussi parfaitement la connaissance et la maîtrise de la force de travail dont il dispose: quatre bras et quelques outils simples qu’il possède. Il est comme le jardinier dans son potager qui peut facilement décider de produire tant de salades, tant de patates, ou de bricoler, ou de bronzer au soleil. Maître de son territoire et de ses outils.
Ici, la planification est facile. Sauf catastrophe naturelle, Robinson obtiendra ce qu’il a décidé. Revers de la médaille, cette autarcie est synonyme de pauvreté, tant matérielle qu’intellectuelle.
La situation est déjà plus compliquée si, comme en Russie ou en Chine, il s’agit de vastes territoires avec des populations dispersées. On a alors nécessairement affaire à une multitude d’unités de production séparées dans des conditions de production très différentes. Comme nous l’avons vu, la seule mesure commune dans ce cas ne peut être alors que le travail abstrait, la valeur, avec tous les comportements fétichisés et aliénés que cela entraîne. Et la tâche devient encore plus délicate si on considère les rapports de séparation dans le travail lui-même, qui excluent la masse des travailleurs de la maîtrise de leur travail, et génèrent une classe organisant à son profit le rapport de valorisation. Dans ces conditions, il est impossible de compter en temps de travail concret, et encore moins d’espérer que cette dernière classe ne se comporte autrement que ne lui dicte son rôle social: produire et accaparer de la plus-value, en usant de ce qu’elle a le privilège du savoir et du pouvoir.
Bref, le cas de Robinson n’est qu’un cas d’école. C’est ce qu’on pourrait imaginer « de mieux », si l’ensemble des producteurs pouvaient agir collectivement, représenter, comme lui, une unité consciente, c’est-à-dire s’ils n’étaient pas séparés en unités indépendantes et, au sein de ces unités, séparés des moyens et des conditions de leurs travaux.
Ces conditions ne se décrètent pas, et c’est bien pourquoi en URSS comme en Chine, toutes les tentatives pour supprimer de façon volontariste la monnaie et le salariat (qui ne sont que les formes sous lesquelles apparaissent ces deux grandes séparations: marchande et capitaliste) ont échoué (par exemple, pendant le « communisme de guerre » ou pendant les « Communes Populaires »), et n’ont provoqué que chaos.
C’est qu’il est impossible de décider arbitrairement de planifier des quantités de travaux et de biens tant que les unités sont séparées, ayant des normes de productivité, des conditions différentes, et sans que les agents de la production soient maîtres du processus productif.
Car, tant que ces conditions ne sont pas réunies, c’est qu’on est toujours dans la production de marchandises. C’est-à-dire toujours le travail contraint qui exige la nécessité de compter par la valeur. Et qui dit nécessité de compter dit aussi lutte pour le plus ou le moins.
Par exemple, le Plan peut bien fixer des normes quantitatives égales pour tous, disant que, pour une même allocation de moyens de production et de quantité de travail, la production et l’allocation des revenus seront aussi identiques. Mais en fait, cette identité, alors que la productivité est différente, amènera les uns à s’enrichir plus que les autres et n’est, en fin de compte, qu’une comptabilité par le travail abstrait (à productivité « moyenne »). Et tant qu’il y a travail abstrait, il y a aussi fétichisme et aliénation des producteurs, donc des comportements d’égoïsme, d’indifférence, de repli sur soi, de dégoût, qui accentuent encore l’impossibilité du Plan.
Bref, aussi longtemps que les entreprises sont séparées dans des procès de production qui leur sont spécifiques, connus d’elles seules, aussi longtemps que la maîtrise par tous des conditions de la production n’est pas assurée (ce qui veut dire accès aux connaissances accaparées par les dirigeants, possibilité d’un point de vue global, universel), le procès social de production ne peut pas être traité comme un procès unique par l’ensemble des producteurs immédiats, et le Plan ne peut pas fonctionner comme l’expression de la décision de l’ensemble des producteurs associés.
Au fond, il ne s’agit pas là d’une impossibilité technique à maîtriser la complexité des choses, mais d’une impossibilité liée à la réalité concrète des séparations des producteurs entre eux comme d’avec les conditions de la production.
Aussi, dans de telles situations qui étaient notamment celles de l’URSS et de la Chine, l’unité du procès social de production ne pouvant pas être assurée collectivement, ne pouvait l’être que par une contrainte extérieure: le marché, ou l’Etat par les agents du Plan et de l’administration. Mais, dans ce dernier cas, nous avons vu que si on ne développe pas la voie coopérative, l’initiative des masses, leur éducation, alors « la production ne peut s’accroître que grâce à l’accumulation de moyens de production supplémentaires et à des transformations techniques impulsées d’en haut. L’accumulation, moteur de la reproduction élargie capitaliste, a alors le pas sur le développement socialiste des forces productives. La place tenue par l’accumulation donne au plan économique un contenu spécifique: celui-ci doit tenir compte de façon prédominante des exigences de la formation d’un excédent de la production sur la consommation des masses et les besoins de ces dernières sont négligés; cela ne peut que réduire les initiatives des producteurs immédiats et leur volonté de travail. Dans ces conditions, la réalisation du plan doit elle aussi être imposée aux producteurs à travers le développement d’un système de récompenses matérielles individuelles et d’un système de répression. L’existence d’un tel système permet à une classe étrangère aux producteurs directs de rétablir ou d’étendre sa domination sur les travailleurs et donc, aussi, de les exploiter »106.
Finalement, dans les mêmes conditions de séparation, marché et plan donnent le même résultat: la reproduction d’une classe bourgeoise. D’où la nécessité de la poursuite de luttes révolutionnaires (voie tracée par la GRCP) pour la combattre et empêcher l’extension des rapports capitalistes toujours présents.
Observons au passage que le fétichisme du Plan est tout à fait significatif du fétichisme propre au capitalisme du 20ème siècle en général et pour lequel, à l’Ouest comme à l’Est, tout (progrès, efficacité, richesse) semble provenir du pôle capitaliste, celui des experts, des puissances intellectuelles de la production, qui a enrôlé la science et les techniques de son côté.
A ce titre, on peut aussi rattacher pour une part les conceptions de la IIIème I.C. au courant de pensée « moderniste » qui a largement caractérisé la première moitié de ce siècle. Courant qui, marqué par les progrès considérables et la puissance des sciences et des techniques modernes, a cru que les « experts » qui les représentent seraient parfaitement capables d’organiser la société à la perfection, comme ces immenses et complexes machineries dont ils avaient la maîtrise. A qui se montrait capable de dominer les lois les plus complexes de la science, il ne devait pas être bien difficile d’organiser aussi rationnellement, et à la perfection, la société. Le mouvement planiste, par exemple, a développé ces idées au sein de larges fractions de l’intelligentsia en Europe dans l’entre-deux-guerres, jusqu’à contribuer, comme armature théorique, à la naissance du fascisme qui se voulait justement organisation rationnelle de la société par les élites œuvrant pour le bien de tous. Ni capitalisme, ni communisme, mais la neutralité de la science: une société unie par la puissance rationnelle d’un centre intelligent unique qui, parce qu’il représente l’intelligence suprême, peut créer le meilleur ordre possible. En tant que tel, il ne pourra qu’être accepté par la masse unie par la reconnaissance que tout est organisé au mieux par la science et ses représentants, les élites. De là à la race élue du colonialisme ou du fascisme, il n’y a qu’un pas.
A l’inverse, Marx a montré que le problème était justement cet accaparement des connaissances par un petit groupe, phénomène de division fondamental. L’unité ne peut se créer qu’en éliminant cette séparation concrète par la révolution, puisque les experts, loin de représenter l’intérêt général, défendent leurs intérêts propres contre le prolétariat qui en pâtit.
Il convient donc maintenant de s’interroger sur les conditions dans lesquelles un Plan peut exprimer l’unité sociale du processus de production (comme dans la Robinsonnade, au sens qu’une même quantité de travail s’échange directement contre une autre) et être un moyen d’une transition au communisme.
5.2 Transition et médiation
Quand Karl Marx parle de la transition (ou phase inférieure) au communisme, il reprend la rationalité de la Robinsonnade. Il n’y a pas médiation de la valeur entre les hommes et leurs travaux, mais mise en rapport directe du temps de travail fourni et du temps de travail reçu comme parts équivalentes (défalcation faite pour les fonds sociaux) de travail social. Comme il le formule dans la Critique du Programme de Gotha, « une même quantité de travail, sous une forme, s’échange contre une même quantité de travail, sous une autre forme ».
C’est le principe « à chacun selon son travail », que les révisionnistes ont tellement utilisé pour justifier les salaires et leur hiérarchie, prétextant qu’il s’agit toujours, par l’intermédiaire de la monnaie simple instrument de mesure, d’échanges de quantités de travail. Mao, comme Staline, considérait, nous l’avons vu, que la valeur (et partant, le salaire) était compatible avec le principe énoncé par Marx d’échange d’équivalents de quantités de travail pour cette période de transition.
Qu’en est-il réellement pour Marx?
Il affirme que l’affectation du travail comme la répartition du produit nécessitent encore, dans cette phase inférieure du communisme, l’intervention d’une autorité, d’une contrainte (« qui ne travaille pas ne mange pas »), puisque le travail reste une obligation fondamentale et désagréable, et non une activité riche, libre et volontaire, et puisque la rareté subsiste parallèlement pour les mêmes raisons, l’insuffisant développement des forces productives. Il critique alors le programme de Gotha qui parle d’une répartition selon un « droit égal », selon l’équité, en affirmant qu’elle ne peut dans ces conditions qu’être proportionnelle au travail fourni (ce qui n’est pas équitable puisque les hommes sont inégaux, ne serait-ce que physiquement).
Mais pour Marx, un tel principe n’a rien à voir avec la socialisation du travail selon la valeur d’échange. Car il est posé sur une base exactement contraire: celle où les hommes ont la maîtrise collective des moyens de production et où le travail a un caractère directement social (collectivement, ils forment un Robinson). Donc, s’il y a toujours échange d’équivalents de quantités de travail, « le fond et la forme sont changés parce que – les conditions ayant changé – personne ne pourra fournir autre chose que son travail; et par ailleurs, rien ne peut devenir la propriété des individus, exceptés les moyens de consommation personnels »107.
L’application de la loi de la valeur à l’échange égal entre force de travail et capital donne, on le sait, l’inégalité du rapport salarial (la valeur d’usage de la force de travail étant supérieure à sa valeur d’échange) où le surtravail va s’agglomérer au travail mort (capital).
Mais dans la transition posée par Marx, les moyens de production étant des biens communs (au sens de possession réelle et non seulement de propriété juridique nationalisée), chacun ne peut fournir que son travail concret, il n’y a plus d’échange entre un pôle capital/possession de quelques uns et la force de travail. Le rapport salarial, le rapport de valorisation, est supprimé. Il y a calcul direct du temps de travail individuel et social.
« Le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme »108.
Le détour par l’échange marchand a pu être aboli parce que la transition a créé les conditions pour que les producteurs puissent répartir directement et consciemment l’ensemble du travail social, par un calcul direct de la quantité de travail par le temps. Celui-ci aurait alors une double fonction, « il permettrait aux producteurs de répartir consciemment et a priori le travail social entre les diverses branches selon les besoins sociaux, il permettrait en outre de répartir la portion du produit social qui irait à la consommation individuelle, en fonction du travail fourni par le travailleur ».
Dans le rapport salarial, au contraire, le travailleur n’obtient nullement une quantité proportionnelle au travail fourni, mais le prix de la force de travail. Prétendre que « à chacun selon son travail » est compatible avec la forme salaire, c’est propager l’illusion salariale propre au capitalisme. Les révisionnistes ont toujours essayé de s’en sortir en disant qu’il fallait faire intervenir non seulement la quantité, mais aussi la qualité du travail fourni, de sorte qu’une heure d’un ouvrier qualifié produira plus qu’une heure d’un non-qualifié, et qu’il doit recevoir plus. Mais imaginer que le salaire puisse représenter ces différences, c’est la prétention capitaliste à rémunérer chacun selon son travail.
Pourquoi passer par l’argent s’il s’agit réellement d’égaliser des quantités de travail. Certes, le temps de travail ne mesure pas exactement la quantité fournie. « Le droit des producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent; l’égalité consiste en ce que l’on mesure selon une unité de mesure commune, le travail. Mais l’un l’emporte physiquement ou intellectuellement sur un autre, et il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps; et le travail, pour servir de mesure, doit être déterminé selon l’extension ou l’intensité, sinon il cesserait d’être unité de mesure ».
Marx ajoute: « ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune différence de classe puisque chacun n’est qu’un travailleur comme les autres; mais il reconnaît tacitement l’inégalité du don individuel, et donc de la capacité productive des travailleurs, comme des privilèges naturels. C’est donc, selon son contenu, un droit de l’inégalité, comme tout droit »109.
En tant que travaux concrets, les différents travaux ne peuvent jamais être qualitativement égaux. La question ne se pose donc pas sur ce plan. Mais elle est celle du mode de socialisation de travaux qualitativement inégaux. Dans la production marchande, la séparation des producteurs fait que ce n’est que sous la forme de quantités de travail abstrait (valeurs d’échange) – négation du travail concret – qu’ils peuvent s’égaliser et s’affirmer comme travail social. Le caractère privé de ces travaux nécessite ce détour par l’échange. Dans la société de la transition, le caractère concret des travaux est posé dès le départ.
L’erreur des révisionnistes est de considérer la valeur comme une mesure de grandeur objective naturelle et non une forme sociale particulière de validation des travaux et de leur affectation.
On peut observer, pour en terminer sur ce point, que dans la proposition de Marx de répartition selon le travail concret, le travailleur ne reçoit pas sa part des résultats du travail social sous forme monétaire, qui est la forme de la valeur d’échange, mais sous forme de « bons de travail ». Lesquels ne sont échangeables que contre des « moyens de consommation », et ne permettent donc pas d’être propriétaire de moyens de production, ni de thésauriser (leur durée de vie est limitée), ni d’acheter la force de travail d’autrui.
Voilà donc les grands traits de la transition selon Marx en ce qui concerne la répartition du travail et des richesses entre tous. Avant d’en voir les difficultés et les limites, il faut poser la question pourquoi Mao comme Staline ont pu prétendre appliquer le principe « à chacun selon son travail » selon la signification qu’il a chez Marx, sans que cela passe immédiatement pour une vaste supercherie.
Au fond, c’est qu’ils font partie – sur le plan théorique – du courant hégémonique dans la IIIème I.C., que nous avons appelé économiste ou « marxisme vulgaire », et que nous avons déjà caractérisé dans le tome 1 de ce travail comme ayant développé une interprétation purement quantitative de la valeur, oubliant sa substance (le travail social) et la question essentielle de la forme (pourquoi ce contenu-ci, le travail concret, prend cette forme-là, la valeur d’échange, qui est la question fondamentale de départ du Capital de Marx).
Parlant de la transition, Marx n’a jamais dit que la mesure par le temps disparaît, mais qu’elle changerait dans la forme et dans le fond: c’est la valeur et la mesure par la valeur qui disparaissent. Le contenu de la valeur, le travail humain, subsiste car il n’a rien de spécifique à la société capitaliste comme le rappelle souvent Marx.
Par exemple, dans une lettre à Kugelman:
« Le bavardage sur la nécessité de démontrer la notion de valeur ne repose que sur une ignorance totale non seulement de la question dont il s’agit, mais aussi de la méthode scientifique. Que toute nation qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fut-ce que pour quelques semaines, devrait crever, chaque enfant le sait. De même chaque enfant sait que les masses de produits correspondant aux divers besoins exigent des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social. Il est « self evident » (il va de soit) que cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées n’est nullement supprimée par la forme déterminée de la production sociale, mais ne peut subir un changement que dans son mode d’apparition. Des lois naturelles, par définition, ne peuvent pas être supprimées. Ce qui peut être transformé dans des conditions historiques différentes, c’est uniquement la forme sous laquelle ces lois agissent. Et la forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la structure du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail, cette forme, c’est précisément la valeur d’échange de ces produits »110.
Ou encore dans une critique à Storch:
« Après l’abolition du mode de production capitaliste, mais la production sociale étant maintenue, la détermination de la valeur restera dominante en ce sens qu’il sera plus essentiel que jamais de réglementer le temps de travail et de répartir le travail social entre les différents groupes de production, et finalement de tenir la comptabilité de tout cela »111.
Tant qu’il y a nécessité de répartir et de compter le travail, il faut bien utiliser le temps de travail. Mais cela n’est pas en passer par la forme valeur d’échange qu’acquiert le contenu, le travail humain, qui est aussi celui de la valeur, dans la production marchande. Il n’y a aucune identité entre la nécessité de mesurer par le temps de travail et la forme sociale sous laquelle cette mesure est faite dans la production marchande (des quantités de travail abstrait)112, dont découlent la loi de la valeur et ses conséquences.
Supprimer la forme valeur d’échange, c’est mesurer directement en quantité de travail concrète, et non par le détour de l’échange et du travail abstrait qui ignore non seulement la quantité concrète, mais aussi entraîne fétichisme et aliénation.
Bref, la répartition selon le travail exige la disparition de la forme valeur113. Ce qui revient à dire: exige la production suivant un Plan qui soit la décision en toute connaissance de cause des producteurs associés et ayant le temps de travail concret comme mesure des quantités de travail.
Mais un tel système, qui caractérise selon Marx la transition, a ses contradictions et ses limites.
Il reste « grevé d’une limite bourgeoise », car la comptabilité par le temps maintient l’inégalité, puisqu’elle pose l’égalité entre hommes inégaux (dans le même temps chacun ne produit pas les mêmes quantités de travail, ni d’un même travail). D’où maintien d’une possible tendance à l’enrichissement personnel ou, si le système rend cela difficile, à ne plus travailler dès qu’on a rempli son quota.
En fait, la comptabilité par les quantités manifeste surtout cette limite que le travail est encore une obligation désagréable à laquelle il faut contraindre autoritairement chacun. Que cette contrainte soit collective et démocratique ne change rien au fait que ce soit une contrainte. Chacun dans ce cas cherche à travailler moins et obtenir plus. Par exemple, ceux qui sont dans des conditions plus favorables pourront produire plus vite et déclarer plus d’heures de travail114.
Pour qu’il y ait « transparence », il faut une réelle unité du système productif, de telle sorte que les conditions concrètes de la production puissent être connues de tous. Plus la société est unifiée de ce point de vue, plus les différences de productivité des unités de production sont minces, plus sont diffusées partout les connaissances scientifiques, et plus chacun peut se comporter comme agent d’une entreprise unique, se sentir membre et responsable de la société. C’est en connaissant et reconnaissant comme sociaux leurs travaux réciproques que les travailleurs créent un climat d’unité, de confiance. Le contraire de cette séparation marchande que Marx caractérisait ainsi dans ses « Manuscrits de 1844 »: « j’ai produit pour moi et non pour toi, comme tu as produit pour toi et non pour moi… En d’autres termes, notre production n’est pas une production de l’homme pour les hommes comme tels, elle n’est pas une production sociale »115.
Cette relative unité des conditions de la productivité ne peut être satisfaite que dans une société où le capitalisme a déjà fait son œuvre de démantèlement des particularismes, métiers et barrières locales, unifiant d’un côté la masse prolétarisée, de l’autre la connaissance universelle. En outre, dans un tel capitalisme développé, le temps de travail contraint et la subordination de la vie à ce travail peut être largement diminué116. Les comportements de refus du travail, de le considérer comme une nécessité pour gagner sa vie, une peine pour soi et non un apport à soi, donc l’âpreté du gain qu’on veut en retirer, diminuent d’autant. Tandis qu’au contraire, par le temps libre, croît la possibilité pour chacun d’élever son niveau de connaissance, sa conscience, et l’accès à une activité riche et volontaire.
Telles sont, brièvement, quelques unes des raisons qui font que la comptabilité par le temps présente des limites d’une part, et ne peut être réalisée d’autre part, que si le développement des forces productives est suffisant. Elle n’est qu’une étape correspondant à une période où les individus, par legs d’un passé récent, sont encore en rapport les uns avec les autres sous l’angle de la quantité, plus en tant que travailleurs qu’en tant qu’hommes, mais pendant laquelle ils vont œuvrer à la transformation du travail et des rapports sociaux pour que domine l’échange de leurs activités libres et créatrices.
Partager la peine se mesure. Seul l’échange de la jouissance n’a pas de mesure (et quelle en serait l’unité?). Voilà pourquoi il y a toujours besoin d’une médiation entre les hommes producteurs tant qu’il y a travail contraint et rareté des biens.
La transition a pour but, avons-nous dit, d’organiser rationnellement, et au vu et au su de tous, le partage du travail social en travaux concrets de chacun (et la répartition proportionnelle en découle alors simplement).
De sorte que, par cette organisation, se réalise pleinement la diminution du temps de travail, base pour changer les rapports de division du travail capitaliste et le travail lui-même. Cette organisation doit être celle du collectif des travailleurs associés. Mais ce collectif reste évidemment, malgré tout, extérieur à chaque individu, représente une contrainte, les obligations exigées de la société pour chaque individu. Il ne peut que revêtir une forme étatique particulière, la dictature du prolétariat. L’échange entre les individus de leurs activités n’est pas encore complètement direct et libre. L’Etat exerce, organise la médiation par laquelle chacun est chargé de telle part du travail social et reçoit telles quantités de biens de consommation en contrepartie. Si c’est un Etat de forme Commune, chacun est partie prenante de ces décisions, de ces choix. Mais s’impose la majorité sur la minorité, le collectif sur l’individuel117.
La nature de la médiation (par l’argent, par l’Etat, par l’idéologie) est essentielle pour caractériser une société non encore libérée du travail. Elle est liée à la façon dont produisent les hommes, au degré d’appropriation par les producteurs du processus productif. Engels disait: « l’industrie exercée en commun, et suivant un plan, par l’ensemble de la société suppose des hommes dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de la production »118.
Situation qui n’était pas, et de loin, celle de l’URSS ou de la Chine. La médiation par le Plan ne pouvait pas y être celle prônée par Marx du collectif des travailleurs associés. Elle ne pouvait qu’être celle de la valeur d’échange, plus ou moins limitée dans ses effets par des mesures redistributives et la politique suivie par le pouvoir central.
Mais la médiation par le Plan tentée dans ces pays a eu l’effet pervers d’introduire un fétichisme particulier. Le système apparaît sous les traits d’une économie de non-marché, paraissant obéir simplement à la volonté et à l’arbitraire du pouvoir d’Etat. D’où une double illusion: celle de la toute puissance administrative (alors même que la loi de la valeur continuait à s’imposer), et celle de son reflet, à savoir une croyance aveugle dans les vertus du marché libre comme système de médiation parfait.
C’est bien la caractéristique des rapports capitalistes que de ne susciter spontanément que des perceptions fétichisées. Et le fétichisme propre aux sociétés de capitalisme d’Etat est d’autant plus fort que la médiation y apparaît claire, visible, unique, personnalisée, à la différence des économies se réclamant du marché où elle est cachée, diffuse et d’apparence naturelle, voire scientifique (les lois du marché).
5.3 Une révolution impossible?
De tout ce qui vient d’être dit, il pourrait sembler que rien ne puisse empêcher un pays économiquement arriéré d’avoir à passer par une phase de développement capitaliste. Une transition socialiste y serait impossible. De là, on aboutirait à un déterminisme absolu selon lequel le prolétariat n’a pas à se mêler de vouloir diriger une révolution tant que le développement des forces productives n’a pas atteint un « certain » niveau.
Quel est ce niveau? Là, personne n’en sait rien. On oublie aussi que les progrès réalisés ailleurs peuvent permettre aux pays en retard de brûler des étapes qui ne sont jamais identiques pour tous, comme si l’histoire se déroulait selon un rythme immuable.
Il ne faut pas confondre la difficulté extrême d’une transition socialiste dans une situation d’arriération économique avec son impossibilité. Dans toute transition subsistent des rapports capitalistes, sinon il n’y en aurait pas besoin. Le problème est de mesurer avec exactitude où on en est de ce point de vue, afin de déterminer les tâches qui résultent de chaque situation spécifique. L’erreur de Staline, et dans une moindre mesure de Mao, est d’avoir décrété les rapports capitalistes abolis alors qu’ils subsistaient. Dès lors, on ne pouvait lutter pour supprimer ce dont on ne reconnaissait pas l’existence. Les problèmes de la transition ne pouvaient pas être posés et encore moins résolus.
Mais cela ne veut pas dire qu’une révolution dirigée par le prolétariat n’avait aucun moyen pour transformer la réalité dans le sens d’une suppression des rapports capitalistes, en établissant un lien lucide entre nécessité et liberté. Au contraire, Lénine (mais le temps lui fut trop chichement compté) et Mao ont avancé dans cette voie. Par exemple:
– En traitant le problème paysan par la voie de la coopération basée sur la lutte des paysans pauvres.
– En développant une collectivisation associée à une diminution des séparations: par les nationalisations, le Plan démocratique, les Communes Populaires, la lutte pour réduire la division sociale du travail.
– En développant les services gratuits, limitant progressivement l’hégémonie des lois marchandes.
– En libérant les femmes des tâches domestiques.
– En transformant l’enseignement pour l’ouvrir au peuple.
Globalement, cette voie, dont la GRCP fut le point le plus avancé, est celle qui fait appel à la mobilisation, à la lutte, à l’énergie créatrice des masses, et leur fait prendre en charge pas à pas les transformations en suivant les étapes à travers lesquelles elles prennent conscience par l’expérience et se transforment.
C’est une voie très différente de celle suivie par l’Inde, le Brésil, etc., et malgré les erreurs qui y furent commises, elle a donné des résultats incomparablement supérieurs, avant que la bourgeoisie n’y reprenne complètement le pouvoir.
C’est une tâche particulièrement difficile pour le prolétariat d’avoir à diriger une transition où les rapports capitalistes ne peuvent être éliminés rapidement, mais au contraire se développer, engendrant certes un prolétariat plus nombreux, mais aussi une bourgeoisie, et pour les deux tout le fétichisme issu de ces rapports. Engels remarquait à ce sujet dans son Anti-Dühring: « seul l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun, de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société – théoriques autant que pratiques ».
Le temps: toute la question est là, pour que les prolétaires puissent réellement s’affranchir de l’abrutissement du travail, maîtriser la vie, affirmer leurs forces créatrices.
Karl Marx avait envisagé ce cas de figure d’une révolution qui arriverait « trop tôt ». Il estimait: « la révolution pourrait venir plus tôt que nous le souhaiterions. Le comble du malheur, c’est lorsque les révolutionnaires doivent se soucier du pain des gens »119. Ou encore: « le développement des forces productives est une condition pratique indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue »120.
Marx prévoit de graves difficultés pour une révolution qui arriverait « trop tôt », mais il n’en déduit pas pour autant qu’il faille rester les bras croisés. C’est pourtant ce que disent certains donneurs de leçons en marxisme. Selon eux, le prolétariat doit attendre que des chefs éclairés lui donnent l’ordre de bouger. Et il ne pourrait, si révolution il y a dans une société encore peu développée, que suivre et servir la bourgeoisie (comme il le fit en 1789, 1830 et 1848 en France) ou sinon aller à un échec plus grave encore.
Tout d’abord, une révolution ne se décrète pas, elle survient. Il faut alors soit s’y opposer en disant « il ne faut pas », c’est trop tôt, soit la soutenir quand on se veut non pas avec la bourgeoisie mais avec le peuple. Quoi qu’ils prétendent du haut de leur fatuité, la position de Marx est toute autre que la leur. On sait notamment qu’avant la Commune, considérant la situation de l’occupation prussienne et la masse paysanne en France, il disait au prolétariat parisien que ce serait « une sottise » de se soulever. Et on sait aussi qu’une fois la Commune déclenchée, il la soutint de toutes ses forces, la conseilla et, après sa défaite, rendit un brillant hommage au prolétariat parisien. Plus encore, il reconnut avoir appris de la Commune ce qu’est la dictature du prolétariat, et modifia en conséquence ses positions (cf. en particulier son introduction de 1872 au Manifeste du Parti Communiste).
Une telle attitude ridiculise la position de ceux qui, se réclamant de Marx, déclarent à propos de toute révolution échouée: « je vous l’avais bien dit! ». Comme le russe Plekhanov, énonçant sentencieusement à propos d’octobre 1917: « il ne fallait pas prendre les armes ». Ou comme de nos jours, un « expert » officiel, M. Rubel121, qui ironise sur Lénine qui, selon lui, en s’opposant à la trahison des chefs socialistes occidentaux appuyant la guerre de 14-18, aurait seulement voulu se donner « l’apparence d’une pureté morale » pour se faire valoir à bon compte face aux dirigeants des partis socialistes d’Occident, auxquels il disputait la direction du prolétariat mondial. Comme si la révolution bolchévique n’avait pas été une nécessité contre la tuerie, mais avait été déclenchée trop tôt par désir d’avoir une apparence morale. Rubel ajoute que, de toute façon, « si la guerre de 14-18 fut le fruit d’une « trahison » (notez les guillemets pour la réelle et odieuse trahison des chefs socialistes), celle-ci fut imputable aux classes ouvrières plutôt qu’à leurs dirigeants, l’idée d’une « mission historique » ne s’appliquant selon Marx qu’au prolétariat et nullement à des hommes exceptionnels, chefs providentiels et meneurs de foules »122.
Voilà où en arrive Rubel pour protéger les chefs socialistes qui se sont opposés à la révolution d’octobre 17 au prétexte d’un « c’est trop tôt » propre au dogmatisme déterministe. Il est fidèle au raisonnement des anarchistes dont se réclame Rubel: quand les prolétaires ne suivent pas leurs théories, c’est qu’ils sont des lâches. Pour eux, l’esclave est responsable d’accepter son fardeau. Que les socialistes et leurs chefs aient trahi leur confiance et leurs propres promesses, peu importe.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce raisonnement, c’est la mauvaise foi. Car, enfin, le même raisonnement pourrait s’appliquer à leurs plus chers ennemis qu’ils ne se privent pas d’accabler, Lénine, Mao et bien sûr Staline: rien de leur faute, tout est celle des masses (de même les juifs vis-à-vis de Hitler, etc.). Il est curieux de voir comment les anarchistes rendent les chefs responsables de tout quand ça les arrange, ou alors ce sont les masses qui sont veules quand ça leur convient. Eux-mêmes bien sûr…! Cette mauvaise foi cache en réalité un embarras: les chefs ont bien, de toute évidence, un certain rôle. Rubel le sait bien. Il est au fond obligé de choisir, en parlant de la boucherie de 14-18 où il n’y avait que deux solutions: soit la poursuite de la guerre prônée par les socialistes réformistes sous prétexte que le prolétariat n’est pas mûr pour la révolution, soit l’arrêt de la guerre avec la révolution bolchévique. Reconnaître cette vérité que seule la révolution d’Octobre, et non la révolution bourgeoise de Février, a apporté la paix serait reconnaître sa validité, et cela va contre toute la théorie du « il ne fallait pas faire Octobre parce que les conditions n’étaient pas mûres », cela la met à bas. Et voilà Rubel qui préfère ne pas reconnaître l’erreur de sa position et prendre parti pour ses tenants d’alors, les Kautsky, les Plekhanov, partisans de la boucherie. Il les déclare donc « irresponsables », taxe Lénine d’avoir voulu soigner son image de marque, et charge le prolétariat de la responsabilité de la boucherie impérialiste.
A vrai dire, ce que Rubel cherche à affirmer, c’est que Février 17 aurait été la « vraie » révolution, et Octobre 17 un coup d’Etat contre-révolutionnaire. Ah! Si la Russie en était restée à la révolution bourgeoise de Février qui correspondait au stade historique capitaliste où elle était, quel bonheur n’aurait-elle pas connue. Mais comme choisir Février 17, c’est choisir la poursuite de la boucherie impérialiste (et bien d’autres choses dont Rubel ne parle pas), sa monstrueuse pirouette consiste à dire: cette guerre est de la faute du prolétariat, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même.
Je ne cite pas cet exemple pour dénoncer les falsifications dérisoires d’un Rubel, mais pour montrer où mène le déterminisme en pratique: à soutenir la bourgeoisie (et ici sa guerre), sous prétexte qu’il est « trop tôt » pour la révolution. Et pour montrer a contrario la justesse de la position léniniste. Le déterministe oublie entre autres choses que les masses entrent en mouvement pour des raisons qui sont souvent de tout autre urgence que d’attendre le « suffisant développement des forces productives ». Ce peut être « le comble du malheur » pour son avenir que la révolution arrive ainsi, mais le marxiste n’a alors d’autre solution que de la soutenir et de chercher à la mener le mieux et le plus loin possible. Ce que firent à juste titre Marx, Mao, Lénine.
Après l’échec éventuel, nos pédants marxistes de salon peuvent bien clamer « je vous l’avais bien dit ». On a le confort qu’on peut. Chez Marx, il n’y a jamais pareil pédantisme. Il éclaire la voie la plus favorable au succès, mais n’est pas déterministe. S’il est indéniable que pour lui, seul le capitalisme à sa pleine maturité crée les conditions de sa propre dissolution, il n’en a jamais déduit que les masses attendraient calmement ce moment, ni qu’aucun processus révolutionnaire ne pouvait raccourcir ce chemin, le rendre moins pénible au peuple. Ce qu’il dit au contraire dans Le Capital (préface de 1867): « alors même qu’une société est arrivée à découvrir la trace de la loi naturelle qui préside à son mouvement… elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par décret les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de gestation et adoucir les maux de son enfantement ».
Marx n’a pas étudié ce problème d’une voie « abrégée » qui permettrait aux sociétés arriérées d’éviter une longue phase purement capitaliste avant de pouvoir passer au communisme. Il l’a seulement très sommairement esquissée dans sa célèbre réponse à Vera Zassoulitch (du 8 Mars 1881), où il dit que le « précédent occidental » du mouvement de séparation du producteur des moyens de production n’est pas « une fatalité historique » et ne prouve rien concernant le mouvement futur de la communauté agricole russe primitive (le mir). Celle-ci pourrait évoluer par un raccourci vers le communisme si elle ne se décompose pas en propriété privée. Pour Marx, il va de soi que cette marche au communisme n’est possible que si la communauté en question « peut s’emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi l’humanité ». Contre ceux qui nieraient cette possibilité, Marx dit: « on leur demanderait si la Russie a été forcée comme l’Occident à passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique pour arriver aux machines, bâtiments à vapeur, aux chemins de fer, etc.? On leur demanderait encore comment ils ont fait pour introduire chez eux en un clin d’œil tout le mécanisme des échanges (banque, sociétés par actions, etc.) dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident? »123.
Ainsi, au soir de sa vie, loin de rester figé dans une position dogmatique, Marx envisage pour les pays arriérés comme la Russie un « raccourci » qui utiliserait les acquis des pays plus avancés pour créer rapidement les conditions matérielles de la société communiste. On ne peut pas en dire plus sur son point de vue à partir d’une esquisse aussi brève.
C’est la voie recherchée par Lénine et Mao bien que, n’ayant pas clairement perçu la réalité d’une phase capitaliste dans cette voie, ils n’aient pu en limiter suffisamment les effets et prévenir son épanouissement futur.
Nous avons rappelé, à propos d’Octobre 17, que seule la position léniniste correspondait aux intérêts des masses. De même que Mao a eu raison de ne pas laisser la Chine aux mains du Kuomintang et des américains. Ensuite, il s’agissait « de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille », chose aussi difficile aux pauvres sur terre qu’au riche qui veut gagner le paradis biblique.
Encore que cela eut été plus simple si, comme Lénine l’escomptait, la solidarité des prolétaires occidentaux avait pu triompher. Car dans son optique, comme il l’a cent fois répété, la révolution russe ne pouvait être réussie qu’avec leur aide. De même, Mao ne pouvait pas s’imaginer à son époque que l’URSS ne pouvait pas apporter à la Chine une aide socialiste.
Après, il a fallu s’adapter, chercher, faire avec les moyens du bord.
Revenons-en, puisque c’est de cela qu’il s’agit, aux rapports liberté-nécessité, politique-économie.
Engels, si souvent accusé d’économisme et de déterminisme par les professeurs es-marxisme, repousse au contraire cette position.
« Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais ils réagissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Il n’en est pas ainsi parce que la situation économique est la cause, qu’elle est la seule active et que tout le reste n’est qu’action passive. Il y a, au contraire, action réciproque sur la base de la nécessité économique qui l’emporte toujours en dernière instance… Il n’y a donc pas, comme on veut se l’imaginer, ça et là, par simple commodité, un effet automatique de la situation économique, ce sont, au contraire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes. Mais dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base de conditions antérieures de fait, parmi lesquelles les conditions économiques, si influencées qu’elles puissent être par les autres conditions politiques et idéologiques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre le fil conducteur, qui, seul, nous met à même de comprendre »124.
Engels, le soi-disant père fondateur d’un marxisme déterministe, insistait au contraire sur le primat de la conscience ouvrière: « pour la victoire ultime des principes énoncés dans le Manifeste, Marx se fiait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action et de la discussion commune ».
Premièrement, Engels rappelle que c’est l’homme qui décide. Il répond aussi à un certain Barth qui défendait le déterminisme économique: « pourquoi alors combattons-nous pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est sans force du point de vue économique? La violence (c’est-à-dire le pouvoir politique) est aussi une puissance économique »125.
Deuxièmement, cette liberté n’est pas absolue, mais limitée par les conditions économiques, la situation du rapport des forces mondial, etc.
Staline avec son économisme (l’Etat est prolétarien, développons l’économie, le reste suivra) est à l’opposé du marxisme. Mao avec sa foi en l’homme, son volontarisme dit plus vrai, même s’il tombe dans l’idéalisme (les idées justes entraînent tout le reste).
Pour en revenir à la conscience ouvrière, rappelons qu’Engels ajoute que c’est à travers son expérience que la classe rejetterait les utopies et fausses solutions: « les événements et les vicissitudes de la lutte contre le Capital, les défaites plus encore que les succès, ne pouvaient manquer de faire sentir aux combattants l’insuffisance de toutes leurs panacées et les amener à comprendre à fond les conditions véritables de l’émancipation ouvrière ».
Pour le marxisme, c’est la lutte de classe qui fait avancer, y compris les défaites si on en tire les leçons. Il réfute l’idée qu’il faille attendre les conditions « mûres ». La première de ces conditions est d’ailleurs la conscience ouvrière, et elle ne mûrit qu’à travers la lutte. Attendre en laissant tranquillement se développer les rapports capitalistes revient à faire des masses la chair à profit, la chair à canon de la bourgeoisie comme nous l’avons rappelé ci-dessus avec l’exemple d’Octobre 17. Quand les prolétaires et paysans russes et chinois se sont révoltés, ils ont eu raison. Quand, ce faisant, ils ont conquis le pouvoir, ils n’allaient pas le rendre à la bourgeoisie sans combattre sous prétexte que la situation n’était mûre que pour un pur capitalisme. Il leur fallait donc chercher une voie, et c’est tout leur mérite de l’avoir fait. Et en quelques années, ils ont fait avancer leur situation mieux que l’Europe en 200 ans, et avec bien moins de peines. Personne ne peut dire que leur révolution était condamnée absolument à rester dans les limites du capitalisme d’Etat. Et ils ont non seulement avancé eux-mêmes, mais aussi donné un coup de fouet notable au mouvement révolutionnaire mondial, notamment en ce qui concerne les luttes anticolonialistes et la résistance antifasciste.
Loin donc de renier cet héritage, nous savons au contraire qu’il a contribué à faire avancer le processus historique vers le communisme. Pour conclure en en tirant les leçons, il faut le replacer dans ce qui fut son cadre: celui des révolutions du 20ème siècle.
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CONCLUSION: LES REVOLUTIONS AU XXEME SIECLE OU LE DETOUR IRLANDAIS
Quoi qu’il en soit, le cours de la révolution mondiale a suivi celui que Marx avait esquissé lorsqu’il changea de position sur la question des colonies, qui est justement celle qui a marqué ce 20ème siècle, à propos de l’Irlande.
« Longtemps j’ai pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à la montée de la classe ouvrière anglaise. J’ai toujours défendu ce point de vue dans le New York Tribune. Or, une analyse plus approfondie m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera jamais rien tant qu’elle ne sera pas débarrassée de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut placer le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général »126.
Pour que la classe ouvrière des pays développés devenus impérialistes puisse agir, il fallait d’abord qu’elle soit débarrassée des colonies qui donnaient un ballon d’oxygène au développement du capitalisme tout en la pourrissant. Marx, constatant ce phénomène naissant à propos de l’Irlande, en conclut que la révolution ne peut justement d’abord éclater là où les conditions matérielles pour le socialisme sont mûres, mais dans les colonies, là où elles ne le sont pas. C’est le « détour irlandais » du processus révolutionnaire mondial qui a été réalisé dans ce 20ème siècle.
Engels en donne une raison immédiate: « les ouvriers anglais mangent allègrement leur part de ce que rapporte le monopole de l’Angleterre sur le marché mondial et dans le domaine colonial »127. Mais il ajoute que le processus que devrait prendre dans les pays colonisés le cours révolutionnaire lui échappe encore: « mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront passer par la suite, pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder les hypothèses les plus oiseuses ».
Ainsi, avec l’extension du phénomène colonial à toute la planète, le « levier » devait être placé dans cette zone que Mao appela fort justement « des tempêtes ». Et notamment en Orient, où était l’immense masse des peuples colonisés. On est loin du déterminisme économique, et ce fut le mérite de Lénine et Mao de comprendre parfaitement cette situation. Ils avaient prévu (Lénine après avoir dû renoncer à l’espoir d’une révolution européenne) que ces peuples allaient constituer, par leurs luttes, le principal facteur d’affaiblissement des grandes puissances capitalistes et de continuation du processus révolutionnaire mondial.
Par exemple, Lénine écrivait peu avant sa mort, en 1923: « l’issue de la lutte dépend finalement de ce que la Russie, l’Inde, la Chine, etc., forment l’immense majorité de la population du globe. Et c’est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques années, est entraînée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son affranchissement… Ce qui nous intéresse, c’est la tactique que nous devons suivre, nous, Parti Communiste de Russie, nous, pouvoir des Soviets de Russie, pour empêcher les Etats contre-révolutionnaires de l’Europe Occidentale de nous écraser. Pour que nous puissions subsister jusqu’au prochain conflit militaire,… il faut que cette majorité ait le temps de se civiliser. Nous non plus, nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémisses politiques… Nous devons nous efforcer de construire un Etat où les ouvriers continueraient à exercer leur direction sur les paysans, garderaient la confiance de ces derniers, et, par une économie rigoureuse, banniraient de tous les domaines de la vie sociale jusqu’aux moindres excès »128.
Lénine concluait sur la nécessité d’épurer au maximum l’appareil d’Etat de la bureaucratie, et indiquait que la tâche était d’assurer non pas la transition du capitalisme au communisme, mais du capitalisme au socialisme. En quelque sorte, une transition précédant la phase de transition telle qu’elle était prévue par Marx pour les pays développés. Il fallait donc l’inventer car Marx n’en avait rien dit. La Russie était à la charnière de deux mondes, Occident et Orient, développé et sous-développé. La révolution russe aurait pu, elle y a presque réussi, entraîner la révolution en Europe, et aller vers le communisme avec l’Europe, comme Lénine l’avait pensé. Cette voie ayant échoué, elle s’est trouvée ne pouvoir pencher que vers son « côté oriental », et se mettre à l’avant-garde des révolutions anti-impérialistes du « tiers-monde » (ce fut le sens du célèbre Congrès de Bakou). Mao a poursuivi et amplifié cette voie avec la révolution chinoise129. De même, les mouvements de libération de Cuba, du Vietnam, de l’Algérie, etc., ont marqué profondément le 20ème siècle.
Tel fut le « détour irlandais », à caractère essentiellement démocratique et national.
A ce propos, Lénine a justement dit qu’il était plus facile de prendre le pouvoir dans les pays relativement arriérés, car ils sont un maillon faible du système mondial, et les masses y sont plus poussées à la révolte (non seulement par une misère effroyable, mais aussi pour des revendications d’indépendance et de démocratie qui entraînent bien d’autres classes que le prolétariat). Mais plus difficile de la continuer. Et inversement pour les pays développés, où les conditions matérielles sont mûres, mais la bourgeoisie puissante et le prolétariat mieux intégré à la société.
L’Europe a connu la première vague révolutionnaire moderne. C’était l’époque où le prolétariat naissant et la bourgeoisie partageaient quelques objectifs communs dans le domaine de la démocratie. Alors, les révolutionnaires communistes (comme Babeuf, puis plus tard Varlin, etc.) étaient noyés dans la masse des petits bourgeois « socialistes » ou républicains qui utilisaient le peuple à leur profit, le détournant d’une révolution radicale. Lors de la Commune, l’erreur du prolétariat parisien a été de ne pas s’en rendre indépendant, de ne pas saisir l’or des banques, de ne pas marcher sur Versailles, bref de ne pas prendre le pouvoir pour lui seul et sans vergogne.
La révolution russe de 1917 n’a pas renouvelé cette erreur. Le prolétariat n’a pas laissé à la bourgeoisie la direction d’une révolution dont le contenu n’était au départ que démocratique.
Elle marque en fait le début du « détour irlandais » et de l’intervention sur la scène de l’histoire des peuples de la « zone des tempêtes ». Mais finalement, les colonies se libèrent bourgeoisement, en adoptant plus ou moins le modèle du capitalisme d’Etat.
Le pillage des colonies a contribué à faire taire le prolétariat des pays développés. Et se taisant, il n’a pas aidé à une émancipation des colonies qui puisse sortir de la voie capitaliste, sauf en Chine avec Mao. De telle sorte que la domination impérialiste n’a été que partiellement remise en cause. Suffisamment toutefois pour laisser place dans la plupart de ces pays au développement d’un certain capitalisme national.
La vague « démocratique » des pays de l’Est balaye maintenant les caricatures du communisme qui servaient de repoussoir aux luttes prolétaires, les laissant sans perspectives. Cette imposture quitte la scène de l’histoire, et il en sera de même en Chine, qui a pris le même chemin après la défaite de la GRCP.
Certes, et pour les raisons que nous avons dites tenant au fétichisme de l’Etat propre à ces régimes, le mouvement ne vise pas à les remplacer par une véritable libération communiste de l’homme. Rien ne dit cependant que les effets du capitalisme du marché remplaçant celui de l’Etat ne soulèvent longtemps ces peuples d’enthousiasme. Quoi qu’il en soit de ce nouveau détour, il a pour conséquence d’ouvrir une nouvelle époque. La voie est libre, si l’on peut dire, au sens que le capitalisme accomplit son œuvre d’établir sur toute la surface du globe les mêmes rapports sociaux, de mettre les mêmes classes dans les mêmes situations, devant les mêmes ennemis. Le « détour irlandais » a accompli son œuvre, les premières révolutions se réclamant du marxisme qui en ont été le moteur peuvent définitivement disparaître, ayant finalement rempli cette tâche.
Si la création d’un vaste marché capitaliste à l’échelle du globe peut momentanément donner un peu d’oxygène à son mouvement d’accumulation, les conditions de sa crise qui couve depuis plus d’une dizaine d’années n’en mûrissent pas moins. L’énorme poids des dettes en est un signe, parmi beaucoup d’autres, que ce n’est pas le lieu d’analyser ici.
C’est donc l’époque des révolutions prolétariennes qui arrive, avec un peu de retard sur les prévisions. Reste à les préparer en nous tournant vers cet avenir et en « laissant les morts enterrer leurs morts ». C’est ce que les travaux de Marx, défigurés quand on a voulu les rapporter à des situations qui n’étaient pas celles qu’il analysait spécifiquement, peuvent nous permettre de faire, tant ils s’appliquent de manière prémonitoire aux situations d’aujourd’hui. Marx n’a eu que le défaut d’avoir quelques cent ans d’avance.
Tom Thomas
Août 1990
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NOTES
1 Lettre d’Engels à Florence Kelley du 28-12-1886 (Marx-Engels, « Œuvres Choisies », Ed. Sociales, T. III, p. 512).
2 Ainsi appelait-on alors les organisations communistes formées et issues de la IIIème Internationale. Plus généralement, ce terme désigne la ligne bourgeoise masquée de vocabulaire marxiste.
3 Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.
4 cf. Tome I, « Le capitalisme des deux mondes ».
5 Tant par certains groupes dits « marxistes-léninistes » que par des universitaires comme Ch. Bettelheim (« Les luttes de classes en URSS », Ed. Le Seuil – Maspero, 3 tomes) ou B. Chavance (« Le capital socialiste », Ed. Le Sycomore).
6 J. Staline, « Les Questions du léninisme », Ed. Norman Bethune, T. 2, p. 785.
7 K. Marx, « Travail salarié et Capital ».
8 J. Staline, Les Questions du léninisme, op. cité, T. 2, p. 748 et suiv.
9 J. Staline, Questions du léninisme, Ed. de Pékin, p. 952.
10 Ce que Lénine résume dans sa célèbre formulation: « on appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leurs rapports (la plupart du temps fixés et consacrés par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, et donc les modes d’obtention et l’importance des richesses sociales dont ils disposent, les classes sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée de l’économie sociale ». Et Lénine poursuit que, pour abolir les classes, il faut non seulement abolir la propriété privée, mais « il faut effacer aussi bien la différence entre la ville et la campagne que celle entre les travailleurs manuels et intellectuels » (La Grande Initiative, O.C., Ed. de Moscou, T. 29, p. 425).
11 K. Marx, Cité dans Bettelheim, Les luttes de classes en URSS, T. III, p. 297, Ed. Le Seuil – Maspero.
12 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 27.
13 J. Staline, Le bilan du premier plan quinquennal, Q. L., op. cité, p. 592.
14 K. Marx, Le Capital, Pléiade, T. II, p. 1046-47.
15 A propos des sociétés par action; Marx écrit: « le capital qui, par nature, repose sur un mode social de production et implique une concentration sociale de moyens de production et de force de travail, prend directement la forme de capital social (capital d’individus directement associés), par opposition au capital privé; et ses entreprises se présentent comme des entreprises sociales, par opposition aux entreprises privées. C’est la négation du capital en tant que propriété privée dans les limites de la production capitaliste elle-même » (K. Marx, Le Capital, Pléiade II, p. 1175, souligné par moi).
16 K. Marx, Le Capital, E.S., III, 2, p. 51. Les citations qui suivent sont tirées de ce lumineux chapitre dans lequel est démontré que le rapport capitaliste est indépendant de la propriété privée. Les propriétaires, se séparant des « capitalistes actifs » (managers), se contentent de toucher les dividendes ou intérêts. Le capitaliste financier s’oppose ainsi au capitaliste actif, n’apparaissant plus dans un rapport direct avec l’ouvrier (d’où le développement du fétichisme, renforcé encore par le fait que le capitaliste actif apparaît souvent comme un salarié au même titre que les autres). Cette opposition s’est retrouvée en URSS entre les bureaucrates du Plan, représentants de l’Etat-propriétaire, face aux cadres gestionnaires d’entreprises semblant défendre les intérêts communs de tous les travailleurs de leurs entreprises.
17 K. Marx, Le Capital, Pléiade II, p. 1141.
18 F. Engels, Anti-Dühring, E.S., p. 315.
19 K. Marx, Lettre à Pavel Annenkov, Pléiade I, p. 1437.
20 Le lecteur trouvera un exposé beaucoup plus détaillé sur ce point dans B. Chavance, Le Capital Socialiste, Ed. Le Sycomore. Nous n’en donnons donc ici que les grandes lignes.
21 A l’exception de quelques observations sur la Commune de Paris et l’Etat ou dans sa célèbre critique du Programme de Gotha.
22 Notamment par Boukharine (L’économie de la période de transition), E. Preobrajenski (La nouvelle économie), Lapidus et Ostrovitianov (Précis d’économie politique). Outre l’ouvrage de B. Chavance déjà cité, la critique de ces thèses se trouve dans le gros travail de Ch. Bettelheim (Les luttes de classes en URSS, Ed. du Seuil – Maspero, 3 tomes).
23 « Les problèmes économiques », texte où J. Staline corrige, mais de façon très superficielle, ses erreurs en faisant observer que la loi de la valeur existe et qu’il faut en tenir compte. Mais il l’explique seulement par l’existence d’une forme de propriété non étatique, à côté des entreprises nationalisées, donc en restant dans le domaine juridique.
24 K. Marx, 1844, Pléiade II, p. 68.
25 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, Pléiade I, p. 1418.
26 K. Marx, Pléiade II, p. 287.
27 J. Staline, « Entretien avec H. G. Wells ».
28 K. Marx, Le Capital, E.S., T. 1, p. 93.
29 cf. K. Marx: « en tant que travail accompli au delà des besoins immédiats, le surtravail devra toujours exister » (Le Capital, Livre III; Pléiade II, p. 1486). Et aussi la critique du Programme de Gotha.
30 Tout ceci a été bien décrit par Ch. Bettelheim, op. cité.
31 « Le totalitarisme soviétique a-t-il existé? » in Le Monde, 1990.
32 cf. les nombreuses interventions de l’Etat dans ce secteur (mines, sidérurgie, transports, etc.) en Allemagne, France, Angleterre, etc., où il se substitue au capital privé afin d’assurer la rentabilité du capitalisme national en général.
33 Sur les crises du capitalisme étatique et leurs spécificités, voir pour des analyses plus détaillées: « L’accumulation du capital et les crises de l’URSS contemporaine », Cepremap, Mai 1979. Aussi: « Pays de l’Est, vers la crise généralisée », J. Sapir, Federop, 1980. Et Ch. Bettelheim, op. cité, tome III. Observons que ces travaux montrent que c’est l’analyse marxiste du capitalisme qui, seule, permet d’expliquer la crise du système soviétique, fondement de leur crise politique ouverte actuelle.
34 Ce fait a été relevé par tous les économistes. Pour des données de base plus détaillées, cf. J. Sapir, op. cité, p. 29 à 35. De 1913 à 1965, la production industrielle soviétique a été multipliée par 60,8. Dont une multiplication de 14,8 pour l’industrie légère et de 481 pour les industries mécaniques. Ou encore de 1926 à 1940, la branche construction des métaux s’est accrue de 2960 %, mais celle de l’industrie alimentaire de 380 % seulement. Non seulement ce développement est déséquilibré, mais il n’a, en soi, rien de socialiste.
35 J. Sapir, in « L’Economie Mobilisée », Ed. La Découverte, développe cette thèse avec d’intéressants arguments. Mais il ne voit pas qu’au-delà des analogies entre les pays type Allemagne, Japon, Russie, etc., il y a les spécificités du régime soviétique, notamment dans la période léniniste, qui portent notamment sur les intérêts de classe et leur place dans la société, et qui interdisent ce simple amalgame proche de l’argument éculé: bolchévisme = fascisme. Et si l’URSS a bien été une « économie mobilisée » et volontariste, Lénine n’a jamais eu pour but de construire une économie de guerre, comme l’Allemagne ou le Japon. Il sortit au contraire l’URSS de la guerre, là où les bourgeoisies de ces pays organisèrent la conquête du monde.
36 cf. J. Sapir, op. cité, p. 57 à 60 et Cepremap, étude citée p. 67 et suiv., qui donnent des indications sur la baisse du taux de profit en URSS.
37 La bourgeoisie occidentale a évidemment aussi ce problème, et ne renonce pas, quand les hochets de la consommation ou de la démocratie s’avèrent insuffisants, au « despotisme de fabrique », à la répression, à la violence du chômage et des armes. L’économiste américain Schumpeter disait en 1942: « le socialisme (dans le sens de l’autorité centrale despotique où il l’entendait, n.d.a.) pourrait être le seul moyen de restaurer la discipline du travail » dans les pays capitalistes. In Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Petite Bibliothèque Payot, p. 296.
38 K. Marx, « Le Capital », Ed. Pléiade II, p. 1400.
39 Lénine, « L’Etat et la Révolution », Ed. de Pékin, p. 143.
40 En France, plus de 6 millions de fonctionnaires aujourd’hui.
41 Lénine, « L’Economie et la Politique à l’époque de la ddp », Ed. de Pékin.
42 Lénine, O.C., T. 23, p. 441, Ed. de Moscou.
43 Lénine, « Mieux vaut moins mais mieux », 1923, O.C., T. 33, Ed. de Moscou.
44 Lénine, O.C., T. 33, p. 314, Ed. de Moscou.
45 Lénine, L’Etat et la Révolution, op. cité, p. 108.
46 Idem, p. 110.
47 « Les Quatre Constitutions Soviétiques », Ed. Savelli, p. 30.
48 Idem, p. 21.
49 Lénine, L’Etat et la Révolution, op. cité, p. 30.
50 Idem, p. 112.
51 Lénine, O.C., T. 23, p. 311, Ed. de Moscou.
52 Lénine, « Comment réorganiser l’Inspection Ouvrière et Paysanne », O.C., T. 33, p. 495, Ed. de Moscou.
53 Lénine, « Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky », O.C., T. 32, p. 16-17, Ed. de Moscou.
54 Idem, p. 17.
55 O.C., T. 31, p. 452.
56 O.C., T. 32, p. 198.
57 O.C., T. 32, à nouveau les syndicats.
58 O.C., T. 32, p. 270.
59 O.C., T. 25, p. 347-397.
60 Voir sur ce point les intéressants développements de Ch. Bettelheim, op. cité, T. I, p. 427 à 445.
61 « Mieux vaut moins, mais mieux », mars 1923, O.C., T. 33.
62 J. Staline, « Sur le projet de Constitution en URSS », novembre 1936.
63 Staline ira encore plus loin en 1946, en disant que « le communisme dans un seul pays est parfaitement possible, particulièrement dans un pays comme l’URSS », Réponse à A. Werth, Œuvres, T. 16, p. 228, Editions NBE.
64 Malenkov, 19ème Congrès du P.C.U.S., Cahiers du Communisme, Numéro spécial novembre 1952, p. 141-142.
65 Idem, p. 150.
66 J. Staline, « Bilan du premier Plan Quinquennal ».
67 J. Staline, « Le marxisme et les problèmes linguistiques ».
68 J. Staline, « Rapport au 18ème Congrès », Ed. de Pékin, p. 944.
69 Malenkov, 19ème Congrès du P.C.U.S., op. cité, p. 155.
70 J’ai développé ce point dans un article de « La Cause du Communisme » n° 4, sous la signature de Charles Paveigne.
71 Mao, « Œuvres Choisies », T. V, Ed. de Pékin, p. 395, janvier 1957.
72 Cité dans « Le Grand Bond en Avant », Recueil de textes de Mao de 1958-59, rassemblés par J. Chesneaux, Ed. Le Sycomore, p. 132.
73 Comme nous l’avons rappelé dans le Tome I de ce travail.
74 En 1956, 70 % du revenu agricole était distribué aux paysans, 53 % en 1957, 30 % en 1958, dans le système Commune.
75 Décision du C.C. du P.C.C., 8 août 1966, cité par Daubier, « Histoire de la R.C.P. », Ed. Maspero, p. 279.
76 Le cinéaste Joris Ivens rend compte d’une discussion animée sur ce sujet dans un des films de sa série, tourné dans une usine de Shanghai.
77 Même si on admet qu’un certain extrémisme peut pousser les masses dans les bras de la droite, cela ne justifie pas la formule utilisée alors, « de gauche en apparence, de droite en réalité », lorsqu’elle sert purement et simplement à amalgamer les « gauchistes » à la droite.
78 Mao fit appel à l’armée dès janvier 1967, mais ce n’est qu’à la fin 67 qu’elle eut l’autorisation de se servir de ses armes.
79 Il est intéressant de rappeler qu’unanimement les idéologues occidentaux, qui avaient été effrayés par la GRCP, louangèrent Deng d’avoir pris le pouvoir et d’y avoir mis fin. Ces mêmes qui assirent ainsi son autorité affichèrent plus tard une forte émotion de façade lors du « Printemps de Pékin », réprimé militairement par le même Deng. Comme d’habitude, les soutiens intellectuels du capitalisme font semblant de désavouer ses « excès », et pensent ainsi avoir les mains propres. En fait, les occidentaux ont été déçus par Deng qui n’a pas été, comme ils l’espéraient, le Gorbatchev chinois.
80 Quotidien du Peuple, 12-12-78. Il faut ici noter que, contrairement à une idée largement répandue, voulant faire passer la Révolution Culturelle pour un vaste chaos, la production n’a pas souffert en Chine pendant cette période. Ainsi, de 1965 à 1974, on note:
– Electricité: de 42 à 108 milliards de Kw/h
– Acier: de 12,5 à 23,8 millions de T
– Charbon: de 220 à 389 millions de T
– Machines: indice 257 à 1156
Chiffres de la CIA elle-même, cités par Ch. Bettelheim dans « Questions sur la Chine », Ed. Maspero.
81 Mao, Œuvres Choisies, Ed. de Pékin, T. 2, p. 351.
82 Lénine, L’Etat et la Révolution.
83 Mao, « Intervention au 8ème Congrès du PCC », mai 1958, cité dans Le Grand Bond en Avant, Ed. Le Sycomore, p. 10.
84 Mao, « Nous secouerons le monde », 8ème Congrès du P.C.C., op. cité.
85 Mao, « Notes de lecture sur le manuel d’économie politique d’URSS », 1960, cité dans « Les trois années noires », Ed. Le Sycomore, p. 112.
86 Mao, « Staline ignore la politique et les masses », 1958, in « Le G.B.A. », p. 91, Ed. Le Sycomore, op. cité.
87 cf. « Le G.B.A. », op. cité, p. 92.
88 Marx, « Critique du Programme de Gotha », Ed. Sociales, p. 33.
89 Comme en témoignent très abondamment ses commentaires très économistes cités dans « Mao Tse Toung et la Construction du Socialisme », Ed. Le Seuil.
90 cf. Mao, « Les Trois années noires », op. cité, p. 96-97.
91 Idem, p. 93.
92 Idem, p. 94.
93 Idem, p. 144.
94 Idem, p. 85.
95 Tchang Tchouen Kiao, « De la dictature intégrale sur la bourgeoisie », Ed. de Pékin, 1975.
96 Cf. J. Daubier, « Histoire de la Révolution Culturelle », Ed. Maspero, p. 279.
97 Idem, p. 288.
98 Groupe d’ouvriers de Shanghai, Pékin Informations n°37, 18-09-72.
99 Mao Tse Toung, « Remarques sur les problèmes économiques du socialisme en URSS de Staline », 1959, in « Les trois années noires », op. cité, p. 96.
100 cf. K. Marx, Le Capital, Pléiade II, p. 1400.
101 Marx, in La Critique du Droit Politique Hégélien.
102 Cité par M. Rubel dans « Marx, critique du marxisme », Ed. Payot.
103 In « Socialisme Utopique, Socialisme Scientifique », Marx-Engels, Œuvres Choisies, T. 3, Editions du Progrès, Moscou, p. 124 et 139-140.
104 Le Monde, 27-02-90.
105 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 1, p. 90.
106 Ch. Bettelheim, « Révolution Culturelle et Organisation Industrielle », Petite Collection Maspero.
107 K. Marx, Critique du Programme de Gotha.
108 Idem, E.S., 1966, p. 30.
109 Idem, E.S., p. 31, Pléiade I, p. 1420. J’ai, ultérieurement à cet ouvrage, critiqué ces passages de la Critique du Programme de Gotha, sur lesquels je m’appuyais encore trop aveuglément au moment de sa rédaction, dans La Transition au Communisme selon K. Marx, éd. Albatroz. Voir aussi cette argumentation d’Engels dans l’Anti-Dühring: « comment se résout dès lors toute cette importante question de la rétribution plus élevée du travail composé? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l’ouvrier qualifié; c’est aux personnes privées que revient donc d’abord le prix plus élevé de la force de travail qualifié: l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher. Dans la société à organisation socialiste, c’est la société qui supporte ces frais. C’est donc à elle qu’en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes du travail composé une fois qu’elles sont produites. L’ouvrier lui-même n’a pas de droit supplémentaire ». Argumentation faible: l’Etat aujourd’hui prend en charge l’essentiel des frais de formation, mais la propriété intellectuelle reste aux bourgeois. Engels ne voit pas cette propriété, et donc que les « fruits » tendent à en revenir à ceux-là, tant que dure la division du travail.
110 K. Marx, Le Capital, E.S., I, 3, p. 239.
111 Idem, III, 3, p. 228.
112 « Dans la société communautaire, fondée sur la propriété collective des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits: de même le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas ici davantage comme valeur de ces produits, comme une propriété réifiée qui serait la leur, puisque désormais, en opposition avec la société capitaliste, ce n’est plus par un détour, mais de façon immédiate que les travaux individuels existent comme parties intégrantes du travail global » (K. Marx, Critique du Programme de Gotha, E.S., p. 29-30).
113 La forme valeur est, selon Engels, « une catégorie économique qui est l’expression la plus ample de l’asservissement du producteur à son propre produit » (Anti-Dühring, E.S., p. 350).
114 Lénine constatait en URSS: « l’horizon borné du droit bourgeois qui oblige à compter avec l’âpreté d’un Shylock: n’aurais-je pas travaillé une demi-heure de plus que le voisin; n’aurais-je pas touché un salaire inférieur au sien? ». Cette attitude des ouvriers russes ne tenait pas tant au droit qu’au contenu « borné » et pénible de leur travail, au rapport salarial, bref, aux grandes séparations de type capitaliste qui subsistaient dans les rapports sociaux.
115 Et Marx continuait en définissant l’échange marchand comme un combat: « le lieu social où je me trouve par rapport à toi, mon travail pour satisfaire ton besoin n’est… qu’une apparence, et notre intégration mutuelle n’est elle aussi qu’une apparence: leur base, c’est le pillage réciproque ».
116 cf. T. Thomas, « Crise, Technique et temps de Travail ».
117 On voit bien le lien qui sous-tend le raisonnement de Marx entre travail contraint et médiation. Tant qu’il y a travail contraint, l’homme est séparé des autres hommes et dominé par les choses, le produit de son activité. Il y a alors nécessité d’une médiation pour obliger, répartir, et organiser ce qui est divisé. Mais cette médiation est aussi séparation. Avec l’activité riche, libre et volontaire, les hommes établissent entre eux des échanges directs, réalisent leur humanité. Il y a appropriation de l’homme par l’homme. La médiation, marché, monnaie, Etat, disparaît. Les choses ne s’opposent plus à l’homme dans la propriété (le pôle capitaliste) qui disparaît avec le travail contraint. Marx disait: « l’abolition de la propriété privée ne deviendra réalité que si elle est conçue comme abolition du travail » (Critique de l’Economie Nationale », 1845).
118 F. Engels, Les Principes du Communisme, question 20.
119 Lettre de K. Marx à F. Engels, 9 août 1852.
120 K. Marx, Idéologie Allemande, E.S., p. 52.
121 Maximilien Rubel, dans son livre « Marx, critique du marxisme », Ed. Payot, qui veut faire passer Marx pour un anarchiste et prétend, dans son édition de Marx dans La Pléiade, mieux savoir que son ami et collaborateur intime, Engels, comment Marx aurait voulu que son œuvre soit publiée.
122 M. Rubel, op. cité, p. 164-165.
123 Brouillon de la réponse de K. Marx à Vera Zassoulitch, Pléiade II, p. 1565-1566.
124 Lettre de F. Engels à Borgius, 25 janvier 1894, in Marx-Engels Œuvres Choisies, éd. du Progrès, Moscou, T. 3, p. 534.
125 Lettre de F. Engels à Conrad Schmidt, idem, T. 3, p. 525.
126 Lettre de Marx à Engels, 10 décembre 1869, in Petite Collection Maspero, n°131.
127 Lettre de F. Engels à Kantsky, 12-09-1882, O.C., op. cité, p. 511-512.
128 Lénine, « Mieux vaut moins, mais mieux », Œuvres, T. 33, p. 515-516, Ed. de Moscou.
129 La conférence de Bandoung, quelque 40 ans après Bakou, en fut comme le point d’orgue.
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SOMMAIRE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. LA THEORIE DES FORCES PRODUCTIVES
1.1 L’essence de la théorie des forces productives
1.2 A propos de la propriété
1.3 Catégories économiques et rapports sociaux
1.3.1 La forme indépendante du contenu
1.3.2 Le plan et la disparition des rapports marchands
CHAPITRE 2. UN CAPITALISME SPECIFIQUE: LE CAPITALISME ETATIQUE
2.1 Etatisation et accumulation
2.2 Le plan et les crises
CHAPITRE 3. L’ETAT DE DICTATURE DU PROLETARIAT
3.1 La révolution: la prise du pouvoir dans la superstructure
3.2 La superstructure, enjeu de la lutte de classe
3.3 Lénine et la lutte pour l’Etat socialiste
3.3.1 L’Etat socialiste et le prolétariat
3.3.2 La voie ouverte par Lénine et ses limites
3.4 Les erreurs de Staline sur la question de l’Etat
CHAPITRE 4. LA LUTTE CONTRE LA DEGENERESCENCE: LA REVOLUTION CULTURELLE
4.1 Le grand bond en avant: une répétition générale
4.1.1 L’homme ou la technique
4.1.2 Les Communes Populaires
4.2 La GRCP
4.2.1 Bref rappel de l’histoire de la GRCP
4.2.2 Les limites de la GRCP
4.2.2.1 Les causes objectives
4.2.2.2 Les lacunes théoriques
4.2.2.3 La portée d’un échec
CHAPITRE 5. SUR LA TRANSITION DANS LES PAYS ARRIERES
5.1 A propos de la robinsonnade
5.2 Transition et médiation
5.3 Une révolution impossible?
CONCLUSION. LES REVOLUTIONS DU XXEME SIECLE OU LE DETOUR IRLANDAIS
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