INTRODUCTION
La situation du monde contemporain illustre parfaitement la justesse des analyses de Karl Marx. Il y a plus de cent ans déjà son œuvre expliquait l’essentiel de ce qui se passe aujourd’hui: mondialisation, développement inouï du capitalisme financier et de ses crises, putréfaction généralisée du système, chômage, guerres, accroissement des inégalités entre pays et entre classes, etc. C’est là une preuve de l’extraordinaire génie de Marx. Mais au moment même où son analyse du capital et de ses contradictions s’avère ainsi attestée par les faits, ses prévisions concernant la révolution prolétarienne et l’avenir communiste semblent avoir été et être battues définitivement en brèche.
En quoi et pourquoi les révolutions passées ont-elles été un échec n’est pas la question que nous examinerons ici1. Que les agents intellectuels de la bourgeoisie en profitent, ravis, pour décréter la mort du communisme, c’est de bonne guerre. Mais cet avis de décès fait sourire puisqu’il concerne, en parlant de communisme, soit un mouvement qui est induit inéluctablement par le capitalisme et ne peut disparaître qu’avec lui, soit le principe d’une communauté des individus sociaux qui n’a encore jamais existé. Il ne s’est en effet jamais agi nulle part de société communiste, ne serait-ce que pour ces deux raisons, parmi beaucoup d’autres, qu’elle ne peut advenir qu’à une échelle internationale et ne caractériser qu’une société sans Etat coercitif. Au mieux, il ne pouvait s’agir que de révolutions ouvrant une phase historique de transition au communisme. Une révolution prolétarienne ne peut, hier comme aujourd’hui, qu’ouvrir une telle transition puisque jamais le capitalisme ne peut créer toutes les conditions concrètes du communisme (il fait même tout ce qu’il peut pour ne pas commettre ce suicide), mais seulement en approcher. Non seulement le prolétariat quand il prend le pouvoir, contrairement à la bourgeoisie quand elle a vaincu la monarchie, n’a encore conquis aucune domination sur la production et ses moyens, base de celle et ceux de la vie, mais plus encore il doit les bouleverser. A la grande différence de toutes les révolutions précédentes, son mouvement ne consiste pas à abolir seulement certaines « conditions particulières de la société passée », par exemple la répartition du pouvoir, de la propriété, des revenus, mais « la production de la vie » antérieure elle-même, « l’ensemble de l’activité qui en est le fondement »2, donc le travail, ce dont il sera beaucoup question dans ce livre. Ces transformations ne sont évidemment pas immédiates: d’où la nécessité d’une phase de transition.
Pour assurer cette transition, une révolution politique prolétarienne doit comprendre quelles sont les conditions à réunir pour éradiquer complètement le capitalisme et fonder le communisme. Il lui faut donc identifier son point de départ, qui est spécifique à la situation historique de chaque révolution, mais aussi avoir une idée du point d’arrivée. Et il lui faut encore faire le point à chaque pas afin, en sachant où elle en est, de pouvoir ainsi se fixer les tâches adéquates (par exemple, ne pas croire en avoir fini avec les rapports sociaux de séparation qui fondent le capital parce qu’on aurait décrété l’abolition de la propriété privée, des classes, voir même de l’Etat, et confondu un volontarisme politique avec la réalité des rapports entre les hommes dans leurs activités).
L’objet de cet ouvrage est de faire un examen critique de la question de la transition telle que l’a exposée K. Marx dans quelques textes célèbres, mais relativement peu nombreux, en tant que période nécessaire pour achever de réunir les conditions de la réalisation du communisme, ce qui amène évidemment à devoir aussi discuter de ces conditions. Il ne traite donc pas des formes du pouvoir politique pendant cette période, autrement dit du problème des formes de l’Etat de dictature du prolétariat. Nous verrons que ces textes ouvrent autant de perspectives fascinantes de perspicacité qu’ils posent de problèmes pas ou mal résolus; qu’ils mettent à jour la nécessité et les tâches essentielles d’une transition, tout en se trompant sur certaines de ses caractéristiques. Bref, nous verrons que Marx hésite quelque peu sur cette question, voire semble suggérer deux schémas différents dont nous examinerons la cohérence.
La réticence de Marx à parler de l’avenir par crainte de tomber dans l’utopie est bien connue. Elle s’explique, peut-être, par la situation de la lutte politique de son temps où le mouvement ouvrier, en plein essor, était vigoureux et bouillonnant d’énergies révolutionnaires, mais aussi, dans ses fractions les plus avancées politiquement, très influencé par des utopies communistes, établies par des doctrinaires inventant, qui des Phalanstères (Fourier), qui des Icaries (Cabet), qui une Banque du Peuple (Proudhon), qui des Coopératives (Owen), et mille autres plans de sociétés fraternelles et égalitaires idéales, sortis de cerveaux plus ou moins illuminés.
Bref, Marx se trouve face à un mouvement communiste déjà « commencé », mais traversé de multiples projets futuristes sans fondement sérieux. Il veut donc opposer à ce déferlement de fictions sociales, une démarche scientifique qui permette d’éclairer le prolétariat sur la situation réelle créée par le capitalisme, ses développements, et les potentialités concrètes qu’ils offrent au mouvement ouvrier comme socle pour bâtir un futur réaliste. D’abord se fonder sur la réalité, en sachant qu’elle n’est jamais donnée seulement par l’observation des phénomènes superficiels. C’est la première insistance de Marx, qu’il répète sans cesse. « Le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses »3. Dans le Manifeste du Parti Communiste, il critique les communistes utopiques qui « veulent remplacer les conditions historiques de l’émancipation par des conditions tirées de leur imagination… »4, et il rejette « ces peintures imaginaires de la société future ».
Mais si le mouvement communiste n’a pas à se conformer à un idéal, à des constructions préétablies de sociétés modèles, cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à dire sur ses objectifs. Ce que Marx oppose à cet idéal, à ces doctrines, à ces gourous, n’est pas un refus de parler des buts du mouvement, mais c’est d’en parler sur la base d’une analyse scientifique des contradictions dont il est l’expression, de leur développement, et des conditions de leur dépassement. S’il ne s’agit pas de « peindre la société future », c’est dans la mesure où ce but apparaît comme la liberté qu’auront les individus de construire leurs relations sociales au lieu qu’elles leur soient une contrainte extérieure. Pour y parvenir, il faut évacuer l’utopie, remplacer des plans fondés sur l’imagination par des plans fondés sur des conditions réelles. Ce qui implique de savoir de quoi sont les conditions dont il s’agit: celles du communisme ne sont pas celles de la culture des pommes de terre. Il faut savoir ce qu’on entend par communisme pour en dire les conditions, et donc quand même jeter un œil dans ces marmites de l’avenir dans lesquelles Marx disait parfois ne pas vouloir regarder. « Nul vent ne fait pour celui qui n’a pas de port destiné » disait joliment Montaigne, et il avait raison.
Marx le sait bien lui aussi. Il n’a pas analysé si magistralement le capitalisme dans le seul but de le critiquer, mais pour trouver les fondements matériels, objectifs, du mouvement social. Il s’agit pour lui de l’éclairer, de lui donner « la vraie parole de sa lutte » afin de lui éviter les tâtonnements et les fausses pistes, en l’éclairant sur les questions que lui-même cherche, mais plus ou moins confusément, à résoudre, en lui indiquant les nœuds des problèmes auxquels il s’attaque, les solutions réalistes à sa portée, les faux amis et leurs doucereuses sirènes réformistes, les vrais ennemis et leurs plans barbares. Aussi, quand il proclame: « Nous ne nous présentons pas au monde avec un principe nouveau, en doctrinaire, en disant: voici la vérité, prosternez-vous devant elle… », ce n’est pas qu’il n’ait pas une vérité à proposer, c’est qu’il la pose comme la réalité, le principe, l’essence du mouvement ouvrier lui-même qui, évidemment, ne va pas se prosterner devant lui-même comme un disciple le ferait devant son gourou. Il lui dit en quelque sorte: ne cherche pas à réaliser une Histoire inventée par des doctrinaires, réalise ta propre histoire dont voilà le sens profond, le port destiné. «… Nous lui (le mouvement ouvrier) montrerons simplement pourquoi il lutte en réalité, car il doit prendre conscience, qu’il le veuille ou non ». Et en effet, une théorie n’est pas une doctrine si elle rend compte valablement de la réalité, ce qui est le cas du marxisme de Marx, comme on peut le vérifier tous les jours dans les développements du capital.
Marx s’est d’ailleurs bien attaché à donner une opinion sur les buts que se fixait le mouvement révolutionnaire de son époque (que ce soit, par exemple, ses critiques à La Commune de Paris, ou plus tard, au parti ouvrier allemand et son programme de Gotha). C’est que « le mouvement réel » n’est pas toujours « un mouvement qui abolit l’état actuel des choses ». Il est aussi un mouvement politique qui se trompe souvent sur ses forces, ses amis, ses méthodes, ses objectifs, ou plutôt qui, sur toutes ces questions essentielles, est partagé en divers courants, certains pouvant à coup sûr le mener à la ruine (ce que Marx pensait en son temps des proudhoniens, des anarchistes, des socialistes de la chaire, etc.). Bref, il n’y a pas un mouvement réel mais plusieurs, représentés évidemment par plusieurs partis et chefs, et une lutte entre eux à laquelle Marx a pris toute sa part pour orienter le mouvement ouvrier dans l’accomplissement des tâches révolutionnaires.
Ce faisant, et donc malgré sa boutade sur ces marmites dans lesquelles il ne voulait pas regarder, Marx a été amené à parler du communisme, et de la nécessité d’une phase de transition pour y parvenir. Certes, il n’a pas décrit par le menu ce que serait une société communiste, mais il en a néanmoins donné l’essence. Dès ses premières réflexions (connues sous le nom de « Manuscrits de 1844 »), il part « d’un fait économique de notre temps »5, de ce constat qui l’indigne que plus l’ouvrier produit de richesses, et plus celles-ci, les produits de son travail, se dressent face à lui comme puissances hostiles, formant un monde qui lui est étranger, qui l’opprime, qui le manipule. Ce qui fait de son travail une activité par laquelle il s’appauvrit en tant qu’homme, se dépouille de sa puissance, puisqu’au lieu qu’il la possède et qu’elle le développe, elle se retrouve posée face à lui comme son Maître et son oppresseur. Le travail étant construction de leur être par les hommes, ce travail là les rend étrangers à eux-mêmes et à la société. Si l’ouvrier travaille ainsi à produire un monde qui l’opprime, ce n’est pas bien sûr volontairement mais parce que ce travail lui est imposé, dicté par des conditions ou puissances extérieures, « la société », « le capital », « l’Etat », qui le contraignent, l’enchaînent à des tâches répulsives et sans intérêt. Il y est contraint afin d’obtenir de ces puissances de quoi vivre. Il doit leur sacrifier sa vie pour vivre, que cela lui paraisse naturel ou non. Nous verrons les liens étroits entre travail aliéné et travail contraint dans le capitalisme, mais aussi qu’ils constituent le noyau le plus profond, originel et ultime, de la séparation des individus, de l’individu se concevant, et donc se comportant, comme privé, c’est-à-dire aussi de la propriété privée. A cette situation, Marx oppose, dans ses premiers textes, la liberté humaine, qui ne peut advenir que dans une vie maîtrisée, conforme au genre humain qui est, selon lui, que l’homme est un être qui crée les conditions de sa vie, qui se construit, mais qui ne se construit que socialement (l’essence de l’individu est, à chaque époque, l’ensemble de ses rapports sociaux).
La suite de son œuvre sera de trouver les causes de cette aliénation, d’en exposer les formes capitalistes spécifiques (notamment dans ses extraordinaires et implacables analyses de l’argent et du fétichisme du capital, ainsi que du machinisme et de la science au service du capital), de démontrer qu’elles sont historiques et sociales et non pas naturelles et éternelles, d’expliquer pourquoi ce contenu-ci, le travail, prend cette forme-là, qui lui est extérieure, la valeur d’échange. Mais ce faisant, il démontrera aussi comment, à travers le mouvement d’autonomisation de cette valeur qui découle de cette extériorisation, la puissance dont chaque individu est dépouillé est concentrée par le capital, et alors se démultiplie en une énorme puissance associée, sociale (en même temps qu’antisociale au sens de destructrice). Ce qui développe des conditions qui aboutiront à la possibilité de libérer l’homme de ce travail répulsif, devenu aliénation absolue pour l’ouvrier du capitalisme développé, et de pratiquer des activités d’un contenu élevé, des travaux libres parce qu’attractifs et épanouissants, base sur laquelle la communauté humaine pourra être reconstruite. La liberté, qui était posée dans les œuvres du jeune Marx comme la vie en conformité avec la nature humaine (le genre humain), donc comme un concept abstrait, est ensuite précisée concrètement comme produit du travail riche rendu possible par le capitalisme lui-même. Nous en reparlerons.
Mais qu’on ne voit pas là une opposition fondamentale entre un jeune Marx, humaniste, et un Marx de la maturité, scientifique. L’un qui définirait le communisme encore comme un idéal, une société adéquate à la nature humaine, l’autre comme l’aboutissement inéluctable du mouvement de l’histoire, et du capitalisme en particulier. Marx a, on le sait, eu trois sources essentielles d’inspiration: le mouvement politique français, la philosophie allemande, et l’économie anglaise. En écrivant ses œuvres dites, restrictivement, économiques, il n’a pas pour autant abandonné les deux autres sources. En particulier, le communisme dont était déjà porteur le prolétariat de son époque, et que manifestaient les doctrinaires utopistes, certes à leur façon, c’est-à-dire dans les limites d’un capitalisme encore trop jeune pour permettre de percevoir la possibilité de se libérer de la domination du travail répulsif et contraint. Ils ne pouvaient donc qu’imaginer de le répartir également entre tous, dans la fraternité de communautés égalitaristes idéales, niant les différences individuelles, les différentes qualités, les différents besoins, de chacun. La conception du communisme de Marx est issue de ces trois sources, et certainement pas de l’économique seulement. L’œuvre dite économique (le Capital notamment) a permis d’établir avec précision l’aliénation spécifique des individus dans le capitalisme et sa cause, et donc de formuler les conditions qui leur permettraient d’en sortir. « La vraie parole de la lutte » est alors claire: qu’ils luttent pour réunir ces conditions, celles du règne de la liberté (le communisme). Car, si ce règne ne peut pas advenir sans que certaines conditions matérielles précises soient réalisées, il n’est pas pour autant le simple produit d’un mouvement purement naturel et nécessaire du développement, comme si l’histoire se déroulait comme histoire naturelle, mais toujours celui d’un processus révolutionnaire dont le succès dépend de la conscience que le prolétariat aura, ou pas, pour le mener jusqu’au bout. Ce sont les hommes qui créent les conditions, dans certaines circonstances, dans certaines limites. Chez Marx, une certaine conception de l’homme et de ses besoins est toujours présente: l’homme ne se libère de l’état de nature, ne se développe au delà de sa « préhistoire », que par la construction et l’appropriation de sa puissance sociale, en étant pleinement individu social (nous aurons l’occasion de le préciser à propos du communisme). Comme tout postulat, cela ne se démontre pas, mais se vérifie dans la richesse, la beauté, et la vérité des conséquences pratiques qui en découlent. C’est dans le capitalisme que cette puissance sociale est systématiquement construite comme puissance universelle, mais c’est dans le communisme qu’elle est appropriée et maîtrisée par tous, donc trouve ses possibilités de développement maximum, qui sont celles de la liberté maximum pour chaque individu.
Les hommes étant ce qu’ils font, ensemble, dans certaines conditions matérielles et sociales, changer ces conditions, dans la limite de ce que permet la puissance des moyens de production qui déterminent le travail à un moment donné, est la tâche que la révolution prolétarienne doit accomplir. Son but final est d’abolir le travail répulsif, contraint qui, nous le verrons, produit sur la base d’un stade historique déterminé du développement des outils l’individu privé, égoïste et aliéné. « Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieure, elle supprime le travail… »6. Ce qui ne peut se faire immédiatement. C’est pourquoi Marx a été amené à distinguer la révolution politique, moment où les masses (des classes mélangées le plus souvent), poussées par des circonstances de crise particulières, prennent le pouvoir, de la révolution sociale qui est la tâche de toute une période historique pendant laquelle les rapports de production, les idées, le mode de production dans son ensemble sont bouleversés jusqu’à que soit atteint l’objectif d’hommes exerçant volontairement, librement leurs activités parce qu’elles seront riches et développement multidimensionnel de soi. Il définit ainsi cette période de transition: « Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classe en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales »7.
Jamais Marx n’a affirmé que la révolution politique devait « attendre » que les conditions matérielles du communisme soient réunies. D’abord parce qu’elles ne peuvent jamais l’être complètement par le capitalisme. Et aussi parce qu’il ne se pose pas en pédant donneur de leçon (comme le firent plus tard Kautsky, Plekhanov, et bien d’autres « déterministes ») prétendant que sa science peut déterminer le moment où les masses, au commandement, pourront faire la révolution. En révolutionnaire conséquent, il cherche dans chaque cas concret quelle pourrait être, compte tenu des circonstances, la voie la plus humaine, la plus rapide, la plus digne, pour aboutir au règne de la liberté. Il va même jusqu’à protester contre ceux qui voudraient, tout en se réclamant de lui, que le capitalisme soit une étape obligatoire, et qu’il critique de transformer ainsi son analyse générale du capitalisme « en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés, pour arriver, en dernier lieu, à cette formation économique qui assurera, avec le plus grand essor du pouvoir productif du travail social, le développement le plus intégral de l’homme »8. Son attitude devant la Commune de Paris montre également qu’il ne récuse pas, bien au contraire, une révolution politique qui advient bien avant que le capitalisme ait développé autant qu’il le puisse les forces productives.
Qu’une révolution politique puisse éclater à tout moment (comme ce fut notamment le cas avec la Commune de Paris dans un capitalisme embryonnaire) et que, de ce fait, les tâches du nouveau pouvoir révolutionnaire soient de nature très diverses suivant ces moments historiques, implique évidemment que le « programme » de la transition ne peut pas être défini une fois pour toutes. Tout dépend du point de départ. On retrouvera ce problème comme une des origines des difficultés de Marx à définir une transition au communisme. Il semble proposer au moins deux schémas différents. Nous allons tenter de les examiner et de nous faire une opinion. Car si aujourd’hui une révolution s’impose et s’imposera comme seule réponse réaliste à la barbarie que le capitalisme mondialisé répand sur le monde, il ne s’agit pas non plus de faire du « don quichottisme »: cette révolution n’accouchera pas plus que les précédentes d’une société communiste qui serait déjà toute préparée dans le ventre de la bête immonde, mais ouvrira, à son tour, une nouvelle phase de transition vers le communisme. Comprendre en quoi cette transition n’est pas un chemin pavé de roses, ne peut être que « le mieux possible » dans des circonstances plus ou moins favorables, mais certainement pas immédiatement l’éradication de tous les rapports sociaux capitalistes, est indispensable. A la fois pour ne pas poursuivre des chimères, être certain de ne pas les atteindre et ensuite désespérer, et aussi pour ne pas prendre les vessies d’une révolution politique pour les lanternes du communisme, pour poursuivre la lutte révolutionnaire jusqu’au bout, jusqu’à l’éradication de toutes les racines de la propriété privée, dont l’ultime, nous le verrons, est le travail contraint.
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CHAPITRE 1. QUELLE SOCIALISATION DU TRAVAIL?
En développant son analyse concrète du capitalisme, Marx va préciser la critique du travail aliéné qu’il avait défini, dans ses œuvres « de jeunesse », comme une domination de conditions sociales extérieures sur l’activité qui pèse sur le travailleur, dans laquelle non seulement il « n’est pas lui », ne satisfait pas son individualité, mais où les autres, qui exigent ce travail, lui apparaissent comme une contrainte.
Ce travail aliéné n’était encore défini que de façon générale, opposant l’individu privé du monde marchand au postulat d’une nature humaine qui est que les hommes s’auto-développent socialement et dans leurs rapports avec la nature (dans le travail), d’une part parce qu’ils peuvent les rendre conscients, agir, coopérer suivant un but réfléchi, et non par simple instinct ou réflexe; d’autre part parce que cette coopération n’est pas seulement une addition de tâches complémentaires, dans une fixité toujours reproduite des fonctions comme dans la ruche ou la fourmilière, mais un échange des acquis (expériences) avec autrui qui, augmentant les qualités de chacun de celles des autres, démultiplie la puissance collective et crée un mouvement permanent de transformation du travail, des hommes, et de leurs rapports. L’étude du monde capitaliste va permettre de rentrer dans le concret, de parler des hommes vivants, réels; de ne plus en parler seulement en général, en référence à un genre humain, mais dans un système de rapports sociaux particuliers, produisant tels hommes particuliers. Et puisque la transformation perpétuelle caractérise leur nature, elle montrera que, tout en reproduisant ces rapports sociaux, ces hommes produisent un mouvement concret qui rend possible leur bouleversement.
Il y a donc le travail aliéné dans la généralité du monde marchand, et il y a la forme concrète qu’il revêt dans sa spécificité capitaliste, dont la cause se trouve dans les rapports sociaux spécifiques de ce système (résumés souvent dans le concept de « propriété privée », dont le sens devra cependant être précisé). Lesquels, évoluant avec les conditions de la production, produisent les formes exacerbées, absolues, que prend l’aliénation dans le capitalisme de la grande industrie, mais produisent aussi les moyens de l’abolir, d’abord dans ces formes extrêmes et, ensuite, jusque dans son noyau originel même, le travail comme asservissement, contrainte, coercition sur l’homme (en ce sens, le capitalisme est le dernier stade de la préhistoire de l’humanité définie comme époque de la domination du travail – de la nécessité – sur les hommes).
L’analyse du capitalisme entreprise par Marx vient donc comme la suite logique de ses réflexions générales sur l’homme. Si les hommes se définissent comme se faisant en faisant, il faut, pour tous ceux que la question du développement humain intéressent, étudier ce qu’ils font précisément. Déterminer non seulement comment mais pourquoi ils font ainsi est la base nécessaire qui permet de comprendre tous les autres faits sociaux: l’Etat, les idéologies, les comportements, les crises, et éclairer ainsi la voie de leurs luttes constantes pour se construire (« donner la vraie parole de la lutte »).
L’analyse scientifique exige, on le sait, de partir du noyau le plus basique, le plus élémentaire, le plus abstrait, du phénomène étudié. Ce que Marx a fort justement posé, concernant le phénomène capitaliste, dans la marchandise, objet de la production et des rapports humains dans l’échange marchand. Le sujet initial de son analyse est donc logiquement non les hommes en général, mais la marchandise, ce qu’ils produisent, ce qu’ils font qui les détermine concrètement. De là, du plus abstrait, Marx pourra aller, par élargissements successifs prenant en compte de nouvelles déterminations, jusqu’au plus concret, du plus élémentaire au plus complexe, jusqu’aux phénomènes tels qu’ils apparaissent. Nous suivrons donc cette démarche pour voir comment se posent les conditions d’une transition au communisme. Déterminer d’abord quelles sont les barrières originelles que la simple production marchande oppose à une association directe et consciente des individus. Puis voir en quoi elles sont ensuite abaissées, ou pas, par son développement en production capitaliste, et donc en quoi et dans quelle mesure celle-ci construit « les conditions matérielles » du communisme.
1.1 PROPRIETE DU PETIT PRODUCTEUR ET SOCIALISATION DU TRAVAIL
Le développement des échanges a, au cours des millénaires, lentement décomposé les communautés primitives. Evidemment, ce développement n’a pu d’abord être possible que parce qu’au sein de ces communautés des surplus étaient produits grâce aux progrès des outils et techniques de production. D’occasionnels les échanges sont devenus généralisés, et les hommes se sont mis à produire pour l’échange, chacun dans une spécialité, un métier.
Dans sa définition la plus générale, le travail est l’appropriation des conditions objectives de leur vie par les hommes. Mais elle n’est pas une simple formalité naturelle, parce que le travail est un fait social, et dépend en particulier des moyens dont on dispose pour l’effectuer. Cette appropriation prend donc historiquement des formes spécifiques en fonction du développement des moyens de production, et des transformations que cela entraîne, tant dans les rapports des hommes au travail que dans ceux qu’ils nouent entre eux dans le travail.
Par exemple, tant qu’ils n’avaient pas développé leurs outils, les hommes n’avaient que leur force collective pour survivre. Leur communauté était une évidence, une nécessité vitale. L’individu n’existait pas, seule la communauté puisqu’elle était le moyen de l’appropriation des conditions de la vie. Peut-être, comme certains l’ont imaginé, que ce qui a permis à l’homme de s’extraire du monde animal fut sa faiblesse même. Ni fort, ni rapide, ni doté de crocs ou de carapace, il n’aurait bénéficié au départ que d’un peu d’intelligence et, surtout, de l’obligation de s’en servir à fabriquer de quoi compenser les moyens qui lui manquaient, des outils, et par là il aurait développé cette intelligence dans la coopération et l’échange d’expériences (le langage comme première force productive). Bref, il était obligé d’être plus dur au travail et plus rusé que les autres espèces. C’est l’histoire, telle que rapportée dans les vieilles traditions orales comme la Bible, où les hommes sont sortis de l’Eden en choisissant la connaissance et la payant d’avoir à travailler à la sueur de leur front, plutôt que la pauvre nudité animale avec la gratuité du moindre effort et se contentant de prendre les fruits d’une nature généreuse.
Quoi qu’il en soit des origines, le lien entre le développement humain et celui des moyens de production est évident. A un certain stade du progrès de leur puissance productive, l’outil devient d’une efficacité telle qu’il apparaît aux hommes, et non plus la communauté, comme la condition de l’appropriation des conditions de leur vie. Plus que la force collective, il apparaît comme la médiation entre l’homme et la nature (à l’exception de grands travaux qui nécessitent encore clairement cette force collective: pyramides, châteaux, cathédrales, réseaux d’irrigations, et servent, en tout ou partie, à forger une collectivité soumise aux despotes). Or l’outil (contrairement à la machine qui apparaîtra bien ultérieurement) n’est que le prolongement de celui qui l’utilise. En effet, l’objet produit à l’aide de l’outil dépend de sa force, de son habileté, de ses qualités personnelles. Le produit ne semble être qu’un produit individuel, résultat des aptitudes et des efforts du seul producteur, et non plus de la communauté. Dans l’activité même, l’outil est donc approprié par celui qui l’emploie et le dirige selon son art: il est, dans l’usage, sa propriété, et le produit apparaît aussi comme un résultat individuel. D’où une tendance inéluctable à vouloir aussi que, sur les plans juridiques et sociaux, la propriété de l’outil et du produit soit entièrement reconnue au producteur. C’est la naissance historique de l’individu privé comme propriétaire privé9. Mais dans le même temps, le perfectionnement des outils a entraîné la multiplication de métiers spécialisés, la division sociale du travail. La production ne s’est alors développée qu’en vue de l’échange, de la vente, chacun ayant besoin de trouver dans l’appropriation du produit des autres les conditions de sa vie. Il en résulte que cette exigence du producteur d’être propriétaire de son travail et de ses produits, se traduit par la perte immédiate de cette propriété: le produit doit être aliéné, le travail doit répondre aux besoins et normes sociales, devenir travail lucratif, n’importe quoi qui rapporte de quoi vivre. Nous reviendrons plus spécialement sur tout cela au chapitre 4.
Ainsi apparaît historiquement la propriété privée, sous un double aspect de division sociale du travail, chacun spécialisé et borné dans un métier, et de l’individu libre de liens sociaux directs de dépendances. Il est propriétaire de ses moyens de production, mais ne peut vivre que de la vente de son produit, donc de sa perte, son aliénation au sens propre. Son produit, donc son travail, n’est que le moyen de pouvoir se procurer d’autres produits. Et comme l’argent est la marchandise qui permet d’obtenir toutes les autres, le travail devient pour l’argent, soumis à l’argent. Son travail n’est pas pour lui-même, mais pour l’argent: son contenu devient indifférent.
Avec cette société marchande apparaît donc la domination de l’argent, l’argent comme but, comme médiateur des rapports sociaux. Cette domination deviendra absolue avec le capitalisme développé (le système du crédit, le capital financier), au point qu’abolir le capitalisme semble pouvoir se résumer à abolir le pouvoir de l’argent, et le communisme à remplacer la médiation de l’argent par l’association directe des individus. Ce n’est pas faux, mais c’est trop succinct. Il nous faut donc revenir sur ce qui constitue le noyau fondateur de l’argent, la valeur d’échange, la forme sous laquelle se représente le travail contenu dans les marchandises. Il nous faut revenir sur ce raisonnement génial de Marx par lequel il démontre que, bien qu’effectués privativement, les travaux individuels ne peuvent se faire valoir que socialement, être soumis à des normes sociales, et que la forme valeur d’échange, l’argent, est la manifestation de cette contradiction entre le travail vécu comme privé alors qu’il est, nécessairement, social.
Nous venons de voir les producteurs privés ne pouvant obtenir les conditions de leur vie que dans l’échange de leurs produits. Tant de kilos de blé s’échangent contre tant de mètres de tissus. Bien sûr, la seule chose qui permette de comparer et d’égaliser l’échange de deux marchandises différentes, produites dans des conditions différentes, ce qu’elles ont en commun, c’est la quantité de travail qu’elles contiennent. Mais ce n’est pas si simple que de le dire. Le travail n’est pas une chose uniforme dont les diverses quantités seraient comparables. Il ne peut servir de moyen de comparaison que s’il s’agit d’un même travail. L’échange des marchandises selon la quantité de travail qu’elles contiennent exige donc que ce travail n’y apparaisse que comme « du travail indistinct ». Il exige que « les différents travaux eux-mêmes soient réduits à un travail non différencié, uniforme, simple, bref, à un travail qui soit qualitativement le même et ne se différencie donc que quantitativement »10. Le travail qui rentre dans la substance de la valeur des marchandises lors de l’échange ne peut être qu’une réduction du travail concret à un travail abstrait, un travail qui ne s’y représente que sous le seul aspect de ce qu’il a de commun à tous les autres: une simple quantité d’énergie.
C’est ainsi que Marx a proposé de définir ce facteur commun de tous les travaux individuels, substance du travail abstrait. En effet, tout travail, quel qu’il soit, est sous l’angle quantitatif « une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps,… une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, de la main de l’homme et en ce sens du travail humain au même titre »11. Mais à l’évidence, tout le monde ne met pas en œuvre qu’une « force simple », un travail simple, puisque certains ont une qualification spéciale. S’en tenant à la réduction au travail abstrait, seule substance commune aux diverses marchandises permettant de les comparer, Marx propose de considérer que le travail qualifié est lui aussi réduit au quantitatif, à un travail de la même substance que tous les autres, indifférencié. La seule différence entre les travaux privés, dans l’échange marchand, ne pouvant être toujours que quantitative, le travail qualifié incorpore seulement dans la marchandise une quantité qui n’est qu’un multiple d’un travail élémentaire ou travail simple. C’est la problématique bien connue du travail complexe comme multiple du travail simple, comme « travail de plus grande intensité, de poids spécifique supérieur »12, dans laquelle la plus grande qualification est réduite abstraitement à une efficacité productive plus grande, de sorte par exemple, que telle quantité de travail complexe vaudra trois de travail simple. Marx ajoute qu’il étudiera plus tard « les lois qui règlent cette réduction du travail complexe en travail simple », mais malheureusement, il ne l’a jamais fait. Or ces « lois » n’apparaissent pas évidentes, sinon à formuler empiriquement que « l’expérience montre que cette réduction se fait constamment »13, que les « lois du marché », de la concurrence, ne sont que l’affirmation de l’échange des marchandises selon des quantités de travail égales, et que le capitalisme a effectivement toujours fait exactement comme s’il avait conscience que telle était bien la substance de la valeur, et qu’il devait s’y conformer pour en tirer son profit, en n’ayant de cesse de réduire le travail ouvrier à du travail simple, indifférencié, interchangeable (cf. le taylorisme), à une simple et quelconque quantité qu’il peut donc traiter à sa guise comme pure valeur, pure chose.
Retenons donc cette première caractéristique de l’échange des marchandises selon leur rapport de valeur: le travail qui « forme la valeur des marchandises » n’est pas le travail utile, qualitatif, mais seulement un travail abstrait, réduction du travail à une activité simple, indistincte, homogène quel que soit l’objet qu’elle fabrique, dont on peut comparer les quantités. Cette réduction au quantitatif implique que sa substance est « dépense, dans le sens physiologique du terme, de force humaine »14. Il s’agit de ce qu’il y a de commun dans le travail immédiat qui produit l’objet: seulement des quantités d’un même travail indifférencié. Nous verrons plus loin comment cette réduction pose une limite insurmontable au capitalisme avec le développement du travail scientifique et du machinisme.
Mais il y a une deuxième caractéristique du travail qui rentre dans les marchandises comparées selon leur quantité de travail (valeur). Elle tient à ce qui peut mesurer la quantité de travail. Une quantité n’est pas définie tant qu’on ne peut pas la rapporter à une unité étalon, par exemple le mètre pour les distances, le kilo pour les poids, etc. Pour exprimer et comparer des quantités de travail, le seul étalon possible est le temps consacré à ce travail. Or le temps est, en la matière, un étalon fort incertain, car dans un même temps chaque producteur ne fournit pas la même quantité de travail indifférencié. On l’a déjà vu ci-dessus avec la différence entre travail complexe et travail simple, le premier implique une force, une habileté, un savoir-faire qui font que, dans un même temps le travailleur qualifié incorpore au produit plus de travail qu’un travailleur « simple ». C’est que dans le travail, rien n’est purement quantitatif ou, comme le fait remarquer Marx dans une formule très juste, il y a au minimum les « qualités de la quantité ». Ce qui fait que le travail humain ne peut jamais se réduire concrètement à une pure quantité homogène d’une chose, comme une distance ou un poids. Même pris sous l’angle quantitatif, les qualités humaines y jouent encore un rôle, quoique rabougries misérablement, « qualités de la dernière qualité »15.
Ces « qualités de la quantité » sont celles de dextérité, d’expérience, de compétences, qui caractérisent le « travail complexe », mais aussi dit Marx, des qualités « morales »: la motivation ou la paresse qui font qu’à qualification égale, dans un même temps, la quantité fournie par l’un est différente de celle fournie par l’autre (l’intensité du travail est différente). « On pourrait s’imaginer que si la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail dépensée pendant sa production, plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de la valeur parce qu’il emploie plus de temps à sa fabrication », ce qui arriverait si on assimilait la quantité de travail fournie par chacun à son temps de travail. Il ne peut en être ainsi, aucune société ne pouvant se développer en récompensant la paresse et la médiocrité. C’est pourquoi le temps de travail qui étalonne la quantité ne peut avoir pour contenu que du « temps de travail socialement nécessaire », celui qu’exige un « degré moyen d’habileté et d’intensité… dans une société donnée »16. Autrement dit, n’est pris en compte comme étalon de la valeur d’une marchandise M que le temps de travail social, moyen, nécessaire (valeur de M = somme des temps de travail individuel consacrés à produire toutes les M nécessaires/nombre de M). Ainsi si le médiocre ou le paresseux met 6 heures à produire une marchandise alors que le temps socialement nécessaire est de 3 heures, la valeur d’échange sera de 3 heures pour lui comme pour tous: il ne pourra obtenir de la société en échange de son produit qu’un panier de marchandises comptant pour trois heures.
Ce n’est qu’à cette double condition (ou double abstraction du travail concret) que le temps de travail peut être la mesure de la valeur relative des marchandises dans l’échange: qu’il s’agisse d’un temps socialement nécessaire et de travail indifférencié. Nous verrons que la non équivalence entre le temps de travail privé et le temps de travail socialement nécessaire sera la source de confusions et de problèmes particuliers dans la phase de transition. Pour le moment, nous voyons que la forme valeur d’échange manifeste que, bien qu’effectué privativement, le travail est social. En effet, cette forme sous laquelle le travail privé se représente ne le socialise que comme une fraction du travail social. Doublement travail social si l’on peut dire: en tant que substance, « chaque force individuelle » n’entrant dans la valeur que comme travail « indistinct »17, pareil à tout autre, et en tant que la quantité de cette force fournie par chacun, mesurée par le temps, ne compte que comme moyenne de la quantité totale, temps moyen. Ce qui fait que le travail qui rentre dans la valeur d’échange est une pure abstraction (une double abstraction du travail individuel), une réalité purement sociale18. Il est une aliénation totale du travail individuel, qui ne se socialise qu’à travers le rapport des valeurs dans l’échange (la valeur d’échange), qu’en perdant tout caractère concret, qualitatif. Et donc, il est une aliénation de l’individu dont les particularités et qualités sont ainsi niées, et qui ne se relie aux autres que comme chose lui-même, « être sans qualité », dans la concurrence pour accaparer les choses.
Dans la propriété privée, la petite production marchande, l’appropriation par l’individu de ses outils, de son métier, n’est pas appropriation des conditions de sa vie, contrairement à ce qu’il imagine. Car, dans la division sociale du travail, il dépend toujours des autres. Il n’est pas propriétaire de son produit (ni donc de son travail), puisqu’il ne peut vivre que s’il l’aliène. Dans cet échange entre lui et les autres (la société), son travail particulier, utile (qui manifeste son être), est représenté dans la marchandise. Là, il ne compte que comme fraction du travail social en général, car les marchandises ne s’échangent qu’à valeur (quantité de travail social) égale: leur valeur d’échange. Cette forme manifeste que la valeur d’une marchandise ne peut pas s’exprimer directement, mais seulement dans une autre marchandise. Cela du fait que la substance de la valeur étant abstraite, sa grandeur est inconnaissable, ne se manifeste que comme proportion, rapport d’échange (par exemple: 2 M = 5 M’). Aussi, au cours de la généralisation des échanges, une marchandise particulière pouvant servir d’étalon de comparaison à toutes les autres, l’argent (or, monnaie, dont cette fonction est la valeur d’usage), s’est dégagée, se posant comme celle à laquelle se rapportent toutes les autres, donc leur représentant universel. Autrement dit, dans ce système, le travail, objectivé dans son produit, se représente finalement dans l’argent.
La première conséquence est que le travail se représente dans une forme, la valeur d’échange, l’argent, qui lui est extérieure, mais aussi parfaitement circulante et universelle. Cette extériorité de l’argent engendrera son autonomisation par rapport au travail qu’il est censé représenter comme valeur, et cette fluidité et universalité permettront son accumulation et sa concentration. Représentée par l’argent, la richesse peut se détacher complètement du travail personnel, être extorquée à chaque individu, se concentrer, se démultiplier et s’accumuler en une puissance sociale universelle: le capital. Mais, se poursuivant jusqu’au bout, cette autonomisation produira le capital financier, la richesse qui se veut autoproduite, détachée du travail, c’est-à-dire le capital fictif et ses crises19. Tout se tient dans cet enchaînement logique, de sorte qu’on ne peut pas éradiquer définitivement le capital financier sans abolir l’argent, ni se débarrasser de l’argent sans supprimer les causes qui produisent la nécessité de la valeur d’échange car, tant qu’elles subsistent, tout le reste, qui a pu être plus ou moins étouffé dans les débuts d’une révolution communiste, peut se redévelopper.
Une deuxième conséquence tient au rôle même que joue la forme valeur d’échange. Il consiste finalement à donner un caractère social aux travaux privés, à imposer aux individus, qui se croient indépendants et libres parce que propriétaires privés, la contrainte d’avoir à travailler selon les exigences sociales. Car l’échange de valeurs égales implique la satisfaction de ces diverses exigences: que la marchandise corresponde à un besoin social, que les différents producteurs en aient produit la quantité voulue (sinon les différences entre l’offre et la demande engendrent des variations de prix, des échanges en dessous ou au dessus de la valeur, qui tendent à rétablir l’équilibre en poussant à réduire ou augmenter telle ou telle production), et last but not least, que chacun de ces producteurs ait travaillé dans les conditions de qualification, de technique, d’intensité moyennes du moment (ait incorporé dans la marchandise le travail seulement nécessaire).
Ainsi la forme valeur d’échange est celle qui valide socialement le travail privé, le socialise malgré qu’il ait été effectué privativement. Validation par laquelle elle régit ces deux aspects qui organisent toute société: la répartition du travail et celle des produits. En effet, puisqu’elle manifeste si le travail privé correspond à un besoin social, par sa médiation, le travail se répartit entre les différentes branches d’activité de sorte que la production tend à s’équilibrer avec la consommation. Et par elle encore, chaque producteur ne reçoit en échange du temps de travail qu’il a fourni dans sa marchandise que l’équivalent du temps de travail social qu’elle représente. C’est-à-dire qu’il se voit imposé de travailler aussi habilement et durement que les autres, quelles que soient ses qualités personnelles. Ceci en supposant que l’échange se réalise vraiment selon l’égalité des valeurs.
Mais cela ne peut pas arriver exactement, sinon en moyenne. En effet, on sait que le problème est que cette validation sociale des travaux privés leur est postérieure. Ce n’est que lors de l’échange des marchandises que les producteurs savent si, et pour combien d’argent, leur travail est validé, s’ils ont collectivement produit trop ou pas assez de ceci ou de cela, et dans les normes de production sociales du moment. D’où des distorsions permanentes de l’offre et de la demande et, chacun se précipitant vers les activités les mieux rémunérées, des crises de surproduction et des gaspillages permanents. C’est inéluctablement « l’anarchie de la production ». Prix de marché et valeurs d’échange ne correspondent jamais (d’autant que bien d’autres facteurs viennent encore écarter les prix de la valeur), sinon globalement (somme des prix = somme des valeurs).
La forme valeur d’échange (l’argent) et l’anarchie de la production (les crises) apparaissent comme ayant, dans la société marchande, une seule et même cause, la séparation des producteurs dans la propriété privée. D’où l’idée, que nous allons maintenant examiner, d’envisager que les producteurs agissent sous l’égide d’un organisme centralisé, suivant un Plan, de sorte que la production et la consommation s’équilibreraient par avance, que seraient supprimés gaspillages et crises, tandis que chacun recevrait selon son travail. Autrement dit, l’idée que si le temps de travail pour produire les marchandises pouvait être connu, c’est-à-dire si la valeur des marchandises pouvait s’exprimer sous une forme transparente, directement comme temps de travail, l’argent (la forme valeur d’échange) disparaîtrait, en même temps que la rationalité remplacerait l’anarchie de la production.
Mais auparavant, faisons cette dernière remarque sur l’origine de la forme valeur d’échange (l’argent). Marx la pose dans la séparation des producteurs privés (dans la propriété privée) qui fait qu’ils agissent indépendamment les uns des autres et que le caractère social du travail et des besoins leur est alors imposé aveuglément, par la domination de l’argent, au lieu que ce soit par leur propre domination sur leurs activités (ce qui exigerait qu’ils en reconnaissent ce caractère social). Il est certain que cette séparation implique la validation sociale du travail dans l’échange, après coup, donc de façon anarchique. Mais pourquoi alors les termes de l’échange s’évaluent sur la base du temps de travail socialement nécessaire, et non pas, par exemple, selon le temps de travail réel de chacun? Nous l’avons vu: parce qu’il s’agit d’obliger chacun à travailler autant, aussi bien, aussi dur que les autres, ou alors à recevoir moins d’eux en échange de son travail. Derrière cette façon particulière, abstraite, aveugle et âpre, de compter du travail, il y a ce fait que le travail est répulsif. C’est ce fait qui, produisant un rapport de rejet, de dégoût, de l’individu vis-à-vis du travail, engendre un comportement de vouloir en fournir aux autres le moins possible en échange du plus possible. Ce à quoi la loi de la valeur lui oppose la coercition sociale que chacun ait à fournir autant que les autres (tout en posant en même temps dans l’argent les conditions de l’appropriation du travail d’autrui et du capital). Ainsi Marx pose la propriété privée comme origine de la forme valeur, mais nous verrons que le travail répulsif, nécessairement contraint, est le noyau le plus élémentaire de la propriété privée (c’est-à-dire de la lutte pour s’approprier le maximum dans l’échange), de cette contradiction entre le privé (l’individu) et le social (les autres) qui est à la base de la valeur d’échange, de l’argent.
1.2 ANARCHIE OU RATIONALITE?
Les premiers communistes, tels les Egaux de Babeuf et leurs successeurs, étaient révoltés de constater que la société bourgeoise était loin de réaliser ce que la révolution bourgeoise avait promis: que chacun soit individu libre, propriétaire de son travail et égal, ne recevant que selon son travail. Ils ont vu qu’en matière de propriété, l’argent s’accumulait dans certaines mains, sur la base de l’expropriation des autres, annulant la liberté et l’égalité des propriétaires individuels si hautement proclamées par la République. Il permettait aux uns d’être des maîtres et des accapareurs en faisant des autres des prolétaires exploités. L’idéal leur semblait être celui de l’égalité de tous devant le travail (vieille revendication des « niveleurs »), l’échange selon les quantités de travail (selon la valeur), mais sans l’argent, agent de l’accaparement, donc destructeur de l’égalité. L’argent, pourtant conséquence inéluctable des séparations privées dans la production, semblait être le diable par lequel la propriété des uns grossissait du « vol » des autres, selon la formule de Proudhon. Des idéologues ont donc proposé des plans pour abolir l’argent, la monnaie, et rétablir, par le moyen des « Bons de Travail » (une « monnaie » qui serait directement exprimée en temps de travail), un strict rapport entre la richesse reçue et le travail fourni. Cet idéal d’égalité du « à chacun selon son travail » est propre à une société de pénurie, dominée par la pénibilité du travail, où l’organisation sociale la meilleure est que chacun doive peiner et suer autant, ne recevoir qu’en fonction de son effort. Dans ces premières utopies égalitaristes, chacun ne devait être ni plus riche, ni moins travailler que les autres. Marx, dans Le Manifeste du Parti Communiste, les critiquait de préconiser « un ascétisme universel et un égalitarisme grossier ». Et, dans d’autres textes, il leur reprochait à juste titre d’être inconséquents, de prétendre supprimer l’argent sans le faire de la nécessité de l’argent (qui découle de la forme valeur d’échange, donc de la séparation des individus dans le travail privé).
Mais pour autant Marx ne repousse pas l’idée que, tant qu’il y a travail répulsif, contrainte de la nécessité, chacun ne reçoive qu’en fonction de la quantité de travail social qu’il a fournie. C’est-à-dire l’idée d’utiliser la valeur comme moyen de répartition du travail et des produits, moyen de compter ce que chacun donne et reçoit. Nous verrons, par exemple, qu’il le propose dans sa célèbre Critique du Programme de Gotha. Mais il pose que pour pouvoir y parvenir, pour pouvoir utiliser la valeur sous une forme transparente (le temps de travail), comme moyen dominé consciemment par les producteurs, et non de la subir comme une médiation aveugle entre eux et les dominant, bref, pour avoir la valeur sans sa forme valeur d’échange (argent), il faut supprimer la cause spécifique de cette forme, les divisions des producteurs entre eux dans la propriété privée, il faut qu’existent les conditions d’une socialisation consciente et a priori du travail. C’est pourquoi, quand il reprendra lui-même la proposition du « Bon de Travail » comme un des moyens de la transition au communisme, il l’assortira de cette condition préalable majeure: l’association des producteurs, la propriété collective des moyens de production. Nous aurons à y revenir, et nous discuterons alors notamment du paradoxe de cette formulation concernant la transition qui consiste à poser son résultat, la communauté, comme sa condition. Pour commencer, examinons maintenant les bases élémentaires du Bon Horaire dans la critique que fait Marx de sa conception utopique.
Dans son principe, il s’agit tout simplement de donner à chacun un Bon constatant la quantité de travail qu’il a fournie, et qui serait donc pour le producteur privé « le prix » de sa marchandise; avec ce Bon, il achèterait d’autres marchandises représentant la même quantité de travail. Chacun ne consommerait ainsi que l’équivalent de son travail.
Marx fait ironiquement remarquer qu’il ne suffit pas de changer le nom de la monnaie, de remplacer par exemple « francs » par « heures » sur les billets, pour que cela change quoi que ce soit à la fonction monétaire qui est d’être la marchandise, l’étalon universel dans lequel se représentent les valeurs des autres marchandises, le mode d’existence de ces valeurs.
Les doctrinaires imaginent un système où un Bon porterait le nombre d’heures réelles que le producteur aurait passé à produire la marchandise. Mais qui fixerait ce nombre? Un organisme central? Mais comment le connaîtrait-il réellement? En effet, on se heurte aussitôt au fait que le temps de travail individuel ne vaut, en terme de quantité de travail, que par ce qu’on y fait, suivant l’intensité et l’habileté de ce travail, et ne peut permettre d’égaliser des quantités que s’il s’agit de travail socialement nécessaire. Sinon, celui qui met 6 heures à fabriquer une marchandise recevrait un bon de 6, qui lui donnerait le double de droits de consommation que celui qui n’aurait mis que 3 heures et aurait reçu un bon de 3. Cela n’est pas possible. Le travail individuel doit être socialisé quantitativement, doit se plier aux contraintes sociales. Pour cette raison, les marchandises ne peuvent pas « être immédiatement monnaie »20: parce qu’elles ne peuvent représenter elles-mêmes que le temps de travail privé dont elles sont le produit, il leur faut se comparer aux autres marchandises, se mesurer à l’aune d’une marchandise extérieure, l’argent, qui représente le travail social.
La seule solution serait donc que le Bon puisse représenter « la valeur d’échange authentique », la quantité de travail social contenue dans la marchandise. Bien des doctrinaires ont cherché les moyens de le faire, comme par exemple, un certain Gray à l’époque de Marx. Lequel lui rétorquait21 que:
1°) Vouloir que les marchandises s’échangent directement à leur valeur, c’est nier que, étant produites privativement, l’offre diffère toujours de la demande, et donc les prix diffèrent nécessairement de la valeur22, et cela est même la seule façon par laquelle la production peut tendre à s’équilibrer avec la consommation (à travers catastrophes et crises). Si la production diffère de la consommation, la somme des heures passées dans la production n’a pas d’équivalent dans la somme des heures objectivées dans les marchandises consommées. « Le temps de travail matérialisé dans une marchandise ne pourra jamais commander une égale quantité de monnaie de travail et vice et versa »23.
2°) C’est pourquoi Gray est obligé d’imaginer un système de Banque Centrale qui, en fait, réglementerait toute la production et les échanges. Marx en fait le commentaire suivant. Il constate que la Banque devrait émettre des Bons en équivalence avec la valeur de toutes les marchandises produites, ce qui revient à ce qu’elle les achète toutes, donc aussi les vend toutes. « La banque serait donc l’acheteur et le vendeur universel… (Donc) Un deuxième attribut de la banque serait nécessairement de fixer de manière authentique la valeur d’échange de toutes les marchandises… Il faudrait (pour cela) qu’elle détermine le temps de travail (socialement nécessaire) pour les produire… Mais cela non plus ne serait pas suffisant. (Ayant déterminé) le temps pendant lequel une certaine quantité de produits doit nécessairement être produits… (elle aurait) à placer les producteurs dans des conditions telles que leur travail soit également productif (donc aussi à ordonner et à équilibrer la distribution des moyens de travail)… à déterminer les quantités de temps de travail qu’il faut employer dans les différentes branches de production… Ce n’est pas tout. L’échange le plus important n’est pas celui des marchandises, mais celui du travail contre des marchandises… les ouvriers obtiendraient la valeur d’échange pour la totalité du produit de leur travail, etc. »24.
Ce commentaire est très intéressant parce que Marx y pose en fait toutes les difficultés d’une planification, certes ici sur la base de la petite production, mais nous verrons qu’elles subsistent dans le capitalisme. Il suffit de remplacer dans ce texte, Banque par Etat ou Plan, et de comprendre aussi unités de production en même temps que producteurs, pour avoir une description pointue des problèmes qui se sont posés en URSS, Chine, etc. Bref, Marx établit que, dès lors qu’on voudrait l’échange selon les quantités de travail (avec le Bon de Travail), il faudrait fixer les quantités de travail moyen, socialement nécessaire, à la production des différentes marchandises suivant une quantité déterminée par les besoins sociaux pour chacune d’entre elles. Et aussi déterminer la quantité de travail social fournie par chacun dans la production, afin qu’il reçoive l’équivalent de la valeur fournie, « le produit de son travail » sous cette forme de Bon de Travail lui permettant de consommer la même quantité que ce qu’il a fourni.
Mais comment fixer ces quantités de travail social « de manière authentique »? Par le temps de travail fourni? Nous savons que c’est impossible, chaque temps individuel fournissant des quantités différentes de la moyenne. Il ne reste qu’une façon: fixer une quantité de marchandises à produire, une norme de production affirmant que cette quantité correspond à celle qui doit être produite pendant le temps de travail moyen. Alors, nouveau problème car suivant l’efficacité des moyens de production employés, la productivité différera, c’est-à-dire qu’une même quantité de travail dans un même temps ne fournira pas la même quantité de produits. La Banque doit donc aussi « équilibrer la distribution des moyens de travail », c’est-à-dire égaliser la productivité des différents producteurs (ou unités de production). En réalité, on voit que, dans cette situation où les travaux privés sont effectués dans des conditions extrêmement diverses, elle n’arrivera jamais à fixer une norme de production déterminant une égale intensité du travail pour tous, ni, ce qui est finalement la même chose, à savoir exactement la quantité de travail social que chacun fourni. La répartition du travail dans les différentes branches, tout comme les Bons de Travail fournis en échange, seront donc arbitraires. Ce qui veut dire que les quotas de production ne seront pas atteints dans telle branche, ou que trop de moyens auront été affectés dans telle autre et sous-utilisés. Production et consommation différeront. Les prix ne correspondront pas aux valeurs (par exemple, une marchandise objectivant 3 heures de travail social s’échangera contre un bon-heure de 2 ou 4, etc., le bon-heure jouera exactement le rôle monétaire de fixation d’un prix)25. Quant aux producteurs, censés recevoir selon leur travail, ils ne recevront qu’en fonction d’une norme de production (ce qui alors rappelle le salaire aux pièces), dont la détermination fera l’objet de contestations et de luttes sans fin, tout comme dans le rapport salarial.
Finalement, Marx constate que la fixation arbitraire des normes de production, des prix, des revenus, etc., par la banque ferait d’elle «… le gouvernement despotique de la production et l’administratrice de la distribution » (ce qui est advenu du Plan sous Staline), sauf à « présupposer la communauté des moyens de production », alors «… elle ne serait en fait rien d’autre qu’un organisme tenant la comptabilité de la société travaillant en communauté »26.
La communauté apparaît ici pour Marx comme la condition et le moyen de pouvoir distribuer de façon transparente et rationnellement le travail et les revenus. Pourquoi? C’est ce qu’il explique dans sa célèbre « robinsonnade » du début du Capital27:
« Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social… Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et conséquemment, objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous… Supposons, pour mettre cet état de chose en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation ».
Ce texte célèbre fixe le principe que Marx reprendra dans toutes ses propositions ultérieures en ce qui concerne la transition, vue comme organisation rationnelle et humaine du travail et des rapports sociaux. Unissant leurs forces, leurs moyens et leurs volontés, selon un Plan, les hommes pourraient adapter la production aux besoins en répartissant harmonieusement les quantités de travail entre les différents secteurs de production. Chaque producteur, ou unité de production, recevrait ainsi une part de travail à effectuer et, en échange, un droit à consommer une quantité égale.
Mais qu’est-ce qui mesurera ces quantités, ces valeurs? Marx dit que ce sera le temps de travail, qui jouera ainsi ce « double rôle » d’égaliser la valeur fournie et reçue par chacun, de répartir les forces de travail dans les différentes productions et de répartir individuellement les produits. On retombe alors sur le même problème déjà soulevé ci-dessus dans la critique faite à Gray par Marx sur la possibilité pour un organisme central de calculer les quantités de travail nécessaires à telle ou telle production, puisque ce temps de travail mesurant des quantités de travail abstrait, nécessaires socialement, ne peut pas être connu («… le temps de travail, en tant que mesure de valeur, n’existe qu’idéalement… »28 dit Marx lui-même).
La comparaison avec Robinson butte en effet sur ce problème. Robinson qui, dans son île, divise son travail en rapport exact avec les besoins qu’il veut satisfaire, est néanmoins un. « Malgré la variété de ses fonctions productives, il sait qu’elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s’affirme le même Robinson… »29. Pour lui, individu et société à lui tout seul, temps de travail individuel et temps de travail « social » sont une seule et même chose. Il n’en est pas de même dans la division du travail entre les individus: eux, même à supposer qu’ils s’affirment aussi dans des activités étroitement spécialisées, limitées et répétitives, ont à échanger les produits de leur peine, à égaliser par là un travail répulsif. Echanges et égalisation que n’a pas à faire Robinson, contraint par la seule nécessité de ses besoins, tandis que les échangistes le sont aussi par la nécessité sociale, la contrainte qu’exercent les autres sur chacun d’eux pour égaliser ce travail, qu’on soit fort ou faible, habile ou inexpérimenté, dans des conditions de plus ou moins grande efficacité du travail.
L’égalisation, qui n’est d’ailleurs qu’une tendance, est le résultat de cette contrainte réciproque. Dans l’échange, chacun tente d’abord de valoriser au mieux sa peine, d’obtenir des autres le plus de travail objectivé contre le moins possible du sien. Mais les mouvements de l’argent, les variations des prix, imposent grosso modo, par la concurrence, la coercition du travail social égal. On peut aussi imaginer, comme évoqué ci-dessus, que cette coercition soit imposée par le despotisme d’un organisme central (nous en reparlerons encore). Dans tous ces cas, la coercition s’exerce sur l’individu par le moyen d’un Maître qui lui est extérieur. Ou alors il faut poser la condition que pose Marx comme hypothèse de sa robinsonnade: des hommes libres, ayant mis en commun leurs moyens, associés comme une seule force, présupposer une communauté.
Mais si une telle communauté peut être présupposée dans un raisonnement, dans la réalité, elle ne peut être que le résultat d’un procès au cours duquel les divisions sociales concrètes auront été abolies. Et, selon Marx lui-même, ce qui fonde ces divisions sociales, ce sont les rapports des hommes avec le travail (la façon dont ils s’approprient la nature), qui sont globalement déterminés par le niveau de développement de leur puissance productive. Nous avons vu, par exemple, la division sociale qu’est la propriété privée se développer avec les outils et la spécialisation en métiers. S’agissant d’un rapport qui ne se consolide pas seulement dans la propriété des outils, mais aussi dans les capacités personnelles, il ne pourrait pas disparaître par décret, une nationalisation de ces outils par exemple. Nous avons vu qu’une organisation collective et rationnelle de tous ces métiers, leur réunion en une seule force sociale, supposerait que le travail des différents individus puisse être posé directement comme social. Non seulement qu’il corresponde à un besoin social, mais, et c’est là une des conditions essentielles de l’association, qu’il puisse être d’emblée compté comme temps de travail social. Or qu’est-ce qui peut permettre d’y parvenir, authentiquement et non par l’arbitraire d’un Maître extérieur? Que ce caractère social apparaisse pratiquement dans le travail individuel lui-même, et non plus par le détour d’une abstraction, qu’il soit son caractère concret. Que le temps de travail concret, individuel, soit égal au temps de travail social. Bref, que le temps de travail, en tant que mesure de la valeur, n’existe pas sous une forme idéale, mais soit pratiquement cette mesure.
On en revient alors à ce que disait Marx à propos de la marchandise: « Pour que les marchandises puissent être mesurées en quantum de travail contenu en elles… il faut que les travaux de genre divers contenus dans les marchandises soient réduits à un travail simple, égal, à un travail moyen, courant, non qualifié. C’est alors seulement que le quantum de temps de travail qu’elles contiennent pourra être mesuré en temps, mesure égale »30. Cette réduction de tout travail à un travail simple, indifférent et égal, est une abstraction dans la société marchande. Mais, selon Marx (nous en discuterons plus loin), elle devient ultérieurement réalité pratique par l’œuvre du capitalisme. «… Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux Etats-Unis. C’est donc là seulement que l’abstraction de la catégorie « travail », travail en général… point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique »31. Dès lors que le travail abstrait devient « vérité pratique », c’est-à-dire que le travail concret, individuel, est devenu lui-même ce travail quelconque et égal qui est la substance de la valeur (du travail social, général), le temps de travail concret est aussi la mesure pratique de sa quantité.
Ainsi, ce que Marx pose dans sa « robinsonnade » comme condition d’une comptabilité directe par le temps de travail, permettant une organisation rationnelle, consciente, de la production et des échanges, c’est-à-dire l’association, a elle-même une condition: la réduction pratique du travail privé à du travail social, du travail individuel concret à du travail général. Autrement dit, la mise en commun des moyens de production, ce n’est pas simplement de décréter formellement une propriété commune. C’est que le rapport des hommes au travail soit tel qu’il leur permette de pouvoir socialiser d’emblée le travail, d’agir réellement dans la transparence d’une comptabilité selon le temps de travail, et non en étant dominés aveuglément par la valeur d’échange, autonomisée et promue au rang de médiateur suprême de leurs rapports. Et cela nécessite très précisément que le travail concret soit du travail général, quelconque et égal.
Dans toute son œuvre titanesque d’analyse du capital, Marx ne s’est pas attaché seulement à en dénoncer « l’horreur », ce que toute personne honnête peut faire facilement. Il a décelé les causes de cette horreur, les contradictions qui minent le capitalisme, et surtout, ce que la plupart négligent, ses potentialités révolutionnaires, en quoi il rassemble les conditions « matérielles » de cette association des hommes libres.
Ce sont ces conditions qui déterminent la possibilité du communisme. C’est leur degré d’avancement, de réalisation, au moment d’une révolution politique victorieuse, qui déterminent les tâches de celle-ci: poursuivre la lutte de classes qui achèvera de les créer.
Cette lutte de classes a commencé dès la naissance du prolétariat, avec lequel se développe l’exigence d’obtenir « à chacun selon son travail », et les premiers projets des communistes utopiques de créer des sociétés égalitaires de « partageux ». Mais là où un Proudhon voyait cette exigence comme un retour à la petite propriété personnelle qui fondait l’idéal de l’échange égal marchand, et dont le prolétaire a été dépossédé (il ne critique pas la propriété mais le gros qui mange le petit), Marx, non seulement tourne en dérision cet impossible et imbécile retour au passé, mais s’appuie sur le développement de la puissance sociale au stade capitaliste pour en faire la base d’une libération des individus de la contrainte du travail répulsif, et des conséquences qu’il engendre. Base qui sera celle du communisme.
C’est dans le cadre de cette perspective que s’inscrivent les propositions concrètes qu’il va formuler pour esquisser ce que serait une transition révolutionnaire entre le capitalisme de son époque et le communisme, que nous allons maintenant examiner.
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CHAPITRE 2. UNE TRANSITION POUR SON EPOQUE, SELON MARX
Parmi les textes de Marx portant sur les questions de la transition au communisme, il n’y en a qu’un qui en fixe quelques principes de façon un peu systématique: « les Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand », mieux connu sous le nom de « Critique du programme de Gotha » (qui sera notée CPG par abréviation dans toute la suite du texte). Ecrit en 1875, donc vers la fin de la vie de Marx, il ne se présente certes que comme une critique rapide des points les plus aberrants du programme que proposait Lassalle aux ouvriers allemands. Mais comme ces critiques sont portées sur des principes, et non sur des particularités propres à la situation allemande, elles revêtent un caractère d’ordre général concernant la définition des tâches de la transition au communisme à partir d’un stade historique de développement des forces productives qui ne permet pas encore de sortir du « règne de la nécessité », du travail contraint. Nous verrons d’ailleurs que certaines formulations de Marx dans ce texte ne s’expliquent qu’en référence à un état encore peu avancé du capitalisme. Et nous verrons qu’il existe aussi dans les analyses audacieuses qu’il a faites dans d’autres textes sur les développements futurs du capitalisme, notamment dans le Capital et les Grundrisse, et qui se révèlent si justes aujourd’hui, des matériaux très riches qui permettent de formuler la question de la transition sous un angle différent que dans la CPG. En fait, dans la CPG, on retrouve surtout, en ce qui concerne la question des rapports de production et de distribution dont nous traitons ici, la problématique de la « robinsonnade » évoquée au chapitre 1 ci-dessus: répartir des quantités de travail de façon rationnelle et humaine (dominer la production au lieu d’être dominé par elle), par le moyen du « double rôle du temps de travail ». Dans ces autres textes, le problème est posé à partir du capitalisme très développé, de la machinerie automatique: il s’agit moins alors d’une difficulté à répartir le travail (encore que ce problème n’est pas éliminé complètement), puisqu’il est devenu peu de chose dans la production par rapport aux machines, que d’achever d’abolir le travail contraint, de développer les moyens d’un travail riche, d’une activité épanouissante et libre pour tous, fondement de l’individu social, communiste.
Nous verrons qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux approches de la transition, mais continuation logique. Non seulement les principes de la première s’appliquent dans la seconde, mais elle consiste, à partir d’une situation moins avancée du développement de la productivité du travail, à y aboutir. Au fond, Marx ne pouvait pas plus que quiconque fixer l’ensemble des principes d’une transition puisque, par définition, il y a autant de types de transitions possibles que de différentes situations qui existent au moment du triomphe d’une révolution politique à objectifs communistes. Par contre, et c’est ce que nous allons maintenant examiner, il y a dans la CPG un certain nombre de formulations hasardeuses qui tendent à sous-estimer ce qu’on pourrait appeler « le côté capitaliste » de la transition et à surestimer « le côté communiste ». Formulations que les analyses de Marx lui-même permettent de critiquer, et qui amènent à une sous-estimation des difficultés qui restent à vaincre, de la lutte de classe qui reste à poursuivre après cette révolution politique.
2.1 REPARTITION RATIONNELLE DU TRAVAIL ET DES REVENUS?
A un stade du capitalisme encore caractérisé par le « règne de la nécessité » où sont les hommes d’avoir à fournir un travail pénible pour vivre, qui les restreint dans une activité limitée et plus ou moins abrutissante, Marx indique que le mieux qu’il leur soit possible de faire, c’est de supprimer tout travail superflu (l’anarchie de la production, les gaspillages, les profits, propres au capitalisme), d’organiser rationnellement la production et les échanges, de façon à économiser le travail humain, à l’effectuer dans la dignité, et à en partager les fruits à proportion de la quantité fournie par chacun. Dans ce règne où l’homme travaille «… par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur… », il y a certes une liberté à conquérir. Mais elle sera limitée par cette contrainte du travail pour les besoins matériels qui domine et « bouffe » la vie: «… la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine »32. Ce « mieux » n’est pas encore le règne de la liberté, mais néanmoins n’est pas rien, est déjà une révolution sociale qui justifie d’emblée la révolution politique.
Ce projet, qui formulé ainsi apparaît de simple bon sens, ne se réalise cependant pas tout seul. Cette liberté exige, pour pouvoir être exercée, « l’expropriation des expropriateurs », l’appropriation des moyens de production par les producteurs associés, puisque la maîtrise d’une production qui est œuvre collective ne peut être que dans son organisation par le collectif. C’était déjà la condition posée dans la « robinsonnade ». Mais depuis la société marchande, par rapport à laquelle Marx opposait ce schéma comme son inverse théorique, le capitalisme a fait évoluer les choses, de sorte que de théorique il devient, selon lui, possibilité pratique. Car le capitalisme a réuni, ou du moins a commencé à réunir, les conditions de cette association, à savoir la possibilité pratique de répartir a priori le travail, d’égaliser les quantités de travail fournies et reçues par chacun.
Que constate Marx en effet? D’abord que le capitalisme est lui-même le fossoyeur de la propriété privée, ayant dû exproprier en masse les petits producteurs, paysans, mais aussi artisans, pour en faire des prolétaires (c’est toute la brutalité inouïe de « l’accumulation primitive »). « Au fond du système capitaliste, il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production »33. Mais cette expropriation s’étend et se développe aussi en disparition de petits et moyens capitalistes, en concentration du capital, notamment par le biais des sociétés par actions. De sorte qu’au lieu d’être le fait d’une myriade de petits producteurs séparés, la production est concentrée dans de grandes unités, le travail individuel se fond dans une coopération de milliers ou dizaines de milliers de salariés, formant une sorte de « travailleur collectif », produisant, à l’image de Robinson dans son île, comme une force unique, mais sous la direction despotique des propriétaires capitalistes, « fonctionnaires du capital ».
Nous jugerons ultérieurement de cette socialisation du travail dans la grande industrie et de l’unicité du « travailleur collectif ». Ce que Marx voit dans cette situation, c’est d’abord la possibilité pratique de sortir de l’anarchie de la production et de ses crises, et par là de faire l’économie de beaucoup de travail et de misères. La concentration qu’opère le capital permet en effet une connaissance beaucoup plus directe des quantités de travail nécessaires à telle ou telle production, ce qui était tout à fait impossible avec la petite production privée. Avec le travail collectif, on peut savoir que tant de milliers d’hommes, travaillant pendant tel temps, peuvent produire une quantité déterminée de tel produit. La masse des travailleurs mise en mouvement dans une unité de production fait que les différences individuelles s’y compensent pour former une moyenne, donc que la quantité de travail apparaît concrètement comme une quantité de travail général. Donc, considéré ainsi globalement par grandes unités de production, le temps de travail semble pouvoir mesurer des quantités de travail social, des valeurs. Cette mesure par le temps n’étant plus abstraite, virtuelle, comme dans la petite production, mais concrète, on aurait alors la possibilité de faire jouer au temps de travail le « double rôle » évoqué dans la « robinsonnade »: répartir consciemment les quantités de travail nécessaires dans les différentes branches d’activité et différentes unités, répartir en réciprocité les droits de consommation. De sorte que l’équilibre entre production et consommation serait assuré. Donc les prix seraient les valeurs. Et ces valeurs seraient connues non pas indirectement, après coup dans l’échange et par l’argent, mais représentées directement pour ce qu’elles sont, des quantités de travail social, exprimées en temps de travail. L’anarchie de la production marchande, son aveuglement et ses crises seraient supprimés. La collectivité des « producteurs associés » pourrait calculer et organiser rationnellement la production et la répartition, développer la productivité du travail (condition du communisme, qui sera examinée plus loin), et l’économie du temps de travail. Celle-ci serait double, « l’expropriation des expropriateurs » capitalistes permettant, en éliminant le profit, de réduire le surtravail au strict nécessaire (pour les fonds d’investissement, les fonds sociaux, les dépenses administratives et communautaires, « défalcations » faites sur le produit du travail de chacun)34, et l’organisation rationnelle de la production permettant d’éliminer les gaspillages et les crises.
Mais ce schéma, qui est celui que Marx a en vue dans la CPG même s’il ne l’y développe pas tel quel, suppose donc une condition: la communauté des producteurs associés, travaillant comme un seul Robinson. Or nous allons voir que cette condition est plutôt un résultat, une construction de la phase de transition, de la lutte des classes qui s’y poursuit, plutôt qu’une conquête immédiate de la révolution politique. Il est aussi un schéma qui fonctionne entre unités de production, puisque c’est seulement dans ces grandes collectivités industrielles que s’établit la possibilité pratique de mesurer, globalement, les quantités de travail social par le temps de travail collectif, et donc de connaître, répartir et égaliser ces quantités. Il suppose donc que le temps de travail global fourni par une unité correspond alors concrètement à une quantité de travail social, la même que fournit le même temps de travail d’une autre unité. Une journée de 3000 ouvriers ici vaudrait une journée de 3000 ouvriers là. Supposons le aussi un instant. Il reste alors néanmoins le problème de la connaissance et de la répartition des quantités de travail et des revenus au plan individuel.
Dans la CPG, Marx le règle un peu facilement en faisant comme si la communauté était réalisée dès le début de la transition. Alors il n’a plus qu’à affirmer, ce qui est la définition même de la communauté, que « au sein d’un ordre communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits… (car) ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté »35. Le problème est d’emblée résolu si on suppose d’emblée la communauté.
Mais qu’est-ce à dire? Pour que le travail de l’individu devienne directement du travail social, « du travail de la communauté », il ne suffit pas de remarquer que, globalement, le travail des grandes unités de production peut être considéré comme étant concrètement du travail social. Mais il faut que le travail individuel soit lui-même concrètement du travail social, général, moyen. Est-ce que la révolution politique trouve réalisée cette condition matérielle de la communauté, ce travail individuel concrètement socialisé, de sorte qu’en supprimant la propriété capitaliste, elle permettrait de faire apparaître directement le travail individuel comme travail social, c’est-à-dire de le mesurer par le temps de travail individuel, sans passer par la valeur d’échange, par l’argent? Marx pense sans doute qu’il en est ainsi puisqu’il dit que la répartition directe du travail donné et reçu par chacun, par le moyen du temps de travail, peut être un objectif du programme immédiat de la transition.
Cette proposition doit s’examiner à la lumière de sa conception du travail social comme travail qui est « du travail général, et non du travail particulier… », travail qui est « posé d’emblée comme un chaînon de la production générale »36, comme si chacun n’effectuait qu’un fragment d’un travail général, ne différant de tout autre que par le temps qu’il y consacre. Or il y a effectivement ce mouvement du capitalisme, parfaitement illustré au 20ème siècle par le taylorisme et la chaîne fordiste, vers une production collective où chaque ouvrier n’est qu’un maillon d’une force de travail unique, soumise à la machinerie et réglée par elle, fournissant de ce fait, comme tout autre, une part égale de travail général. Dans cette situation, il semble que seule la propriété privée capitaliste empêche de reconnaître directement cette production comme collective, directement ce travail particulier comme simple fraction du travail social, et par là impose de toujours représenter le travail dans une forme qui lui est extérieure, l’argent. De sorte que la contradiction travail privé/travail social de la petite production marchande se serait muée, avec le capitalisme, en une contradiction travail social/propriété capitaliste, dont l’antagonisme disparaîtra avec la propriété sociale.
Mais bien que cette situation, dont nous reparlerons plus loin, ne soit pas celle du 19ème siècle, Marx semble considérer comme acquis l’abolition du travail privé par le capital. Pour lui, la propriété capitaliste fait obstacle à la reconnaissance d’une socialisation du travail qui serait devenue la réalité effective de l’activité concrète de production. Cela parce qu’elle maintient la séparation entre les unités de production et l’opacité de leurs diverses activités: donc la loi de la validation sociale des travaux de ces unités par la valeur d’échange (ou plutôt par les prix qui en découlent en incluant l’égalisation des taux de profit) joue toujours, comme dans la production marchande simple. Plus spécifiquement, et de façon encore plus déterminante, cette propriété fait obstacle parce qu’elle implique la nécessité de la valorisation permanente du capital, donc la production toujours croissante de plus-value (surtravail). Cette nécessité de l’exploitation est évidemment antagonique avec toute idée d’organisation collective, de maîtrise commune de la production; cet impératif de produire toujours plus, uniquement pour la plus-value, est antagonique avec toute idée de rationalité dans les rapports avec la nature et de dignité dans les rapports humains.
Mais la propriété capitaliste n’est pas le seul obstacle à la reconnaissance du fait que le travail est social. Il y a aussi le fait que la socialisation pratique du travail y est inachevée, car il y reste, même dans la coopération élargie, encore individuel dans son effectuation, il y revêt encore, plus ou moins suivant le degré de développement du machinisme, certains caractères personnels, n’est pas seulement du travail quantitatif, indifférencié, général. Et c’est Marx lui-même qui observe, contradictoirement, que le travail individuel ne se réduit pas aussi facilement à une simple fraction du travail social, que le capitalisme n’a pas supprimé tout caractère particulier au travail individuel, que celui-ci n’est pas un simple fragment de travail général homogène à tout autre.
Il constate en effet, dans la CPG, que la société de transition qui suit la révolution politique, est «… une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur des bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste; une société par conséquent qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue »37. Quelques uns de ces « stigmates » sont notés par Marx lui-même, tels que: «… l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel;… le travail (qui est) seulement un moyen de vivre (et non) le premier besoin vital… », la pénurie au lieu que « toutes les sources de la richesse jaillissent avec abondance ».
Ces « stigmates » impliquent une situation de la transition contradictoire avec ce qu’en dit Marx. Tout d’abord, on ne voit pas comment cette société pourrait être « un ordre social communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production » alors même que subsiste cette « asservissante subordination des individus à la division du travail », notamment « l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ». Car, avec cette division du travail, c’est bien d’asservissement au sens propre qu’il s’agit, de propriété des uns sur le travail des autres. Non seulement l’asservissement à une profession spécialisée et limitée, dans la division « sociale » du travail, mais aussi, si on considère la transition à partir d’un capitalisme quelque peu développé, cet asservissement redoublé d’un asservissement, bien plus aliénant encore, aux puissances intellectuelles et aux machines. Nous en reparlerons plus en détail au chapitre 3, mais notons ici cette contradiction de Marx avec lui-même qui, dans la CPG, parle de propriété commune, de communauté, en même temps que de division du travail, alors qu’il ne cesse de répéter et de démontrer dans toute son œuvre que division du travail et propriété privée sont une seule et même chose (par exemple: « Au demeurant, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques, la première exprimant par rapport à l’activité ce que la seconde exprime par rapport au produit de cette activité »38). Il ne peut pas y avoir propriété commune des moyens de production tant que subsistent de tels « stigmates », mais lutte pour les supprimer et créer les conditions de cette communauté, dont « l’expropriation des expropriateurs », par exemple par des nationalisations, constitue seulement une première étape.
Tant que le travail est plus ou moins complexe, les producteurs hiérarchisés dans des métiers, chaque individu n’est pas un même chaînon fournissant le même type de travail moyen, général, que les autres, comparable aux autres sur le seul plan de la quantité de temps qu’il y consacre. Ce qui implique qu’il ne recevra pas non plus selon son temps de travail. Marx réaffirme dans la CPG que: « A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes ». Les maîtres de ces conditions ont toujours reçu ce que cette maîtrise leur permettait de s’approprier, et non pas en fonction de leur temps de travail. Il en résulte que cette autre proposition célèbre du programme de la transition, « à chacun selon son travail » mesuré en temps de travail, ne paraît pas non plus réalisable dans la division du travail intellectuel et manuel.
Mais laissons ici cette division particulière de côté, car elle est encore peu significative si on se place, avec Marx, dans la situation d’un capitalisme encore peu développé comme celui de l’Allemagne de 1875. Par contre, si alors les ouvriers sont encore suffisamment maîtres de leurs savoir-faire pour pouvoir gérer eux-mêmes collectivement leurs productions, par exemple en coopératives, ils sont aussi hiérarchisés en de multiples qualifications, se différenciant suivant la problématique du travail simple ou complexe. Ce que Marx propose, dans la CPG, c’est que chacun reçoive en fonction de la quantité de travail fournie, selon le système du bon de travail qu’il a lui-même sévèrement critiqué dans le cadre d’une société non communautaire comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Chacun « reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme ».
Seulement, ce calcul d’égalité des quantités de travail social fournies « sous une forme » et reçues « sous une autre » nécessite un étalon de mesure. Marx propose le temps de travail individuel en estimant qu’il mesure, pour chacun, une fraction de la quantité de travail social mesurée, elle, par le temps de travail social. Ce que chacun a donné à la société, « c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise ». Mais que le temps de travail individuel soit une portion de temps de travail social est une évidence, le problème, on l’a déjà dit, est que ce temps de travail puisse servir à égaliser les quantités de travail social fournies et reçues par chacun, ce qui suppose qu’il s’agisse d’un même travail indifférencié fourni avec la même intensité. Dans la CPG, Marx note que «… les individus inégaux (et ce ne serait pas des individus distincts s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste ». Mais même en faisant abstraction de toutes les autres activités et rapports sociaux qui font l’homme, même seulement considérés comme travailleurs, il y a les différences de travail simple ou complexe, de « qualités de la quantité », qui font qu’il n’y a pas une uniformité telle de ceux-ci qu’elle permettrait de réduire leur travail à une quantité d’un même travail et de les comparer par là en la mesurant. Certes, le capital fonctionne comme si cette réduction était effective. Il tend donc à la réaliser de ce fait effectivement. Mais comme cette négation totale de l’individu est impossible, il n’y parvient qu’en partie, et cela ne se peut que dans l’aveuglement et la brutalité du marché.
C’est Marx lui-même qui a établi que le temps de travail individuel est subjectif, n’est pas directement égalable avec du temps de travail social (comme nous l’avons rappelé au chapitre 1). Par exemple: « En tant que tel, le temps de travail proprement dit n’existe que subjectivement, il n’existe que sous forme d’activité. Dans la mesure où il est échangeable en tant que tel… il est différent et déterminé non seulement quantitativement mais encore qualitativement; il n’est nullement du temps de travail général… »39, mais toujours particulier. C’est évidemment vrai dans le cas des travaux intellectuels, dont nous parlerons plus loin, qui ne peuvent se réduire à des quantités moyennes et qui, de plus, donnent une maîtrise sur les conditions de la production permettant une appropriation de son produit sans rapport avec une quantité de travail fournie. Mais c’est vrai aussi, d’une façon plus générale, de tout le travail immédiat lui-même. Nous avons déjà noté que pour que le temps de travail individuel puisse mesurer la part de travail social que chacun a fournie, il fallait, premièrement, qu’il s’agisse d’un même travail, simple, indifférencié et, deuxièmement, que l’intensité de ce travail, l’habileté, la motivation, la force avec lesquelles il est effectué, soient identiques. Ce sont « des qualités de la quantité » qui sont d’autant plus importantes que la production fait encore appel aux savoir-faire des métiers, comme c’est le cas dans les débuts du capitalisme.
Autrement dit, le temps de travail individuel ne peut pas être « une unité commune » permettant de « mesurer » des individus inégaux, de comparer des quantités de travail social. Seul le temps de travail social peut être cette unité. Utiliser le temps individuel comme mesure du droit de chacun à consommer soulève tout de suite chez ce chacun la question: « Votre heure de travail vaut-elle la mienne? »40. Si on décrétait que chaque heure de travail d’un individu donne droit, quoi qu’il ait fait, à un bon permettant de prélever des biens représentant une heure de travail social, on découragerait évidemment l’initiative et l’effort, on encouragerait la paresse et l’immobilisme. Toutes les révolutions passées ont connu des débats acharnés sur cette question. Par exemple en Chine autour de la garantie du « bol de riz en fer », de l’échelle des « salaires à huit échelons », etc. Quoi qu’il en soit, le principe d’égalité, « une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme » ne peut concerner que des quantités de travail social. Le fameux « à chacun selon son travail » ne peut pas être « à chacun selon son temps de travail » mais, au mieux, à chacun selon son temps de travail social. Lequel a cet inconvénient majeur de ne pas pouvoir être connu, d’être virtuel pour chaque individu. Aussi, non seulement ce « droit égal » est encore « grevé d’une limite bourgeoise », « fondé sur l’inégalité » comme le dit très finement Marx, parce qu’il ne tient pas compte des individus concrets aux qualités et aux besoins distincts, parce qu’il les réduit à être dans des rapports faits de comptabilités et de comparaisons mesquines, donc à des êtres aliénés, simples représentants de quantités, mais il est même, stricto sensu, impossible à réaliser consciemment: on ne peut que tendre à l’approcher. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que cela soit vain ou inutile, mais pose une limite à la liberté.
C’est pourquoi, finalement, l’affectation planifiée des quantités de travail à fournir par chacun implique en fait, à ce stade historique où le caractère encore massivement répulsif et contraint du travail entraîne la nécessité de cette égalisation sociale de ses quantités, l’établissement de normes de production. On doit « convenir à l’avance du nombre d’heures qu’il faudra employer à la production matérielle »41 pour fabriquer telle quantité de telle marchandise, c’est-à-dire déterminer l’intensité du travail dans un temps donné. Mais déterminer une norme authentique (définissant un même effort social pour chaque producteur ou unité de production) est fort difficile pour le Centre, qui ne connaît que de loin les conditions de la production dans chaque unité. Pour ne citer qu’une de ces difficultés, on peut observer que la productivité, qui joue un rôle croissant avec le machinisme, fait intervenir un facteur étranger à la quantité de travail. L’unité mieux outillée fournira une quantité de travail moindre, dans un même temps, pour une même production. Mais elle aura intérêt à minimiser, à cacher cette situation plus favorable, ce que permet la séparation des diverses unités de production. Ces unités ne forment pas un seul Robinson par décret. Chacune produit dans des conditions particulières.
Il est certes utile qu’un organisme, le Plan, s’efforce comme le faisait l’unique Robinson de tenir la comptabilité nécessaire à la répartition rationnelle et consciente du travail en fonction des besoins. Mais la séparation concrète des unités de production est un obstacle majeur à la tenue d’une comptabilité authentique. Les problèmes rencontrés par la séparation des petits producteurs (cf. chapitre 1) se retrouvent ici posés dans cette séparation des unités pour le Centre planificateur, de la même façon que Marx les posait pour le système de la Banque Centrale de Gray, chaque unité produisant comme un producteur séparé dont le travail est effectué dans des conditions particulières, notamment en terme de productivité. Chaque unité fonctionnant comme moyen de production autonome, séparé des autres, cherchera à tirer avantage de ces conditions pour obtenir le meilleur avantage financier, comme un capital qui appartiendrait aux dirigeants de cette unité. Par exemple, le fait que le Plan fixe les normes, les quantités à produire, le prix qui sera donné en échange (ou les moyens accordés par le Centre en investissements, salaires, etc.), supprime la validation sociale des travaux par le marché et fait que les débouchés sont déterminés. C’est comme si le Centre achetait toute la production en échange des fonds nécessaires. Ce n’est donc pas dans la phase de circulation où s’échange le produit (M-A’) qu’un profit peut être réalisé. Mais pour autant, toute possibilité de profit n’est pas anéantie. Elle existe dans la phase de la circulation où s’échangent les moyens de production, en amont de la production (A-M). L’intérêt de chaque unité sera d’obtenir du Centre le maximum d’allocations de moyens de travail, et qu’il lui fixe des normes minimums de production42. Ce qui permettra d’empocher les fonds d’investissement excédentaires, qui seront inemployés productivement (d’où une faible productivité), ou d’atteindre la norme en employant moins de travail vivant à la production (et donc d’utiliser le surplus de fonds salariaux à l’entretien de multiples parasites, directeurs, emplois fictifs, etc.), ou de la dépasser et de pouvoir obtenir des primes (les « stimulants matériels » qui sont un bonus genre « stock options » pour les dirigeants, mais ne sont pour les ouvriers qu’une forme de salaires aux pièces), ou de vendre le surplus au marché noir (toujours pour le profit des « nouveaux bourgeois »). Ainsi, la perception du profit se joue en amont de la production, dans l’obtention du maximum de ressources43 qui sont bien évidemment le produit du surtravail social44. D’où, dans ce système, possibilité d’immenses gaspillages de moyens, d’investissements démesurés par rapport aux résultats, d’intensité du travail très faible, de qualité médiocre des produits, de démotivation générale. Ce qui explique, pour une large part, que la faillite économique des capitalismes d’Etat, comme feu l’URSS, soit encore plus rapide et retentissante que celle des capitalismes de marché: parce que le profit n’y est perçu que sur le gaspillage préalable des ressources matérielles et humaines, tandis que le capital privé le perçoit comme différence entre prix de vente et prix de production, d’où une économie sur ses coûts privés, ce qui conduit à une situation plus contrastée (stratégies à court-terme, mépris des conditions générales, anarchie, gaspillages et destructions, certes, mais aussi économies particulières et développement de la productivité). Bien sûr, le profit est toujours le résultat du surtravail, mais le comportement de le prendre « avant » la production est purement parasitaire, celui de le prendre « après » est plus efficace.
Ces remarques n’impliquent pas que le Plan n’ait aucun rôle à jouer pendant la phase de transition, ni que toute planification soit éternellement impossible. Elles impliquent que le Plan est un enjeu de la lutte de classe en tant qu’il peut être un moyen pour le prolétariat de construire la communauté, et d’abord son unité, dans la lutte pour une plus grande transparence des rapports sociaux, une organisation plus rationnelle et plus économe du travail, l’acquisition de la maîtrise des conditions de la production par les producteurs. Mais c’est un moyen paradoxal, car pour qu’un Plan puisse répartir de façon rationnelle le travail et les revenus, il faudrait qu’il puisse être effectivement l’œuvre des travailleurs agissant comme une force unique, autrement dit maîtrisant les conditions de la production, qu’ils se les soient appropriées, de sorte que le Plan exprime leur « savoir et vouloir réfléchis »45. Ce dont Engels donne la condition quand il écrit: « L’industrie exercée en commun et selon un plan, par l’ensemble de la société, suppose des hommes dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de la production »46.
Tant que cette condition n’est pas réalisée, le Plan reste toujours contradictoire, moyen pour le prolétariat, et aussi contrainte, pouvoir sur lui. Pas seulement (voire pas du tout en régime stalinien) l’expression du « vouloir et du savoir réfléchis » des travailleurs eux-mêmes, mais aussi volonté d’un Centre qui leur est plus ou moins extérieur, plus ou moins en opposition avec eux. Il apparaît comme le travail que la société impose à chacun de fournir en échange de quoi vivre; il est nécessairement sous cet aspect une puissance coercitive sur les individus.
Les problèmes de la transition tiennent, finalement, à ce que l’association des individus en une seule force de travail n’est pas encore réalisée après la révolution politique, mais à réaliser. On ne saurait, en effet, confondre l’appropriation collective des moyens de production avec cette première mesure de la révolution prolétarienne concernant la propriété, la nationalisation sans indemnité, qui ne fait que la transférer à l’Etat, mais n’est en elle-même nullement synonyme d’appropriation collective des conditions de la production. Autrement dit, il y a encore dans le travail une opposition entre le privé et le social. Les « stigmates » légués par la société capitaliste sont que sous tous les rapports, économique (le travail, la production), moral, culturel, intellectuel, l’individu se perçoit encore comme privé, ayant des intérêts privés (qu’il assimile aussi souvent à ceux de son entreprise), donc opposés aux autres (d’où une puissance extérieure, le Centre planificateur succédant ici au Marché, pour imposer les normes sociales de travail). Le stigmate « économique » est que le travail privé ne peut pas se représenter directement comme travail social. Il signifie que même si la concentration tend à l’intégrer directement à un travail collectif et sa soumission aux machines à l’uniformiser comme simple fragment identique à tout autre du travail social, cette socialisation est encore loin, en tout cas au 19ème siècle, d’être achevée, totale: restent la séparation des unités de production, les divisions entre dirigeants/exécutants mais aussi au sein d’un travail ouvrier qui reste plus ou moins qualifié et effectué selon des particularités individuelles plus ou moins significatives (cette « inégalité des dons individuels », « ces conditions personnelles de la production », qu’indique Marx dans la CPG). Tout cela fait que le travail doit, pour être socialisé, prendre une forme autre que ce qu’il est: activité subjective, concrète. Il doit prendre une forme de travail abstrait non personnel, de quantité abstraite, égalable avec tous les autres travaux.
Or par définition, le travail abstrait, qui se représente dans la valeur, ne se connaît pas directement. En particulier, il ne se mesure que virtuellement par le temps de travail abstrait, contrairement à ce que suggère Marx quand il propose, dans la CPG, de répartir le travail social et les revenus par le moyen de ce temps de travail. Ce qui est sauter par dessus la difficulté concrète. Dès lors que le temps de travail individuel n’est pas concrètement du temps de travail social, il en résulte que celui-ci, comme temps de travail abstrait, ne peut s’exprimer que dans un rapport d’échange, que dans une autre marchandise: l’argent, la monnaie. Qu’elle s’appelle « bon de travail » et s’étalonne en « heure », ou monnaie et s’étalonne en franc ou en dollar, ne change rien à l’affaire: c’est une représentation autonome de la richesse, donc vouée nécessairement à prendre son envol comme valeur autonomisée. C’est bien pourquoi d’ailleurs Marx prévoit qu’il faille limiter par la contrainte ce mouvement vers l’autonomisation qui, il l’a démontré, produit le capital, en interdisant d’une part toute rémunération de l’argent, tout fonctionnement de cette monnaie comme monnaie de crédit, et toute possibilité d’accumulation de richesses en une même main: « nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et… rien ne peut entrer dans la propriété de l’individu que des objets de consommation individuelle ». Ainsi, le pouvoir et la circulation des « bons de travail » sont très restreints. Mais la nécessité même de ces restrictions montre bien qu’il s’agit toujours d’argent, de forme autonomisée de la valeur. On pourrait encore ajouter que, comme la planification ne peut pas connaître exactement les valeurs des produits et donc ne peut pas équilibrer la production et la consommation, les « bons de travail » exprimeront nécessairement des prix, différents des valeurs.
Sans rentrer dans la question particulière de la formation des prix dans un système planifié, en supposant donc qu’il puisse équilibrer production et consommation, « qu’il est échange de valeurs égales », notons ici qu’on ne peut pas pour autant dire, comme Marx dans la CPG, qu’avec les « bons de travail » « le fond et la forme diffèrent » d’avec le système marchand. Car, bien qu’elle soit très sérieusement bridée dans ses effets, la forme monétaire n’en subsiste pas moins comme seule expression possible de la valeur « qui ne porte pas écrit sur son front » la quantité de travail social qu’elle représente. Et avec elle, la tendance permanente de l’argent à l’autonomie et à l’accumulation. Au fond, à propos de toutes ces formes telles que monnaie, prix, salaire, etc., qui subsistent plus ou moins restreintes, plus ou moins contrôlées, pendant la transition, on peut reprendre cette remarque de Marx du début du Capital: ce sont « des formes qui manifestent au premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui »47.
Evidemment, toutes ces difficultés n’existent plus si on pose, comme Marx, acquises la propriété collective des moyens de production, l’association des producteurs en une communauté « dominant la production et ses rapports ». Bref, si l’on suppose résolu le problème à résoudre. Mais alors il n’est plus la peine d’envisager une transition si cette communauté humaine est déjà réalisée dès la révolution politique. En réalité, et par définition, la transition mélange, dans des proportions variables selon les situations historiques, les « stigmates » du capitalisme et les prémices du communisme. Comme le dit Marx dans la CPG, c’est la question de savoir comment « sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes », c’est-à-dire par qui elles sont appropriées et par qui elles sont utilisées, qui détermine la répartition des richesses et plus généralement le type de société. Ce qu’il importe de voir, c’est donc en quoi les mesures qu’il préconise s’intègrent comme premières réalisations, premières pierres dans la lutte pour construire l’appropriation collective, ce qui est autre chose que de la supposer réalisée.
2.2 LA TRANSITION COMME LUTTE DE CLASSE
Au delà des critiques que peuvent soulever certaines propositions de Marx dans la Critique du Programme de Gotha fondées sur la socialisation immédiate des travaux individuels, directement selon le temps de travail, il reste que ce texte oppose des vérités toujours irréfutables aux âneries du programme de Lassalle: loin d’être un idéal, la transition est « une période de transformation révolutionnaire » de la société capitaliste en société communiste. Le pouvoir politique bourgeois venant d’être abattu, les premières mesures qui peuvent être prises ne sont pas l’émanation d’un idyllique « Etat libre », mais d’un Etat « qui ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat ». Elles ne donnent pas à chacun « le produit intégral de son travail ». Elles développent des rapports de production « fondés sur l’inégalité », le droit qui les valide reste « un droit bourgeois », et les classes existent encore à travers la division du travail manuel/intellectuel. Partout subsistent des « stigmates » du capitalisme, des séparations, des oppositions.
Donc, ce que Marx oppose à Lassalle, c’est une société encore traversée de contradictions et d’antagonismes. Il sait déjà que le communisme a pour condition la fin du travail répulsif, « seul moyen de vivre », nécessité impérieuse mais non « premier besoin vital ». Il lui faut donc saisir la situation du capitalisme qui lui est contemporain, celle par exemple auquel a eu affaire la Commune de Paris, et voir comment à partir de là réaliser cette condition. Autrement dit, comment à partir de cette situation, économiser le plus possible le temps de travail dans la double optique d’aller vers la suppression du travail contraint et de permettre à chacun d’acquérir les moyens intellectuels d’une activité riche et d’accéder pleinement et réellement à la puissance sociale pour lui-même.
Or cette situation est, grosso modo en Europe (à l’exception peut-être de l’Angleterre), celle d’un capitalisme encore peu développé, fait de beaucoup de petite production à côté de quelques grosses industries naissantes. Dans ce capitalisme, la domination du capital est encore, pour une part plus ou moins importante, formelle plus que réelle48. Cela peut expliquer la place que Marx donne à des mesures comme la nationalisation de la terre, des moyens de production et d’échange, qui lui paraissent permettre l’organisation rationnelle de la production par la planification, c’est-à-dire d’économiser le temps de travail.
En effet, dans la domination formelle du capital comme aux débuts de la domination réelle, les ouvriers conservent encore des qualifications, un métier. Le capital les rassemble en plus ou moins vastes concentrations, mais ce sont encore eux qui manient outils et machines qui nécessitent tout leur art pour produire l’objet dans les qualités voulues. La petite et moyenne production dominent. Le propriétaire des moyens de production est encore, le plus souvent, le dirigeant direct du procès de travail, éventuellement avec l’aide de quelques ingénieurs et cadres administratifs, mais peu nombreux relativement à une population ouvrière qui croît très rapidement, la force de travail vivante étant encore le facteur essentiel de la production. Bref, ce ne sont encore ni la machine, ni la science et ses applications qui sont le facteur essentiel de la puissance productive, mais la masse des travailleurs.
Dans cette phase (grosso modo, en Europe, jusqu’à la première guerre mondiale), la division sociale du travail, c’est-à-dire la division en une multitude d’unités de production spécialisées, chacune séparée des autres dans la propriété privée capitaliste, domine encore (plus tard, ce sera la « division manufacturière » au sein des grandes usines mécanisées, c’est-à-dire la division intellectuel/manuel). Ce qui est, dans cette phase, le facteur de crise le plus frappant est donc l’anarchie de la production, chaque capitaliste étant un décideur isolé, complètement aveugle sur les conditions générales de l’économie, d’où surproductions périodiques entraînant des catastrophes par lesquelles se rééquilibrent l’offre et la demande. « L’anarchie caractérise la société bourgeoise dans la division sociale du travail »49. Et la cause de cette anarchie est dans les séparations des différentes unités de production dans la propriété capitaliste. Or ces séparations apparaissent à Marx être devenues tout à fait anachroniques, purement le fait de la dictature de la bourgeoisie par laquelle elle maintient une propriété qui dans les faits, et contrairement à l’époque de la petite production marchande, est comme artificielle puisque la production est socialisée (ce qui, nous l’avons vu, n’est vrai que partiellement, et nous y reviendrons encore). La contradiction fondamentale du capitalisme lui apparaît alors, dans cette phase, comme cet antagonisme entre la socialisation pratiquement réalisée du travail, du procès de production, et la propriété des moyens de production, maintenue comme séparation et accaparement de par sa forme capitaliste (même si elle n’est plus alors privée stricto sensu). Comme le capital n’existe que comme valeur se valorisant, dans l’exploitation de l’ouvrier pour qu’il fournisse le maximum de surtravail, le capitaliste est non seulement aveugle parce qu’isolé, comme le simple producteur marchand, mais accroît cet aveuglement d’un mouvement forcené de développement « de la production pour la production ». Toute cette irrationalité anarchique est la cause de violentes crises de surproduction, de gaspillages éhontés de forces humaines et des ressources naturelles, de chômage et de guerres.
Marx attire particulièrement l’attention sur cette anarchie. A ce stade historique du développement de la puissance productive, il ne peut en effet pas être encore question de supprimer le travail répulsif, mais seulement de l’économiser et de l’effectuer le plus « dignement » possible. Et le capitalisme le gaspille tant dans l’entretien des riches et des couches sociales parasites que dans son irrationalité et ses crises catastrophiques. Pour y remédier, pour développer une organisation de la production qui soit rationnelle, il faut évidemment sortir du règne de la valorisation de l’argent comme de l’aveuglement des séparations de la propriété capitaliste. Il faut donc l’unité collective qui implique la propriété collective des moyens de production. Examinons en quoi, à l’époque de Marx, la nationalisation semblait un moyen d’y parvenir.
Quand les travailleurs sont encore maîtres de leurs savoir-faire, de l’usage des machines (situation, par exemple, du prolétariat parisien en 1871), le pouvoir du propriétaire capitaliste ne peut prendre qu’un caractère ouvertement despotique. En effet, le capitaliste n’est alors que le propriétaire juridique des moyens de production. C’est le travailleur qui maîtrise leur utilisation. Le rapport de propriété est toujours un rapport du travailleur au travail, donc aussi à ses moyens. « Le rapport du travailleur au travail engendre le rapport du travail au capitaliste (ou à tout autre maître du travail, quelque nom qu’on lui donne) »50. Ici la propriété du petit producteur individuel s’est en quelque sorte scindée en deux: d’une part la propriété juridique au capitaliste, qui lui donne la propriété du produit, et d’autre part la maîtrise de l’utilisation au travailleur, propriétaire du savoir-faire. Pour s’imposer, le propriétaire doit utiliser la force: non seulement il lui a fallu exproprier brutalement le paysan et l’artisan, les dépouiller de sorte que sa propriété les oblige à se vendre comme prolétaires, mais il faut des règlements despotiques, une discipline quasi militaire, pour obtenir toute la valeur d’usage de leur travail. Le rapport de propriété apparaît dans ce cas, comme dans l’esclavage, un rapport de maître à serviteur, la force violente exercée par un homme sur les autres du simple fait qu’il est propriétaire (plus tard nous verrons apparaître le despotisme capitaliste comme d’apparence plus neutre, plus technique, car imposé par le biais de la science et de la machine plus que par celui d’hommes particuliers).
Situation qui semble faire de la propriété capitaliste une simple « enveloppe », un voile recouvrant une production assurée et maîtrisée collectivement par les travailleurs. Il suffirait alors de briser cette « enveloppe » pour qu’apparaisse la production collective et associée qu’elle recouvrait. Ainsi Marx affirme cette conception (erronée comme nous le verrons) dans certains passages. Par exemple: « La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés… »51. Engels n’est pas en reste qui dit qu’avec les sociétés par actions on voit « combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin (gérer les forces productives modernes) » car « toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés (y compris les cadres dirigeants!!! n.d.a.). Le capitaliste n’a plus aucune activité sociale hormis celle d’empocher les revenus… »52.
Ainsi, en « expropriant les expropriateurs », le prolétariat, déjà coopérant sur une large échelle et possesseur des savoir-faire nécessaires, pourra maîtriser collectivement la production et rentrer dans cette phase de transition telle que l’esquisse la CPG. La nationalisation apparaît comme cette expropriation de la propriété juridique du capitaliste, comme cet acte qui brise « l’enveloppe », laissant aux travailleurs toute latitude pour développer et organiser collectivement la maîtrise totale de la production qu’ils avaient conservée dans la pratique de leur travail (et de là celle de tous leurs rapports).
Bien qu’il n’y fasse pas souvent référence, préférant en général la formule plus vague de « propriété collective », ou encore celle de « producteurs associés », la nationalisation apparaît bien en ce sens dans plusieurs textes de Marx. Par exemple, le Manifeste du Parti Communiste préconise de placer tout le système bancaire, les moyens de transports, les manufactures et moyens de production entre les mains de l’Etat nouveau. De même, Marx propose de nationaliser la terre car le sol ne doit pas être « abandonné à des travailleurs ruraux associés », sinon « ce serait remettre la société toute entière entre les mains d’une seule classe de producteurs »53. Dans sa critique de Gray, dont nous avons parlé au chapitre 1, Marx prétend qu’en voulant nationaliser toute la propriété (« transformer le capital en capital national, la propriété foncière en propriété nationale… »), celui-ci « nie les unes après les autres les conditions de la production bourgeoise »54.
Or, et c’est Marx lui-même qui l’a brillamment démontré, la propriété n’est pas qu’une « enveloppe », elle est un rapport au travail et à ses moyens. Elle exprime une certaine division du travail, comme aussi de la maîtrise de ses moyens, notamment dans la division du travail intellectuel/manuel (cf. note 38). Le capitaliste quant à lui ne se contente pas de tondre les coupons, sauf s’il s’agit du rentier, mais, et Marx l’indique très clairement, il organise la production de telle sorte qu’elle donne la plus-value. Il a un rôle actif, maîtrise et assure certaines fonctions nécessaires au procès de production (organisation, coordination, administration, achats et ventes, développement, etc.), il est dans un rapport vivant avec les travailleurs. Il n’est pas nécessaire de démontrer plus longuement, puisque l’histoire nous en a donné tant d’exemples, que nationalisation n’est pas synonyme de « négation des conditions bourgeoises de la production », ni d’appropriation collective. Et s’il est exact qu’il est souhaitable de ne pas abandonner la maîtrise de l’agriculture aux seuls paysans (ou de telle branche industrielle particulière à sa corporation), les expériences de collectivisation rurale ont montré combien la nationalisation, ou même le simple groupement en coopératives, ne suffisait pas à intégrer les paysans comme membres d’une production sociale maîtrisée.
Mais même si on suppose, comme dit ci-dessus, une situation telle que la division manufacturière (intellectuel/manuel) du travail est encore peu développée, et que les travailleurs ont gardé l’essentiel des savoir-faire nécessaires à la production de leur côté, ont donc les capacités de pouvoir fonctionner par eux-mêmes en coopératives autogérées, il reste non seulement le problème de la socialisation des travaux des diverses unités privées, mais encore des travaux personnels qui conservent malgré tout un caractère personnel. Car alors, dans cette situation, il existe encore une importante division sociale du travail en métiers, en qualifications diverses, puisque chaque producteur, chaque unité de production, a par définition des spécialisations, des conditions de travail particulières. Le travail n’est donc pas « pratiquement » du travail social, égalisé. La nationalisation n’est pas de ce fait le moyen infaillible de connaître les conditions de la production dans les différentes unités, car concrètement elles restent séparées dans l’effectuation du travail, chacune maîtresse, propriétaire, de ses conditions particulières face au Centre planificateur. Comme on l’a vu, et d’après Marx lui-même, quand les travaux privés sont divers qualitativement, ils ne peuvent se socialiser que sous la forme de quantité de travail abstrait, par nature inconnaissable, non mesurable par le temps de travail. Il faut donc repousser cette conception comme quoi, bien que le travail individuel n’ait pas encore été entièrement homogénéisé et socialisé par la grande industrie, nationalisations + plan = association des producteurs et organisation rationnelle de la production. Or Marx la laisse parfois affleurer, par exemple quand il dit: « la centralisation nationale des moyens de production deviendra la base naturelle d’une société formée par des associations de producteurs libres et égaux, qui agiront en connaissance de cause selon un plan commun et rationnel »55. Nous en avons déjà parlé au sous-chapitre 2.1 précédent et il n’y a pas à y revenir plus longuement ici.
Cependant, cette critique n’implique pas que les nationalisations et le plan soient des mesures inutiles, sans effet, ne pouvant jouer aucun rôle. Bien au contraire, ils sont des moyens de commencer, mais de commencer seulement, à dépouiller la bourgeoisie de ses pouvoirs. Et à ce titre, ils sont un enjeu de la lutte de classes qui se poursuit dans la phase de transition, qui est caractérisée par ce mouvement: « le prolétariat… tend à dépouiller la production de son caractère capitaliste que la bourgeoisie cherche à perpétuer »56.
La nationalisation des moyens de production est un moment de ce dépouillement, mais non son achèvement qui est dans la socialisation réelle de la production, dans la perte de tout caractère privé, c’est-à-dire de toute contradiction entre le travail privé et le travail social. Elle est une « base » non pas de « l’association des producteurs libres et égaux », mais pour y parvenir. De même que, sur d’autres plans, la maîtrise des forces armées, des médias, de l’enseignement, du pouvoir politique en général, sont autant de bases pour continuer à dépouiller la société de ses caractères capitalistes. « La Commune ne supprima pas la lutte des classes, grâce à laquelle la classe ouvrière s’efforce d’abolir toutes les classes et, donc, toute domination de classe… mais elle créa le stade rationnel à partir duquel cette lutte de classes pouvait passer par ses différentes phases de la manière la plus rationnelle et la plus humaine. La Commune devait être le point de départ de réactions violentes et de révolutions tout aussi violentes »57. Pour le prolétariat, au lendemain de sa révolution politique, sa communauté n’est encore que politique, forgée et se forgeant dans la lutte contre la bourgeoisie (moins contre les individus que contre tous les « stigmates » qui engendrent les comportements bourgeois, et les bourgeois) pour créer les conditions du communisme, pour libérer l’individu des limites étroites du « privé » dans les rapports de production, et de son complément, l’Etat. Par exemple, le Plan ne peut pas être immédiatement « l’organisation rationnelle de la production » qui nécessite l’abolition des contradictions privé/social (ce dont nous reparlerons plus loin), mais un moyen et un enjeu d’une lutte politique pour y parvenir, et c’est dans cette lutte que le prolétariat construit progressivement son association et sa maîtrise sur la production et ses rapports.
Cette lutte est donc basée sur les intérêts généraux du prolétariat, et la conscience que les prolétaires en ont. Toutes les limites objectives qui ont été exposées ci-dessus (sous-chapitre 2.1) concernant la répartition rationnelle du travail et de ses produits peuvent à leur tour être progressivement surmontées par la lutte politique, c’est-à-dire par l’exercice de la liberté transformant la nécessité. Il n’y a pas de déterminisme absolu de la nécessité, des conditions objectives: à conditions de les comprendre, et d’en tenir compte, la liberté peut les transformer. « Pour la victoire ultime des principes énoncés dans Le Manifeste, Marx se fiait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action et de la discussion commune »58.
Les intérêts généraux immédiats du prolétariat après la révolution sont, dans la mesure où le travail contraint reste nécessairement une part importante de la vie, de réaliser l’organisation la plus rationnelle possible de la production dans le double but d’économiser le temps de ce travail au maximum afin de pouvoir se consacrer à des activités plus riches (notamment l’exercice du pouvoir politique), et de l’humaniser au maximum en le libérant du despotisme capitaliste de la loi du profit qui détruit les hommes et ravage la nature. Donc, par la révolution politique, les prolétaires luttent pour cet objectif immédiat qui n’est pas rien même s’il n’est pas l’éradication immédiate et définitive du capitalisme: se développer « en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine » (cf. note 32). Eliminer la part de surtravail qui va engraisser les bourgeois en spéculations, rentes et salaires élevés, les bureaucraties et les emplois parasites en tous genres, qui se perd dans les gaspillages gigantesques d’une production anarchique et dans les crises, par là avoir le temps de développer et d’exercer toutes ses qualités en n’étant plus rivé à un travail épuisant et abrutissant, sont des objectifs immédiats pour lesquels les nationalisations et le plan sont des moyens insuffisants mais indispensables.
Pour cela, à ce stade, la question centrale dans ce domaine est de savoir qui contrôle effectivement la détermination et l’usage du surtravail, c’est-à-dire qui se l’approprie.
Le capitaliste augmente sans cesse le surtravail et se l’approprie. D’abord par l’allongement de sa durée (plus-value absolue), puis et surtout par la productivité qui, à temps de travail égal et même moindre, augmente considérablement le temps de surtravail en diminuant celui du « travail nécessaire » (soit, au sens de Marx, et par opposition au surtravail, la part de son temps de travail qui revient au travailleur sous forme de salaire, direct ou « indirect », c’est-à-dire le temps de travail social contenu dans les marchandises et services qu’il peut acheter avec ce salaire, ou que la société lui procure: ce qui est « nécessaire » à sa vie et à sa reproduction en tant que travailleur dans une société donnée). En effet, avec la productivité, la valeur de chaque marchandise diminue, puisqu’il en est produit plus dans le même temps, et donc diminue aussi la valeur des marchandises que peut commander le salaire. Pour le capitaliste, c’est le surtravail, origine de la plus-value et du profit, qui décide et détermine tout le travail. Il n’engage du travail qu’à condition qu’il puisse produire du surtravail et que ce surtravail puisse être réalisé en profit.
Le pouvoir révolutionnaire lutte pour renverser totalement cette détermination. Son but est 1°) de limiter tout le travail au travail nécessaire, 2°) de diminuer ce travail autant que possible, en le partageant entre tous et par le progrès de la puissance productive des hommes et des machines. Bien évidemment, le travail nécessaire est alors toujours amputé d’une part que ne reçoivent pas les travailleurs: les défalcations pour « la formation d’un fonds de réserve et d’accumulation » qui restent donc comme une sorte de « surtravail ». Mais il ne s’agit là en fait que d’un travail nécessaire au développement de l’espèce. Ainsi l’objectif du prolétariat est que tout le travail ne soit que du travail nécessaire. L’opposition entre travail nécessaire et surtravail est abolie, il n’y a plus d’exploitation, plus d’appropriation privée du surtravail.
Cet objectif se heurte évidemment à une difficulté pratique dans la mesure où c’est nécessairement un organe spécial, un Centre, qui prélève ces défalcations et les réalloue. Toute la question, nous l’avons vu, est que cette réallocation ne se fasse pas au profit de certaines classes ou corporations particulières. La lutte de classes consiste ici à ce que la détermination de ces défalcations, et de leur affectation, puissent être faites en toute transparence, que « la masse ouvrière elle-même s’approprie le surtravail »59 selon Marx. Mais le problème n’est pas que « la masse » s’approprie. La « masse » n’est pas un sujet, seuls des individus, privés (dans le capitalisme) ou associés (dans le communisme), ayant une réelle maîtrise dans les décisions, peuvent s’approprier. La première association possible est celle du prolétariat organisé en force combattant pour cette appropriation. Et pour commencer, il faut produire pour répartir. Son problème est donc autant dans la répartition de l’effort de travail entre les unités de production et entre les individus, de sorte que chacun en donne autant, que dans le contrôle de l’affectation, de l’usage, du produit de ce surtravail.
D’une façon générale, le comportement de l’individu privé face au travail répulsif, ou d’un groupe particulier d’individus formant unité de travail, veut que chacun cherche à donner le moins de ce travail tout en cherchant à obtenir le plus des autres. Lénine dénonçait ce comportement typique de « l’horizon borné du droit bourgeois qui oblige à calculer avec l’âpreté d’un Shylock: n’aurais-je pas travaillé une demi-heure de plus que le voisin, n’aurais-je pas touché un salaire inférieur au sien? ». L’éternelle question de l’échange égal, dans une société encore dominée par la rareté, la nécessité, est de savoir comment mesurer ce que fournit chacun. Nous avons vu l’impossibilité pratique du schéma que propose Marx, dans la CPG, de donner à chacun selon son travail en fonction du temps de travail concret, du fait de la contradiction travail privé/travail social. Mais rien n’interdit d’y tendre.
Certes, il y a toujours après la révolution politique, au sein même du prolétariat, une lutte entre son intérêt de classe (posé comme l’intérêt général) de partager et d’égaliser l’effort, et l’intérêt de l’individu privé d’essayer d’accaparer plus de travail social qu’il n’en fournit (ce qui est le comportement de l’individu privé, de l’individu rabougri et aliéné à quoi la bourgeoisie veut réduire tous les individus). Aussi, au premier stade de leur association, les prolétaires ont dans la lutte contre la bourgeoisie et son idéologie à surmonter, y compris dans leurs rangs, ces comportements de l’individu privé. En ce sens, la dictature de la classe est aussi une coercition sur les individus qui la composent, du général sur le particulier, du social sur le privé, qui sont encore plus ou moins séparés. Cette dictature est l’intérêt général immédiat des prolétaires, car selon l’intérêt privé, chacun reçoit non pas en fonction de la quantité de travail social qu’il fournit, mais en fonction de sa place dans la maîtrise des conditions de la production ou de l’Etat. Bien qu’il existe encore une tendance dans leur rapport au travail répulsif à se comporter suivant l’intérêt privé, les prolétaires n’ont pas grand chose à y gagner, car ce sont surtout les dirigeants qui peuvent parvenir à accaparer des fonds d’investissement et autres richesses collectives, donc du surtravail social, et à trafiquer avec les produits. Les dirigeants d’entreprise entrent pour cela en collusion avec les autorités administratives et politiques chargées de les contrôler. Les ouvriers n’ont jamais grand chose à gagner à l’individualisme, ni au corporatisme et patriotisme d’entreprise, seulement les quelques miettes que leur laissent éventuellement les dirigeants pour les endormir. Ils ont au contraire un intérêt à la transparence, à lutter pour que le plan et l’affectation des ressources et des produits soient effectivement sous leur contrôle. Dans une usine, les ouvriers peuvent savoir qui fait quoi. Ils peuvent donc opposer à la voie bourgeoise, à chacun selon sa propriété (son pouvoir), leur propre voie, à chacun selon son travail. Que cette quantité de travail ne puisse pas être mesurée seulement par le temps, de façon simple et objective, qu’il faille ajouter à ce critère d’autres facteurs plus ou moins subjectifs (des qualités personnelles), que cela suscite encore des contradictions et des oppositions n’empêche pas qu’on puisse approcher de cette égalisation par la discussion collective et la lutte pour la transparence dans la coopération. C’est ce faisant qu’on commence à construire l’association concrète des producteurs, dans la lutte pour que tout le travail soit du travail nécessaire, consciemment déterminé et partagé.
Répétons que ce premier objectif n’est qu’un moyen. Il a pour but, comme Marx l’indique si justement, d’économiser le temps de travail. « Economie de temps et distribution planifiée du temps de travail entre les différentes branches de la production demeurent la première loi économique sur la base de la production collective »60. Cette diminution du temps de travail repose sur la suppression des gaspillages et des crises dues à l’irrationalité des rapports de production et à l’aveuglement des propriétaires privés, et sur la réduction du travail au travail nécessaire pour les besoins individuels comme à ceux de l’espèce, définis collectivement. Donc elle repose aussi non seulement sur la suppression des rémunérations du capital et de ses fonctionnaires, la bourgeoisie, mais encore sur la suppression de toutes sortes de productions et travaux inutiles (par exemple, publicité, biens personnels de luxe, fonctions financières, commerciales et administratives pléthoriques, etc.)61, et encore sur la généralisation de la condition de travailleur, le partage de ce travail nécessaire entre tous. C’est le principe « qui ne travaille pas ne mange pas ». On ne saurait mieux dire que Marx la vérité essentielle de tout cela:
« Etant donné l’intensité et la productivité du travail, le temps que la société doit consacrer à la production matérielle est d’autant plus court, et le temps disponible pour le libre développement des individus est d’autant plus grand, que le travail est distribué plus également entre tous les membres de la société et qu’une couche sociale a moins le pouvoir de se décharger sur une autre de cette nécessité imposée par la nature. Dans ce sens, le raccourcissement de la journée trouve sa dernière limite dans la généralisation du travail manuel »62 (plus généralement, du travail d’exécution, du travail répulsif, n.d.a.).
Dans une situation historique où le travail répulsif est encore une nécessité, la diminution du temps qui lui est consacré, et son partage entre tous, afin que chacun puisse développer toutes ses qualités, accéder aux travaux attractifs, participer pleinement à la vie collective, est pour Marx une affirmation constante, la tâche révolutionnaire fondamentale, ce qu’on peut faire « de mieux ». Nous verrons plus loin comment cette tâche des révolutions dans les pays européens au capitalisme peu développé du 19ème siècle de Marx (et donc des révolutions russes et chinoise du 20ème siècle) se rattache aux perspectives de la transition qu’il propose pour des révolutions dans des pays de capitalisme plus achevé.
Le capitalisme ne posait la richesse que comme plus-value, surtravail. Ce à quoi cette lutte aboutit maintenant à l’inverse, c’est que la richesse se mesure par le temps libre, pour des activités libres. « Ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse. Le temps de travail comme mesure de la richesse pose la richesse comme étant elle-même fondée sur la pauvreté et le temps disponible comme existant dans et par l’opposition au temps de surtravail ou à la position de l’intégralité du temps d’un individu comme temps de travail et donc à la dégradation de cet individu en simple travailleur, entièrement subsumé sous le travail »63. Mais, une fois aboli l’antagonisme entre le surtravail et le travail nécessaire, c’est-à-dire une fois tout le travail contraint réduit au travail nécessaire pour satisfaire les besoins des individus, partagé entre tous, et ainsi économisé au maximum, il subsiste encore une dernière contradiction: l’opposition entre ce temps de travail contraint et le temps libre. Opposition qui maintient un temps fourni obligatoirement par l’individu à la société, qui n’apparaît donc pas comme temps pour soi, et un temps où l’on est « soi-même ». C’est la dernière forme contradictoire par laquelle se manifeste le rapport des individus à un travail contraint, donc une opposition entre l’individu et la société, un rapport dans lequel l’individu se saisit encore comme privé, plus ou moins opposé aux autres, donc se comporte comme propriétaire. Cette dernière contradiction privé/social se résout quand le travail perd tout caractère coercitif, ce dont nous parlerons plus loin comme dernière phase de la transition au communisme (ou transition à partir d’un capitalisme très développé).
Cette conquête d’un temps disponible pour le développement des individus au détriment du temps où ils sont « dégradés en simples travailleurs », « subsumés sous le travail », nécessite évidemment le développement le plus ample possible de la productivité du travail, le remplacement du travail humain répulsif par le travail mort des machines. C’est une tâche que le capitalisme accomplit, à sa façon inhumaine, ce qui fait dire à certains brillants esprits que, dans ce cas, la transition n’est rien d’autre que du capitalisme puisqu’elle développe aussi le « productivisme ». Or le développement de la machinerie n’est pas nécessairement cette totale « domination du travail mort sur le travail vivant », ainsi que la domination corrélative « des puissances intellectuelles de la production », qui le caractérisent dans le capitalisme. Dans ce domaine aussi, il y a lutte pour que l’accroissement du temps libre permette aux travailleurs d’acquérir les connaissances et de prendre petit à petit possession des conditions de la production. Car « le temps libre, qui est aussi bien temps de loisir que temps destiné à une activité supérieure, a naturellement transformé son possesseur en sujet différent, et c’est en tant que tel qu’il entre alors dans le procès de production immédiat »64.
L’accroissement massif du temps disponible, qui peut résulter immédiatement de la révolution, si toutefois elle n’a pas eu à subir de guerres trop dévastatrices, peut évidemment être mis à profit pour transformer le rapport de l’ouvrier à la machine et à la science. Il n’est écrit nulle part comme une fatalité, sauf dans les théories bourgeoises65, que la machine est par elle-même l’aliénation du travailleur, que la technique et la science lui sont nécessairement extérieures et oppressives, car inaccessibles à son entendement. Tout cela est fonction d’une lutte de classe, car seule une certaine division du travail réserve la propriété des sciences et des techniques à une classe d’individus particuliers. Bref, le prolétariat ayant le pouvoir politique peut diriger le nécessaire développement des forces productives de façon plus humaine et plus digne, et beaucoup plus économe et plus rapide en le basant, à la différence de la bourgeoisie, sur le développement des capacités de tous, par la suppression progressive de cette division du travail, et sur l’utilisation de l’ensemble des forces humaines au travail nécessaire. « Car la richesse réelle est la force productive développée de tous les individus »66. Ou si l’on veut, la pauvreté, c’est des milliards d’intelligences, non seulement laissées en friches, interdites d’utilisation, mais pire, aliénées, et souvent au sens propre: rendues folles.
Certes, si on isole certaines formulations malencontreuses de Marx, on peut lui faire dire que seul le capital, compris comme « la domination du capitaliste sur l’ouvrier… la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur », peut contraindre les individus qui lui sont soumis à travailler au delà de ce qui leur est nécessaire, et donc développer cette puissance productive qui est la condition de la liberté: «… cette inversion représente une phase de transition qui est nécessaire pour contraindre la majeure partie de l’humanité à produire la richesse pour soi, en développant inexorablement les forces productives du travail social, qui seules peuvent constituer la base matérielle d’une libre société humaine. Il est nécessaire de passer par cette forme antagonique… »67. D’où il résulterait que, pour Marx, tant qu’il y a nécessité de développer les forces productives, c’est qu’il y a capital.
Mais si on regarde le raisonnement de Marx dans toute la globalité de son œuvre, il est clair que, sans nier la nécessité que plus le travail est pénible, moins la puissance productive est développée et plus il faut exercer de contrainte pour obtenir de chaque individu le surtravail permettant le développement de cette puissance (d’où sa remarque: « la pénurie, c’est retomber dans la vieille gadoue »68), il a pour constante position que les hommes peuvent toujours exercer leur liberté pour transformer dans certaines limites, progressivement, la nécessité. La nécessité d’un surtravail pour développer une puissance productive et un mieux-être futurs, donc sans bénéfice immédiat pour ceux qui l’effectuent, peut aussi être posée par des individus conscients comme objectif accepté, dans la perspective présentée ci-dessus d’un accroissement du temps disponible et de la conquête de la liberté pour l’espèce humaine. Ceci en sachant très bien que, bien qu’alors posé comme travail nécessaire à l’espèce et non pas nécessaire à la valorisation du capital et à l’enrichissement de la bourgeoisie, il ne s’agit encore nullement de communisme.
Le capitalisme ne développe d’ailleurs pas la puissance productive autant qu’il serait possible, puisqu’il ne le fait qu’en mutilant la majorité des individus de leurs qualités, et à travers des gaspillages et destructions massifs (massacres de la nature, crises, guerres). De même qu’il ne développe « le marché mondial, la connexion de l’individu singulier avec tous » qu’en même temps que, contradictoirement, « l’indépendance de cette même connexion par rapport aux individus singuliers »69, c’est-à-dire l’anarchie des comportements privés, la concurrence de tous contre tous, le nationalisme, la guerre économique et militaire permanente. Avec lui, dit Marx sans cesse horrifié, le progrès est « une hideuse idole païenne qui ne veut boire le nectar que dans le crâne de ses victimes.., la bourgeoisie… a-t-elle jamais effectué un progrès sans traîner les individus et les peuples à travers le sang et la boue, à travers la misère et la dégradation? »70. Avec le capitalisme, le développement de la puissance productive « aboutit à des hécatombes périodiques de la classe ouvrière, à la dilapidation la plus effrénée de la force de travail et aux ravages de l’anarchie sociale, qui fait de chaque progrès économique une calamité publique »71. Mais ces protestations violentes, indignées, sans appel, de Marx sont tellement nombreuses que seuls des ignorants peuvent le taxer de « productiviste » sans plus de précautions.
Bien sûr, Marx affirme à juste raison qu’il faut développer la productivité et la machinerie automatique pour libérer les hommes du travail abrutissant, mais il démontre que, porteur d’autres rapports sociaux, d’un véritable intérêt général, le prolétariat peut le faire plus humainement, plus efficacement, sans aveuglement, dans le respect des individus et de la nature. Parce que l’ouvrier, « étant la victime » de ce procès d’aliénation du travail par l’emploi capitaliste de la machine, « est dès l’abord dans une situation de rébellion contre une aliénation qu’il éprouve comme esclavage »72. Et, « ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, (les ouvriers) dirigent leurs attaques non contre le moyen de production, mais contre son mode social d’exploitation »73. Ce qui « caractérise son emploi capitaliste », c’est la subordination des ouvriers à la machine dans la division manufacturière du travail, la réduction de leurs activités à un geste de détail toujours répété. Mais il y a « un autre emploi possible du système de mécaniques », c’est que « le travailleur collectif ou le corps de travail social apparaisse comme le sujet dominant »74. Nous verrons plus loin quoi penser de ce « travailleur collectif ». Il est certain que la grande industrie a toujours été obligée, tout en déqualifiant sans cesse le travail prolétaire pour mieux le dominer et l’exploiter, de reconnaître aussi, contradictoirement, la nécessité d’élever le niveau de l’instruction et la capacité d’adaptation à des techniques toujours changeantes d’un plus grand nombre, de reconnaître d’une certaine façon « le plus grand développement possible des diverses aptitudes des travailleurs comme une loi de la production moderne ». Et si la bourgeoisie a réservé aux siens l’instruction supérieure et « n’a donné aux prolétaires que l’ombre de l’enseignement professionnel », « la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière » développera l’enseignement polytechnique « dans les écoles du peuple… dont le terme final est la suppression de l’ancienne division du travail »75.
J’ai ici multiplié les citations pour tordre le cou à cette légende d’un Marx qui aurait affirmé la nécessité que le développement de la puissance productive, des sciences et des techniques, soit nécessairement une œuvre inhumaine, le sacrifice de générations condamnées au travail-malédiction, la tâche d’une période historique exclusivement capitaliste, dont le prolétariat devrait attendre l’achèvement, décrété par quelque penseur, avant de renverser le pouvoir politique bourgeois. Or pour Marx, non seulement il n’y a jamais d’achèvement naturel pour le capitalisme qui, à travers les crises, les destructions et les guerres, renouvelle toujours les conditions de la valorisation, mais, s’il y a bien des conditions matérielles à réunir préalablement à la réalisation du communisme (socialisation effective du travail et généralisation du travail riche qui permettent la maîtrise des conditions de la production), il y a toujours une voie prolétarienne différente de la voie bourgeoise pour y parvenir. Si la prise du pouvoir politique ouvre la phase de transition dans une situation où la puissance productive du travail a été encore peu développée par le capitalisme, Marx affirme que ce serait du « don quichottisme »76 de vouloir immédiatement le communisme. Le « mieux » possible est alors d’organiser rationnellement la production et les échanges par la planification et l’égalisation des quantités de travail fournies et reçues par chacun, chacun devant travailler et ne recevant d’autre revenu que de son travail et que pour sa consommation. Le but est d’économiser le temps de travail contraint au profit du temps disponible, moyen d’éliminer progressivement la division du travail, notamment intellectuel/manuel. Ce qui rend selon lui matériellement possible ce programme est la socialisation du travail, la destruction de la propriété privée personnelle, qui auraient déjà été rendues effectives par le capitalisme. La nationalisation est alors dans ce cas la première mesure du pouvoir prolétarien qui permet de faire sauter la propriété capitaliste, libérant ainsi la production collective de cette « enveloppe » pour la soumettre aux producteurs associés, propriétaires collectifs77.
Certes, le capitalisme n’est pas alors éradiqué (c’est la définition même de la transition): il en reste des « stigmates », comme le « droit bourgeois », la division du travail entre une multitude d’unités de productions différentes, entre de nombreux métiers spécialisés de qualifications différentes, entre villes/campagnes, intellectuels/manuels, etc. Et il faut poursuivre le procès de développement de la puissance productive. Cela fait dire à certains, qui considèrent qu’en elle-même cette tâche, qui implique une obligation, une coercition sociale sur l’individu pour qu’il fournisse sa part de travail répulsif, et au delà de ce qui correspond à ses besoins, ne peut être effectuée que par le capital, que par une puissance extérieure aux travailleurs qui les dépouille de toute puissance, car sinon s’obligeraient-ils eux-mêmes, voire, disent-ils, « s’exploiteraient-ils » eux-mêmes en travaillant au delà de leurs besoins? Mais la coercition du travail ne caractérise pas un mode de production particulier: jusqu’à aujourd’hui, elle a toujours caractérisé le travail en général, les rapports sociaux en général étant cette pression des uns sur les autres, ou du collectif sur chacun dans les formes communautaires, pour obliger au travail nécessaire à la vie et à la reproduction de l’espèce. Ce qui caractérise le travail concret, toujours historiquement particulier, c’est, en tant qu’il est appropriation de la nature par les hommes, le caractère spécifique de cette appropriation, communautaire ou de classe (maîtres et esclaves, seigneurs et serfs, bourgeois et prolétaires). Dans la transition, la bourgeoisie est progressivement dépouillée de tous les attributs, de toutes les conditions de cette appropriation. Bref, le prolétariat, dans la mesure où il est associé par une socialisation effective du travail, agit comme un seul Robinson, ne s’exploite pas plus que lui ne le fait en s’obligeant au travail. Mais dans la mesure où l’individu travaille encore comme individu privé, mesurant sa contribution, la comparant avec celle des autres « tel un Shylock », voulant en donner le moins possible pour le plus possible, il y a contrainte sociale pour lui imposer les conditions générales du travail de l’époque considérée (dans le capitalisme, ce sont évidemment les contraintes de l’égalisation du taux de profit pour chaque capital, dans la transition, ce serait l’égalisation des quantités de travail social fournies et reçues par chaque travailleur). C’est dire que la dictature du prolétariat n’est pas seulement dictature sur la bourgeoisie, mais aussi coercition de la classe sur les individus, ouvriers compris, en tant qu’elle ne donne à chacun des droits à consommer que contre un travail déterminé, à des conditions déterminées, et selon sa puissance de travail. Pour paraphraser Lafargue, ce n’est pas, à ce stade, le droit à la paresse qui est établi, mais l’obligation pour chacun de travailler. Ce n’est pas « à chacun selon ses besoins », mais « à chacun selon son travail » (ce qui, dans la mesure où on y parvient, est déjà nettement mieux « qu’à chacun selon son capital »). Que cette obligation soit nécessairement exercée par un pouvoir séparé des individus, et pouvant, de ce fait, devenir despotique, c’est une possibilité incontournable dans toute transition et dont la réalisation dépend uniquement de la lutte de classe. Qu’elle soit plus ou moins comprise, acceptée, qu’elle n’apparaisse donc pas comme imposée par un despote mais comme une contribution à une tâche collective utile au genre humain (et par là valorisante et épanouissante pour soi-même), est encore fonction des capacités de la lutte de classes à établir le contrôle collectif et la transparence du système. Néanmoins, cela reste de toute façon inéluctablement une obligation, qui se manifeste par des règles, des lois, que Marx a parfaitement raison de qualifier de « droit bourgeois ».
Une fois encore, il faut répéter que la transition est une situation contradictoire entre capitalisme et communisme. Le nier revient à nier toute révolution, toute transition, au nom d’un « purisme » doctrinaire, car il ne peut jamais y avoir coïncidence entre révolution politique et communisme, sauf à rêver d’une disparition instantanée des divisions sociales et des classes. Cependant, il est vrai que du point de vue secondaire de l’appellation de cette transition, le choix par Marx des termes de « première phase de la société communiste »78 n’est pas le plus heureux, car le côté « stigmates du capitalisme » y est absent. Mais à vrai dire, ce choix n’est pas un hasard, car il est exact qu’il en exagère le côté communiste en posant d’emblée l’association des producteurs, la propriété collective, comme réalisées, et la répartition consciente suivant le temps de travail comme immédiatement possible. Nous avons vu que, si le capital était immédiatement dépouillé d’un certain nombre de ses attributs et pouvoirs les plus apparents, les plus excessifs (par exemple, propriété privée juridique, rentes, thésaurisation ne sont plus possibles, le pouvoir de l’argent est limité à la consommation immédiate), la nationalisation et le plan ne sont que les moyens, mais aussi les enjeux, d’une lutte de classes pour l’appropriation réelle du surtravail, pour une maîtrise réelle du développement par les producteurs, pour achever l’éradication du capitalisme jusque dans celle de l’argent, c’est-à-dire éliminer la forme valeur d’échange comme la médiation des rapports entre les hommes. Avec la victoire de la révolution politique, le prolétariat dispose enfin des moyens d’engager le procès d’élimination des rapports de séparation et de domination capitalistes. Au lieu de ne pouvoir lutter que pour mieux vendre sa force de travail, limite indépassable de sa lutte au sein de la domination bourgeoise, sauf à engager celle pour la renverser, il peut, dans la mesure où il a le pouvoir politico-militaire, entreprendre de lutter pour transformer réellement sa situation, pour « communiser » progressivement les rapports sociaux, s’abolir en tant que prolétariat et abolir toutes les classes.
Une telle lutte ne se déroule pas seulement entre le prolétariat et les dirigeants qui peuvent profiter de leur place, de leur capacité à contrôler les conditions de la production, pour s’approprier une part du surtravail social et développer, en la parant d’un masque « socialiste », une forme de capitalisme d’Etat au sein duquel ils forment une « nouvelle bourgeoisie ». Elle concerne aussi l’unité du prolétariat lui-même en tant que classe, son association consciente pour achever d’éradiquer le capitalisme.
En effet, le prolétariat n’est pas spontanément homogène. Il n’est pas d’emblée un Robinson. Il est lui aussi traversé par la contradiction travail privé/travail social qui, dès que l’individu est apparu sur la scène de l’histoire, vers les 13-16ème siècles en Europe, est une contradiction individu/société. Dans la CPG, Marx imagine possible de dominer la loi de la valeur en rendant conscient le calcul et la répartition des quantités de travail social par le moyen de leur représentation par le temps de travail. La forme valeur d’échange (l’argent) serait ainsi remplacée par une expression directe et transparente de la valeur, le temps de travail (le bon de travail). La richesse ne serait plus représentée par une forme extérieure à son contenu, le travail, donc autonome et pouvant par là s’accumuler en dehors de lui et le dominer, mais par une expression directe, quoi qu’encore seulement quantitative, du travail. Or, c’est Marx lui-même qui démontre que la forme valeur est la seule façon de socialiser le travail individuel tant que celui-ci est différent du travail social, et qu’elle le fait dans la transformation imaginaire du travail concret en travail abstrait, donc non mesurable directement. Bien sûr, il imagine possible cette mesure directe et a priori de la valeur parce qu’il pose l’hypothèse d’une réelle socialisation du travail, d’une suppression de la séparation travail privé/travail social, qui aurait disparu en même temps que la propriété personnelle des petits producteurs. Or cela impliquerait non seulement le travail collectif, la coopération généralisée dans la complémentarité des tâches qu’organise effectivement (quoique toujours incomplètement) le capital, mais aussi que chaque travail individuel ne soit qu’un fragment indifférencié d’un travail général, d’une grandeur comparable à tout autre fragment individuel (car, tant que le travail est répulsif, l’individu veut compter et comparer, « en avoir pour son travail »). Le paradoxe est que Marx pose le travail comme socialisé par le capitalisme, tout en reconnaissant qu’il ne l’est pas, puisqu’il reconnaît qu’il subsiste, outre la division intellectuel/manuel, « l’inégalité des dons individuels », des capacités de travail différentes considérées par chacun « comme des privilèges naturels »79 (c’est-à-dire comme une propriété personnelle). Ce à quoi il faudrait rajouter les différences de rendement entre les multiples unités de production. Et c’est lui-même qui a posé ces différences, dans le premier chapitre du Capital, comme fondement de la valeur d’échange, car c’est lui qui a trouvé la racine originelle, mais aussi ultime, de la forme valeur dans la contradiction privé/social (qui, dans le monde des producteurs individuels dont part Marx dans Le Capital, se pose comme contradiction propriété privée/travail social). Et le privé ne disparaît totalement ni par les nationalisations, ni par le caractère effectivement collectif du travail industriel: il reste alors toujours un caractère personnel (des qualifications différentes des métiers dans la division sociale du travail, ou dans la division manufacturière intellectuel/manuel, voire, même dans le travail d’exécution le plus simple, des « qualités de la quantité »).
La révolution supprime d’abord le capital en tant qu’il est valeur autonomisée, séparée du travail, et en supprimant les facteurs de sa valorisation (si le surtravail est effectivement posé comme travail nécessaire, c’est-à-dire déterminé et contrôlé par le prolétariat, si chacun ne peut vivre que de son travail, le profit est supprimé). Elle ramène la mesure et la représentation de la richesse au travail, mais au travail social, et sous forme de quantité. Elle le fait pour économiser le temps de travail et pouvoir poser, ensuite, la vraie richesse dans le temps disponible. Mais en attendant que puisse dominer le temps disponible, et tant que le travail reste répulsif, ce qu’elle peut faire de mieux est de le partager et de l’égaliser entre tous. Et tant qu’il reste une contradiction travail privé/travail social, la révolution ne peut poser cette égalisation des échanges entre les individus et la société que comme échanges de travail abstrait, qui ne peuvent se représenter que sous la forme valeur d’échange. Cette forme est toujours le germe primitif du capital. Il y a donc toujours possibilité, à partir d’elle, que renaisse le mouvement d’autonomisation qui conduit au capital.
Certes, la contradiction privé/social qui subsiste pendant la transition est loin d’être un antagonisme de même ampleur et avec les mêmes conséquences désastreuses que la contradiction bourgeoisie/prolétariat dans le capitalisme80. Mais, premièrement, étant à la racine de l’existence de la forme valeur, de l’argent, elle est l’ultime contradiction à dépasser pour supprimer cette représentation imaginaire, fétiche, du travail et, avec elle le germe même du capitalisme. Et, deuxièmement, étant à la racine de la séparation des individus en individus privés, donc à la racine des comportements d’intérêts privés, de propriétaires, elle constitue la base matérielle sur laquelle peut se développer, l’idéologie bourgeoise, le droit bourgeois, l’influence bourgeoise sous toutes ses formes, dans la classe ouvrière elle-même (et sur ces bases, les alliances politiques entre la bourgeoisie et les fractions ouvrières les plus sensibles à leurs intérêts immédiats égoïstes et à leurs petits privilèges corporatistes, aristocratie et bureaucratie ouvrière, qui peuvent inverser le cours révolutionnaire de la transition).
C’est pourquoi cette question mérite qu’on l’examine particulièrement. Nous voyons en effet que les difficultés que posent les formulations de Marx concernant la transition à partir d’une révolution politique de son époque nous ramènent toujours à l’individu privé, au travail privé, au travail répulsif et contraint, au « droit bourgeois » d’obtenir selon la quantité de travail fournie, et comme il n’y a pas de droit bourgeois sans propriété bourgeoise, à la question de la propriété. C’est donc qu’il y a un rapport entre toutes ces catégories, qu’elles forment le fondement, le noyau ultime des bases matérielles du capitalisme que la transition doit éliminer pour faire triompher le communisme.
Toutefois, avant de faire cet examen (cf. chapitre 4), il convient de voir si le développement actuel du capitalisme (mondialisation, domination des sciences et de leurs applications technologiques, les machines, sur les travailleurs) change radicalement la situation précédente, et résout les problèmes rencontrés, en achevant la socialisation du travail, c’est-à-dire en supprimant la contradiction entre le privé et le social dans le travail, en permettant de le quantifier selon le temps de travail. Le capital serait-il devenu cette simple « enveloppe » recouvrant les « conditions matérielles » du communisme, toutes prêtes à donner naissance à la société communiste dès lors que l’enveloppe, telle la coquille de l’œuf, serait brisée? La transition ne serait guère plus alors que cette période où l’oisillon, ayant déjà tous les caractères de l’adulte, déjà communiste, n’a plus qu’à grandir et forcir pacifiquement et naturellement, n’ayant qu’à être protégé des ennemis extérieurs. Nous allons voir au contraire que la transition reste toujours, bien que dans des conditions beaucoup plus favorables, une lutte de classe, conformément à son essence de société intermédiaire entre capitalisme et communisme.
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CHAPITRE 3. DOMINATION TOTALE DU CAPITAL ET TRANSITION
Bien que Marx ait écrit pour le mouvement révolutionnaire et dans les limites des conditions que lui fixait son époque, se gardant comme la peste de toute fiction historique, son analyse du capitalisme en dévoilait si pertinemment la logique implacable qu’elle lui a permis d’en décrire et expliquer le mouvement jusqu’à ses développements actuels, avec une pertinence devant laquelle les faits qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux obligent à s’incliner. Il décrypte si bien le mouvement inéluctable de l’autonomisation de la valeur d’échange jusqu’au capital financier et aux concentrations monopolistes, qu’il est porté à le voir comme réalisé là où il n’est encore qu’esquissé en quelques points avancés du capitalisme de son temps. Ce qui l’amène à envisager une transition à partir d’un développement tel du capitalisme financier, de la machinerie automatique et de la socialisation du travail, qu’il ne commença guère à être atteint qu’à l’époque des Taylor, Ford, et généralisé plutôt après la deuxième guerre mondiale. D’où chez lui des vues sur la transition au communisme qui ne se limitent pas à la considérer à partir de la situation qui lui est contemporaine, mais comportent aussi des aspects plus prophétiques, à partir d’une situation de domination totale du capital sur tous les aspects de la vie des individus, correspondant mieux à la situation d’aujourd’hui.
On sait que Marx qualifie de « domination réelle » du capital cette phase de son développement caractérisée par la soumission du travailleur à la machine, la réduction de son travail vidé de tout intérêt, de tout savoir-faire, à quelques gestes simples, ultra-parcellaires, répétitifs, dont le rythme même est dicté par la machine, où le travailleur n’est qu’un accessoire secondaire du système mécanique, voire n’étant seulement qu’à côté de lui pour le surveiller et l’entretenir. Dans cette configuration, l’extraction de la plus-value est essentiellement celle d’une « plus-value relative » (cf. note 49), c’est-à-dire obtenue par les augmentations de productivité qui, diminuant la valeur de chaque marchandise produite (parce que la machine permet d’en produire plus pour une même quantité de travail), abaissent la quantité de travail nécessaire (la valeur des marchandises commandées par le salaire) et augmente celle du surtravail81.
Nous n’avons pas à développer ici ce point, sinon pour rappeler que tendanciellement sur longue période, ce développement effréné du machinisme par le capital est contradictoire. Il conduit à l’accroissement inouï de la part du temps de surtravail des ouvriers employés par rapport à celle du travail nécessaire. Mais cette façon d’augmenter la plus-value sape les bases du capital en général en diminuant la part de la masse du travail vivant qu’il emploie, et qui produit ce surtravail (donc aussi la consommation et la possibilité de réalisation de ce surtravail en plus-value). Et là est la contradiction flagrante et fondamentale du capitalisme: d’un côté, il ne mesure la richesse que par la quantité de travail, tout en devant aussi tout faire de l’autre pour la diminuer.
Pour en rester à notre problème de la transition, il semble à première vue que le capitalisme développé réunisse enfin les conditions objectives qui permettraient de surmonter les difficultés de réalisation d’une organisation rationnelle de la production et d’une distribution selon le temps de travail, exposées dans le chapitre précédent. En effet, l’existence de contradictions entre le travail privé (sous les différentes formes concrètes du « privé », c’est-à-dire des séparations entre unités de production, individus, etc.) et le travail social y était au cœur des difficultés d’une transition dans des situations de capitalisme peu ou moyennement développé. Or ces contradictions semblent disparaître dans le capitalisme moderne. Le travail y apparaît comme socialisé pratiquement, œuvre d’un « travailleur collectif », tandis que le capital apparaît comme « capital social », dont la propriété est détachée du procès de production. Examinons d’abord ce point plus en détail.
L’accroissement constant de la puissance du système des machines, et donc aussi les difficultés accrues de la valorisation du capital, entraînent le développement du crédit, des sociétés par actions et le développement d’un capital financier qui apparaît comme détaché de la production. Avec le capital financier, on a une séparation de la propriété du capital sous forme argent (actions et autres titres de crédit) d’avec le capital sous forme marchandises mis en œuvre dans la production (matériaux, moyens et forces de travail en général). Financière, la propriété juridique se détache formellement de la production, en même temps qu’elle se « socialise » dans le système des titres financiers et surtout par l’action systématique de l’Etat, directe et indirecte, pour organiser le drainage de la richesse sociale au profit de la valorisation du capital. Ce capital financier se comporte comme un capital de prêt: l’argent est prêté aux entreprises, charge à elles, et à leurs dirigeants que nomme la finance, de verser à ses propriétaires les intérêts (ou dividendes) correspondant à ce prêt. «… La propriété du capital est ainsi complètement séparée de sa fonction dans le procès réel de reproduction, tout comme cette fonction, dans la personne du dirigeant, est séparée de la propriété du capital »82.
La socialisation de la production apparaît des deux côtés que le capitalisme oppose. Du côté des propriétaires juridiques des moyens de production, les prêteurs, aucun individu particulier ne peut dire « ceci est mon entreprise » (d’ailleurs, l’actionnaire qui achète des titres financiers est le plus souvent complètement extérieur non seulement à la production, mais même à la gestion de l’entreprise et n’y met en général jamais les pieds). Du côté des travailleurs, aucun individu ne peut dire « ceci est mon produit, le produit de mon travail », «… de sorte que ni le prêteur, ni l’utilisateur de ce capital n’en sont les propriétaires ou les producteurs »83. On aurait ainsi, selon Marx, à la fois la suppression de la propriété privée et du travail privé. « La concentration sociale des moyens de production et de force de travail, revêt ici directement la forme de capital social (capital d’individus directement associés) par opposition au capital privé… C’est la suppression du capital en tant que propriété privée à l’intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même »84.
Si je m’arrête à ces formulations du chapitre 27 du Livre III du Capital, alors qu’il ne s’agit que de quelques pages non publiées par Marx, c’est qu’elles suggèrent ce qui sera par la suite un fondement du courant révisionniste stalinien (reposant sur la théorie dite « des forces productives »)85 qui emportera la IIIème Internationale Communiste dans la voie du capitalisme d’Etat. A savoir que la « limite » rencontrée par la socialisation de la production dans le système capitaliste arrivé à son stade ultime (monopoliste, financier, impérialiste) serait la propriété financière qui, seule, obligerait les moyens de production à fonctionner encore comme capital, comme moyens de faire produire le maximum de surtravail alors que, sous cette « enveloppe », le procès de production serait social, l’économie prête à fonctionner de façon collective, unifiée, rationnelle (c’est-à-dire comme économie économisant la peine et les ressources), comme celle de Robinson.
Marx décrit en effet dans ces pages d’un côté la propriété, le capital financier séparé de toute fonction dans la production de sorte que « le profit se présente comme simple appropriation du travail d’autrui ». Elle s’oppose, de l’autre côté, « aux producteurs effectifs… à tous les individus réellement actifs dans la production, depuis le directeur jusqu’au dernier journalier »86, qui sont « les producteurs associés ». La propriété s’est concentrée et socialisée dans la finance qui, fonctionnant comme capital de prêt, s’est séparée du procès de production et de ses moyens de sorte que ceux-ci, comme aussi les produits, «… cessent d’être moyens et produits de la production privée et se bornent à être moyens de production entre les mains des producteurs associés, donc peuvent être leur propriété sociale, tout comme ils sont leur produit social » (mais l’ouvrier totalement dépossédé, aliéné, du capitalisme moderne n’a rien « entre ses mains », n’est qu’un exécutant comme Marx le démontre parfaitement ailleurs! De même qu’il n’y a pas que les seuls financiers-rentiers qui s’approprient « le travail d’autrui »! Nous allons y revenir).
Evidemment, l’association des actionnaires n’est pas fondée sur le seul intérêt individuel à gagner le plus d’argent possible. Par « socialisation » du capital, il faut entendre bien autre chose qu’une coopération, quasi inexistante, entre ces individus. Il s’agit plutôt d’une association des capitaux qui, dispersés aux mains d’individus particuliers, resteraient impuissants à se valoriser. En tant que l’argent représente la richesse sociale produite par les générations passées, sa concentration est la mobilisation de toute cette richesse dont la manifestation est le développement, en face de l’argent et par son intermédiaire, de la puissance de la science et de la technique, la combinaison de cette puissance avec le travail humain sur une immense échelle; tout cela d’une telle ampleur qu’évidemment « l’enveloppe » de la propriété privée, ou d’une famille ou même des banques, ne peut plus la contenir. La socialisation du capital, c’est celle des moyens de production et du travail. La puissance humaine se révèle, même sous le masque de l’argent, dans sa vérité de puissance purement sociale, puissance de la coopération des individus associés sur une échelle toujours plus large87 et utilisant la puissance créée par les travaux des générations passées, objectivés dans le « cerveau social », le patrimoine intellectuel de l’humanité, comme dans les réalisations matérielles qu’elles ont léguées aux générations présentes.
Mais dès l’origine, le capital ne se représente la richesse qu’en argent. Aussi le développement de celle-ci est à la fois celui de la richesse réelle, des moyens de production, de la puissance sociale réelle, et celui de sa représentation fétichisée, imaginaire, dans l’argent (forme extérieure au travail, donc forme par laquelle l’appropriation, l’accumulation et l’utilisation par les uns de la richesse produite par les autres est possible). Le capitaliste propriétaire de son entreprise, le capitaliste protestant à la Weber, pouvait encore se présenter comme l’entrepreneur, travailleur, et créateur de richesse par ses dons prédestinés, ses efforts, et son abstinence. Mais au terme logique du mouvement du capital comme valeur en procès (au cours duquel le développement du crédit est le point crucial), c’est l’argent qui est le maître de tout, au point qu’il apparaît comme ce qui produit la richesse, l’argent. En effet, dans le système de la propriété privée, seules des masses considérables d’argent peuvent mobiliser et mettre en œuvre les conditions objectives modernes du travail, les immenses moyens scientifiques, techniques, mécaniques, humains que nécessite la production. C’est seulement sous cette forme financière de titres, de papiers, parfaitement liquide et divisible à l’infini, que le capital peut à la fois apparaître comme la propriété privée d’individus particuliers et rassembler les moindres gouttes d’argent afin que, ainsi concentrées, elles puissent représenter cette masse énorme de moyens de production. Le capital est « social » parce qu’il rassemble toute la richesse sociale, passée, présente et même, dans le crédit, future. Mais dans le système de la propriété privée, il ne peut opérer cette mobilisation, cette concentration, que par le moyen du titre de crédit (du titre financier). Sous cette forme, l’argent a la double propriété de rester propriété du prêteur individuel, tout en s’en séparant pour pouvoir aller se concentrer en une masse suffisante pour faire face aux conditions objectives du travail. Seule une telle représentation de la richesse sociale peut permettre à la fois la propriété privée et la perte de cette propriété dans la concentration des moyens de production, et ceci tout en fonctionnant comme capital, valeur se valorisant. Mais évidemment, la condition de cette concentration du capital est que la propriété privée individuelle soit sous une forme virtuelle (juridique et parcellaire) pour être séparée des moyens de production (ce n’est que tout à fait formellement que l’actionnaire est dit propriétaire d’une fraction de ces moyens). Dans le capital financier, la représentation devient absolument extérieure à la réalité du procès de travail, et de ce fait, apparaît comme un anachronisme, une « enveloppe » inutile. C’est pourquoi la propriété financière apparaît (à la différence de celle du capitaliste-entrepreneur) dans une lueur aveuglante comme seulement le droit de pomper le surtravail d’autrui, comme un droit purement parasitaire que ne protège que la force, comme un droit qui vampirise et épuise, sous ses exigences de rentes, la puissance réelle: le travail.
L’ultime obstacle semble donc être la propriété financière qui, bien que s’opposant déjà à « l’ancienne forme » de la propriété privée en étant propriété non pas directement de moyens de production particuliers mais plutôt propriété « sociale », propriété d’un fragment de ce « capital en général » qu’est le capital financier, « reste elle-même encore prisonnière des lisières capitalistes » en donnant un « nouvel aspect » (la rente, l’argent qui rapporte de l’argent) à « la contradiction entre le caractère social des richesses et la richesse privée »88. Mais, à ce stade, cette nouvelle forme de la propriété, apparaissant comme parfaitement extérieure aux différents procès de production, ne serait donc plus qu’aux « lisières » du capitalisme, ne serait vraiment plus que cette fameuse « enveloppe » dont nous avons déjà parlé, qui « se brise en éclats » quand « les expropriateurs sont à leur tour expropriés »89. Opération qui serait relativement simple car la concentration financière ferait qu’ils sont peu nombreux: «… ici, il s’agit de l’expropriation de quelques usurpateurs par la masse ».
Nous avons rappelé que, pour Marx, la conception purement juridique de la propriété est une « illusion », étant donné que la propriété est un ensemble de rapports sociaux tels la division du travail (cf. note 38). Nous verrons que le financier n’est pas le seul à imposer un rapport capitaliste dans la production et à maintenir les limites du système capitaliste (la production pour la plus-value et ses conséquences catastrophiques). Il est néanmoins indéniable que cette ultime forme de la propriété privée juridique apparaît clairement, de par son extériorité au travail, dans sa vérité de lui être parfaitement inutile, et comme la cible la plus évidente et la plus facile à détruire. Cela libérera immédiatement un immense potentiel de richesses matérielles et de temps libre pour la masse en même temps que, le travail collectif étant déjà organisé sur une grande échelle, la centralisation et la planification, c’est-à-dire l’organisation rationnelle de la production, s’en trouveront grandement facilitées.
Mais supposons « brisée en éclats » « l’enveloppe » de la propriété financière et tous les actionnaires expropriés. Que reste-t-il? A première vue, mais nous y regarderons de plus près ultérieurement, le « travailleur collectif », « les moyens de production entre les mains des producteurs associés ».
Si on ne considère que la contradiction capital financier/travailleur collectif, ce que Marx fait dans certains passages comme ceux que nous avons cités ci-dessus, alors on peut dire que la production est bien l’œuvre du travail social, d’une « unité collective ». Mais ici cette unité n’est vue seulement que comme « la coopération, la division du travail et la liaison du travail et des sciences de la nature »90, c’est-à-dire sans tenir compte des antagonismes en son sein (la division manufacturière du travail n’y est alors considérée que comme « technique », complémentarité de fonctions). Certes, elle n’est pas encore une unité consciente, une association volontaire, elle « s’oppose à l’ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger ». Mais c’est uniquement parce qu’elle paraît organisée par le capital, venir de lui et être utilisée par lui du fait qu’il s’est approprié toutes les conditions du travail. Cependant, au fond, « elle existe au préalable sous forme matérielle », et peut donc apparaître tout naturellement avec la suppression de « l’enveloppe » qui la masque, la propriété capitaliste. Unité collective car, en effet, le capital a concentré les conditions de la production en de vastes monopoles de telle sorte qu’il fonctionne de plus en plus ouvertement (et pas seulement aveuglément dans l’égalisation des taux de profit) comme un capital en général, éventuellement même un capital étatisé, qui centralise la production sur une vaste échelle et permet d’envisager l’appropriation collective, comme le résultat immédiat de « l’expropriation des expropriateurs » devenus peu nombreux avec la concentration monopoliste, ainsi que la planification de la production. Situation qui faisait parfois malencontreusement dire à Lénine que le capitalisme d’Etat était l’antichambre du socialisme. Dans cette vaste coopération des forces productives qui s’établit dans les conglomérats industriels modernes et autres monopoles, personne ne produit de marchandise particulière, le travail de chacun ne s’échange pas avec celui des autres sous forme de valeur, mais directement comme dans un immense atelier « familial »91. « Et qu’est-ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail? C’est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que le produit collectif qui devient marchandise »92.
Dans le travail collectif, la quantité de travail nécessaire à une production donnée est d’emblée une moyenne, sociale. Il y a effacement de ces différences entre les quantités de travail individuel et les quantités de travail social qui impliquaient que la grandeur de valeur d’une marchandise était une quantité de travail abstraite ne pouvant se révéler que dans l’échange avec une autre marchandise. Dans la grande industrie, le travail étant massivement, concrètement et directement collectif, la grandeur de la valeur est également concrète et directement connaissable: dans chaque unité de production, on sait quelle quantité de travail est nécessaire pour produire telle quantité de telle marchandise. D’ailleurs remarque Marx, « dans la division manufacturière de l’atelier, le nombre proportionnel (de la quantité de travail par rapport à la quantité de marchandises, n.d.a.) donné d’abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d’ouvriers attachée à chaque fonction particulière »93. La planification qui est déjà très méthodique, sur une très grande échelle dans les grands complexes de production (au point qu’aujourd’hui cet ensemble des grandes usines et de leurs myriades de sous-traitants peut pratiquer le « zéro stock » avec des méthodes d’une production strictement commandée par la consommation), pourrait donc facilement s’étendre, pense Marx, à l’ensemble du procès de production pour peu que cesse la production pour la plus-value qui pousse sans cesse à des surinvestissements, des surproductions et des crises, et que ce procès soit unifié comme celui d’un seul Robinson94. Car si chaque groupe capitaliste planifie déjà strictement en son sein, et même au delà dans les ententes de cartel, il ne peut que refuser, voulant la valorisation maximum de son propre capital, toute planification collective qui redistribuerait les cartes d’une autre façon. Dès qu’on parle d’étendre le fonctionnement planifié de l’entreprise à l’ensemble de la production sociale, de réaliser « le contrôle, la réglementation sociale du procès de production », alors ce sont les hurlements que l’on connaît contre l’étatisme autoritaire qui léserait le despotisme du capital, alors « ces enthousiastes apologistes du système de fabrique », qui « exaltent la subordination passive du travailleur au capitaliste », « dénoncent toute tentative de ce genre comme une attaque contre les droits de la Propriété, de la Liberté, du Génie capitaliste… le régime des fabriques n’est bon que pour les prolétaires »95. Et ce qu’ils imposent à l’échelle de leur propriété peut bien être généralisé à l’échelle de la propriété collective: pour Marx, les conditions sont mûres pour une planification sociale d’une production devenue sociale.
Mais nous sommes encore ici dans le schéma d’une répartition du travail et des produits du type « robinsonnade » tel que nous l’avons analysé au chapitre 2, quoique dans une situation plus favorable du fait de la plus grande concentration des moyens de production. Or nous avons vu que la planification nécessite plus que cette concentration, coiffée d’une autorité centrale. Il y faut l’unité, l’association réelle et pas seulement (mal) réalisée despotiquement par les capitalistes, ou par l’Etat. Car l’usage du despotisme, de la simple coercition même, pour réunir, manifeste qu’il règne en réalité la désunion, les contradictions, donc les résistances et la lutte qui opposent individus, unités de production, corporations, nations, pour l’appropriation. A vrai dire, s’il apparaît évident qu’une plus grande concentration des moyens de production facilite l’unité des producteurs et la planification, non seulement le capitalisme ne peut pas unifier la production en une seule « fabrique », un seul monopole, parce qu’il recrée sans cesse la concurrence entre capitaux en même temps qu’il les concentre, mais surtout l’association des producteurs comme un seul Robinson n’existe pas puisqu’ils sont encore pratiquement dans de profondes divisions objectives du travail. Donc, tous les problèmes d’une organisation rationnelle de la production et de la distribution par un calcul a priori de la valeur, au moyen de la double fonction de mesure du temps de travail que nous avons évoquée au chapitre 2, subsistent encore. Marx constate d’ailleurs que: « la production capitaliste… conserve, même dans son plein développement, les caractéristiques de son mode peu évolué »96. Mais il s’y rajoute les caractéristiques du mode évolué, et la division intellectuels/exécutants prend maintenant une importance primordiale tandis que s’estompe l’ancienne division sociale du travail.
L’erreur de Marx, du moins dans les textes évoqués ci-dessus, est d’avoir confondu concentration des moyens de production, travail collectif, coopération des individus dans la production sur une large échelle avec socialisation des travaux, unité des producteurs, permettant leur association consciente et volontaire, leur propriété commune des moyens de production dans leur usage commun. Les premiers phénomènes ne sont que des facteurs, des conditions nécessaires, mais non suffisantes, des seconds. Leur existence permet de lutter pour mieux rationaliser la production, ce n’est pas rien, mais c’est rien de plus. Il est indéniable que le capitalisme des monopoles est une bien meilleure base pour cette rationalisation que le capitalisme antérieur. Non seulement les monopoles la pratiquent déjà en leur sein, mais leurs systèmes étatiques ont mis en place un appareil statistique développé qui informe, au moins approximativement, de différentes données de la superficie de l’économie telles que l’évolution des prix mondiaux et l’offre et la demande des principaux produits (en fait l’anarchie et les crises sont aujourd’hui moins dans l’ignorance de l’offre et de la demande que dans la concurrence des capitaux financiers pour se valoriser, qui les amène à créer sans cesse des nouvelles capacités de production et à en détruire d’autres ainsi qu’à gonfler en bulles de crédits conduisant aux krachs boursiers). Mais la fin de l’anarchie de la production, des gaspillages, de l’aveuglement, nécessiterait plus que la concentration de l’appareil productif sous une autorité unique. Elle nécessiterait l’unité consciente et volontaire de tous, la transparence de toutes les conditions de travail, la disparition de l’antagonisme travail privé/travail social.
Or cet antagonisme subsiste au sein du « travailleur collectif ». Certes, à ce stade du capitalisme, les différences individuelles s’estompent dans le travail immédiat des ouvriers, jusqu’à devenir insignifiantes. La diversité des qualités, la hiérarchie des qualifications, qui existaient encore dans le capitalisme au stade inférieur et qui, on l’a vu au chapitre 2, rendaient en particulier impossible d’assimiler la quantité de travail social avec le temps de travail fourni par chacun (et à tout le moins, selon Marx dans la CPG, nécessitaient de poser encore la répartition selon « le droit bourgeois »), sont effacées au stade supérieur où la machine automatique réduit en pratique le travail immédiat à un travail simple, quelconque, entièrement soumis au rythme et au commandement de la machine (où, si l’on veut, la différence travail complexe/travail simple s’estompe, voire disparaît dans le travail immédiat tandis que le travail intellectuel, qui se développe parallèlement, ne relève pas d’une activité directe de production et de ces catégories quantitatives). Avec la machinerie automatique, arrive ce retournement où l’instrument n’est plus le moyen de l’ouvrier, mais l’ouvrier le servant de l’instrument. « La virtuosité dans le maniement de l’outil passe de l’ouvrier à la machine… la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d’ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme »97. Maintenant, l’intensité du travail individuel (sa quantité en un temps donné) est égalisée par la machine « qui possède adresse et force à la place de l’ouvrier… Réduite à une simple abstraction d’activité, l’activité de l’ouvrier est déterminée et réglée de tous côtés par le mouvement de la machinerie… »98. Alors, chaque ouvrier n’est qu’une pièce comme une autre du système mécanique, qu’un « chaînon de la production générale », comme cela est évident dans le système fordien de la chaîne. Et donc, le travail abstrait devient « vérité pratique », le travail individuel est directement du travail social: chacun fournit un fragment d’un même travail général, un même travail indifférencié (et c’est pourquoi, les quantités en sont égales dans un même temps). Car le travail est social, du moins quand il s’agit de travail répulsif qu’il faut égaliser, si non seulement il est utile, mais encore s’il est indifférent, si « dans la réalité », il « a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu’un avec les individus sous quelque aspect particulier (que ce soit, n.d.a.) »99, si le travail de l’un est homogène au travail de l’autre.
Dans ce cas de figure, et à supposer que l’ensemble des membres du « travailleur collectif » soit effectivement dans ce cas, le système du bon de travail (égalité des quantités de travail reçues et données, abstraction faite des « défalcations », mesurées en temps de travail) pourrait fonctionner, le calcul direct des quantités de travail pourrait être réalité, la forme valeur d’échange, la monnaie et les prix qui la manifestent, disparaîtraient ainsi que Marx l’envisageait dans la Critique du Programme de Gotha. C’est d’ailleurs dès 1847 qu’il affirmait que le calcul de la valeur (quantité de travail) par le temps de travail «… suppose que les travaux se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du travail; que les hommes s’effacent devant le travail; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien; il est tout au plus la carcasse du temps… cette égalisation du temps de travail est le fait de l’industrie moderne… Dans l’atelier automatique, le travail d’un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d’un autre ouvrier »100.
Mais même quand l’automatisation s’est développée, rabaissant le travail immédiat à de simples gestes dictés par la machine, rythmés par la chaîne, le réduisant à du travail simple, égal, la subjectivité du travail n’a pas entièrement disparue et « une heure d’un homme » ne vaut que « presque », pas totalement, « une heure d’un autre ». Le capitalisme développe aussi avec l’automation différentes fonctions techniques d’entretien, de réglages, de surveillance, maintient toutes sortes de qualifications spécialisées, et même aujourd’hui, il ne concentre pas la production en quelques gigantesques usines. Marx a été plus nuancé en remarquant: « Dans l’atelier automatique, le travail d’un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du travail d’un autre… que par la quantité… Néanmoins cette différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend en partie de causes… telles que la condition physique, l’âge, le sexe…, la patience, l’impassibilité, l’assiduité »101. Et dans le Capital, il prend en compte, outre la force, l’habileté, etc., les qualités « morales » telles que la paresse, pour démontrer que le temps de travail individuel n’est pas une mesure permettant de comparer les quantités de travail. Bref, comme travailleurs, les individus restent toujours « des individus distincts » bien qu’aussi le capitalisme réduise considérablement ces distinctions en ce qui concerne les prolétaires, mais pour les accroître en ce qui concerne l’opposition travail intellectuel/travail manuel. En tant qu’individus distincts, il subsiste toujours, plus ou moins accentuée, une contradiction entre le travail privé et le travail social.
Cependant, admettons maintenant que cette égalisation, « une heure de l’un vaut une heure de l’autre » soit grosso modo vraie au sein du prolétariat, car c’est bien la tendance générale « du fait de l’industrie moderne ». Elle ne l’est pas pour autant pour l’ensemble des membres du « travailleur collectif »; bien qu’ils participent tous au procès de travail, face aux propriétaires, les capitalistes financiers, eux, y sont extérieurs. Car ce « travailleur collectif » a été développé par le capital et selon ses nécessités: la production n’y a pour but que la plus-value. Le système capitaliste l’a donc organisée méthodiquement dans ce but. Son « organisation scientifique du travail », selon l’expression bien connue de Taylor, inclut depuis longtemps, comme moyen essentiel d’extorquer le maximum de plus-value en matant la résistance ouvrière à cette exploitation forcenée, le dépouillement des travailleurs immédiats de tous leurs savoir-faire, leur concentration en face d’eux chez les « puissances intellectuelles de la production », parcellisant et réduisant leur travail aux gestes les plus simples afin de les soumettre aux machines et à leurs rythmes. Ces puissances intellectuelles participent pleinement à la domination du capital sur l’ouvrier. Elles l’organisent pour faire produire la plus-value. Elles sont les capitalistes « en fonction », les « capitalistes actifs ».
Mais Marx ne se contente pas de poser le capital financier comme « le capital-propriété face au capital-fonction »102, il précise à juste titre (et contradictoirement avec le concept d’un « travailleur collectif » uni) que le capitaliste actif est lui aussi un fonctionnaire du capital: «… cette fonction comme capitaliste consiste précisément à produire de la plus-value… C’est seulement comme représentant des moyens de production vis-à-vis des ouvriers que le capitaliste actif peut jouer son rôle: faire travailler les ouvriers pour lui, ou conférer aux moyens de production la fonction de capital »103. Comme tel, le capitaliste actif doit partager la plus-value avec le capitaliste financier et peut donc le considérer comme un rival, souhaiter qu’il n’existe plus. C’est d’ailleurs pourquoi les couches intellectuelles ont souvent été favorables, notamment dans les situations historiques de crise, à des formules du type autogestion qui ont pour caractéristique essentielle de vouloir unir cadres et ouvriers contre le « mauvais » capital financier, ou bien, toujours au nom de la démocratie, prônent un pouvoir accru de l’Etat, dont elles fournissent le personnel dirigeant, sur la « finance ». Evidemment, cette union ne peut être que formelle, puisqu’elle ne peut que laisser la réalité du pouvoir aux puissances intellectuelles.
Pour « jouer son rôle », ce capitaliste travaille lui aussi. Il n’est pas seulement un tondeur de coupons avide de stock-options. « Il ne se borne pas à « soustraire » ou à « voler », mais il extorque la production de la plus-value, et donc il commence par aider à créer ce qui sera à soustraire… »104. Et ce travail des cadres, de ceux qui sont chargés de faire produire de la plus-value en augmentant la productivité et l’intensité du travail, « n’est pas une sinécure »105. Il a une « double nature » qui mélange indissolublement une fonction utile en général, tout travail combiné de nombreux individus nécessitant une volonté directrice, un « chef d’orchestre »106, et une fonction parasitaire et despotique qui traduit « le caractère antagonique du capital et du travail, la domination de l’un sur l’autre »107. Mais il n’y a pas que le despotisme des cadres assurant des fonctions d’organisation, de contrôle, de surveillance. Il y a également le travail scientifique et technologique des chercheurs et ingénieurs qui a aussi le double aspect d’être utile « en général », puisqu’il développe la puissance productive du travail, et d’être despotique vis-à-vis des ouvriers au sens où il consiste à soumettre durement les uns à la machine pour leur extorquer le maximum de surtravail, et à faire des autres des chômeurs.
Il faut ici en revenir à l’analyse de Marx concernant la nouvelle division du travail qui se développe avec le machinisme, la domination réelle du capital. Obligé d’accroître la productivité, la puissance du travail social, le capital fait aussi en sorte, pour maintenir sa domination sur les ouvriers, que cette puissance soit de son côté et s’oppose à eux. Il la concentre entre les mains de membres spécialisés de la classe bourgeoise qui participent pleinement à l’exploitation du prolétariat: les puissances intellectuelles de la production qui s’approprient la science, ce produit, cette synthèse du travail de toutes les générations passées. « Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentrent en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission… se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même; elle s’achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital »108.
A vrai dire, la science n’est pas seulement « enrôlée »109 au service du capital, elle n’est pas simplement servile et passive. Mais, appropriée par une couche sociale particulière au sein de la bourgeoisie, elle est active, elle devient instrument de domination entre leurs mains, moyen pour eux d’extorquer et de s’approprier la plus-value, partie intégrante du rapport capitaliste dans le procès de travail. D’innombrables passages de l’œuvre de Marx établissent clairement que la fonction des « puissances intellectuelles », qui consiste précisément à organiser la production de plus-value, « à conférer aux moyens de production la fonction de capital », est une fonction qui définit les capitalistes actifs. Loin d’être seulement une division technique110, cette division du travail est essentiellement sociale. Comme l’illustrent parfaitement les analyses de Taylor, Ford, et autres, il s’agit de dépouiller systématiquement l’ouvrier de toute maîtrise sur les conditions de son travail (non seulement ses moyens de subsistance, mais aussi ses moyens de production; non seulement ses moyens de production, mais aussi son habileté, ses savoirs, ses qualités), afin de le contraindre à fournir la plus grande quantité de travail possible dans un temps donné (le « one best way » de Taylor). Ainsi réduit à un « individu morcelé, porte douleur d’une fonction productive de détail »111, le travailleur n’a plus aucun moyen personnel, n’a plus que ses chaînes. « L’enrichissement du travailleur collectif… en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles »112 dit Marx. Mais ce n’est pas tant le « travailleur collectif » qui s’enrichit de la sorte que seulement, en son sein, les puissances intellectuelles qui prospèrent sur le dépouillement et l’aliénation des prolétaires.
Ainsi, au stade de la domination réelle, le rapport de production dans le procès de travail apparaît comme la domination de la machine sur l’ouvrier, « du travail mort sur le travail vivant », le rapport capitaliste étant alors « le rapport social déterminé dans lequel le travail passé s’oppose, indépendant et tout puissant, au travail vivant »113. Qui dit domination, dit maîtres, ceux qui l’organisent. «… La science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporés au système mécanique constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l’existence des machines »114. De même que l’actionnaire personnifie le capital financier, les puissances intellectuelles « personnifient les moyens de production face à l’ouvrier ».
Effectivement, les fonctions des puissances intellectuelles de la production se confondent avec celles des machines: augmenter la productivité du travail. Mais cela, dans le rapport de domination capitaliste, au profit de l’augmentation du surtravail, base de la plus-value, et de l’appropriation de cette plus-value par les maîtres (les capitalistes actifs devant la partager avec les capitalistes passifs qui ont avancé l’argent)115. Tout comme une machine, l’ingénieur a une valeur d’usage qui est d’augmenter la productivité (la plus-value relative) et l’intensité (la plus-value absolue) du travail ouvrier. Dans le procès de production, il est comme du capital fixe, il ne produit pas de valeur, mais contribue à en faire produire plus par les ouvriers116.
Dès les débuts du Capital, dans le chapitre sur la marchandise, Marx établit cette conséquence catastrophique de la conception bourgeoise de l’individu comme propriétaire privé qu’est l’inversion des rapports entre les choses et les hommes, le fétichisme de la marchandise qui rend les hommes aveugles et soumis à l’argent. Avec le développement de la propriété privée en propriété capitaliste, cette inversion est portée à un paroxysme: tous les produits du travail, qui sont aussi les conditions du travail futur, se retournent contre le travailleur, « se dressent face au travailleur et l’affrontent comme capital ». Pas seulement les marchandises, pas seulement l’argent qui les représentent, mais aussi « les formes du travail socialement développé, la coopération, la manufacture (forme du travail social organisé sur la base matérielle du machinisme)… la science et les forces naturelles également… De même que, dans le machinisme par exemple, les produits visibles du travail apparaissent comme les dominant (les travailleurs, n.d.a.), le même phénomène se produit naturellement pour les forces naturelles et la science, produit du développement historique universel dans sa quintessence abstraite… »117. Produit des travaux humains au rôle de plus en plus essentiel, quintessence de ces travaux, la science et ses applications se retournent elles aussi, dans le capitalisme, contre les travailleurs. De sorte que la science, cette « accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives du cerveau social »118, n’est pas neutre mais un élément fondamental du rapport capitaliste, en tant qu’il est rapport d’appropriation/dépossession fondant la domination d’une classe sur les ouvriers. A côté du capital financier comme capital-argent, plus ou moins fictif, dans la sphère de la circulation, il y a la science et ses applications comme capital en fonction dans la sphère de la production. L’opposition de la science aux travailleurs, qu’organisent et perpétuent les propriétaires de la science, détermine le rapport capitaliste moderne où « ce n’est pas le travailleur qui utilise les moyens de production, ce sont eux qui l’utilisent. Et c’est en cela qu’ils sont capital ». A contrario, pour que la science incarnée dans les moyens de production ne soit plus du capital, il faut que les travailleurs en aient la maîtrise collective, que leur « corps social » ne soit plus distinct et opposé à leur « cerveau social ».
Ainsi, pour résumer, on voit que si la collectivisation du travail par le capitalisme de la grande industrie automatisée détruit l’ancienne division sociale du travail entre les différents métiers, et homogénéise le travail ouvrier en le réduisant à un travail parcellaire simple et à l’intensité égalisée par la machine, c’est tout en en développant une nouvelle, la division puissances intellectuelles/exécutants. Ce qui découle de notre analyse, pour le moment, c’est que les « capitalistes actifs », tous ceux qui organisent la production de la plus-value, apparaissent d’abord comme des travailleurs, indispensables au même titre que les autres dans le « travailleur collectif », simplement plus qualifiés. Mais s’ils sont travailleurs, salariés, nécessaires, c’est en tant qu’ils organisent le rapport capitaliste, la domination du capital sur l’ouvrier pour la production de plus-value (on ne discutera pas ici de tous les cas intermédiaires de cadres et techniciens qui participent aussi directement à la production). Marx le remarquait déjà quand il disait, à propos des capitalistes actifs que, bien qu’accomplissant des « fonctions particulières… qui leur incombent justement par opposition avec les ouvriers et les différenciant d’eux », celles-ci « sont présentées comme de simples fonctions du travail » et, du coup, « seul le capital productif d’intérêt » semble opposé à l’ouvrier.
Imaginer que le capital financier est le seul Maître, qui vient perturber, parasiter, exploiter le « travailleur collectif » par ses exigences de profit, est donc une erreur. Il ne suffit pas de s’en débarrasser pour réaliser le communisme, supprimer les rapports d’appropriation privés. Car alors subsiste encore « le fonctionnaire » (du capital), celui qui «… remplit toutes les fonctions effectives que nécessite le capital actif en tant que tel… »119. Il est bien plus compliqué de se débarrasser des « capitalistes actifs » car leurs fonctions sont, pour une part plus ou moins importante suivant les cas, utiles (direction de la coopération, gestion, développement technique et scientifique, etc.). Répétons le, ce qui caractérise les capitalistes actifs, ce n’est pas d’abord le parasitisme, l’oisiveté, l’inutilité120. C’est que leurs fonctions nécessitent des qualifications particulières qu’ils se sont appropriées et qui par là les opposent en tant que Maîtres aux prolétaires qui en sont dépouillés. La dictature du prolétariat ne peut guère se passer, dans un premier temps, d’utiliser les puissances scientifiques, et elle doit en même temps lutter pour faire accéder tout le monde à la propriété intellectuelle, ce qui demande du temps (et aussi, nous l’avons vu, du temps libre), car on ne peut pas la leur arracher comme on le ferait d’un portefeuille, de titres de propriété, d’argent. Les révolutions passées ont fait l’expérience de ces difficultés de la lutte contre la « nouvelle bourgeoisie » (qui pour une large part n’était pas entièrement nouvelle, mais simplement cachée derrière une image de travailleur salarié masquant une appropriation privée du patrimoine intellectuel). Les révolutions à venir devront aussi résoudre ce problème. Il est donc utile maintenant de préciser en quoi, après la révolution politique, la division intellectuels/exécutants peut être surmontée parce qu’elle n’est qu’une division sociale, de classe, et non une domination inéluctable des machines et de la science sur les individus comme tentent de le faire croire les intellectuels bourgeois.
Ni la science, ni les machines ne dominent rien par nature, ne sont nécessairement du capital. Il n’y a capital que dans un rapport de domination exercé, à la différence du servage, de l’esclavage, etc., sous la forme du salariat, c’est-à-dire vis-à-vis de travailleurs « libres » mais n’ayant d’autre choix que de vendre leur force de travail. La domination du capitaliste est d’abord fondée sur l’appropriation des moyens de production. Pour obliger les travailleurs à produire avec l’intensité maximum le plus de surtravail possible, les capitalistes, observe Marx, ont développé la machinerie parce qu’elle est aussi le meilleur moyen de dépouiller l’ouvrier de toute puissance, de le soumettre, de le contraindre. Elle est le meilleur despote parce qu’elle règle, minute après minute, et de tous côtés, l’activité des ouvriers, parce qu’elle exerce une coercition permanente, absolue, sans faiblesse, et qui a encore en plus l’avantage insigne d’apparaître technique, objective. C’est pourquoi « la machinerie… (est) la forme la plus adéquate du capital en général »121, et que « donner à la production un caractère scientifique est donc la tendance du capital »122.
Ainsi les machines, et la science, ne deviennent capital qu’en tant qu’elles échappent à la maîtrise de ceux qui les utilisent, qu’elles sont non seulement moyen de produire, mais aussi moyen de la domination de ceux qui les commandent, en dirigent l’usage. Et ceux-là sont les capitalistes actifs, les puissances intellectuelles. Dans le rapport puissances intellectuelles/exécutants, il n’y a pas des gens qui ont un cerveau et d’autres qui n’ont que leurs bras, des individus doués ou bornés de naissance. Il y a ceux qui se sont appropriés les connaissances à travers un système spécialement conçu de sélection et de dressage particulier, le système éducatif bourgeois, et sont mis en situation d’exercer le monopole des fonctions intellectuelles (de la production, mais aussi de l’art, de la politique et de l’idéologie), et il y a la masse de ceux qui en sont exclus (« la science… n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier, mais agit sur lui comme une force étrangère »123).
Dans ce rapport de domination, les puissances intellectuelles, comme les machines, ont une valeur d’usage mais ne produisent pas de plus-value (cf. note 116). Elles la font produire par les travailleurs immédiats (tout en sapant le fondement de cette production: ce travail vivant qu’elles s’emploient à diminuer au profit du travail mort). D’ailleurs, le travail intellectuel peut d’autant moins produire de la valeur que son usage ne peut pas se mesurer, il n’a rien de quantitatif. Et seul évidemment ne peut rentrer dans la valeur des marchandises que le travail sous forme de quantité, « une dépense dans le sens physiologique de force humaine »124, qui se distingue par des différences « de force, d’habileté, de promptitude, de sûreté de main de l’ouvrier dans le maniement de son outil ». Précisons, pour éviter une confusion fréquente, que le travail intellectuel ne rentre pas dans la catégorie du travail complexe qui est encore dans la catégorie du quantitatif, qui n’est qu’un multiple du travail simple125.
Comme toujours, il faut à la suite de Marx poser le capital non comme une chose, non comme simplement de l’argent, mais comme un rapport aux conditions de la production, et notamment, aux moyens de production. Ce qui caractérise les puissances intellectuelles de la production, c’est leur rapport de propriétaires à ces moyens. Non pas qu’elles en aient la propriété juridique, mais parce qu’elles ont la position du propriétaire et en exercent la fonction. La position de propriétaire est celle d’une séparation d’avec autrui, de disposer pour soi d’une puissance que les autres n’ont pas, qui pose les bases d’un rapport lucratif, c’est-à-dire dont on peut tenter de tirer un avantage particulier dans les rapports d’échange avec eux (ce qui est la fonction, l’exercice de cette puissance appropriée privativement). Déjà, le petit producteur individuel, propriétaire privé, cherche à vendre le produit de son travail particulier au meilleur prix, échanger le moins possible de son travail contre le plus possible du travail d’autrui. Mais les termes de l’échange tendent à s’égaliser à sa valeur par la concurrence. De même, les propriétaires du « cerveau social » utiliseront la maîtrise qu’ils ont sur les moyens de production pour s’approprier le maximum de surtravail social (que ce soit sous la forme de brevets, de stock-options, de salaires, d’avantages en nature, de trafics de biens sociaux, ou autres moyens, suivant les différentes formes de propriété, peu importe ici).
Certes, les premières mesures révolutionnaires éliminant la propriété financière ont déjà une portée considérable. C’est toute une immense part de la richesse sociale qui, au lieu d’aller à la rente, au profit financier, peut aller au « travailleur collectif », ou qu’il n’a plus à fournir et c’est pour lui tout autant de surtravail en moins126. De plus, en limitant le rôle de l’argent à la consommation immédiate, en interdisant l’accumulation de l’argent et la propriété par l’argent, ces mesures peuvent réduire considérablement les possibilités d’enrichissement des capitalistes actifs. Mais elles ne peuvent pas les empêcher totalement, ne serait-ce que parce qu’il est nécessaire d’utiliser les capacités de certaines catégories de travailleurs intellectuels, tant qu’ils conservent le monopole d’une propriété particulière nécessaire au « travailleur collectif ». Les utiliser, c’est les laisser exercer leurs fonctions plus ou moins librement (on ne peut pas contraindre les cerveaux car c’est un travail dont le produit ne se mesure pas directement, et seul un travail quantitatif peut être contraint), sauf à figer la société dans un régime de terreur à leur égard, bloquant leur participation active au développement. Mais alors les puissances intellectuelles tendront à utiliser leur position, aussi bien pour en tirer les avantages que pour organiser la production de sorte à en garder la maîtrise, à conserver leur propriété127, et à faire passer toutes sortes de choix en ce sens au nom de la science. Par exemple, il est clair que les maîtres des technologies sont les maîtres des normes de production qu’ils peuvent imposer, donc les maîtres de la détermination du surtravail comme de son affectation. Pour que le prolétariat puisse faire de tout le travail un travail nécessaire, c’est-à-dire pour qu’il soit le maître du surtravail, il faut comme nous l’avons déjà dit qu’il ait la maîtrise des conditions de la production (qui sont la clef de celles de la répartition).
Dans la transition à partir de ce stade avancé du capitalisme, il y a donc élimination immédiate de la propriété financière et de certaines catégories de « fonctionnaires » du capital inutiles au « travailleur collectif », mais aussi alliance de la classe ouvrière avec certaines autres, par exemple les puissances intellectuelles, scientifiques et techniques, qui lui sont utiles bien qu’aussi plus ou moins opposées. En même temps, l’objectif est de supprimer la propriété spécifique de ces puissances, comme étant la dernière forme du rapport social capitaliste128, de division de classe, avant le communisme. Ce qui n’est pas contradictoire car la supprimer n’est pas exterminer la puissance intellectuelle en elle-même, comme on peut et doit le faire immédiatement de la puissance financière, et retourner à la préhistoire. C’est supprimer son appropriation par une classe spéciale, c’est la rendre collective, c’est s’approprier « l’intellect général », « sa propre force productive générale » selon les expressions de Marx129 (nous verrons ultérieurement ce qu’on peut entendre par là). Et on ne s’approprie pas le contenu de cerveaux comme on le fait de celui des coffres d’une banque. Cependant, ce n’est que lorsque cette dernière division de classe aura disparue qu’il pourra y avoir pleine et véritable association commune de tous les individus, directement en tant qu’individus sociaux.
Curieusement, Marx est celui qui aura analysé, et avec quelle vigueur et quelle acuité, le rapport capitaliste dans ses ultimes développements, jusqu’à cette division sociale intellectuels/exécutants, mais qui n’en aura tiré aucune conséquence quant à la lutte des classes, aux tâches de la transition dans ce domaine. Comme si, pour lui, cette contradiction allait disparaître d’elle-même, parce que la science ayant été simplement « enrôlée » par le capital, elle pourrait l’être tout aussi bien par le pouvoir prolétarien. Comme si ses détenteurs particuliers, après avoir été des « fonctionnaires » du capital, pouvaient sans problème devenir des agents de la société communiste au sein du « travailleur collectif » posé comme réelle et fraternelle association coopérative des travailleurs, une fois libéré de « l’enveloppe » de la propriété financière comme un poussin de sa coquille. On vient cependant de voir, sur la base des analyses pertinentes de Marx lui-même, que ce « travailleur collectif » ne peut nullement être considéré de la sorte comme étant les producteurs unis et associés tel un Robinson et la base d’une société communiste.
Mais si Marx ne définit nulle part la dictature du prolétariat comme une lutte de classe spécifique pour surmonter aussi cette contradiction, il a cependant clairement indiqué sur quelle base matérielle, et suivant quel procès, cette tâche peut être entreprise et réussie. Cette base et ce procès sont bien connus, et il suffira ici de les rappeler succinctement.
Le même mouvement qui, subsumant le travail sous la machine, le parcellise, le simplifie, et en égalise les quantités fournies par chaque travailleur immédiat, bref, le socialise, produit aussi la diminution des quantités nécessaires de ce travail. Ainsi le paradoxe est que plus ce travail est pratiquement social, travail indifférencié et général, plus il disparaît. Cette tendance constante, mais au développement exponentiel, du capitalisme, conduit à ce que le travail immédiat ne soit plus qu’un facteur négligeable de la production par rapport à l’immense puissance des machines. « A mesure que la grande industrie se développe, la création de la richesse dépend moins du temps et de la quantité de travail que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail… laquelle… dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès technologique, autrement dit de l’application de la science à la production »130. Ainsi l’ouvrier n’est plus « l’agent essentiel » de la production, mais vient se mettre « à côté ». L’agent essentiel, c’est « l’intellect général », ce produit, cette quintessence des activités passées des hommes, devenu au cours de l’histoire « organes de la volonté humaine sur la nature… organes du cerveau humain créés par la main de l’homme… force du savoir objectivé »131.
Dans cette situation, qui est celle des pays de capitalisme développé aujourd’hui, le problème essentiel de la transition en ce qui concerne la production n’est plus son organisation rationnelle pour aboutir, suivant un développement le plus digne, le plus humain possible, à la diminution du temps de travail. En effet, une diminution drastique peut être immédiatement acquise dès la prise du pouvoir par l’élimination de la multitude de fonctions et de productions qui apparaîtront alors immédiatement inutiles, et par le partage du travail contraint restant entre tous132. Dans une situation où le temps de travail contraint ne serait plus un élément déterminant, ni même important, dans la production sociale comme dans la vie de chaque individu, sa comptabilité perdrait aussi son rôle despotique dans l’organisation sociale. La répartition du travail contraint céderait la place à celle des choses telles que matières premières, objets à transformer, moyens de production (c’est alors que « l’administration des choses » remplacerait « le gouvernement des hommes »; de plus, la production mécanique se règle et se planifie plus facilement que la production par les hommes), et la répartition des produits se ferait en proportion des besoins, des situations particulières de chacun. Bref, « le double rôle » du temps de travail, qui était l’élément central de l’organisation sociale dans la « robinsonnade », quand il s’agissait de mesurer les quantités de travail fournies et reçues, est maintenant dépassé puisque le temps de travail est lui-même devenu insignifiant par rapport à la puissance des machines. C’est ce qu’on peut appeler le règne de l’abondance: non pas une production illimitée de richesses matérielles, ce qui serait sans rapport avec des besoins réellement propres à l’individualité, et absurde eu égard notamment aux problèmes écologiques, mais une production dont l’homme est libéré d’avoir à y consacrer son temps dans le renoncement à la jouissance: il n’est plus « la carcasse du temps », il peut l’utiliser à produire librement, de la musique aussi bien que des moutons ou des critiques, pour paraphraser Marx.
Pour autant, on sait bien que la diminution du temps de travail contraint, même dans de grandes proportions, n’est pas encore par elle-même la société communiste des hommes associés librement, mais seulement une de ses conditions. Tant qu’il reste du travail contraint (et l’ère du tout robot n’est pas pour demain), il reste l’opposition temps de travail/temps libre, temps pour la société/temps pour soi. C’est-à-dire que tant que le travail existe encore comme travail non attractif, il apparaît à chacun comme une obligation sociale, comme ce que les autres exigent de lui pour lui fournir en échange de quoi vivre, comme la pression des autres sur lui, comme ce qui n’est pas lui. Et dans le monde mécanisé, ce qui n’est pas lui, c’est la machine et la science dont la maîtrise lui échappe, ce sont les puissances intellectuelles qui les contrôlent (et c’est l’Etat de la transition lui-même qui dans cette situation reste aussi, même s’il est un représentant des intérêts généraux du prolétariat, l’organisateur obligé de cette nécessaire coercition sociale sur l’individu: tant qu’il y a une répartition obligatoire du travail, c’est qu’il y a nécessairement « gouvernement des hommes »). Pour que ces dernières contradictions issues du capitalisme, ces derniers stigmates, disparaissent, il faut évidemment que tout le travail devienne travail attractif, riche, c’est-à-dire que tout un chacun puisse se saisir de « l’intellect général » et élever par là sa puissance intellectuelle et son humanité. Alors, tout le temps est un temps pour soi, temps d’une activité (ou d’un repos) volontaire et désirée, et au même moment, il n’y a plus de division sociale intellectuels/manuels, dirigeants/exécutants (cette question du travail riche, correspondant à l’individu social, sera développée au chapitre 5 suivant).
Le temps libre est la condition matérielle nécessaire pour atteindre cet objectif, pour réaliser la libre association des individus sociaux, laquelle est le résultat du procès de la transition et non sa condition comme semble parfois le suggérer Marx. Mais pour y parvenir, il faut que le temps libre soit utilisé comme le moyen d’une lutte du prolétariat pour conquérir la puissance sociale, cet « intellect général » qui se trouve approprié hors de lui, pour procéder au développement multidimensionnel des individus, de sorte que le travail devienne un travail élevé, attractif, que se réduise jusqu’à disparaître l’écart qui le sépare des puissances intellectuelles, dans tous les domaines. Marx résume très bien cette dialectique du temps libre et du temps de travail: « le temps libre – qui est aussi bien temps de loisir que temps destiné à une activité supérieure – a naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que tel qu’il entre alors dans le procès de production immédiat »133 (mais aussi qu’il peut exercer de plus en plus réellement son pouvoir dans tous les autres domaines de la vie sociale, par exemple que « la cuisinière » peut pleinement participer à la gestion des affaires publiques).
Y parvenir est une lutte de classes car les puissances intellectuelles tendent évidemment à vouloir conserver, reproduire et même étendre leur propriété. On le voit très bien aujourd’hui, par exemple dans leurs propositions concernant justement le temps libre, la baisse du temps de travail. Elles affirment que la maîtrise du travail dans la production est impossible aux prolétaires parce que la science leur serait nécessairement inaccessible, et elles défendent la théorie des « deux sphères »134: un travail aliéné, souvent de service domestique dans le « tiers secteur », pour gagner sa vie, et une libre activité pour soi, pour s’épanouir, dans le temps disponible (qui alors, en réalité, ne peut être qu’également un temps pauvre, aliéné, de consommation de loisirs abrutissants). Car les bourgeois les plus lucides savent bien que le travail immédiat disparaît dans la production. Ils savent bien que le chômage de masse qui en découle dans le capitalisme conduit aux désordres sociaux des « classes dangereuses », qu’une politique purement répressive ne saurait réduire tant il y faudrait de policiers et de prisons. Alors ils ressortent la vieille politique, plus intelligente à leurs yeux, du « panem et circenses », tiers secteur et loisirs aliénés, R.M.I. et football. Ils imaginent que l’Etat pourrait ainsi entretenir, dans une misère matérielle et morale espérée « supportable », dans un assistanat « humanitaire » dégradant mais espéré être suffisamment émollient, la masse des prolétaires qui accepteraient les sous-activités précaires et flexibles comme le prix du si précieux temps libre dont ils bénéficieraient en échange. Pour cela, il faut un peu plus d’argent? Qu’à cela ne tienne, nos intellectuels savent où le trouver: dans les poches de leurs vieux concurrents, les financiers, les rentiers. On les soumet en paroles au pouvoir politique, voire on les nationalise, et l’Etat démocratique, c’est-à-dire aux mains de nos puissances intellectuelles, se chargera d’entretenir ainsi la masse misérable mais « citoyenne » comme autrefois les empereurs entretenaient la plèbe misérable mais « romaine ». Dans le monopole unique, dans le capitalisme d’Etat, la bourgeoisie peut très bien, comme Marx le faisait remarquer, parvenir à une réduction importante du taux de profit puisqu’il n’y a plus la même concurrence entre les capitaux, ni le même capital financier à rémunérer. Les puissances intellectuelles peuvent se bercer de l’idée de pouvoir exercer sur les masses inférieures un « pouvoir éclairé », droit de l’hommiste et constitutionnel, avec bien sûr la situation matérielle très confortable qui va avec. Le Manifeste du Parti Communiste de Marx-Engels remarquait déjà avec finesse que la bourgeoisie, « incapable d’assurer l’existence de l’esclave dans son esclavage… est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu d’être nourrie par lui ». A l’époque où les machines automatiques produisent l’essentiel des richesses, les puissances intellectuelles rêvent de pouvoir faire fonctionner le capitalisme en se passant du capital financier qui, ne fonctionnant que sur la base de l’accaparement d’une plus-value dont les sources se tarissent, devient un fardeau de plus en plus encombrant (le « mauvais capital »). Elles promettent de nourrir les esclaves (ceux du moins dont elles auront encore besoin, car pour les autres, elles ont déjà entrepris de justifier et d’organiser leur extermination dans les guerres, de l’OTAN et autres) puisqu’elles contrôlent la machinerie, aussi bien économique que militaire (avec laquelle elles espèrent pouvoir bientôt faire la guerre avec « zéro soldat », comme elles rêvent d’une production avec « zéro ouvrier »).
Nous n’avons pas ici à montrer l’inanité de ces rêves de meilleur des mondes capitalistes. Simplement à confirmer que le temps libre est l’enjeu d’une lutte de classes non seulement pour le conquérir dans toute sa potentialité quantitative afin de réduire le temps de travail au travail nécessaire, lui-même devenant insignifiant, mais surtout pour en faire un temps de combat contre les forces qui dominent le prolétariat, et abolir l’Etat dans toutes ses fonctions de gouvernement des hommes. A l’inverse, les puissances intellectuelles veulent utiliser à leur profit le prolétariat contre le capital financier135, tout en continuant surtout de se le soumettre en le confinant aux tâches subalternes et au statut de débile irresponsable. Elles veulent faire de l’Etat leur instrument de domination que le prolétariat accepterait parce qu’il se présenterait comme la démocratie, et pratiquerait à son égard l’assistanat social, le clientélisme du « service public », la défense de « l’intérêt général » de la nation.
En conclusion de cet examen des « bases matérielles » que léguerait à une révolution politique victorieuse un capitalisme avancé, on peut affirmer qu’une phase de transition, c’est-à-dire de continuation de la lutte des classes dans des conditions nouvelles (celles d’une dictature du prolétariat), resterait tout autant absolument nécessaire, quoique sur des bases différentes, que dans les conditions d’un capitalisme encore peu développé tel celui auquel avait à faire la Critique du Programme de Gotha et autres textes de Marx. Cela parce que non seulement subsisteraient de nombreux « stigmates » du capitalisme de la phase antérieure (comme: petite et moyenne propriété, division villes/campagnes, et aussi stigmates idéologiques et culturels tels qu’un profond individualisme, une aliénation absolue aux choses, à l’argent), mais aussi à cause du développement considérable alors pris par la contradiction intellectuels/exécutants qui divise la société en deux classes antagoniques, même une fois le capital financier éliminé en tant que propriété privée. Car le procès de production que commande la propriété financière n’est socialisé que sous la forme d’une coopération qui, si elle est certes et à la différence de la petite production, l’association directe de milliers d’individus exécutant une fraction d’un même travail élémentaire, est aussi organisée, dirigée, maîtrisée par les puissances intellectuelles qui alors représentent une puissance opposée au prolétariat, des intérêts privés distincts au sein du travail collectif (collectif mais non encore pleinement social de ce fait, si on entend bien par travail social qu’il n’y a plus de contradiction privé/social dans l’activité).
Cette séparation sociale, comme toute séparation sociale, est une forme de propriété privée: la puissance de « l’intellect général » appropriée par une classe particulière. Division sociale, séparation, propriété privée, travail aliéné, ces mots expriment un seul et même phénomène: le rapport des individus au travail qui détermine aussi leurs rapports dans le travail. Et puisqu’il s’agit, dans la transition, d’éliminer toute forme d’appropriation privée d’un produit collectif (marchandises, science, moyens de production, etc.), ce sont ces rapports des individus au et dans le travail qu’il faut maintenant examiner pour aller jusqu’aux racines de la propriété privée, et donc achever de comprendre ce qu’éradiquer la propriété privée signifie et implique.
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CHAPITRE 4. TRAVAIL ALIENE ET PROPRIETE
Nous avons observé dans les chapitres précédents que la socialisation du travail, dans une société où les hommes existent comme individus singuliers, historiquement constitués, ne pouvait pas se confondre avec sa collectivisation, pas plus que l’abolition de la propriété privée ne pouvait se confondre avec les nationalisations ou autres simples formes de propriété collective (coopératives, autogestion, etc.). Le contenu de la propriété collective ne peut être que la maîtrise des conditions de la production par tous les individus associés.
Il faut maintenant aller chercher la racine de la propriété privée, de l’opposition privé/social, pour comprendre ce qu’on doit entendre par leur abolition, par socialisation, association, libre et consciente des individus. Il est évident qu’il s’agit de questions relatives au travail, à sa répartition, à l’appropriation de ses conditions et de ses produits. Et dès qu’on parle du travail, il faut immédiatement se garder de l’erreur d’en parler seulement abstraitement comme du travail en général qui désigne simplement ce fait que les hommes ont toujours dû se confronter à la nature pour lui arracher leurs subsistances, et que cette confrontation a toujours été sociale, le travail ayant toujours été partagé et effectué dans et par une collectivité. Ce qui est le travail concret, sa caractéristique, ce sont les rapports des hommes aux conditions du travail et les rapports entre eux qui en découlent, plus ou moins directement. Et c’est dans le rapport des individus à ce travail concret que peut se comprendre ce qu’est la propriété.
Marx affirme, et c’est une observation remarquable, que la propriété n’est pas un état, un statut, un contrat, mais d’abord, et dans son essence, un comportement. D’une façon générale, dit-il, la propriété est le comportement (l’activité, caractérisée par ses moyens) par lequel l’homme s’approprie ses conditions d’existence. La première de ces conditions sont les moyens de subsistance, la nourriture, et donc, originellement, la nature elle-même comme fonds primitif de toute ressource. La nature apparaît comme « condition inorganique », donnée hors de l’homme, qu’il doit s’approprier pour vivre et se reproduire. Le premier matériau brut primitif, c’est la terre et ses fruits dit encore Marx136. Primitivement, ce ne sont pas les hommes qui produisent par leur travail, mais la terre qui leur fournit ses produits. Les moyens de subsistance « sont créés non par le travail, mais par la terre elle-même ». Mais pour en disposer, il leur faut s’approprier cette terre, ces « conditions inorganiques » naturelles. Et, dans les situations primitives, cette appropriation du terroir et de ses richesses ne peut être que l’œuvre d’une communauté. « Le rapport à la terre considérée comme propriété est toujours médiatisé par l’occupation, pacifique ou violente, du terroir par la tribu, par la commune… ». La communauté apparaît alors aussi comme une condition de la production, elle est la médiation dans le rapport de l’homme aux conditions inorganiques, il ne peut s’approprier ses moyens de subsistance, vivre, qu’en tant que membre d’une communauté.
Ainsi la propriété est un comportement, « propriété signifie… que le sujet qui travaille… se rapporte aux conditions de sa production ou de sa reproduction comme à des conditions qui sont les siennes ». La première de ces conditions est l’appropriation des conditions inorganiques, et cela nécessite primitivement l’autre condition d’être membre d’une communauté. Dans cette situation concrète, « la propriété signifie donc appartenance à une tribu »: c’est par cette médiation que l’homme « se comporte en acquéreur par rapport à la terre », qu’il a « un comportement de propriétaire ». Le comportement d’appropriation implique la possession des moyens par lesquels on s’approprie. Quand ce moyen est la communauté primitive, cette possession est appartenance présupposée, donnée par la naissance, l’homme semble n’y être pour rien, n’être qu’un produit, qu’un élément de la communauté. Celle-ci peut être très hiérarchisée en différentes castes sans que, pour autant, n’y existe d’opposition privé/social puisque ni le travail privé, ni l’individu privé n’y existent. Le travail collectif, quelle que soit la part que chacun y prend, est dans ce cas directement du travail social. Ici, travail collectif et travail social sont une seule et même chose, sans qu’il soit question d’en passer par l’échange de marchandises. Les rapports sociaux entre les membres de la communauté sont fixes, transparents, directs (dans les développements ultérieurs des communautés primitives en voie de dissolution, les esclaves et les serfs sont ouvertement considérés comme faisant partie des conditions inorganiques de la production, comme le bétail ou la terre, comme tout ce qui n’appartient pas à la communauté ainsi encore affirmée, mais de plus en plus difficilement, comme seule condition organique de l’existence en tant qu’homme).
D’abord quasi confondue avec la nature, la communauté accumule les expériences et les savoirs, développe une activité et une puissance propres, et se forme ainsi comme une force transformatrice et créatrice spécifique au genre humain. Petit à petit, elle apparaît « comme la première grande force productive ». C’est-à-dire qu’elle apparaît comme la première condition organique par laquelle l’homme s’approprie les conditions inorganiques. Mais elle ne reste pas seule dans ce rôle de force productive. Les conditions de la production évoluent, donc les formes de la propriété ainsi définie comme comportement vis-à-vis de ces conditions. Progressivement, et d’abord très lentement, les outils se perfectionnent. La communauté apparaît de moins en moins comme le présupposé, la condition de la production (ce qu’elle est encore dans les formes d’élevage et d’agriculture peu développées). Ce sont les outils et autres moyens produits par l’homme et utilisés par lui, par son habileté particulière, qui apparaissent comme conditions organiques, force productive essentielle. Avec l’outil, et la spécialisation du travail dans un savoir-faire propre à chaque individu dont l’outil est l’instrument, le prolongement qui multiplie sa puissance, c’est le travailleur particulier qui apparaît comme le producteur, l’outil comme la médiation entre lui et l’objet de son travail. Alors, se comporter en propriétaire des conditions de sa production, implique d’être propriétaire de ses outils. Propriétaire non pas seulement en tant qu’ils appartiennent au producteur comme objets, mais aussi en tant qu’il en a la possession subjective, qu’il sait les utiliser comme siens selon son but. Ce qui assure la propriété n’est pas la seule possession juridique des moyens de production, car « l’habileté particulière dans le travail assure aussi la possession de l’instrument ». L’instrument est le moyen du travail individuel, et « l’art de s’approprier réellement l’instrument, de le manier comme moyen de travail, apparaît seulement comme une habileté particulière du travailleur, qui pose celui-ci en propriétaire de l’instrument » (observations judicieuses qui expliquent pourquoi, plus tard, le capital pour imposer sa domination devra s’approprier le contenu qualitatif même du travail, aller jusqu’à la « domination réelle », au delà de la seule propriété des moyens matériels du travail). Bref, la communauté n’apparaît plus comme la condition de la production, de l’appropriation des conditions de sa vie. C’est la capacité de se comporter comme propriétaire, objectivement et subjectivement, de ses outils qui apparaît être cette condition. Mais ici, la possession de la médiation n’est plus donnée, comme dans la communauté primitive où il suffisait de naître pour être, elle doit être acquise, personnellement, par un effort particulier d’apprentissage (dans les dernières formes communautaires désagrégées et éclatées, telles les corporations au Moyen-Age, l’apprentissage était la condition pour les intégrer comme « compagnon ». L’appartenance à cette sous-communauté était encore la condition formelle de l’activité, mais elle n’était plus strictement de naissance. La propriété subjective, accordée formellement par la corporation, était la condition de la propriété objective, même si les moyens de celle-ci venaient le plus souvent par héritage. Ainsi la communauté subsistait formellement, mais en imposant une rigidité en contradiction avec l’émergence des conditions de la propriété individuelle).
Ainsi naît l’individu privé à un certain stade historique du développement des moyens de production (« l’homme commence seulement à s’individualiser par le procès historique »). Parce que la production, le travail, lui apparaissent comme le fait de son agir personnel, de ses aptitudes innées et acquises, de sa peine, il en découle qu’alors « le travail est considéré par l’homme comme son bien personnel », et qu’il est amené à se comporter comme propriétaire privé, individu séparé des autres. Mais ce comportement privé se heurte à une autre réalité qui détermine l’individu autrement que ce qu’il croit être. C’est que l’appropriation des outils n’est pas la liberté, n’est pas l’appropriation de toutes les conditions de la production et des conditions de sa vie, qui en est pourtant le résultat supposé. Car elle n’est ni l’appropriation de ses moyens de subsistances, ni celle des conditions sociales du travail.
En effet, en même temps que l’homme s’individualise dans le travail personnel, il se spécialise dans un métier particulier, étroit et borné. Ce qui a deux conséquences. Premièrement, l’outil amène la conscience de fabriquer, donc de penser l’objet à fabriquer, le résultat à obtenir en engageant telle ou telle activité. C’est ce qui distingue le plus médiocre des architectes de la meilleure abeille, selon la formulation bien connue de Marx. Il amène donc une prise de conscience des hommes sur cette liberté essentielle qu’ils ont de produire eux-mêmes les conditions de leur vie, de la construire eux-mêmes par leur travail. Comme leur travail semble produire privativement, ils croient aussi décider de leur vie privativement, et de même ils croient pouvoir décider à leur gré de leurs rapports avec les autres, c’est-à-dire de la société. Elle n’apparaît plus alors comme présupposition naturelle, mais organisation collective des individus, leur association volontaire selon des modalités qu’ils déterminent eux-mêmes, par leurs luttes sociales et politiques, voire croient-ils même parfois naïvement, par leurs votes. Deuxièmement, ce développement de la division sociale du travail en métiers spécialisés, étroits, est dissolution de la communauté. Mais le caractère social du genre humain ne disparaît pas pour autant. Les individus privés sont obligés de trouver dans la production des autres de quoi satisfaire leurs besoins. Dans le privé, les autres ne sont que des moyens pour l’individu. Et nous savons que leurs échanges se règlent alors par l’égalisation des valeurs, par l’argent (forme de la valeur en général). Autrement dit, le travail n’est pas pour soi, mais pour l’échange, pour obtenir de l’argent. Le travail privé pour l’échange, pour l’argent, implique deux choses.
La première est que l’individu qui croit être libre, maître de son travail, suivant ses intérêts privés comme il l’entend parce qu’il est maître de ses instruments, est en réalité obligé par la concurrence de se plier aux conditions générales, sociales, du travail. C’est alors en réalité, et contrairement à l’idéologie de la liberté privée et démocratique ci-dessus énoncée, l’échange généralisé des marchandises qui organise et détermine les rapports entre les hommes, et non eux-mêmes librement. Nous avons vu en effet que ces conditions sociales se font valoir dans l’échange, à travers l’égalisation des travaux via celle des quantités de travail social contenues dans les marchandises (ou plus concrètement, dans les prix qui en dérivent suivant les rapports offre/demande, l’égalisation des taux de profit, etc.). « L’astuce suprême… est que cet intérêt privé lui-même est déjà un intérêt déterminé socialement… On ne peut l’atteindre que dans le cadre des conditions posées par la société et avec les moyens qu’elle donne… »137. L’individu doit vendre pour vivre, et la vente contre argent lui apprend si son produit répond à des besoins sociaux et s’il contient la quantité de travail social exigée. Loin d’être libre, le producteur privé est contraint de travailler suivant des exigences qui lui sont imposées aveuglément par le marché. Le marché, le choc des échanges et des crises, lui imposent la coercition du travail social, d’avoir à travailler selon des normes sociales, selon des conditions extérieures à lui, qu’il ne maîtrise pas. Ainsi son travail, sa peine, voire sa souffrance, lui semblent dictés par les autres. Il doit travailler pour eux afin d’en obtenir de quoi vivre, et selon les conditions qu’ils lui imposent. Il doit se soumettre à leurs exigences pour pouvoir vivre. Et là est le fondement de la contradiction privé/social.
Donc aussi, deuxième conséquence du travail privé, il va essayer d’obtenir d’eux en échange le maximum de leur travail, le maximum d’argent. Le but du travail est l’argent, c’est ce que Marx appelle « le travail lucratif ». Les rapports sociaux sont de tous côtés déterminés par l’argent (l’argent apparaît comme la communauté, ce qui relie les hommes).
« Le travailleur est soumis aux besoins sociaux qui lui sont étrangers et qu’il ressent comme une contrainte; il les accepte par égoïsme, en désespoir de cause; ils n’ont pour lui d’autres significations que celle d’être une source propre à satisfaire ses besoins les plus élémentaires; le travailleur est l’esclave des exigences sociales. Pour le travailleur, le but de son activité est de conserver son existence individuelle; tout ce qu’il fait réellement n’est qu’un moyen: il vit pour gagner de quoi vivre »138. Ce n’est que par et dans l’argent que son travail, son produit, « deviennent une activité ou un produit pour lui »139. Pour satisfaire les besoins multiples de l’individu, le produit de son travail doit pouvoir s’échanger contre n’importe quelle autre marchandise, il doit produire « quelque chose d’universel », de l’argent. Son travail lui devient alors indifférent, pourvu qu’il puisse s’échanger contre de l’argent. Il n’est plus qu’une activité aliénée, c’est-à-dire « en quoi est niée et effacée toute individualité, toute propriété particulière ». Même si, dans la production artisanale, le travail nécessite la mise en œuvre de qualités personnelles, peut être « mi artistique, mi fin en soi »140, il n’existe socialement que comme travail abstrait, quelconque, dont seule compte la quantité. L’aliénation du produit n’est évidemment pas simple séparation d’une chose donnée à un autre individu (aliénation dans le sens courant de « céder la propriété »). C’est que la chose est donnée en tant qu’elle ne compte pas pour son producteur, qu’elle lui est indifférente, qu’il n’en attend en échange qu’argent et donc qu’elle n’est pour lui qu’argent. De ce fait, son travail lui est aussi indifférent, n’importe lequel, n’importe quoi, pourvu qu’il s’exprime dans cet échange contre de l’argent. Bref, le travail lucratif est le travail aliéné.
Le travail contre argent n’est pas pour l’individu un travail qui est directement pour son besoin, qui lui appartient comme construction de soi. Il lui est indifférent parce qu’aliéné (dans le sens de vendu), et il est lui-même aliéné (n’est pas lui dans ce qu’il fait) parce que son travail lui est indifférent. Tout travail imposé par la nécessité est répulsif par définition puisque contraint. Cela est un caractère général du travail contraint, « malédiction » depuis les origines. Mais un travail pénible, non volontaire, peut être aussi une manifestation de ses qualités personnelles, on peut y éprouver la satisfaction de pourvoir à des besoins personnels, de vaincre des difficultés, de progresser, de se construire. Le travail aliéné ne fait rien progresser, sinon par l’opposition qu’il suscite, et on n’y éprouve aucune satisfaction de construction de soi; il n’est donc pas que le travail répulsif, le travail en général du règne de la nécessité. Il est le travail répulsif concrètement spécifique à une époque historique particulière dans ce règne, celle des individus privés. C’est-à-dire non seulement un travail contraint, mais qui n’est pas pour soi, qui est hors de soi, n’importe quoi pour de l’argent, et dont les normes sont dictées par des exigences sociales aveugles, despotiques. Donc, depuis la naissance de l’individu privé et jusqu’à sa disparition au profit de l’individu social, travail répulsif et travail aliéné sont la même chose, l’un est la forme concrète de l’autre pendant cette époque particulière.
Résumons, à ce stade de l’exposé, les liens entre développement des moyens de production, du travail aliéné et de la propriété. Les différentes formes de communautés primitives se dissolvent parce que la production augmente avec le perfectionnement des outils, donc aussi en même temps les échanges et la spécialisation des métiers dans la division sociale du travail. Dès l’extension des échanges, le travail devient de plus en plus, et d’abord dans les métiers détachés de la terre féodale, dans les villes, un moyen pour avoir de l’argent, et par là devient corrélativement un travail aliéné. Ainsi le travail apparaît comme exigeant la propriété personnelle parce que son produit doit pouvoir être vendu, parce qu’il est effectué pour l’argent, qu’il est « une source d’acquisition ». C’est parce que le travail n’est pas pour le développement de l’individualité, mais pour l’argent, qu’il est aliéné. Et c’est pour cela qu’il faut en être propriétaire pour pouvoir obtenir cet argent en échange. C’est pourquoi Marx affirme: « la propriété privée est le produit du travail aliéné… Le travail aliéné est la cause directe de la propriété privée. Par conséquent, si la cause tombe, l’effet disparaît »141. En tant qu’il est travail contraint, lucratif, et compris comme activité personnelle, le travail aliéné pose évidemment l’exigence, pour celui qui l’effectue, d’être propriétaire de son travail afin de l’être de son produit, l’argent.
Mais si cette exigence peut prendre corps comme réalité, c’est aussi parce qu’avec l’outil, le travailleur prend conscience d’être celui qui produit. L’objet est le résultat de son travail personnel, de son habileté à manier l’outil, de sa connaissance du métier. L’outil est le moyen de l’appropriation (de la propriété), le travail aliéné sa cause. Il y a donc un lien dialectique direct et étroit entre perfectionnement des moyens de production, travail aliéné et propriété privée. Ici, on voit donc une inversion du schéma « la fin de la propriété privée entraîne la fin du travail aliéné », qui est souvent admis à tort comme la « doctrine » de Marx. En réalité, Marx énonce un rapport beaucoup plus dialectique. D’abord le travail lucratif, ou travail aliéné, pour l’argent, est montré comme la racine originelle de la propriété privée (comme le travail individuel est lucratif tant qu’il est répulsif, et donc une coercition de la société sur l’individu, il y a une équivalence entre ces expressions: travail aliéné, lucratif, contraint). Ensuite, le rapport entre travail aliéné et propriété privée se développe comme rapport dialectique, toujours sous l’effet du développement des forces productives. Elles poussent à la transformation de la propriété individuelle en propriété capitaliste, et celle-ci accroît et achève l’aliénation du travail en le dépouillant complètement dans son effectuation même. La propriété privée apparaît donc à son tour comme la cause immédiate du travail aliéné dans sa forme paroxystique moderne.
Marx affirme constamment ce lien entre la suppression du travail aliéné, donc contrainte sur les individus, et celle de la propriété privée: «… le travail est… la puissance sur les individus, et aussi longtemps que cette puissance existera, il y aura aussi une propriété privée »142. Et la transition au communisme n’est au fond rien d’autre, quant à son noyau ultime, que l’abolition réciproque l’une par l’autre du travail aliéné et de la propriété privée, dont Marx a très justement posé la base matérielle dans le temps disponible en tant qu’il est le moyen d’une appropriation des conditions modernes (intellectuelles) de l’activité. En effet, puisque ces dernières deviennent les conditions essentielles de la production, leur appropriation est le moyen de la suppression du travail aliéné et, la cause supprimée, son effet, la propriété, disparaît! Nous y reviendrons au chapitre 5. Mais on peut observer ici qu’en établissant, très justement, le lien entre le comportement de propriétaire de l’individu moderne et le travail aliéné, Marx nous amène à redire que la nationalisation n’est pas l’abolition de la propriété, puisqu’elle ne modifie pas, par elle-même, la nature du travail.
La lutte des classes concerne toujours les modalités de la socialisation du travail: elle décide qui fait quoi et qui reçoit quoi. Avant l’apparition de l’individu privé sur la scène de l’histoire, cette socialisation était transparente, donc la contrainte du travail ouvertement despotique. Despotisme de la communauté et de ses coutumes rigides, despotisme de l’esclavage et du servage, etc. Avec l’individu libre, ce despotisme disparaît, la contrainte sociale du travail doit donc s’exercer masquée: les lois du marché, de la science, des techniques, qui imposent une contrainte tout aussi « neutre » en apparence que la dictature de l’Etat démocratique bourgeois qui l’organise en la présentant comme un abandon volontaire de sa liberté, de sa puissance personnelle. Dès lors qu’il y a individu privé se comportant comme propriétaire de son travail pour pouvoir l’échanger, sous forme de marchandise, avec les autres, se pose l’exigence de l’échange égal. Elle se pose non seulement parce que le travail privé doit être socialisé, mais parce qu’il est contraint: on n’aurait évidemment pas à compter pour l’égaliser ce qui serait jouissance, donc volontaire et abondant. Une égalité ne peut être que quantitative, et on sait pourquoi celle-ci ne peut se réaliser qu’entre quantités de travail social, abstrait, entre valeurs. Evidemment, cette exigence d’égalité se pose aussi dans la conscience des individus comme une revendication d’égalité entre eux qui, comme ils sont naturellement inégaux, tous singuliers, ne peut être posée que formellement, en droit.
On a vu que pour qu’il n’y ait plus de contradiction entre le travail privé et le travail social dans une société moderne, donc fondée sur l’individu, mais où subsiste encore le travail répulsif, il faut que tout le travail soit « pratiquement » du travail social. Mais on en voit bien maintenant les conditions. Ce n’est pas seulement qu’il corresponde à un besoin social, qu’il soit un travail collectif, du travail complémentaire dans la division sociale du travail en métiers, du travail en coopération directe dans la division usinière du travail (dans le « travailleur collectif »). L’existence de l’individu privé, donc égoïste, implique aussi comme facteur social qu’il soit du travail égal, que chacun en fournisse la même quantité que celle qu’il reçoit. Cette exigence d’égalité est une caractéristique générale du rapport de l’individu privé au travail contraint. Bien sûr le capitalisme la bafoue, bien qu’il la proclame hautement, étant fondé sur le rapport d’exploitation, sur l’appropriation des conditions objectives et subjectives de la production par quelques uns: les puissances financières et les puissances intellectuelles. En ce qui concerne la transition au communisme, nous avons vu toute la difficulté qu’il y avait à réaliser consciemment cette égalité de quantités abstraites, à établir la « robinsonnade » de l’échange égal des quantités de travail entre chacun et la société sans passer par la forme valeur d’échange. Et nous avons vu que même supposé cela réalisé, comme dans le schéma de la Critique du Programme de Gotha de Marx, le « droit bourgeois », c’est-à-dire la propriété, n’en serait pas pour autant supprimé.
En effet, dans la transition, la réalisation de cette égalité des quantités de travail ne serait nullement celle d’une association des producteurs (contrairement à ce que pensaient les premiers communistes utopistes), car elle exprimerait toujours, au contraire, un comportement de propriétaire (et pour les premiers prolétaires, elle était exactement cette revendication face à la perte de la propriété de leur travail, de ses conditions, passée aux mains des possesseurs d’argent, les capitalistes)143. Même dans la coopération de la grande industrie, elle est ce comportement vis-à-vis d’un travail vécu et considéré comme mise en œuvre de qualités personnelles, ne serait-ce que « de la quantité », de ses « dons individuels et par suite de sa capacité de rendement » considérés comme des « privilèges naturels »144, dont il faut tirer parti. Dans l’égalité, on dit toujours: j’ai fourni tant, j’ai droit à tant: c’est de la comptabilité de propriétaire privé. Le « droit égal » est donc, comme le remarque judicieusement Marx, et comme tout droit de propriété, la reconnaissance juridique de l’inégalité: celui qui maîtrise le plus de moyens (prétendument toujours personnels mais sociaux pour l’essentiel, y compris quand il s’agit de connaissances intellectuelles), qui possède le plus, recevra le plus sous prétexte qu’il apporte le plus. Dans cette égalité, et même dans la coopération industrielle des travailleurs, on a en permanence « la comparaison à la place de la collectivité et de l’universalité effectives »145. Ce qui relie les hommes ne sont que des choses, des quantités de travail abstrait, d’argent. C’est l’argent qui est la réalité du rapport de l’homme aux hommes (il est leur « communauté » dit Marx).
Même si, comme Marx dans la CPG, on pense pouvoir utiliser le temps de travail et non l’argent pour mesurer l’égalité (« l’égalité consiste ici dans l’emploi du travail comme unité de mesure »), il reste que mesurer est toujours un comportement de propriétaire. D’où vient ce comportement de mesurer « comme un Shylock »? De la pénurie, de la rareté, qui nécessite de répartir scrupuleusement? Certes. Mais la rareté, c’est quoi? C’est que le travail est peu productif, qu’il faut de longues journées de peine pour produire le strict nécessaire. C’est la condamnation au travail abrutissant, la soumission de l’homme à cette nécessité extérieure, coercitive. Bref, la pénurie de biens, c’est l’abondance de travail contraint. Et donc, à un certain stade du développement des moyens de production, c’est la propriété privée. Non pas que cette contrainte n’existait pas dans les formes communautaires primitives, et dans leurs formes décomposées (esclavage, servage), où il n’y avait pourtant pas de propriété privée des producteurs. Mais alors il n’y avait pas non plus l’individu constitué, et définitivement constitué comme sujet unique, qui peut être dépouillé de tout sauf de la propriété de sa peine, de ses efforts, comme de ses joies, de son repos, à moins de l’obliger à l’inaction et à la mort. C’est pourquoi, il subsiste toujours un noyau privé, personnel, dans le travail contraint même le plus aliéné, le plus dépouillé par la machinerie capitaliste, qui pousse à le mesurer, à le compter. Qui pousse à un comportement égoïste, de propriétaire privé. Qui sépare le privé du social.
En effet, examinons si le comportement de propriétaire privé est radicalement transformé avec le développement du capitalisme qui sépare le travail d’abord de la propriété de ses conditions objectives (moyens de subsistance et moyens du travail), puis de ses conditions subjectives (savoir-faire, science, organisation de la coopération). Est-ce que la suppression de la propriété personnelle de ces conditions (élimination de la petite production) serait celle de tout comportement de propriétaire à l’égard de son travail? En partie mais pas tout à fait, et la lutte salariale, par exemple, manifeste souvent que ce n’est pas le cas.
Certes, ayant perdu la propriété des conditions de son travail, le prolétaire n’a plus qu’à le vendre à autrui, perdant du même coup la propriété du produit avant même qu’il ait été produit et échangé. Certes, le capitaliste, pour acquérir toute la propriété du travail, le videra progressivement de toute qualité (habileté, savoir-faire) qui assurerait encore une certaine maîtrise, une certaine possession, au travailleur. « Or en quoi consiste la dépossession du travail? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier… est lui quand il ne travaille pas, et quand il travaille il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail »146.
Passage remarquable qui exprime, dès 1844, les liens entre travail contraint, aliéné, propriété, opposition temps de travail/temps libre (société/individu). Observons que Marx y analyse déjà l’aliénation du travail dans son effectuation même. C’est la suite logique du travail aliéné de la société marchande où il n’est reconnu, ne vaut, que comme autre chose que ce qu’il est, que comme argent: il y est déjà « travail quelconque », non pour se développer, mais cependant mobilise encore dans son effectuation des qualités personnelles de l’artisan qui « joue de ses instruments comme un virtuose » de son violon, et trouve une certaine « effectuation de soi » dans son activité « mi artistique, mi fin en soi ». Le capitalisme ne fait « que » pousser le caractère quelconque du travail, le travail seulement contrainte nécessaire, extérieure à l’individu, jusque dans l’acte de travailler lui-même. Ce n’est plus seulement parce qu’il produit pour de l’argent, n’importe quoi, que le travail est étranger à l’individu, mais parce qu’alors il n’est même plus effectué sous sa propre impulsion, qu’il n’exprime plus rien de qualités personnelles, exceptés la souffrance et l’ennui. Cette aliénation totale n’est que l’achèvement, « la forme extrême de l’aliénation »147 marchande, la domination totale des produits du travail (non plus seulement des marchandises, de l’argent, mais aussi des machines, de la science) sur l’homme. Le travail aliéné a produit la propriété privée, et celle-ci l’argent qui réunit comme malgré eux, à leur insu, les hommes qu’elle sépare mais qui aussi la détruit en retour. Car l’argent achète tout, y compris la propriété privée, qu’il abolit alors jusqu’au bout, jusque dans les qualités qui sont la part subjective de la possession personnelle du travail (l’autre, objective, étant constituée de ses conditions matérielles). C’est alors la propriété capitaliste sur le travail et ses conditions qui achève l’aliénation du travail. Travail aliéné et propriété se développent dans un rapport causal réciproque.
Avec le capital, ce n’est plus seulement le produit que le travailleur doit céder contre l’argent (et par là en retour, indirectement, son travail est aliéné), mais c’est directement son travail lui-même, ce qui le constitue en tant qu’homme, dont il doit donner la disposition, l’usage, à un autre qui en décide et en possède d’avance le produit. Si le travail est totalement aliéné jusque dans son effectuation, c’est qu’il appartient à un autre, que cette effectuation même, l’agir de l’individu, appartient à un autre. Cela détermine de nouveaux rapports (comportements) de propriété. En premier lieu, celui de ce Maître qui achète le travail et qui, dans le développement du capitalisme, prend aussi la figure du capital fixe et de la science qui « subsument » le travail. D’ailleurs, à l’origine du capital, il faut d’abord le travailleur « libre », le paysan ou l’artisan dépossédé de ses moyens de production et de subsistance, et ainsi, n’ayant plus de produit à aliéner, obligé d’aliéner son travail même, de se vendre148. « A travers le travail aliéné, dépossédé, le travailleur produit un rapport entre ledit travail et un homme qui n’y est pour rien et qui lui est étranger. Le rapport du travailleur au travail engendre le rapport du travail au capitaliste (ou à tout autre maître du travail, quelque nom qu’on lui donne). La propriété est donc le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail dépossédé… si la propriété privée apparaît comme la raison, la cause du travail aliéné, elle en est bien plutôt la conséquence… Plus tard, ce rapport causal se change en action réciproque »149. Il résulte de cette conception essentielle de Marx, comme nous l’avons déjà dit à d’autres occasions, que l’abolition de la propriété privée jusqu’à sa cause profonde ne peut être que l’abolition du travail aliéné, contraint, exigence des autres sur soi.
On a vu que dans les formes les plus développées du capitalisme, le Maître du travail n’était pas uniquement le propriétaire juridique, le financier, mais aussi les puissances intellectuelles de la production, puissances actives au sein du pôle capitaliste, qui se sont appropriées les conditions subjectives de la production moderne, les savoirs, notamment la science et ses applications. C’est la propriété de la science et des technologies par cette classe particulière qui lui permet d’achever la dépossession totale de l’ouvrier dans son travail. On peut donc caractériser comme une erreur l’affirmation que Marx fait dans la CPG selon laquelle dans la transition, « le droit égal… ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre »150. En admettant même que tout homme n’y soit qu’un travailleur, dans le « travailleur collectif », ce n’est certainement pas « comme un autre » quand il s’agit des puissances intellectuelles, technocratiques et bureaucratiques. Marx lui-même a montré que tant que le savoir est extérieur, étranger à l’ouvrier, il est, via la machinerie, la puissance qui « le domine et le subsume activement », puissance maîtrisée, possédée par cette classe et ses alliés « nomenklaturistes » dans l’appareil d’Etat. Il est évident qu’il faut que le prolétariat s’empare lui-même de « l’intellect général », donc abolisse le travail aliéné au profit du travail riche, pour supprimer cette dernière forme de la propriété151.
Cependant, l’ouvrier n’est pas sans avoir lui-même un comportement de propriétaire en rapport avec le travail aliéné. Même quand il est dépouillé des moyens matériels de son travail, il lui reste la possession d’une puissance personnelle de travail. Il est impossible au capital, même s’il s’y emploie très activement, de lui ôter toute puissance personnelle, de lui arracher toutes les conditions subjectives du travail pour en faire des conditions objectives dans la machinerie. Aussi bien les qualités « morales » (l’implication, l’assiduité, le sérieux) que la mise en œuvre de qualités d’intelligence restent, malgré tout, des facteurs toujours influents et personnels de l’efficacité de la production mécanique (par exemple, la connaissance intime des machines, l’aptitude à repérer leurs dysfonctionnements et à les prévenir ou les réparer, à mettre en œuvre telle ou telle astuce, etc.). Sauf à sortir du salariat, il ne reste plus à l’ouvrier qu’à monnayer le plus cher possible cette propriété (y compris en résistant à la fournir par coulage, grève, passivité, etc.). Il se comporte d’autant plus en propriétaire à cet égard que gagner le maximum d’argent par la vente de sa force de travail est la seule chose qui lui reste. Plus le travail est forcé, répulsif, plus l’argent est son seul but152, plus chacun aura tendance à vouloir donner le moins pour obtenir le plus. Le prolétaire n’a plus que sa peau à vendre sur le marché pour y être tannée, dit Marx? Certes, mais alors autant la vendre le plus cher possible. Ce n’est pas parce que le travail aliéné n’est qu’une chaîne que l’ouvrier n’a que l’envie de la perdre. Il a aussi celle de vouloir tirer le maximum de sa vente.
Dans la lutte contre l’exploitation, l’ouvrier peut donc développer deux tendances. Une tendance communiste vers l’individu social en se formant en association, parti, contre la bourgeoisie. Mais aussi une tendance individualiste de propriétaire ne cherchant qu’à vendre au mieux sa propriété, sa puissance de travail. On sait que ce comportement de propriétaire perdure pendant la transition, avec l’exigence de compter âprement « comme un Shylock » dont se plaignait Lénine, ou comme dit ci-dessus, avec l’égalitarisme proposé par Marx (mais à la suite de tout le mouvement communiste primitif du 19ème siècle) dans la CPG. C’est un comportement de lutte, comme toujours sur la base du travail aliéné, vis-à-vis de la société (les autres considérés comme concurrents, consommateurs) qui apparaît comme cette puissance étrangère qui impose la contrainte de productivité (produire moins cher, réduire les coûts), laquelle s’exerce, via la puissance de la machinerie, sur l’ouvrier.
Certes, on sait que l’ouvrier n’a que très peu à gagner dans la lutte salariale, et que la perpétuation du rapport salarial ne fait que perpétuer, et aggraver, son exploitation par le capital. On sait en effet que le salaire, prix de la force de travail, ne peut qu’osciller autour de la valeur de cette marchandise. On sait que l’ouvrier ne peut jamais s’enrichir dans l’échange de son travail contre argent, puisqu’il y abandonne « la force créatrice de sa capacité de travail », tout ce qu’elle produit au delà de ce qu’elle coûte à produire allant au capital. L’ouvrier n’a rien, ou parfois quelques miettes, de la richesse supplémentaire qu’il crée parce que, face à lui, « la productivité de son propre travail devient un pouvoir d’autrui, son travail en général le devient… »153. C’est le pouvoir du pôle capitaliste en général, et des puissances intellectuelles dans la production en particulier. Pouvoir qu’elles tiennent de l’appropriation de la « quintessence » des travaux humains, de « l’intellect général ».
A la différence, essentielle, des prolétaires, les membres dirigeants et cadres supérieurs du « travailleur collectif » n’ont pas seulement un comportement de propriétaire à l’égard de leur seul travail. Ou plutôt si, dans la mesure où ils le considèrent comme une dépense de forces purement personnelles, alors qu’en réalité il met en œuvre l’usage de cette puissance sociale, ce « cerveau social » dont ils ont la propriété exclusive bien que ne l’ayant pas produit, cet « intellect général », devenu le facteur essentiel de la production. Ils utilisent cette possession pour s’approprier une part de la plus-value qu’ils s’activent à faire produire par les ouvriers. Le comportement de propriétaire (la propriété) est toujours un rapport aux conditions de la production, objectives et subjectives. Ses effets sont à proportion de ce qu’on peut contrôler de ces conditions qui permettent de s’enrichir du travail d’autrui. Il n’en reste pas moins que, même si le travailleur intellectuel peut trouver une satisfaction dans l’exercice d’un travail qui mobilise des qualités élevées, il l’aliène à l’argent. Son travail est déterminé, non par des besoins propres au développement de son être, donc à celui de l’humanité dont il est une partie singulière, mais d’abord par l’argent qui permet seulement d’avoir des choses, d’accaparer. Qu’il le veuille ou non, son activité, dès lors qu’elle est vénale, est déterminée par le capital et contribue à la barbarie du monde capitaliste. Comme tout bourgeois, il « est plongé dans un procès d’aliénation où il trouve sa satisfaction absolue »154, laquelle le rend sourd et aveugle. Ainsi la division sociale intellectuels/exécutants apparaît comme une forme développée, propre au capitalisme moderne, de la contradiction travail privé/travail social, c’est-à-dire fondée sur un travail pour l’argent, un comportement d’accaparement de la puissance sociale, et le reproduisant.
Cependant, s’il y a bien un antagonisme fondamental entre le capitaliste actif dont le travail lui permet de s’approprier le travail d’autrui, et le prolétaire qui ne peut s’approprier qu’une faible partie de son propre travail, il n’en reste pas moins que le comportement de propriétaire, le travail vu comme pure activité lucrative, fournit une base matérielle, dans la classe ouvrière elle-même, à l’idéologie bourgeoise, au « droit bourgeois ». C’est sur cette base en effet que se développent les comportements privés, corporatistes, nationalistes (individualisme, défense de « mon » entreprise, « produisons français », etc.) qui, dans la logique de la recherche du gain d’argent comme but du travail, amènent parfois des catégories d’ouvriers à faire cause commune avec les puissances intellectuelles, dans l’indifférence ou l’hostilité aux « autres » (les étrangers, les concurrents, par exemple). Et quand, sous la houlette de cette fraction de la bourgeoisie qui veut que l’Etat dirige la Finance, ils vont jusqu’à se battre, infanterie des capitalistes actifs, contre les « excès » du capital financier parasite, il ne s’agit alors nullement d’abolir « l’argent-roi » mais plutôt de la lutte (entre ces deux fractions bourgeoises) pour s’approprier l’argent, seul point commun du comportement des propriétaires. « En tant que représentant matériel de la richesse universelle, en tant qu’il est la valeur d’échange personnifiée, l’argent doit être immédiatement objet, but et produit du travail universel, du travail de tous les individus singuliers… Du coup, la frénésie d’enrichissement devient la pulsion de tous… »155. Frénésie, pulsion, on voit là encore la propriété comme un comportement. D’ailleurs l’argent et le comportement de propriétaire privé sont deux faces de la même médaille puisqu’ils sont la conséquence du même rapport au travail contraint par lequel le privé s’oppose au social. Opposition qui produit à la fois la forme valeur d’échange (l’argent), et le comportement d’appropriation de l’argent qui est inéluctablement « frénétique », « par essence auri sacra fames », parce que l’argent représente toute la richesse sociale, parce qu’il confère « la domination universelle sur la société, sur le monde entier des jouissances, des travaux, etc. », et que sa possession n’a par conséquent pas de limite (il en irait autrement d’un travail destiné à satisfaire et développer des besoins personnels, humains, donc nécessairement limités).
Bien sûr, le comportement de propriétaire de l’ouvrier à l’égard de son travail est vain en tant que tel, puisqu’il est nécessairement battu par les diverses catégories de propriétaires capitalistes dans la lutte pour l’appropriation de l’argent. Mais un comportement n’est pas nécessairement conscient des résultats et conséquences. Là est l’importance de « donner la vraie parole de la lutte ». Laquelle peut l’éclairer en s’appuyant sur cette autre réalité qu’il n’y a pas que l’argent dans cette lutte pour l’argent. En la menant, les ouvriers sont amenés à se grouper, à se battre ensemble contre la bourgeoisie et, par là, à commencer à quitter le privé en se constituant en tant que classe. Le réflexe spontané de défense de son intérêt privé amène le prolétaire à lutter comme individu social, appartenant à une classe sociale pour commencer. Il s’agit de la conséquence la plus essentielle de la concentration capitaliste des forces productives. Non pas l’association des producteurs comme un « travailleur collectif » qui serait apte à devenir, en tant que tel, « propriétaire collectif » dès la prise du pouvoir politique et l’abolition de la propriété juridique, mais l’association combattante des exploités contre la bourgeoisie, première forme de l’association des hommes libres. Cette association ne se développera pas en une société communiste par la seule prise du pouvoir politique. Mais en poussant, à partir d’elle et pendant toute une phase de transition, la lutte contre la bourgeoisie jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à éliminer ce qui la produit. Ainsi, vaincre c’est ne pas s’arrêter à quelques victoires partielles contre la propriété financière et juridique capitaliste, mais aller jusqu’à abolir leur germe, celui de la propriété privée, jusqu’à abolir l’individu privé, rabougri, séparé des autres dans l’individualisme borné, la comparaison au lieu de l’association, l’accaparement des choses au lieu du développement de ses qualités. Le but communiste de l’association des prolétaires combattants n’est donc atteint que par l’abolition du travail aliéné, germe originel, mais aussi ultime, des comportements de propriétaire, autrement dit aussi de la séparation privé/social et de toutes ses conséquences, l’argent, le capital, le salaire, etc.
La lutte pour en terminer avec le travail aliéné est donc le contenu ultime de la lutte des prolétaires. Elle touche au noyau même du système capitaliste: l’individu privé, la propriété, l’argent, et à la racine de l’Etat, cette autre conséquence de la séparation privé/social156, du moins dans sa fonction d’organisateur suprême et obligé de la coercition du travail, « gouvernement des hommes ». Et si le bourgeois trouve sa béate et imbécile satisfaction dans le travail aliéné, « l’ouvrier en étant la victime, est dès l’abord dans une situation de rébellion contre une aliénation qu’il éprouve comme un esclavage »157.
Il est très significatif que les fractions bourgeoises au sein de la classe ouvrière (les divers partis de la gauche démocratique) s’emploient avec la plus grande application et la plus grande énergie, en s’appuyant sur les comportements de propriétaire qui y existent, à limiter sa lutte aux questions d’argent et de ses modalités de répartition. Le fameux épisode des accords de Grenelle, en 1968, montre après bien d’autres jusqu’où la bourgeoisie est prête à aller pour que le prolétariat reste sur le terrain de l’argent et des autres conditions de la vente de sa force de travail, pourvu surtout qu’il accepte de ne rien changer à l’appropriation des conditions, objectives et subjectives, du travail (par la même occasion, cela montre aussi que ce n’est pas en restant sur le terrain salarial, c’est-à-dire de la reproduction du capital, que la lutte prolétarienne obtient des résultats, y compris dans ce domaine).
Tant que subsiste le travail contraint et lucratif, subsistent aussi les bases d’un comportement de propriétaire au sein du prolétariat sur lequel l’idéologie bourgeoise peut toujours se développer. C’est pourquoi la lutte entre les « deux voies », capitaliste et communiste, perdure après la révolution politique. Nous y reviendrons dans le chapitre 6. Mais nous avons déjà observé, à propos des nationalisations, qu’on ne pouvait pas séparer l’appropriation des conditions objectives du travail, pas seulement la terre et les matériaux, objets du travail, mais aussi tous les instruments, machines, etc., de celle de ses conditions subjectives (habileté, savoir-faire, science, mais aussi coopération dans les unités et coordination entre elles) qui relèvent essentiellement aujourd’hui de la puissance intellectuelle socialement accumulée. Nous avons déjà observé aussi que, si le pouvoir révolutionnaire supprimait la finance et tous les revenus financiers, et limitait le rôle de l’argent à la consommation immédiate, obligeant chacun à ne vivre que de son travail et organisant le partage du travail dans le sens de l’égalité des quantités fournies et reçues, ces mesures ne pouvaient pas aller jusqu’à une abolition totale de la propriété privée et de l’argent, germes toujours susceptibles de reformer un corps capitaliste. Leur principal intérêt est plutôt de réaliser, par la diminution du surtravail des prolétaires, l’augmentation considérable du temps disponible, lequel est lui-même, à travers une lutte de classe spécifique (ou « révolution culturelle » selon la formulation de Lénine et Mao Tse Toung), la base pour supprimer le travail aliéné (racine de la propriété privée et de l’argent).
Se saisissant habilement du fait que l’abolition de la propriété est une chose relativement complexe parce que l’appropriation des conditions inorganiques du travail implique non seulement celle de ses conditions objectives mais aussi celle des conditions subjectives qui leur sont liées, sans lesquelles l’appropriation des conditions objectives n’est que formelle, un certain nombre de littérateurs bourgeois ont développé diverses théories prétendant que cette conception marxiste de la propriété comme comportement d’appropriation aboutissait nécessairement à l’impossibilité du communisme tant qu’on ne connaît pas la fin du travail.
Par exemple, pour M. Henry158, tant qu’il y a travail, il y a une contradiction privé/social parce que le travail étant toujours individuel, mais devant aussi être social, doit donc nécessairement se présenter sous une forme autre, la forme valeur, l’argent. Ce serait là le noyau de l’aliénation: le travail ne pourrait se représenter qu’autrement que ce qu’il est, se représenter comme social alors qu’il est individuel. Le communisme ne pourrait se réaliser que si le travail individuel n’était plus soumis au social, que s’il « n’obéissait qu’à lui-même ». Mais M. Henry raisonne à l’envers: le travail individuel n’est pas « autre » quand il prend une forme sociale, mais quand il prend une forme privée (social, associés, ne s’opposent pas à individuel, mais à privé, séparés). Il n’a pas compris que ce n’est pas la socialisation du travail qui, par nature, exigerait que celui-ci prenne la forme particulière de la valeur d’échange, qu’il ne soit considéré que comme argent. Mais que c’est seulement le travail répulsif, contraint, et la séparation des individus dans la propriété privée qui en découle à un certain stade historique, qui obligent à compter des quantités de travail abstrait, à compter de cette façon purement sociale et historique dit Marx à juste titre (qui précise finement qu’il « ne rentre pas un atome de matière » dans la valeur d’échange – cf. note 18). Le problème n’est pas que le travail individuel doive être social – il l’est toujours, dans toutes les sociétés – mais qu’il ne soit vécu que comme travail privé, lucratif, tant qu’il est répulsif. L’aliénation n’est pas dans la détermination du travail individuel par les conditions sociales, mais dans le fait que le travail individuel n’est pas vécu, effectué directement et consciemment comme social, donc que ces conditions sont étrangères à l’individu privé et lui sont imposées aveuglément et brutalement. C’est cette séparation qui est le problème, non le fait que le travail soit social. C’est elle qui implique que le social est perçu comme puissance extérieure coercitive sur l’individu. Le communisme n’est nullement l’abolition du travail (ce serait abolir l’homme), mais l’abolition du travail aliéné, répulsif, contraint, source des comportements de propriétaire, c’est-à-dire de séparation, d’opposition du privé au social. Il est, comme nous allons le voir au prochain chapitre, appropriation par l’individu de la puissance qui fonde sa liberté, et qui est la puissance sociale.
Dans la même veine, différents auteurs comme A. Gorz, sont vivement intervenus dans le débat sur la réduction du temps de travail159 pour affirmer que, si le capitalisme moderne est bien comme le dit Marx, dans le procès réel de production, la domination du capital fixe sur l’ouvrier, « du travail mort sur le travail vivant », alors il n’est pas possible d’envisager sa disparition tant qu’est nécessaire le travail vivant dans ce procès. En effet, compte tenu de la complexité de la science et de la machinerie moderne, le travail dans ce procès ne pourrait être selon eux que « hétéronome », puissance extérieure sur l’individu qui ne serait « autonome », maître de lui-même, que dans le temps libre. Mais Marx a raison de dire que la science et la machinerie ne sont pas « par nature » capital, mais seulement parce que les prolétaires en sont dépossédés. Que les puissances intellectuelles prétendent qu’elles seules peuvent s’approprier ces conditions et en jouir, que des Gorz and Co. affirment qu’eux seuls peuvent effectuer un travail attractif, libre, comme celui d’écrire que le prolétariat ne peut qu’éternellement rester abruti, sa créativité limitée au bricolage du Dimanche, on comprend bien leur intérêt. Qu’ils usent pour cela de l’argument que nul aujourd’hui ne peut prétendre être maître à lui seul de toutes les connaissances, c’est l’habitude qu’ils ont de nous prendre pour des imbéciles. Car ce serait effectivement l’être que de le prétendre, ce que nul ne fait. C’est de la possibilité pour les individus d’avoir accès à la puissance sociale et d’en user selon leurs besoins particuliers dont il s’agit, et c’est cet accès, cette appropriation qui est la clef de leur liberté, c’est-à-dire de leur puissance, par l’association communiste. Voilà ce qui mérite maintenant d’être examiné.
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CHAPITRE 5. TRAVAIL RICHE ET INDIVIDU SOCIAL
Le travail riche, ou attractif, n’est ni une invention, ni une utopie, ni le retour à un Eden d’avant la malédiction biblique d’avoir à travailler à la sueur de son front (comme tout travail d’ailleurs, le travail riche, qu’il soit scientifique, artistique ou autre, nécessite aussi effort et fatigue). Il existe, potentiellement, dans ce qui se présente aujourd’hui devant nous comme la puissance sociale, la quintessence des travaux accumulés par toutes les générations passées. Il est le résultat de ce mouvement historique par lequel les hommes se sont détachés, et se détachent toujours davantage, de la condition animale en se construisant progressivement et longuement comme agents conscients de pouvoir s’approprier la nature, et dans les limites de la connaissance de ses lois, d’en faire un objet pour la satisfaction de leurs besoins.
L’animal ne produit rien, il prend ce qui lui est nécessaire dans la nature pour ses besoins immédiats et physiologiques. Toujours les mêmes besoins, et toujours les mêmes gestes reproduits année après année. Il fait partie de la nature sans s’en distinguer, s’adapte à ses modifications ou disparaît, mais ne la transforme pas lui-même. Les hommes des premiers temps, cueilleurs, chasseurs, font de même. Mais leur capacité à développer un langage, à communiquer, à conserver et à transmettre les expériences, les échecs comme les succès, bref, leur capacité à se représenter, à penser, à théoriser leurs pratiques leur a permis de s’organiser comme un collectif en développement historique, et non pas comme un collectif fixe, naturel, telle une meute ou une ruche. Et cela a été leur puissance spécifique. Ils ont sans cesse pu améliorer les méthodes, les moyens, par lesquels ils s’affrontaient à la nature pour satisfaire leurs besoins, accumuler les savoirs, génération après génération, c’est-à-dire se transformer eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit des premières origines, l’homme émerge en se distinguant de l’animal par cette accumulation constante des expériences produisant le perfectionnement de ses pratiques, lequel se manifeste par l’usage d’outils de plus en plus efficaces, puis plus tard, par l’utilisation de sources d’énergie non humaines qui viendront en démultiplier la puissance. Au fur et à mesure de ce, longtemps, très lent perfectionnement des outils, les hommes prennent conscience qu’ils agissent sur la nature, peuvent non seulement lui prendre, mais lui faire produire dans une certaine mesure selon leur volonté et leurs besoins, la transformer, créer par eux-mêmes de nouveaux objets, de nouveaux paysages, des cités, etc. Evidemment, volonté et besoins (la liberté) sont limités et déterminés historiquement par la capacité de les satisfaire. Donc, initialement, ils sont bornés aux problèmes de subsistance. Mais très tôt, ils les débordent, comme le montrent, par exemple, l’art des peintures rupestres et les diverses expressions culturelles par lesquelles, aussi, les hommes s’approprient la nature en construisant la représentation de leurs rapports avec elle.
La pensée est une forme de représentation (exacte ou pas, c’est une autre affaire) de l’expérience accumulée, qui peut, ainsi abstraite, « substantifique moelle », être conservée et surtout transmise, permettant de la sorte aux générations suivantes d’agir à un niveau supérieur. La médiation pratique entre l’homme et la nature est d’abord la communauté, première condition de la production de leur vie. La pensée, médiation abstraite qui en découle, est alors collective, rigide, les « us et coutumes » de caractère plus ou moins religieux. Mais elle permet aussi le développement des pratiques, des moyens de production. L’outil introduit une nouvelle médiation, qui peu à peu s’individualise. Il amène, comme nous l’avons rappelé au chapitre précédent, et à travers les révolutions politiques bourgeoises, l’individu privé, propriétaire, séparé. C’est « l’âge d’or » du petit producteur où il parait maître de son travail, bien qu’il soit soumis en réalité aux exigences du travail social dans l’aveuglement du marché et par là dominé par des conditions extérieures qu’il ne maîtrise pas. Néanmoins, il arrive que ce travail nécessite une grande habileté personnelle (de la part des artisans surtout, car il ne faut pas oublier que la grande majorité des petits producteurs sont les millions de paysans rivés à la glèbe). Le travail apparaît donc, en cet « âge d’or », pas seulement comme souffrance mais aussi comme un art, mobilisant des qualités personnelles développées, comme « auto-effectuation de soi », contrairement au travail de l’ouvrier d’usine. Mais Marx observe avec justesse à l’encontre des apologistes de cette petite production que si ce travail « est encore mi artistique, mi fin en soi »160, il reste néanmoins limité à un métier fixe, répétitif, étroit161, et donc aussi l’individu dont il est « l’effectuation ». Il le dit d’autant plus qu’il doit s’opposer avec force aux tenants du retour à ce supposé « âge d’or » de la petite production, tels Proudhon et bien d’autres, qui infestaient le mouvement ouvrier de son époque. Ce faisant, il met en avant une première conception du « travail riche », mais construite seulement comme l’envers, la négation de ce travail limité à l’exercice d’une activité étroite et répétitive. Cet opposé, c’est le travail comme multi-activités (chasseur, pêcheur, berger et critique, selon sa célèbre image), permettant de mettre en œuvre de multiples qualités, artistiques, scientifiques, manuelles, etc., rompant avec des divisions sociales qui mutilent les hommes en les bornant à un domaine d’activité particulier et fixe. Marx affirme la supériorité (l’humanité) de l’individu non privé, c’est-à-dire non privé de pouvoir développer l’intégralité de ses facultés, « multidimensionnel » pour paraphraser « l’homme unidimensionnel » critiqué par Marcuse. Mais nous verrons qu’il donnera ultérieurement une conception plus concrète de cet homme développant toutes ses facultés, celle de l’individu social.
On a rappelé, au chapitre 4, que la petite production privée conduit au travail pour l’argent, à la domination de l’argent, et de là au capitalisme qui est la fin de la propriété individuelle, la séparation des producteurs d’avec les moyens de production. C’est alors du capital que paraissent provenir toutes les conditions de la production (innovations, technologies, machines, organisation de la coopération, moyens de subsistance), c’est lui, c’est la puissance de l’argent qui achète toutes ces conditions, qui apparaît comme la médiation entre l’homme et la nature, en même temps que l’argent apparaît ce qui réunit les individus, leur communauté.
Mais le capitalisme, c’est aussi la production comme fin en soi (en tant que la plus-value est la raison d’être du capital), c’est le développement d’une fantastique puissance sociale, concentrée dans la science et ses applications, aux mains des puissances financières et intellectuelles qui en ont dépouillé les prolétaires, et qui sont unies pour continuer à le faire. Marx affirme à juste titre que ceux-ci, déspécialisés, dépouillés de toute propriété, n’ont pas à rechercher un retour en arrière dans l’appropriation d’une puissance individuelle bornée et médiocre qu’ils ont perdue, mais à en forger une nouvelle, faite de l’appropriation par l’individu de cette puissance sociale cent mille fois supérieure, base pour un individu nouveau dont la propriété sera ainsi fondée sur « les acquêts de l’ère capitaliste »162. Contre Proudhon, Marx affirme encore: « ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme de métier »163. C’est cette puissance sociale, celle de « l’intellect général », et pas seulement celle des choses, des moyens matériels de production, qui est la vraie richesse parce qu’elle est l’universalité, la quintessence de toutes les qualités, de toutes les expériences et réalisations de toutes les générations. Aujourd’hui, les hommes pourraient tous se l’approprier, au lieu de seulement quelques uns, justement parce qu’elle existe, constituée définitivement par le capitalisme, comme puissance totalement sociale, universelle, en dehors des individus privés dont les savoirs, les qualifications et spécialités personnels n’en sont plus que les sous-produits. Maintenant, les rapports des hommes à la nature, et entre eux, apparaissent comme entièrement construits, non pas naturels ou voulus par Dieu, mais organiques, « posés par la société »164, et donc appropriables par elle, par ses membres.
Cette appropriation n’est pas un élargissement à tout un chacun du mode bourgeois de propriété qui d’un droit formel pour la plupart deviendrait réel pour tous (tous les salariés seraient actionnaires par exemple). Pas plus qu’elle n’est une extension à tous du mode de consommation bourgeois. Bien au contraire, elle est leur suppression.
« L’abondance », le « à chacun selon ses besoins », qui sont posés par Marx comme conditions et caractéristiques du communisme, n’ont rien à voir avec une consommation effrénée, une accumulation infinie par chacun d’objets de toutes sortes, un gaspillage irresponsable et destructeur des ressources de la nature, comme on le voit aujourd’hui dans le capitalisme. Répétons-le, avec l’argent, on a nécessairement une « frénésie » d’appropriation sans fin parce que la richesse est posée dans l’accumulation des choses, ce dont on ne peut jamais être satisfait parce qu’il y en a toujours qu’on n’a pas et qui dès lors vous manquent, que c’est une course sans fin. Il institue par rapport à la vie le même comportement de possession que celui du Don Juan de Molière par rapport aux femmes: une possession qui n’engage rien de personnel, qui laisse son propriétaire exactement tel qu’il était avant, et puisqu’il n’a rien trouvé qui le développe, rien modifié de lui, dans le besoin de toujours recommencer et d’accumuler sans fin, sinon à sa mort, les conquêtes, bref, à être non pas passionné mais seulement frénétique. De même que la prostitution n’a rien à voir avec l’amour, l’argent est la richesse qui n’a rien à voir avec l’individualité. Il ne développe aucune qualité personnelle, au contraire, il faut aliéner son humanité pour l’avoir. « L’argent n’est donc pas seulement l’objet mais en même temps la source de la frénésie d’enrichissement », sa cause, dit très justement Marx165. C’est l’existence même de l’argent qui implique la représentation de l’individu dans l’argent (il n’est que ce qu’il en a) et la frénésie marchande. C’est le capitalisme, le capital n’existant que comme valeur se valorisant, argent qui rapporte de l’argent, qui est obligé de développer sans cesse le surtravail, et donc aussi la production, alors que le travail nécessaire à l’entretien et à la reproduction de la vie diminue jusqu’à devenir insignifiant. C’est lui qui doit de ce fait exciter par tous les moyens à la consommation, qui gaspille sans vergogne, et produit des masses d’objets irrationnels de la façon la plus irrationnelle. Ce qui est se comporter comme si la nature ne devait être qu’un jouet, au lieu qu’elle soit un moyen de sa vie. Le communisme, cela serait maîtriser les rapports de l’homme avec la nature, ce qui n’est pas se croire et se comporter comme un dieu tout puissant, ou un enfant ignorant, à son égard mais chercher à en connaître et utiliser les lois de façon à la rendre utile à l’homme, à l’espèce et à sa perpétuation.
L’appropriation dont il est question dans le communisme n’a rien à voir avec le comportement de propriétaire propre au monde bourgeois. Car il s’agit d’une autre conception de la richesse et de l’individu, donc de la propriété de celui-ci sur celle-là. Elle n’est plus l’appropriation de l’argent, l’avoir de ce qui n’a rien à voir avec soi, avec le développement de son individualité, mais au contraire ce qui le permet. Et les besoins propres à l’individualité, c’est-à-dire à ses qualités, sont par nature limités, quelle que soit l’étendue de sa « multi-dimensionnalité ». Les besoins ainsi compris, le « à chacun selon ses besoins » n’a rien évidemment d’une utopie consumériste.
Il n’y a donc pas de fanatisme « productiviste » chez Marx, pas plus qu’il n’y a d’exaltation du travail en général, contrairement à ce que prétendent souvent des critiques superficiels. Pour lui, nous l’avons déjà rappelé, l’abondance, la « vraie richesse », est d’abord l’abolition de la domination du travail contraint, l’abondance de temps libre pour un travail libre. Le travail libre n’est pas un travail « libéré » au sens où le travail parcellaire, tel qu’il est, deviendrait acceptable parce que pour l’intérêt général, pour la révolution, au lieu que ce soit pour un patron (encore que ce changement ne soit pas rien, travailler à construire la société communiste est déjà autre chose que travailler pour la Bourse!). Car comme nous l’avons vu, un tel travail est toujours plus ou moins du travail contraint et répulsif pour l’individu, l’enferme toujours plus ou moins dans le privé. Ce n’est pas d’un simple changement formel dont il s’agit, d’un même travail qui (ne) serait (pas) « libéré » du despotisme patronal par celui du Plan, mais d’un autre travail.
Le temps libéré du travail contraint est la condition nécessaire (mais non suffisante) pour s’approprier « l’intellect général ». Et pourquoi cette appropriation est-elle indispensable? Parce qu’il n’y a pas de jouissance sans en avoir les capacités. Et plus grandes sont les capacités, plus grande est la jouissance. Chacun le sait: qui veut jouir de son activité de jardinier, peintre, scientifique ou autre, est amené à se perfectionner sans cesse s’il veut y trouver un plaisir plus grand en réalisant des choses de plus en plus subtiles, belles, en franchissant des obstacles, en réalisant ce qui lui était jusque là impossible, en découvrant à ses sens des domaines inconnus. « C’est la musique qui éveille le sens musical de l’homme… ». Pour l’oreille non éduquée musicalement, «… la musique la plus belle n’a aucune signification ». Elle n’est rien pour cet individu, n’est pas un objet qu’il puisse s’approprier « car mon objet ne peut être que la confirmation d’une maîtrise propre à mon être »166. Il y a le développement des richesses humaines tout au long de l’histoire, arts, sciences, littérature, etc., et il y a les capacités de chacun à se les approprier. La capacité de s’approprier ces richesses, cet « intellect général », c’est d’abord qu’il existe, détaché des corporations, des individus, des classes, et c’est ensuite de le poser comme la vraie source de la richesse. C’est comprendre que s’approprier « l’intellect général », c’est s’approprier les conditions, les capacités de la jouissance qui est mise en œuvre de ses qualités (et donc leur élévation est aussi celle de la jouissance). Car c’est s’approprier toutes les réalisations de l’humanité, léguées par les générations passées, c’est permettre à l’individu d’en enrichir ses qualités, de développer tous ses sens, toute sa créativité dans tous les sens. Autrement dit, la capacité de jouissance est, 1°) un produit historique, 2°) s’acquiert dans certaines conditions, qui nient l’argent et la propriété privée, 3°) nécessite un effort.
Revenons à l’homme riche ainsi compris, l’homme riche de capacités de jouissance. Il est d’abord pour Marx, nous l’avons vu, « l’homme doué de tous ses sens », qui exerce, éduque, et développe tous ses sens. Dans sa boutade célèbre, et en opposition à l’idéal proudhonien du petit propriétaire fait de la médiocrité d’un travail borné, fixe, et de l’idéologie d’un égalitarisme niveleur, assuré par le despotisme d’un gouvernement des hommes, Marx a présenté le développement « de tous les sens » comme un développement « dans tous les sens », la pratique de multiples activités différentes, chacun pouvant « se perfectionner dans la branche qui lui plaît… faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, chasser le matin, pêcher l’après-midi, pratiquer l’élevage le soir, faire la critique après le repas, selon son bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique »167. D’où les ricanements de certains se gaussant de ce « dilettantisme ». Mais l’important n’est évidemment pas l’image d’emploi du temps qu’utilise Marx pour illustrer son opposition à l’homme pauvre, « unidimensionnel », comme s’il s’agissait de changer d’activités toutes les cinq minutes, c’est son sens: 1°) le libre choix de l’activité, 2°) exercer « tous ses sens » et qualités intellectuelles, sortir de la « fixité », de l’étroitesse, synonymes de médiocrité, devenir un individu « intégral » au lieu de mutilé. Plus loin, Marx précise que: « la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels » et qu’en conséquence, « c’est seulement dans la communauté que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens; c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible »168. Il pose donc la communauté, la qualité des rapports entre les individus, faits d’échanges réels, directs, concrets, et non d’abstraction, d’argent, comme la condition du développement de leurs facultés.
Il est en effet facile de comprendre que le développement des facultés de chacun dépend du développement de celles de tous. Car il dépend, 1°) de la masse des facultés humaines déjà produites par l’histoire sous la forme des « objets » les plus divers, aussi bien culturels que matériels, « œuvres » au sens large; 2°) de son accroissement, c’est-à-dire de la possibilité que le plus grand nombre, tous, puisse y œuvrer. Mais il ne suffit pas de le dire, il faut en poser la condition qui est, bien sûr, que chacun soit dans des rapports sociaux permettant l’appropriation de ces facultés. La difficulté, et l’impossibilité pour les bourgeois, c’est que cela exige de sortir des rapports fondés sur la séparation qu’on appelle communément la propriété privée, puisque ceux-ci excluent la grande masse de cette possibilité. L’appropriation, par une petite minorité de capitalistes actifs et passifs, des moyens matériels et intellectuels développés par les hommes au cours de l’histoire, autant que l’usage misérable et barbare qu’ils en font pour la conserver, est d’ailleurs la condamnation la plus nette du régime capitaliste. Il suffit en effet d’imaginer ce que seraient la richesse, la force, les jouissances que pourrait développer la société contemporaine si les capacités de tous les individus étaient portées à hauteur de ce patrimoine, au lieu que, après avoir détruit jusqu’à la propriété individuelle des conditions subjectives de la production (en plus de celle des conditions objectives) et les avoir développées en puissance sociale, le capitalisme en interdit l’accès et l’usage aux 9/10 de la population qui sont exclus de tout accès au patrimoine de l’humanité, notamment les sciences.
Remarquons que le rôle croissant de la propriété intellectuelle comme propriété capitaliste se voit confirmé de nos jours par l’ampleur des moyens mis en œuvre pour en faire un capital, une valeur se valorisant. Par exemple, tous les dispositifs de secret qui entourent la recherche, et le système très coûteux des brevets, freinent considérablement la diffusion et l’utilisation des innovations afin d’en faire valoir la propriété, d’en tirer le profit maximum, bref, de se comporter vis-à-vis des connaissances comme vis-à-vis d’un capital. De plus, dans ce domaine de « l’immatériel », tout et n’importe quoi devient appropriable afin de soutirer de l’argent au peuple. La simple propriété d’un nom s’acquiert par dépôt administratif et peut rapporter des millions. Par exemple, trois responsables d’un quelconque cybercafé parisien nommé Vis-à-Vis ont vendu en juillet 2000 au groupe financier Vivendi, pour 24 millions de francs, le droit d’appeler son portail Internet Vizzavi. Un simple nom tiré du vocabulaire courant vaudrait ainsi quelques 50 000 journées de travail ouvrier. A une autre extrémité du spectre de la propriété intellectuelle, on voit des chercheurs s’approprier tout bonnement les gènes humains et vendre en Bourse, pour des milliards, les sociétés qu’ils ont créées pour exploiter ce « matériel », tout en interdisant à quiconque d’en faire usage pour développer des thérapies, à moins de les payer grassement. Les cellules des parties du corps humain deviennent propriété privée! Observons au passage que le patrimoine intellectuel est justement ce qui est appropriable par tous sans léser personne, puisque cela n’ôte rien à personne. Celui qui s’approprie, en le jouant, le concerto en fa majeur K 459 s’est approprié la musique de Mozart sans pour autant empêcher quiconque d’en faire autant, ce qui ne serait pas le cas s’il s’était approprié son piano. Ce n’est que dans le règne de l’argent que tout doit être artificiellement transformé en argent pour pouvoir se poser comme propriété privée. Il faudrait tout un livre pour mieux décrire le pompage financier qu’organise et dont profite la propriété intellectuelle, véritable capital moderne, et le véritable crime contre l’humanité que constitue l’appropriation privée des progrès scientifiques: par le secret et le monopole, elle retarde considérablement les progrès, et par le profit exigé, elle prive la majorité de la jouissance de ces progrès (comme le montre, par exemple, le fait que les africains, premiers touchés par le sida, n’ont pas accès à son traitement).
C’est pourquoi, des rapports sociaux communautaires, c’est-à-dire fondés non sur la séparation et la concurrence, sur des comportements de propriétaire privé, mais sur la propriété commune de cette puissance sociale, c’est-à-dire la capacité concrète pour chacun d’y puiser, de la faire sienne « selon ses besoins », sont la condition du développement de chacun et de l’espèce. Que cette puissance sociale soit le moyen de sa propre puissance personnelle, d’une activité personnelle riche et libre, laquelle contribuera à son tour à un nouveau développement de la puissance sociale, tel est le fondement de l’individu « intégral », ou individu social. Ce qui le développe, ce qui l’enrichit, étant la puissance sociale qui ne s’oppose plus à lui comme puissance étrangère dès lors qu’il en a l’usage (c’est-à-dire qu’il peut se comporter à son égard comme propriétaire), entraîne que son activité est aussi tout naturellement offerte sans restriction aux autres, apportée au développement de cette puissance historique, universelle, donc à celui de l’espèce. Il n’y a plus de contradiction antagonique entre l’individu et les autres (la société) parce qu’ils sont concrètement dans une puissance et un développement mutuels.
Alors, c’est l’activité elle-même, attractive et volontaire, qui est directement la médiation entre les individus, qui cimente leur vraie communauté, et non plus l’argent. En effet, dans le travail riche qui mobilise les qualités, les sens, l’intelligence de l’individu, et qui a pour but non l’argent mais le produit lui-même, la satisfaction directe d’un besoin, l’œuvre produite, ou que l’individu contribue à produire, n’est pas une affirmation d’un « soi » purement privé dans l’objet, un objet dans lequel l’individu réaliserait et contemplerait la puissance, la qualité de ses facultés comme si elles n’étaient que les siennes (comme ce pouvait être le cas dans le travail artisanal pour l’argent). Plus concrètement, l’activité est alors affirmation de soi, c’est-à-dire soi s’éprouvant, par son activité et individualité singulière, comme être social, membre utile à l’espèce et en dépendant. Donc, affirmation de soi comme homme, dans sa spécificité d’homme (animal qui se construit socialement), affirmation « dans son activité individuelle de sa vraie nature, de sa sociabilité humaine », affirmation que soi est les autres, est la richesse de ses rapports avec les autres. Car l’activité est alors elle-même la médiation entre les individus du fait qu’elle est consciemment et directement sociale.
Qu’est-ce à dire? Bien sûr le fait qu’elle use des acquis des générations passées et qu’elle s’effectue au sein d’un « travailleur collectif ». Mais, nous l’avons vu, les conditions d’une socialisation consciente et directe des travaux individuels ne se réduisent pas à la coopération sur une grande échelle des forces productives telle que l’organise la grande industrie, même si on y ajoute la nationalisation de ces acquis et une technique de planification pour généraliser et centraliser la coopération. Ce Plan ne serait d’ailleurs, comme nous l’avons vu, qu’une coercition, une puissance extérieure sur les individus, s’il n’était pas le produit de connexions intimes et personnelles entre eux. Que peut-on entendre par connexion personnelle? D’abord, le fait que l’activité personnelle s’échange directement, est directement un lien entre les individus. Ensuite, il faut que ce qu’il y a dans le produit, dans l’œuvre, soit à la fois personnel pour la part spécifique qu’un individu y a prise, et social, ce qui le relie aux autres. C’est-à-dire que cette activité le satisfasse en satisfaisant un besoin social. Qu’elle exprime sa personnalité, ses qualités qui le font être singulier, par la façon particulière dont il satisfait un besoin social. Que cet échange soit ainsi jouissance pour tous les protagonistes. Donc, il faut que le produit soit la plus haute manifestation possible de deux qualités essentielles de l’individu agissant: 1°) l’intelligence, la sensibilité, la vérité, avec lesquelles il a saisi le besoin social que ce produit satisfait; 2°) la maîtrise, l’habileté, l’art, avec lesquels il se sera saisi des moyens matériels et intellectuels de son époque pour le satisfaire au mieux, c’est-à-dire en fournissant une œuvre qui, non seulement y répond, mais encore l’élève, suscite un besoin d’un niveau supérieur.
Ainsi, de tous côtés, c’est la richesse en qualités, l’élévation de la société, le niveau de son patrimoine culturel et matériel, qui est la matière de l’activité et qui nourrit le développement de l’individualité. Aussi bien par la qualité des besoins que les autres expriment que par celle des moyens que la société offre pour que son activité les satisfasse, l’individu s’éprouve stimulé et enrichi par la richesse sociale. En effet, s’il peut s’affirmer lui-même par une activité personnelle de la plus haute créativité, c’est en relation immédiate avec la qualité du besoin auquel il répond et avec celle des moyens intellectuels et matériels qu’il trouve à sa disposition pour y répondre. Cette double qualité sociale trouve son expression dans la qualité de l’activité individuelle car toute activité est individuelle dans son effectuation (même si l’individu agit en coopération au sein d’un collectif). Celle-ci est donc, en tant qu’affirmation de l’individu, expression de ses besoins personnels, le reflet des besoins que le monde extérieur suscite en lui et des moyens qu’il lui permet de s’approprier. Tout ceci est magnifiquement résumé dans ce commentaire, par Marx, d’un texte de James Mill: « Supposons que nous produisions comme des êtres humains: chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1°) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2°) Dans ta jouissance, ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3°) J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4°) J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen) »169.
Il se trouve aujourd’hui des intellectuels assez cyniques (Lipietz, Meda, etc.) pour utiliser ce passage de Marx aux fins d’en faire un apologiste du travail en général: selon eux, quel qu’il soit, il aurait du « sens », permettrait à l’individu de s’affirmer, créerait « du lien social ». Cela pour faire passer l’idée patronale que les chômeurs devraient être ravis d’accepter n’importe quel travail, par exemple les petits boulots de domestiques du « tiers secteur » ou d’exécutants de quelque tâche parcellisée et abrutissante d’un travail prolétaire. C’est le dilemme passionnant, dans lequel se vautrent les idéologues d’un capitalisme « soutenable », de savoir s’il vaut mieux, pour le peuple, l’abrutissement dans un travail hyper-aliéné ou la dégradation dans le chômage. Mais ils ne seraient pas médiatisés s’ils ne tentaient pas de persuader les prolétaires que rien vaut mieux que moins que rien, et ils sont payés pour ça. Il va de soi qu’il y a toujours, dans toute société développée, une complémentarité des activités, les uns travaillant pour satisfaire les besoins des autres. En rester là pour affirmer que tout travail correspond à un travail « d’être humain » tel que Marx le définit ci-dessus, c’est prétendre que le travail aliéné procure la jouissance d’une gratifiante manifestation de soi, de « réaliser la nature humaine », et qu’il permet à l’individu d’être éprouvé par les autres comme une partie d’eux-mêmes. Non seulement cette thèse sur les bienfaits « du travail », quel qu’il soit, est un cynique habillage des thèses patronales, mais elle est grossière s’agissant du travail pour l’argent. Car, comme nous l’avons vu, dans ce cas le travail est nécessairement aliéné, et les autres n’existent que comme moyens pour soi d’avoir de l’argent. L’argent représente toutes les choses, le commencement et la fin de l’activité, mais il n’est pas un développement de l’individualité, le moyen d’un échange « humain », d’une « double affirmation de soi et des autres ». L’argent devient capital, le capital machinerie et science, et tous ces résultats de l’activité humaine deviennent une puissance étrangère, extérieure aux producteurs, qui les domine. Pour domestiquer cette puissance, ils s’imaginent souvent pouvoir faire appel à l’Etat qui serait l’association de leurs doubles politiques, les « citoyens ». Mais ceux-ci ne sont que des personnages fictifs sur la scène du théâtre républicain, et l’Etat leur association imaginaire qui en fait ne peut qu’organiser la reproduction et la valorisation du capital.
L’association libre des individus, une association qui soit leur puissance, ne peut évidemment avoir pour base que leur capacité à être effectivement maîtres de leurs activités, et cela veut dire aussi, comme nous l’avons vu, à les exercer librement parce qu’elles sont alors riches, attractives. Ce n’est qu’alors que la communauté devient la richesse de l’individu, parce que dans le travail riche, « chacun s’affirmerait doublement, soi-même et l’autre… nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre »170. Parce que les individus reconnaissent la source de leur richesse dans la richesse de leurs connexions sociales, ils reconnaissent alors leurs rapports aux autres comme faisant partie d’eux-mêmes. Les autres ne sont plus une contrainte, la pression exercée sur chacun dans la concurrence qui impose les normes sociales de la production. Le gouvernement des hommes, la coercition sociale par le moyen d’une organisation spéciale, séparée, devient superflu. « C’est seulement… lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses propres forces comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique, c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie »171. Le lien dialectique entre le travail et la politique est clairement posé: pour que disparaisse l’Etat, il faut que disparaisse tout comportement de séparation, de propriétaire privé, et pour cela que disparaisse la domination du travail contraint, répulsif. Autrement dit, le travail riche est à la fois la condition de la communauté, puisqu’il est la condition de l’abolition des comportements de propriétaire privé, et le produit de la lutte pour la communauté, puisqu’il résulte de la conquête de l’appropriation par chacun de la puissance sociale.
Cela est l’occasion de commenter cette phrase souvent citée de Marx qui fait dire à certains que le communisme ne serait que dans la fin du travail: « En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur; il se situe donc, par nature, au delà de la sphère de la production matérielle proprement dit »172. La première proposition est correcte: la liberté personnelle étant la puissance personnelle, elle ne peut pas trouver sa pleine expression dans la castration de la propriété privée, d’ailleurs synonyme de travail aliéné et de soumission aveugle aux contraintes sociales par le marché et par son corollaire l’Etat, mais seulement dans l’appropriation de la puissance sociale historiquement développée et son plus grand accroissement possible, c’est-à-dire dans le travail riche et attractif, donc volontaire. La deuxième est plus discutable. Le travail riche n’est pas par essence exclusivement hors de la production matérielle. La sphère de la production matérielle ne peut être assimilée au « royaume de la nécessité », au royaume du travail imposé de l’extérieur, que tant que l’existence humaine est dominée par l’exigence d’avoir à fournir un travail répulsif, obligatoire, socialement déterminé, pour produire les conditions de sa vie. Alors, on est encore dans la situation sociale où la société doit exercer une coercition sur l’individu, lui imposer des normes, tenter de calculer et comparer des quantités de travail, le mieux qui puisse être obtenu étant de s’efforcer de « dépenser le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine » (et nous avons vu les problèmes que cela pose).
Mais toute production matérielle n’est pas, « par nature », dominée par la nécessité répulsive d’avoir à travailler pour vivre, en opposition à la nécessité d’un désir vital à travailler. Produire une œuvre implique le plus souvent une production matérielle, et le travail peut être riche dans tous les domaines. Ce qui distingue fondamentalement le règne de la contrainte de celui de la liberté, c’est la disparition des divisions entre travail intellectuel et manuel, la substitution du travail répulsif, mutilé, mono-activité spécialisée et de détail, par le travail riche, mettant en œuvre le plus de sens et de facultés possibles, la jouissance d’une « double affirmation », soi-même et les autres, soi-même par les autres. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entend Marx quand il dit que la base du communisme est que « le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital… »173. « Moyen de vivre », c’est le travail nécessaire, contraint, qui n’est pas une fin en soi, une jouissance; « premier besoin vital », c’est le désir, la vie dans la jouissance d’une mise en œuvre de tous les sens, d’une élévation de toutes les qualités spécifiquement humaines, c’est le travail comme fin en soi. Observons encore que Marx écrit lui-même, en contradiction avec le passage du Capital cité au paragraphe précédent, que le « travail de la production matérielle » peut être « travail attractif, auto-effectuation de l’individu… 1°) si son caractère social est posé, 2°) s’il revêt un caractère scientifique tout en étant un travail d’ordre général… »174. Ce qui est aussi une définition du travail riche plus achevée que celle de « chasseur, pêcheur, berger, critique… » qui, comme nous l’avons remarqué, est surtout une image construite en opposition à l’apologie du travail borné, figé dans une étroite spécialisation, du petit producteur. Ici, il s’agit de l’appropriation positive de « l’intellect général ».
Ainsi, pour reprendre l’exemple du rôle devenu essentiel des sciences et de leurs applications techniques dans la production matérielle, toute cette force productive formidable du travail passé ne s’oppose pas par nature à l’ouvrier. « La machinerie » n’est « ce pouvoir qui le domine » que parce que le capital l’a construite comme tel, « comme un organisme lui imposant sa violence », que parce qu’il a été privé de toute maîtrise sur le procès de travail lui-même. De sorte que la machinerie est le moyen le plus adéquat pour lui faire produire la plus-value parce qu’elle apparaît comme un maître aussi objectif et incontestable qu’implacable face à l’ouvrier dépouillé. C’est parce que « l’accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives générales du cerveau social, est ainsi absorbée dans le capital face au travail », parce que « le savoir apparaît dans la machinerie comme quelque chose d’étranger, d’extérieur à l’ouvrier », que celle-ci apparaît en opposition absolue au travail vivant, donc « comme la forme la plus adéquate du capital en général »175.
On le voit bien, cette situation n’a rien de naturel, elle est le produit d’un rapport social déterminé. La production matérielle n’est donc pas fatalement le royaume du travail aliéné. Tout dépend du rapport de l’homme à la machine, de la possibilité qu’il a, ou pas, d’y être dans un rapport d’appropriation. « Dans cette mutation (le développement de la machinerie, n.d.a.), ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse »176. Lorsque des idéologues de la bourgeoisie, comme A. Gorz, se font une spécialité d’affirmer que l’individu est, compte tenu de la complexité de la machinerie, nécessairement hétéronome dans le travail et qu’il ne peut être autonome qu’à l’extérieur du travail, ils ne font que poser autrement la thèse générale, ci-dessus évoquée, que le prolétariat doit accepter n’importe quel travail. Simplement, au lieu de dire que n’importe quel travail vaut mieux que rien, ils argumentent que peu importe le travail puisque son aliénation est nécessairement profonde et fatale dans le monde mécanique moderne. Inutile de lutter: on n’y peut rien changer, la machine et la technique vous écraseront toujours (et non le capitalisme). Reste à vivre la liberté ailleurs, hors du travail, comme si l’homme pouvait être aliéné et libre à la fois177.
Evidemment, il y a une apparence de raison à leur argumentation si on considère l’individu privé et isolé du monde marchand, dominé par toutes les formes de la puissance sociale (capital matériel et intellectuel, Etat, etc.) dont il est séparé. Aucun individu ne peut à lui tout seul être éduqué en toutes les sciences et les posséder toutes. Par définition, « l’intellect général » ne peut pas être une propriété individuelle comme le peut l’argent. Mais si on considère bien la propriété, non comme la possession d’une chose extérieure à son être, mais comme un comportement d’appropriation des conditions de son développement, de son individualité, de sa vie, alors on peut comprendre la propriété communiste comme propriété intégrale. C’est-à-dire propriété sur l’intégralité de ce qui constitue les moyens de l’activité individuelle choisie: non seulement « sur les acquêts de l’ère capitaliste » (les moyens matériels et intellectuels) mais aussi sur cette puissance essentielle qu’est la coopération, parce que, dans l’échange de travail riche, « chacun s’affirme doublement, soi-même et l’autre », et donc pose les rapports à autrui comme siens. Ce qui compte pour le développement individuel réel, la liberté réelle, ce n’est pas « la frénésie », à jamais insatisfaite, de s’approprier « tout » mais la possibilité pour chacun de s’approprier tout ce dont il a besoin pour élever au plus haut l’activité particulière qu’il développe à un moment donné, ce qui renforcera d’autant ses connexions avec les autres et l’activité générale de la communauté. Un peu comme dans un sport collectif où mieux chacun joue, mieux tous jouent et réciproquement, et alors la beauté, la force, l’intelligence, sont à leur maximum, de même que la jouissance de tout cela. Tel est le sens général d’une propriété collective qui ne peut être que fondée sur un individu non plus privé, mais social.
C’est ce que ne peuvent pas comprendre les puissances intellectuelles aliénées du monde capitaliste. Car bien que leur travail ait déjà souvent le contenu d’un travail riche, ce n’est pas cela qui le détermine mais la propriété privée d’un savoir social, approprié comme moyen de puissance et d’argent pour un individu ne se concevant que comme privé. Dans le système de la propriété privée, le travail scientifique, intellectuel en général, n’en est pas moins pour autant du travail aliéné malgré la richesse éventuelle de son contenu. Il est en effet, sauf exception, travail vénal, pour l’argent, faisant commerce de tout (y compris des organes humains, des gènes, de l’air, de l’eau, etc.), déterminé par les exigences de la valorisation du capital (d’où, par exemple, le rôle actif des puissances intellectuelles dans la course aux armements, les guerres, les désastres industriels et écologiques, etc.). En tant que propriété personnelle (et de classe), il n’existe que fondé sur le dépouillement et l’exploitation de la masse, qu’en l’excluant de cette propriété. De sorte que le travail riche, fondement d’une communauté humaine, ne sera pas un simple élargissement à tous du travail intellectuel actuel, une « libération » de ce travail, de son « enrôlement » par le capital. Il sera autre que ce travail intellectuel aliéné du monde capitaliste, parce qu’il sera fin en soi, fondé sur le développement des qualités et des jouissances de l’individu, au lieu d’être moyen vénal pour l’individu privé.
Communauté, individu social, travail riche, sont donc diverses expressions pour une même chose: la vie de l’homme comme être humain libre, sorti non seulement du monde animal, mais aussi du monde primitif de sa préhistoire où il était encore dominé par la nécessité pénible et répulsive d’être « en lutte avec la nature pour pourvoir à ses besoins », et d’ailleurs pas seulement avec la nature mais avec les autres aussi. Sa liberté individuelle est alors fondée sur la communauté, et celle-ci sur l’échange d’activités développant les sens, les capacités, les jouissances des uns et des autres. D’où cette remarque que « le droit à la paresse », mis parfois en avant pour définir la liberté, n’est qu’un droit négatif, défini comme opposition au travail aliéné par simple extension du droit du rentier à l’oisiveté que lui procure l’argent. Mais l’oisiveté est comme l’argent, elle ne s’y oppose pas puisqu’elle ne peut procurer aucun développement personnel. Car il n’y a de développement personnel que dans l’activité. « Un travail attractif, auto-effectuation de l’individu… ne signifie en aucun cas qu’il soit pur plaisir, pur amusement,… des travaux effectivement libres, la composition d’une œuvre musicale par exemple, requièrent justement à la fois un sacré sérieux et l’effort le plus intense »178. Une fois encore, Marx, ici à l’encontre de Fourier et de « ses conceptions naïves et ses visions de grisette », ne construit pas d’Eden. Pas plus qu’il ne donne prise aux velléités « désirantes » des adorateurs du Moi, pour qui seul serait révolutionnaire la satisfaction de ses désirs actuels, tels qu’ils sont. Ce qui ne révolutionne rien du tout dans la mesure où ils sont déterminés par le mode de production actuel, les rapports sociaux actuels, le Moi actuel… toutes choses qu’il s’agit justement de révolutionner. Marx se moquait de l’anarchiste de son temps, Stirner, qui proclamait: « Moi, je me développe comme Unique », en lui répondant: « la grande affaire, développer son Moi, c’est quelque chose que chacun fait, ou tente de faire, tous les jours. Les communistes veulent au contraire abolir le mode de développement actuel », afin d’abolir l’homme égoïste, l’homme privé, rabougri et mutilé par son isolement, chosifié, qui est un loup pour l’homme. Il ne s’agit pas de libérer l’individu tel qu’il est de la domination des Maîtres – qu’ils soient Dieux, Diables, Patrons ou Etat – car lui et eux sont les deux faces de la même médaille. Il s’agit de les nier et les abolir tous deux, de passer de l’individu privé inéluctablement accompagné de ces Maîtres, puisqu’ils sont l’autre part de lui-même, les forces matérielles, intellectuelles et sociales qu’il a séparées de lui en se constituant comme privé, à l’individu social qui se les est approprié. Il ne s’agit pas de faire disparaître une « enveloppe », de faire sauter un couvercle, pour libérer un individu tout prêt, tout beau, mais d’enclencher un long processus de luttes pour conquérir la propriété de la puissance sociale, de « l’intellect général », pour changer le travail et avec lui toutes les connexions sociales. Il ne s’agit pas d’imaginer que le problème essentiel pour parvenir à une maîtrise collective et à une abolition du gouvernement des hommes gît avant tout dans les formes du pouvoir politique (république fédérative, communisme des conseils, autogestion, etc.), mais de le comprendre comme appropriation réelle des conditions de la production et de toute la puissance sociale, des savoirs, des capacités à être libre. L’individu intégral du communisme n’est ni privé (c’est-à-dire privé de la puissance sociale), ni dissous dans un collectif qui ne serait pas lui, mais individu social, c’est-à-dire pouvant développer toutes ses qualités personnelles grâce à son existence sociale.
Tout cela trouve d’ailleurs son reflet dans les luttes de classes modernes les plus significatives, comme la « Révolution Culturelle » en Chine ou les puissants mouvements de 1968 en Europe. Ces luttes, à travers toutes sortes de vicissitudes et errements, ont indéniablement posé, avec une force toute nouvelle, les questions de la propriété et des fonctions des puissances intellectuelles, de l’appropriation par tous de la puissance sociale dans son sens le plus large (pas seulement matérielle, mais scientifique et artistique), de démolir l’enseignement bourgeois en tant que reproduisant la propriété privée et les classes sociales par ses modes de sélection et d’éducation, d’éduquer les éducateurs, de lutter contre la séparation des tâches intellectuelles et matérielles. Elles ont reléguées les simples luttes salariales à une place subordonnée, jusqu’à ce que les forces conservatrices (le PCF en France, Teng Tsiao Ping et les anti-maoïstes en Chine) réussissent à acheter la paix sociale, à corrompre le mouvement social par l’argent (sachant la souffrance essentielle de la dépossession de son être, de son humanité, dans le travail aliéné, ayant compris que l’activité sans qualité est l’être sans qualité, l’être qui subit le mépris de lui-même, Marx écrivait déjà: « le prolétariat a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance, beaucoup plus encore que de son pain »179).
Ce sont là des dimensions essentielles de la lutte de classe contemporaine dans les pays développés. Ces balbutiements des luttes des années 60 reviendront avec beaucoup plus de force dans les combats futurs car ces objectifs relatifs au développement de la puissance individuelle par la conquête de la puissance sociale, à l’acquisition des conditions d’une maîtrise par tous de la société, à l’exercice d’un travail riche, fondement de la construction d’une communauté humaine d’individus réellement associés par la jouissance qu’ils y trouvent, correspondent aux potentialités de la société contemporaine, sont posés par elle comme réalisables, et à réaliser pour sortir d’un capitalisme qui lui ne peut plus s’en sortir que par une barbarie grandissante (c’est la voie qu’esquissait, mais à peine, le jeune Engels dans son discours d’Eberfeld, en 1845: « A Eberfeld, on proclama le principe fondamental de l’association, à savoir que tous les hommes avaient droit à la même éducation et devaient participer aux fruits de la science »180).
La perspective générale du communisme maintenant tracée, il faut en revenir au problème pratique de la transition, car évidemment, il ne peut être atteint rapidement, d’un seul coup, ne serait-ce que parce que l’appropriation de « l’intellect général », l’abolition des divisions intellectuels/exécutants, ne peuvent pas se faire comme si on se saisissait d’un objet, comme si on pouvait décréter le pouvoir en tout du peuple, alors que la révolution ne lui donne d’abord qu’un pouvoir politique, donc contradictoire (la politique est toujours un gouvernement sur les individus) et limité (car toujours extérieur aux rapports sociaux qui déterminent les comportements dans la production et dans la vie sociale, « civile »). Nous savons maintenant, 1°) que le but de la transition, le communisme, est l’abolition du travail aliéné, dernière forme historique du travail répulsif, donc contraint, 2°) que la condition matérielle centrale pour y parvenir, pour développer le travail riche, est le temps disponible, 3°) que la lutte de classes reste nécessaire pour que ce temps disponible serve à l’appropriation par tous de la puissance sociale constituée, et à son développement, ce qui est la condition d’une libre association des individus, d’une communauté humaine. C’est sur ces bases que nous pouvons conclure sur le problème de la transition au communisme.
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CHAPITRE 6. DEUX SCHEMAS POUR LA TRANSITION?
Savoir reconnaître la nécessité d’une phase de transition entre le moment d’une révolution politique, qui désarme la bourgeoisie des moyens de son pouvoir dans la « superstructure » (Etat, droits de propriété sur les conditions sociales de la production et de la vie – forces armées, médias, enseignement, culture), et celui où les classes disparaissent (et donc l’Etat en tant que gouvernement des hommes), est une pierre de touche qui distingue Marx, révolutionnaire concret et conscient, des utopistes et doctrinaires de tous poils. La difficulté essentielle n’est pas en effet de poser les principes d’une société idéale, fraternelle, communautaire, sans exploiteurs ni exploités, sans « argent-roi », sans coercition, sans gaspillage, respectueuse de l’environnement, pacifiste, etc., mais de comprendre les conditions à réunir pour y parvenir à partir d’une situation historique donnée. Le problème n’est pas le communisme, mais la transition au communisme.
Il est facile de critiquer les révolutions passées en déclarant avec dédain qu’elles n’étaient pas communistes, qu’elles n’étaient pas l’association des producteurs, que l’Etat coercitif y subsistait, et bien d’autres tares, « stigmates » du capitalisme. C’est facile, non seulement parce que les preuves ne manquent pas de ce qu’elles ont fini par échouer, mais plus encore parce que c’est une évidence, parce qu’il ne peut en être autrement en ce qui concerne la transition. Dire que la transition n’est pas le communisme est aussi intelligent que dire qu’un têtard n’est pas une grenouille. C’est, sous le prétexte de vouloir immédiatement la révolution totalement victorieuse et conforme au rêve d’un communisme théoriquement pur qui a le seul avantage de parer son auteur d’une image de fermeté radicale, déclarer en fait toute révolution impossible ou détestable.
Détestables, c’est la critique que les « ultragauches » ont adressée de tous temps à toutes les révolutions passées. Ils ont taxé Marx (qui devint progressivement un partisan de plus en plus convaincu de la transition comme dictature du prolétariat) d’être contre-révolutionnaire en défendant la nécessité d’une transition, parce qu’une telle phase ne pouvait être, selon eux, qu’une continuation du capitalisme. Evidemment, tant qu’il y a le prolétariat (et donc y compris la dictature du prolétariat), c’est qu’il y a aussi le capital, l’un et l’autre étant les deux faces de la même médaille. Ceci dans la pureté du concept. Mais les doctrinaires ne peuvent pas imaginer que la révolution n’est pas un concept, mais un procès de transformation dans lequel et le prolétariat et le capital sont en voie de dissolution, ne sont pas adéquats de ce fait à leur concept, tout comme l’eau qui bout n’est plus déjà parfaitement adéquate au concept de liquide sans l’être encore à celui de gaz. Tels sont tous les états intermédiaires, plus ou moins longs suivant les phénomènes, et c’est par définition que le capitalisme n’est pas complètement éradiqué pendant la transition. Et nous avons vu que le capital s’y manifeste notamment comme rapport social dans la production, comme la domination du travail passé, des sciences et des machines, sur le travail vivant, comme le rapport antagonique entre les puissances qui se sont appropriées « l’intellect général » et les exécutants, rapport que nulle révolution politique ne peut supprimer sans délai. Nous avons vu encore que tant que subsiste le travail contraint, subsistent aussi des rapports de séparation privé/social qu’il implique toujours plus ou moins dès que l’individu est historiquement constitué, et donc le noyau originel à partir duquel se reconstitue la propriété privée sur la puissance sociale et le capital. Seulement, les « ultragauches » ne savent rien de tout cela, et donc s’imaginent volontiers que la volonté politique suffit à abolir le capitalisme d’un seul coup! Il leur faut le « Grand Soir ». Et en même temps, ils ne voient pas que le capitalisme est une totalité de rapports sociaux, et pas seulement dans la production, et que la perte du pouvoir d’Etat ainsi que toutes les premières mesures de la transition concernant l’abolition du capital financier, l’interdiction de l’accumulation de l’argent, l’accroissement du temps libre, l’organisation du pouvoir prolétarien, etc., sont autant de coups concrets et réels qui sont portés au capital. Il n’est alors pas plus capital, conformément à son « concept », qu’un lion en cage n’est l’animal « roi de la jungle », bien qu’il puisse s’échapper et le redevenir tant qu’il n’est pas mort.
Impossibles, c’est ce qu’ils disent en vérité des révolutions futures quand ils posent la condition que la révolution politique devrait « attendre » un développement tel du capitalisme qu’elle déboucherait immédiatement sur « le règne de la liberté », l’abolition de toute coercition, du travail contraint, des classes et de l’Etat. On invente alors de telles situations historiques, parfaitement imaginaires, où ainsi seraient supprimés la transition et ses problèmes. Mais c’est simplement éliminer la difficulté en théorie car le capitalisme ne peut pas atteindre cette phase de lui-même. Il ne peut que se reproduire dans la valorisation permanente du capital, la mutilation et l’aliénation des travailleurs, même s’il doit, pour maintenir les conditions de cette valorisation, multiplier les destructions à travers une exploitation forcenée des ressources naturelles et des hommes, des crises et, plus radicalement encore, des guerres sans cesse plus meurtrières et dévastatrices.
Bref, toute révolution politique victorieuse du prolétariat trouvera, non pas des individus socialisés sous « l’enveloppe » de la propriété financière, tout prêts à s’associer harmonieusement, mais des individus encore profondément séparés dans leurs différents rapports concrets aux conditions du travail, et à la répartition des produits qui en découle. Séparations qui revêtent aussi bien la forme de la division puissances intellectuelles/exécutants, si caractéristique du capitalisme moderne, que des formes plus primitives (petite propriété de l’artisanat, des professions libérales, des différentes couches de la paysannerie, etc.) qui perdurent en son sein parce qu’elles se reproduisent nécessairement sans cesse sur le terreau des rapports marchands. Et évidemment, elle trouvera toute l’idéologie qui a prospéré sur la base des rapports de propriété et qui pousse aux comportements de propriétaire, l’idéologie morbide de l’Ego qui aliène et détruit les individus dans le cynisme ou la culpabilité. Et on sait qu’il est encore plus long de se débarrasser de l’idéologie que des rapports sociaux qui lui ont donné naissance.
Le « projet » et la lutte communistes n’ont pas été inventés par Marx. Ce « projet » n’est pas un programme théorique préétabli d’une société à réaliser, mais la conquête des conditions pour que les hommes puissent se construire consciemment, être libres de décider de programmes, de réaliser des projets, qui soient les leurs et qui, pour cette raison, ne peuvent être déterminés aujourd’hui dans l’aliénation, dans cette situation d’abrutissement capitaliste où les individus ne sont pas maîtres de leurs moyens, sont aveugles, dominés par l’argent et les marchandises. Le capitalisme prépare ces conditions, et le rôle de la théorie n’est évidemment pas de les inventer mais seulement de les faire ressortir du fatras des idéologies et des doctrines, d’indiquer la voie qui permettra de les réaliser et de choisir librement ses projets, celle qui pose l’individu dans toute sa puissance, comme « copropriétaire » de la puissance sociale. Dans cette phase historique, le renversement du pouvoir d’Etat de la bourgeoisie et l’abolition de la propriété juridico-financière ne sont qu’un moment, une étape dont la nécessité essentielle est qu’elle donne au prolétariat les moyens de s’attaquer aux rapports qui fondent le capital (les rapports au travail) au lieu d’en rester comme avant à des luttes qui les reproduisaient (ou leur étaient extérieures dans la lutte politique). Marx n’a jamais eu l’attitude pédante et illusoire de prétendre décider de ce moment. Pour lui, le communisme est commencé dans tout ce qui, dans la lutte par laquelle les prolétaires s’associent contre le capital, permet d’avancer dans la conquête progressive de la maîtrise de leurs activités, de leur coopération, de ce qu’ils font qui les fait ce qu’ils sont. C’est cela, ce chemin, que « la vraie parole de la lutte » doit faire ressortir, contre toutes les impasses réformistes qui ne visent qu’à maintenir les prolétaires dans les rapports capitalistes de désappropriation (d’aliénation) en les confinant dans la lutte pour l’argent. Marx ne cesse donc de chercher, dans chaque situation historique, ce qu’ils peuvent faire « de mieux » en ce sens en fonction des conditions et potentialités de l’époque. S’il n’y a pas de « marxisme » en politique, c’est dans le sens où il ne peut pas y avoir pour Marx « une » révolution politique, « un » programme, « une » transition, qu’il aurait définis une fois pour toutes. Tout dépend en effet du « point de départ », des potentialités matérielles qui s’offrent dans une situation historique donnée (situations qui se différencient notamment selon que le capitalisme a déjà réalisé les conditions du temps disponible comme temps dominant, ou qu’elles sont encore pour l’essentiel à réaliser en poursuivant un important travail d’accumulation et de développement de la productivité). Seul le but est le même: aboutir le plus rapidement, le plus humainement, le plus économiquement possible à la disparition de la domination du travail répulsif, contraint, aliéné, qui est, à partir du moment où l’individu s’est dégagé historiquement comme sujet de l’activité, le noyau des rapports sociaux de séparations, des comportements d’appropriation, d’égoïsme et d’aliénation, autrement dit des rapports humains fondés sur l’argent.
Il faut redire ici ce fait essentiel que le travail répulsif est, pour l’individu privé, le fondement de la séparation privé/social qui induit la forme valeur d’échange des produits du travail, le travail pour l’argent (« pour l’acquisition » – comportement de propriétaire vis-à-vis des choses – et non pour « l’affirmation de l’existence personnelle »). Travail que Marx caractérise concrètement dans les rapports marchands comme « le travail lucratif », ou encore le « travail aliéné ». Ce travail implique en effet l’opposition de l’individu à la société, puisqu’il est entièrement soumis à des exigences qui apparaissent comme des contraintes que les autres imposent à l’individu pour lui permettre de vivre («… le travailleur est soumis aux besoins sociaux qui lui sont étrangers et qu’il ressent comme une contrainte… plus le pouvoir de la société paraît grand et organisé dans le système de la propriété privée, plus l’homme devient égoïste: il se sent étranger vis-à-vis de la société et vis-à-vis de son propre être »181). Ce n’est que lorsque le travail riche, attractif, sera l’activité dominante pour tous que pourra cesser toute coercition sociale sur les individus182, et que le mouvement communiste aura atteint son but: la communauté des individus sociaux.
Si comme nous l’avons vu, Marx n’a pas construit un programme pour une transition, il n’en a pas moins cherché à développer une voie révolutionnaire pour les luttes prolétariennes de son époque. Au delà de ses suggestions politiques et tactiques, différentes suivant chaque situation particulière, que nous n’analyserons pas ici, il a toujours eu pour premier souci d’éliminer les influences bourgeoises au sein du mouvement ouvrier afin de le relier au but communiste. Par exemple, contre Proudhon, il montre l’inanité de ses propositions de vouloir restaurer la propriété individuelle, de limiter le rôle de l’argent à n’être qu’un simple moyen de l’échange entre travailleurs égaux et non d’appropriation du travail d’autrui, bref, de retourner à une petite production individuelle bornée qui pouvait effectivement apparaître comme « l’âge d’or » perdu aux nouveaux prolétaires dépossédés par la grande industrie naissante. A l’égard des premiers communistes, tel Fourier, il s’attache à critiquer non pas tant le caractère utopiste de leurs projets communautaires (au contraire, il y trouve aussi un reflet positif, communiste, du mouvement prolétarien) que surtout le caractère grossier, égalitariste, de leur fondement, qui aboutirait à tout niveler par le bas, à l’abolition de l’individualité et des qualités personnelles, qui, s’il est le reflet d’une époque où dominent encore le travail répulsif et la rareté, se limite trop médiocrement à la volonté d’en égaliser la répartition entre tous.
Les propositions politiques de Marx ne se comprennent pas si on ne voit pas l’influence de toutes ces tendances réactionnaires (au sens propre de retour en arrière), ou niveleuses, dans une époque encore toute imprégnée de l’idéologie du travail personnel dans la petite propriété, d’ailleurs mode de production encore dominant dans de nombreux pays de son temps. Il doit donc mettre en avant non seulement le fait que cette propriété produit inéluctablement le capital, et donc qu’il est stupide de la lui opposer, mais que sa destruction au profit de la grande industrie est aussi un progrès en ce sens qu’elle accroît exponentiellement la puissance de l’homme en la socialisant: en l’arrachant à l’étroitesse du métier, aux limites bornées du village, à la sclérose dans l’isolement de la propriété privée, elle en fait une puissance non seulement démultipliée mais n’appartenant plus à personne en particulier, sinon formellement, une immense puissance universelle pouvant appartenir à tous au lieu d’une faible puissance liée exclusivement à chacun. « Dans le marché mondial, la connexion de l’individu singulier avec tous, mais en même temps aussi l’indépendance de cette même connexion par rapport aux individus singuliers eux-mêmes, a atteint un tel degré de développement que sa formation inclut déjà en conséquence, simultanément, les conditions de la transition permettant d’en sortir »183.
Cette lutte, si nécessaire contre cette tendance à vouloir ramener l’homme au petit, au rabougri, au mesquin, l’amène à exagérer les vertus de la grande industrie, comme nous l’avons observé, dans certaines de ses formulations concernant la socialisation du travail, notamment dans celles relatives au « travailleur collectif », et partant, à exagérer la possibilité d’une association des producteurs se substituant à l’Etat bourgeois dès la prise du pouvoir, alors que cela ne peut être qu’un résultat de la transition. Marx est ainsi amené à suggérer une première phase de la transition trop « optimiste » quant à son caractère communautaire et à la disparition corrélative de l’argent, du salariat et de l’Etat comme appareil spécial de « gouvernement des hommes ».
Ce penchant l’amène à un premier schéma de la transition qui apparaît dans les passages du Capital et de la CPG commentés dans les trois premiers chapitres et qui peut se résumer comme suit:
Le capitalisme, qui doit sans cesse développer la production et la productivité parce que son seul but est l’accroissement du surtravail, détruit ce faisant la propriété privée des conditions du travail, non seulement celle de ses moyens matériels, terre, outils, machines, mais aussi jusqu’à celle de ses moyens humains, métier, savoir-faire et même force physique brute, rendus presque inutiles par la puissance de la machinerie moderne. Il augmente, accumule et concentre les moyens de production, ces produits du travail passé, machines et science, à un point tel qu’ils ne peuvent plus tenir dans « l’enveloppe » de la propriété privée. Représentés et possédés par l’argent, comme toute marchandise, ils ne peuvent être rassemblés en capital que par l’ensemble de l’épargne sociale, drainée par le système bancaire et de plus en plus par l’Etat via la fiscalité et la dette publique, qui assure la valorisation du capital en général. Il se forme un vaste système de crédit représenté par des titres, le capital financier, qui se détache du capital en fonction auquel il avance l’argent. Face à celui-ci, puissance matérielle et intellectuelle, le travail immédiat est dépouillé, réduit à du travail simple, égalisé pour tous, chacun étant obligé à la même intensité, soumis au même rythme par la machinerie. De sorte que le travail individuel concret dans la production correspond au travail abstrait, socialement nécessaire, qui est la substance de la valeur. C’est dire que la socialisation du travail est directement, concrètement réalisée, donc qu’on peut supprimer l’argent en même temps que la propriété privée puisqu’il n’y a plus d’opposition privé/social dans cette homogénéisation du travail que réalise le capitalisme. En effet, si ainsi « le travail abstrait est vérité pratique », il en résulte que la quantité de travail individuel fournie par chacun est une portion du travail social proportionnelle au temps de travail, et qu’on peut donc établir la répartition du travail et de ses produits suivant le schéma de la « robinsonnade »: double rôle du temps de travail, répartition a priori des quantités de travail (plan), bons de travail et non plus argent (suppression du salariat). Il suffit pour cela d’éliminer le dernier obstacle qui manifeste encore la domination de la propriété: le capital financier. C’est lui qui, chacune de ses fractions exigeant une rémunération maximum, entretient la séparation et la concurrence des capitaux, et oblige encore à produire pour le profit. Les capitalistes en fonction n’apparaissent plus, eux, que comme simples salariés. Et comme pour faire bonne mesure, il arrive à Marx, quand il va dans ce sens, non seulement d’amalgamer directeurs, administrateurs, cadres supérieurs dans l’ensemble des salariés, mais d’en faire presque des prolétaires en imaginant « leur salaire diminuer de plus en plus… du fait de la constitution d’une classe nombreuse de directeurs industriels et commerciaux » et de « l’abaissement des frais de production » de cette force de travail particulière184. Tous salariés paupérisés, les membres du « travailleur collectif » n’ont qu’à s’emparer du pouvoir pour éliminer le capital financier, et du même coup, faire des moyens de production leur propriété, puisque déjà c’est ce « travailleur collectif » qui a la maîtrise de leur fonctionnement. Ce n’est que la prise du pouvoir qui est difficile. Après, le capital s’effondrera facilement puisqu’il n’est plus qu’une « enveloppe », qu’une propriété de papier (de titres), une propriété séparée de la réalité de la production, purement parasitaire, qui ne tient que par la force des lois et des forces armées pour les faire respecter.
Comme nous l’avons vu, ce schéma est critiquable. La socialisation du travail par la coopération généralisée et sa réduction à un même travail homogène pour tous, qui fonde chez Marx la possibilité de le compter et de le répartir, ainsi que ses produits, consciemment, de façon transparente, par le temps au lieu que ce soit aveuglément par la forme valeur d’échange, est en partie irréelle. Nous avons observé qu’il subsiste de nombreux éléments qui continuent à fonder des contradictions privé/social et imposent la survivance de la forme valeur d’échange qui est toujours l’expression nécessaire de ces contradictions. Parmi ceux-ci, nous avons relevé en particulier la division intellectuels/exécutants, mais aussi des stigmates de comportements privés au sein du prolétariat où le travail individuel n’est socialisé que sous la forme d’une coopération élargie mais n’est pas réduit à du travail homogène, comparable à tout autre en simples termes de quantités mesurables par le temps. Et tant qu’il y a contradiction privé/social, il y a Etat. Nous avons observé aussi que, dans la mesure où la grande industrie conduit à l’égalisation du travail productif immédiat par sa simplification et sa soumission aux rythmes du système mécanique, c’est que s’accroît considérablement le rôle de cette machinerie. Autrement dit, l’homogénéisation-égalisation du travail immédiat, condition d’une possible mesure de la quantité de travail par le temps de travail, d’une suppression de la forme valeur d’échange, est aussi la disparition de ce travail! Ainsi les conditions de la suppression de la forme valeur d’échange sont aussi celles d’une disparition de la valeur (en tant que sa substance est ce travail qui disparaît). Ce que Marx a d’ailleurs pressenti le premier quand il remarque, dans un court passage, que la valeur d’échange est la dernière forme sous laquelle apparaît la valeur dans l’histoire185. Quoi qu’il en soit, on peut conclure que ce premier schéma de Marx pour la transition est critiquable, non parce qu’il introduit une phase historique paradoxale où subsistent les « stigmates » du capitalisme, mais bien au contraire parce qu’il sous-estime, dans tous les cas de figure, l’importance de ces stigmates, et donc l’ampleur de la lutte de classe à poursuivre pour achever la victoire complète du prolétariat. Cela parce qu’il est fondé sur une analyse erronée du capital comme simple propriété juridico-financière, simple « enveloppe » recouvrant le travail qui serait parfaitement socialisé (ou travail concret « pratiquement » travail abstrait) au sein du « travailleur collectif ». Ce qui l’amène à concevoir cette phase de la transition, la dictature du prolétariat, de façon trop idyllique: remplacement de l’argent par les bons de travail, l’association des producteurs est pleinement réalisée, ils sont propriétaires, maîtres du Plan et de la société.
Marx a critiqué certains utopistes de son temps de vouloir le bon de travail à la place de l’argent en même temps que la propriété privée (la séparation privé/social) qui est la cause de l’argent, de vouloir une sorte de Plan (par la Banque Centrale des saint-simoniens par exemple) en même temps que la société marchande qui implique nécessairement l’anarchie. Mais il les rejoint par certains côtés parce qu’il a à traiter du problème d’une société encore dominée par la rareté, c’est-à-dire par le travail répulsif, contraint, lequel induit la séparation privé/social (la propriété privée). Cela l’amène nécessairement à reprendre certaines propositions « égalitaristes » du communisme « grossier ». Car la première exigence rationnelle des travailleurs, dans la rareté et la peine, est leur égal partage. « Qui ne travaille pas ne mange pas », et chacun ne doit recevoir de produits qu’en fonction de son travail, en proportion de la quantité qu’il en a fourni. L’égalité des quantités données et reçues, que personne ne puisse vivre du travail des autres, telles sont dans ce cas les exigences fondamentales. Cette tendance égalitariste se manifeste par diverses expressions idéologiques et politiques que Marx cherche à structurer dans une perspective communiste, notamment en s’opposant à l’utopie réactionnaire de vouloir revenir à l’idéal imaginaire d’une société fondée sur la petite propriété individuelle et l’échange égal, dans laquelle l’argent ne serait que le moyen de mesurer cette égalité des quantités de travail. Contre cette tendance, il démontre magistralement que la petite propriété ne peut qu’engendrer l’argent, que celui-ci ne peut représenter que des prix et non des valeurs, qu’il est nécessairement aussi un moyen d’appropriation et pas seulement d’échange, et que par là il engendre nécessairement le capital en abolissant la propriété privée. Il voit et énonce très bien l’utopie d’un système égalitaire qui prétendrait se fonder sur l’individu privé. Ce serait au mieux et en théorie, l’égalité dans la médiocrité. On y aurait que «… la possession physique immédiate est l’unique but de sa vie et de son existence; la condition du travailleur n’est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes ». Alors l’unité des producteurs est « une simple communauté de travail où règne l’égalité du salaire payé par un capital collectif »186. Ce à quoi fait écho sa critique de la Banque Centrale, sorte de Centre Planificateur, de Gray que nous avons notée au chapitre 1: elle serait « ou bien le gouvernement despotique de la production et l’administratrice de la distribution, ou bien… qu’un organisme tenant la comptabilité de la société travaillant en communauté. (Dans ce cas, n.d.a.) on présuppose la communauté des moyens de production, etc. »187 (ce que ne fait pas Gray, n.d.a.).
Marx refuse cet égalitarisme dans la petite propriété privée. Il en montre non seulement le côté médiocre et borné, mais aussi le côté bourgeois d’égoïsme et d’accaparement. Comme il le dit si bien, l’égalité c’est le « droit bourgeois » qui donne plus à celui qui possède plus (de capacités, de moyens), même s’il a moins de besoins (familiaux, personnels). L’égalité, c’est toujours la mesure, la comparaison, et en réalité, le comportement d’appropriation des choses produites par autrui en fonction des moyens objectifs et subjectifs qu’on possède. Marx a donc pour mérite de critiquer le mot d’ordre typiquement petit-bourgeois d’égalité en montrant, 1°) qu’elle n’existe pas dans la propriété privée, qui induit au contraire nécessairement le développement du capital et des inégalités; et, 2°) qu’elle est encore l’expression d’un droit de propriété bourgeois même dans la situation théorique d’une propriété collective des moyens de production.
La revendication de la propriété collective est la deuxième opposition frontale de Marx au courant petit-bourgeois: contre la revendication égalitariste réactionnaire et mesquine fondée sur l’individu privé, et l’appropriation des choses par l’argent, il avance la revendication égalitariste progressiste fondée sur la production collective, sur l’appropriation par tous des moyens de production et de la pleine puissance sociale qu’a déjà développée le capitalisme.
Mais en supposant réalisée immédiatement, par la révolution politique, cette propriété collective, « la communauté des moyens de production », Marx élimine du même coup trop facilement, et quelque peu subrepticement, l’objection ci-dessus évoquée et qu’il soulevait si justement à propos des collectifs égalitaristes fondés « sur une simple communauté de travail » avec « égalité du salaire » versé par un Centre (que ce soit un Etat, une Banque, ou toute autre institution), et qui portait sur le fait que celui-ci aurait alors la fonction d’un « capital collectif ». Ou encore cette autre objection quand il remarquait que la seule généralisation à tous les hommes « du rapport de l’ouvrier à son travail » produirait une « société… alors conçue comme un capitaliste abstrait »188. Ou toujours dans le même ordre d’idée, quand il affirmait, comme on l’a vu à propos de la Banque saint-simonienne de Gray, que la planification de la production et de la distribution ne serait, dans une telle situation, qu’un despotisme (toutes ces remarques font d’ailleurs immédiatement penser à une caractérisation prémonitoire de l’URSS stalinienne!). Bref, on retrouve dans ces objections aux égalitaristes, ou autres planificateurs saint-simoniens, l’idée juste que, dans le rapport de l’individu au travail répulsif, la société lui est nécessairement étrangère et coercitive, que la simple coopération, la communauté de travail généralisée à tous, ne supprimeraient au mieux que le capitaliste privé, le rentier vivant sur le travail d’autrui, mais n’élimineraient pas totalement la contradiction privé/social qui pose la société comme extérieure aux individus privés, comme Etat et comme capital collectif, abstrait.
Or selon ces objections fort justes, on voit que le raisonnement de Marx sur la transition (premier schéma ou première phase) est contradictoire puisqu’il ne peut pas supposer la communauté des moyens de production en même temps que persiste « ce rapport de l’ouvrier à son travail » qui résulte de la domination du travail répulsif-lucratif, et qui génère l’individu privé et la propriété privé (et cela plus encore dans l’appropriation privée de « l’intellect général » qu’il n’a pas encore découverte en 1844).
En réalité, après la prise du pouvoir, au début d’une phase de transition, on ne peut poser cette communauté que comme étant et n’étant pas réalisée, comme en voie de réalisation. C’est pourquoi la transition doit être caractérisée, beaucoup plus nettement que ne l’a fait Marx, comme une lutte de classe entre une tendance poussant à achever de réaliser la communauté des individus sociaux, et une autre poussant à revenir à l’individu privé et à sa propriété, toutes deux y ayant, contradictoirement, leurs bases matérielles.
Les conditions de la communauté sont en partie réalisées par le capital, dans la mesure où il n’a cessé de dissoudre la production et la propriété privées, de développer la socialisation, mais seulement au sens d’une coopération généralisée. Bien qu’il ait presque entièrement détruit l’individu prolétaire comme privé, le capital fait tout pour l’empêcher d’exister comme social. Il a réduit son individualité à n’être définie que comme propriétaire d’une marchandise, d’une force de travail, plus ou moins employée (mais sur cette base misérable, ses idéologues font tout pour maintenir chez lui des comportements de propriétaire privé). Il ne le fait exister que comme soumis à la machinerie dans la production, et comme soumis à l’Etat dans la société civile où il n’existe que virtuellement, par procuration, dans son fantôme, le citoyen, comme aliéné dans sa vie, y compris ses loisirs. D’un autre côté, le prolétariat développe un embryon objectif de communauté en luttant collectivement pour vendre mieux sa force de travail. Mais une telle lutte reste encore sur le terrain de la propriété et du capital. Une partie de la classe, car tous les prolétaires ne peuvent tout d’abord surmonter cette aliénation destructrice répandue par le capital et cultivée par ses intellectuels, élève son unité à un niveau encore supérieur parce que conscient et construit selon le but d’abolir l’exploitation, dans la lutte révolutionnaire pour renverser la bourgeoisie. Puis il se forme, dans et par la révolution politique, une communauté d’intérêts qui, bien que de classe, représente néanmoins à ce stade historique l’intérêt général de l’humanité, représente donc la communauté communiste.
Mais elle n’est pas réalisée entièrement. Comme dit ci-dessus, l’ensemble du prolétariat ne peut pas immédiatement s’unir totalement dans le combat révolutionnaire. Or ce combat est la seule communauté initialement possible, car on ne trouve pas de communauté toute prête sous « l’enveloppe » de la propriété du capital pour les raisons qui ont déjà été indiquées tout au long de cet ouvrage, qui sont ces divisions sociales, ces différentes formes de la contradiction privé/social qui subsistent dans la coopération au sein du « travailleur collectif », et qui se manifestent, après la révolution politique qui ne peut pas les abolir immédiatement, en comportements d’appropriation privée des choses et des hommes sur toutes sortes de terrains, comme par exemple: la propriété nationalisée aux mains de la bureaucratie, les pouvoirs politiques, national ou locaux, la séparation entre les différentes unités de production et, en leur sein, entre les dirigeants et les exécutants, etc. Bref, la coopération des individus qu’a réalisée le capital, parce qu’elle a aussi développé leurs divisions par rapport à l’appropriation des conditions de la vie, n’est pas encore leur communauté mais seulement un de ses éléments.
La révolution politique est la bataille qui doit d’abord être gagnée, mais elle ne peut donc pas déboucher sur autre chose que sur une continuation de la lutte des classes entre ces « deux voies », réactionnaire et communiste, mais évidemment dans une situation et avec des moyens beaucoup plus favorables au prolétariat. Alors, mais alors seulement, ce dernier peut sortir de la lutte pour la vente de sa force de travail et s’attaquer directement au but de se supprimer comme classe, c’est-à-dire d’abolir toutes les racines de la propriété privée, de construire la communauté des individus sociaux, ce pourquoi il lui faut pousser jusqu’au bout la socialisation du travail, c’est-à-dire jusqu’à la domination du travail riche, de l’activité libre.
En ce sens, de quoi s’agit-il d’abord après la prise du pouvoir? De développer les moyens de l’appropriation par chacun des conditions de la maîtrise de la production, de l’ensemble de l’activité sociale, de ses conditions matérielles et intellectuelles, et de la coopération, des rapports avec les autres. On sait que le premier de ces moyens est le temps disponible. Accroître ce temps disponible passe d’abord par l’élimination du surtravail. Il faut tendre à ce que tout le travail ne soit que du travail nécessaire à l’espèce, déterminé comme tel collectivement. L’abolition immédiate du capital financier, de toute possibilité d’accumulation privée et de toute rémunération de l’argent, sont des premiers pas remarquables et essentiels en ce sens. De même la suppression des couches oisives et parasites, des innombrables productions et fonctions inutiles, et le partage du travail nécessaire entre tous. Puis la rationalisation de la production, la chasse aux gaspillages que permet le développement progressif de la responsabilité personnelle et de la gestion collective.
Mais il est évident que s’il existe une lutte de classes, c’est-à-dire « deux voies » antagoniques, deux politiques, deux idéologies, c’est que chacune a des bases matérielles dans la société. La voie réactionnaire puise sa force dans les « stigmates » du capitalisme. Nous avons vu que leur noyau est le travail répulsif, source originelle de la propriété privée, de l’argent et des comportements d’accaparement et d’individualisme qui en découlent. Or, même dans le capitalisme des pays développés d’aujourd’hui, les robots ne font pas toutes les tâches ingrates et il reste une masse importante de travail répulsif à répartir. Dans ce rapport au travail, la société doit encore contraindre les travailleurs à des normes sociales, mesurer des quantités, répartir autoritairement des produits. Cette pression est d’autant plus forte que le travail est plus pénible, que règne la rareté, autrement dit que les forces productives sont peu développées. D’où les problèmes difficiles d’une révolution politique arrivant « trop tôt », dans une situation de pénurie et de longues journées de travail ne laissant pas à « la cuisinière » le loisir de quitter « la vieille gadoue »189 de ses fourneaux et de s’élever à s’occuper des affaires du monde.
Il résulte de la nécessité de répartir du travail contraint que le Plan est encore un moyen de la coercition de la société sur l’individu. Un moyen contradictoire certes. Dans la mesure où la socialisation généralisée du travail est une réalité dans la coopération du « travailleur collectif », il y a une base pour que le Plan soit le résultat d’une élaboration réellement collective. Dans la mesure où c’est le cas, il exprime la rationalité d’un choix collectif auquel l’individu peut adhérer comme étant son choix, comme étant une manifestation de sa liberté, d’une domination de la production et de ses produits par les producteurs, tandis que la coercition exercée dans le marché par la concurrence était l’inverse, n’était qu’aveugle, subie, et c’étaient finalement les exigences folles et dévastatrices de la valorisation du capital qui dominaient les individus. Mais dans la mesure où les puissances intellectuelles disposent de moyens et capacités particulières, où le rapport des prolétaires au travail est répulsif et suscite même en leur sein des comportements individuels ou corporatifs d’accaparement, où donc la socialisation du travail est limitée à une collectivisation dans laquelle subsistent des divisions sociales générant des contradictions privé/social, le Plan apparaît aussi comme un « despote », une pression des autres sur soi à laquelle on a tendance à s’opposer, à opposer un comportement de propriétaire privé. Et ce caractère contradictoire du Plan existe y compris par rapport aux ouvriers, en tant qu’ils ont encore des déterminations d’individus privés dans ce rapport répulsif au travail, en même temps que des déterminations communautaires de par le caractère collectif de leurs activités (travail et luttes) et leur commun intérêt face au capital. On voit donc, avec l’enjeu du Plan, un exemple typique du caractère contradictoire de la société de transition et de la lutte de classes qui en découle. Là où, dans la voie réactionnaire de l’appropriation privée, les actes sont cachés, la connaissance de ce que font les uns et les autres limitée, chacun, chaque groupe, voulant donner le moins en échange du plus; dans la voie communiste, c’est la transparence190 et la collaboration pour développer la puissance collective, dans la conscience, fondée sur la constatation qu’elle accroît celle de chacun. C’est alors une lutte qui renforce et élargit la communauté des travailleurs, car rendre transparente la contribution de chacun au produit social, c’est le moyen de poser les rapports entre les hommes sur une base excluant l’exploitation, l’appropriation du travail d’autrui, au profit de la clarté, de la conscience, de l’unité directe et agissante des individus entre eux.
Puisque le travail aliéné est le noyau de la séparation des individus dans la propriété privée (et de tout ce qui en découle alors nécessairement: valeur d’échange, argent, capital, etc.), il ne peut y avoir de communauté, d’abolition de la contradiction privé/social, qu’avec la suppression de ce travail. « Les prolétaires doivent… abolir leur propre condition d’existence antérieure, laquelle est en même temps celle de toute la société jusqu’à nos jours, je veux dire abolir le travail » et réaliser « la transformation du travail en manifestation de soi »191.
Si cette perspective n’est pas développée dans le schéma de la transition (de sa première phase) présenté dans la CPG et autres textes du type « robinsonnade » qui traitent de situations de rareté, de faible développement des forces productives, où l’organisation rationnelle de la production et le partage du travail contraint sont des mesures immédiates essentielles, elle fait l’objet de développements importants de Marx, notamment dans les Grundrisse, quand il évoque des situations, plus lointaines pour son époque, où il lui semble que le développement des forces productives permet d’envisager l’abolition de la domination du travail contraint comme mesure immédiate. C’est alors un deuxième schéma de la transition que Marx esquisse ou de sa deuxième phase si elle a déjà parcouru la première.
Ce schéma met l’accent sur le fait que la machinerie automatique (la science et ses applications) a réduit à une quantité insignifiante le travail nécessaire, ce qui a pour effet d’augmenter à proportion le nombre des rentiers, des membres d’un « secteur tertiaire » plus ou moins parasitaire (les « couches moyennes ») ou domestique (les petits boulots de service), la masse des individus réduits à un chômage plus ou moins complet et permanent, et de contraindre les actifs à des journées de travail parfois plus courtes, mais dans lesquelles le surtravail constitue la part presque absolue. Dans ces conditions, l’abolition de la majeure partie de ce surtravail est rendue possible par la prise du pouvoir. Elle permet de réduire aussitôt à peu de chose la quantité de travail nécessaire, en même temps et d’autant plus qu’elle est partagée entre tous. Le temps disponible pour chacun est alors immédiatement considérable, et sur cette base, le développement du travail riche, attractif, devient une possibilité concrète. Comme on l’a vu au chapitre 5, c’est la condition de réalisation d’une réelle communauté d’individus sociaux multidimensionnels, riches de capacités et de besoins élevés.
Toutefois, ce deuxième schéma apparaît quelque peu idyllique lui aussi puisque, basé sur une quasi disparition du travail contraint du fait de la production automatisée, il élimine d’emblée jusqu’au noyau ultime de la séparation des individus dans le privé, et tout ce qui en découle (argent, salaire, gouvernement des hommes, etc.). Il saute ainsi par dessus les difficultés de la transition que pose les divisions sociales dans le premier schéma. A savoir premièrement, le dépouillement et l’aliénation des prolétaires face aux puissances intellectuelles, division qui s’accroît en même temps que se développe le machinisme. Et encore deuxièmement, le fait que la disparition du travail aliéné, fondement de la séparation privé/social, est impossible dans le capitalisme. Il ne pourrait pas le tolérer sans se condamner lui-même, et il s’emploie au contraire à tout faire pour régénérer les conditions de la valorisation, notamment maintenir la plus grande masse possible de surtravail (donc de travail ouvrier aliéné). Certes, sa tendance « naturelle » fondamentale étant la suraccumulation de capital et la suppression corrélative du travail vivant, il ne peut la contrecarrer que violemment, qu’à travers des crises destructrices, des catastrophes écologiques, des guerres, etc. Mais c’est bien ce qu’il fait.
Il reste vrai que le développement de la grande production automatisée facilite incontestablement la tâche des révolutionnaires, parce que les forces productives matérielles et humaines sont ainsi déjà organisées selon une large coopération, la puissance intellectuelle développée et concentrée en un « cerveau social », toutes ces forces étant indépendantes de tout individu particulier (qu’elles existent ainsi est évidemment une condition de leur efficacité et de leur appropriation par chacun). D’ailleurs, le patrimoine intellectuel est par essence la richesse sous sa forme la plus universelle puisque détachée aussi bien de la propriété d’un individu (au contraire, par exemple, de l’habileté manuelle) que de l’objectivation dans une chose matérielle. Il est donc appropriable par chacun sans que cela en épuise le moins du monde le gisement, bien au contraire (c’est pourquoi il n’y pas non plus à le compter). Néanmoins, si dans ces conditions de la grande production automatisée, avoir du temps disponible en quantité significative est un objectif alors aisément réalisable, il s’agit là seulement de conditions plus favorables pour réunir plus vite, plus facilement, celles du communisme mais qui en aucun cas ne sont ces conditions entièrement réunies, permettant d’éviter complètement les tâches et les difficultés de la transition ci-dessus évoquées. La bourgeoisie n’avait pas de problème de transition autre que d’empêcher le peuple d’aller « trop loin » dans la démocratie et l’égalité une fois qu’il lui eut servi d’armée pour renverser la monarchie: elle avait déjà en main avant la prise du pouvoir politique, qu’elle avait d’ailleurs déjà assez largement pénétré, la réalité du pouvoir sur la production et les échanges, la propriété des ateliers et des activités commerciales, des banques, l’argent, les connaissances techniques, etc. Il ne lui restait plus qu’à mettre les lois en conformité avec sa propriété pour achever sa conquête. Le prolétariat lui n’a rien, et il lui faut tout conquérir. Quand il a conquis le pouvoir politique et militaire, il lui reste encore à développer ses aptitudes à l’exercer, et aussi à s’approprier la puissance scientifique et technologique pour dominer la production, bref, à pouvoir maîtriser toutes les conditions de la vie sociale. D’où une lutte de classes dont Marx, bien qu’il ait le premier mis en avant, notamment après la Commune de Paris, le concept essentiel de la transition comme dictature du prolétariat, a d’évidence sous-estimé l’importance et la complexité, ce que les révolutions ultérieures, en Russie et en Chine, ont mises en lumière.
Quoi qu’il en soit, bien qu’ignorant ce problème central en sous-estimant les divisions sociales qui perdurent après la prise du pouvoir, le « deuxième schéma » de Marx apparaît comme la perspective qui complète et éclaire lumineusement le premier, la définition remarquable, dans ses grandes lignes de force, de l’ultime lutte à mener pour fonder le communisme, celle qui mettra fin à l’opposition entre le temps de travail et le temps libre, le temps pour les autres et le temps pour soi, en créant une situation où chacun aura les moyens de s’approprier les conditions d’un travail riche, d’une activité libre.
En guise de conclusion, on peut résumer très schématiquement les thèses que ces commentaires critiques sur les écrits de Marx, concernant la transition au communisme après une révolution politique victorieuse, permettent de formuler pour les pays capitalistes modernes:
1°) Dans le développement du capitalisme, la division du travail entre les puissances intellectuelles et les exécutants croît en même temps que décroît la division entre les producteurs indépendants, les métiers. Mais sur cette base, l’association des producteurs dans le « travailleur collectif » n’est qu’une coopération élargie dans une division du travail élargie en fonctions hiérarchisées, commandées, organisées, dominées, par les puissances intellectuelles qui se sont appropriées la maîtrise des sciences et des technologies devenues la force productive moderne essentielle. Par là ces puissances s’opposent, comme classe bourgeoise de « capitalistes en fonction », à la classe ouvrière, et édifient une autre limite au développement humain en soumettant la science, la quintessence de la puissance sociale, aux nécessités absurdes et destructrices de la valorisation du capital, et en obligeant le potentiel intellectuel de milliards d’hommes à rester en friche.
2°) Le capitalisme ne connaît pas de stade « ultime » au delà duquel le communisme serait immédiatement à l’ordre du jour. Car il ne se développe jamais jusqu’à supprimer le travail ouvrier aliéné, ni toutes les divisions sociales fondant des comportements d’appropriation privée, et donc jusqu’à créer la potentialité de pouvoir se passer immédiatement d’un « gouvernement des hommes ». Celui-ci, sous la forme de la dictature du prolétariat, a évidemment toujours une fonction coercitive en tant que représentant de la classe, de ses intérêts généraux, y compris vis-à-vis des individus qui la composent dont il est toujours, par définition, plus ou moins séparé (les formes du pouvoir politique ne peuvent que limiter cette séparation, non la supprimer). Les bases du communisme, la suppression du travail aliéné, des divisions sociales vis-à-vis des moyens de s’approprier les conditions de sa vie (les moyens matériels et les rapports sociaux), ne peuvent être acquises qu’à la suite d’une lutte de classes complexe, dont la prise du pouvoir politique et militaire n’est qu’une étape et une condition.
3°) La base matérielle la plus propice que le capitalisme puisse fournir à cette lutte de classes est la potentialité du temps libre (de l’abondance). Toutefois, elle n’est rien sans la conscience et l’organisation pour s’en servir en tant que point d’appui pour éradiquer la contradiction intellectuels/exécutants et instaurer le travail riche, libre et gratuit comme fondement de la communauté des individus sociaux.
4°) Détruire toutes les formes de séparation des individus de la puissance sociale, des moyens de se l’approprier en fonction de leurs besoins, est la tâche générale de toute transition. D’abord, la destruction des plus formelles, des plus éloignées de l’activité proprement humaine, de la réalité du travail, telle la propriété juridique et financière, jusqu’à la destruction de celles qui sont liées au travail lui-même, ce qui détermine le plus intimement l’individu, son rapport à son activité qui de rapport d’aliénation deviendra un rapport de construction de soi, d’affirmation de son humanité, par l’appropriation des conditions subjectives du travail devenues « cerveau social », « intellect général », dont ont été dépouillés les prolétaires. L’appropriation des conditions objectives reste formelle tant qu’elle n’est pas complétée par celle des conditions subjectives.
5°) Le rapport des individus aux conditions du travail détermine leur pouvoir sur la production des conditions de leur vie, donc aussi leurs rapports avec les autres, la société. La dictature du prolétariat, pouvoir d’Etat, intérêt général d’une classe, donc encore séparé par définition de chaque intérêt subsistant comme privé, n’est pas encore ce pouvoir direct des individus sur les conditions de leur vie, mais le moyen de l’acquérir. Plus les individus accèdent à l’appropriation de la puissance sociale, et par là au travail riche, attractif, et plus l’Etat « disparaît », est inutile en tant que gouvernement des hommes.
Les critiques les plus ineptes portées contre les révolutions passées sont le fait de ceux qui prétendent qu’elles n’ont pas instauré immédiatement le communisme. Ce qui n’est qu’enfoncer des portes ouvertes puisqu’il ne pouvait pas en être autrement. Toute la question est de savoir pourquoi, sous l’effet de quelles forces, intérieures et extérieures, la « voie bourgeoise » l’a finalement emporté sur la « voie prolétarienne » dans la phase de transition qu’elles avaient glorieusement et effectivement entamées. La réponse à cette question relève d’une analyse concrète, à partir de situations concrètes, et non de constater avec horreur en pur doctrinaire que ces sociétés connaissaient encore l’Etat, la coercition, le salaire, l’argent, etc.
Mais ces critiques ont une fonction bien précise: fixer à la révolution politique des objectifs chimériques, inaccessibles, est la meilleure façon pour tenter de décourager les prolétaires de la faire et, le cas échéant, pour dénigrer et combattre toutes les révolutions possibles, parce qu’elles ne déboucheront jamais immédiatement sur une société sans classes, sans luttes, sans partis, sans chefs, sans Etat.
Le communisme n’est pas une chimère. Il est le mouvement réel qui abolit « l’état des choses existant », qui lutte pour détruire le rapport de l’ouvrier au travail aliéné. Il a donc commencé avec les premières luttes prolétariennes, par exemple en France avec les Egaux de Babeuf, puis avec les utopistes, puis les révolutions du 19ème siècle, la Commune de Paris, et dans le monde, Octobre 17, la Chine et la Révolution Culturelle, et bien d’autres batailles révolutionnaires. Le communisme est commencé. Il faut encore des révolutions politiques, et de nouvelles luttes dans de nouvelles transitions pour parvenir à son épanouissement complet. Il n’y a pas à se scandaliser du caractère inévitablement contradictoire de ces sociétés de transitions, il n’y a pas à proposer des chimères pour éviter ces difficultés et ces combats, il n’y a pas à s’effrayer de leur caractère complexe et incertain, si on en a compris les raisons et celles qui fondent les moyens d’aboutir: c’est ce à quoi, j’espère, cet ouvrage aura contribué.
Tom Thomas
Septembre 2000
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ANNEXE
UNE BREVE DISCUSSION SUR LA VALEUR
On sait qu’à la base de l’analyse de Marx des société marchandes, et du capitalisme en particulier, il y a la théorie de la valeur et plus précisément la découverte géniale et fondamentale, qui le distingue de tous les autres économistes, de la forme d’existence spécifique que prend la valeur dans ces sociétés, la forme valeur d’échange. Comme le dit Marx, cette forme est ce qui « contient tout le secret de la forme-argent et par là, en germe, celui de toutes les formes bourgeoises du produit du travail »192, dont, bien sûr, le capital. C’est à partir d’elle que se constitue l’argent comme valeur autonomisée, et le capital comme valeur se valorisant (d’où le crédit et le capital financier), sans oublier, sur un autre plan, la théorie du fétichisme, une des formes modernes de l’aliénation (perte de soi, de ses rapports humains). Mais que devient, selon Marx, la valeur dans la transition, puis dans le communisme? Sous quelle forme s’exprime-t-elle? Joue-t-elle même toujours un rôle?
Dans la mesure où Marx, comme nous l’avons vu, esquisse deux schémas, ou deux phases, pour la transition (si on laisse de côté son esquisse embryonnaire à propos du cas de la commune paysanne russe), il en découle aussi deux en ce qui concerne le rôle de la valeur.
Dans le premier schéma (robinsonnade, CPG), il subsiste la domination d’une masse de travail contraint. Donc, il faut compter ce travail pour le répartir et pour déterminer ce que chacun reçoit en fonction de son travail. Tout le problème est d’abord de savoir ce que l’on compte: des quantités de quel travail? Simple, complexe, immédiat, intellectuel, individuel, social? Mais Marx pense que la grande industrie élimine ce problème en homogénéisant le travail, et que seul subsiste la difficulté de savoir comment ces quantités sont comptées: avant la production, directement et consciemment par les producteurs (dans la propriété commune des producteurs associés), ou après, aveuglément, dans et par l’échange des marchandises (dans la propriété privée). Il estime alors que la révolution politique, supprimant la propriété capitaliste, permet que disparaisse aussi ce comptage aveugle par la valeur d’échange qui, dans ce système, constate « post festum » la proportion dans laquelle s’échange les marchandises, qui exprime le rapport des valeurs, des quantités de travail social qu’elles contiennent (autre chose est que, du fait des variations du rapport offre/demande et de la péréquation des taux de profits, la valeur d’échange ne se manifeste que dans des prix dans lesquels ce rapport est déformé). Cette forme spécifique peut selon lui disparaître, donc évidemment aussi l’argent, les prix, le salaire, parce que la valeur peut s’exprimer directement pour ce qu’elle est, quantité de travail, par le temps de travail (système du « bon de travail »).
Dans le deuxième schéma (textes des Grundrisse), le travail immédiat est devenu insignifiant par rapport à la force productive de la machinerie automatique, alors non seulement la valeur peut se représenter directement, la forme valeur d’échange disparaît, mais elle ne joue plus un rôle décisif. Mais détaillons un peu plus.
Dans le premier schéma, Marx utilise un argument que nous avons déjà examiné dans le cours de cet ouvrage. Il est fondé sur la socialisation du travail: avec la grande industrie, le travail concret, individuel, n’est plus qu’une fraction d’un travail collectif, homogène à toutes les autres et ne s’en différenciant qu’en termes quantitatifs, alors mesurables et comparables par le temps de travail. Il devient pratiquement travail social (qui était travail abstrait dans la phase précédente). Donc, et à la condition de la suppression de la propriété du capital, on peut représenter consciemment la valeur, directement par le temps de travail, et répartir ce que fournit et reçoit chacun suivant le temps de travail (égalité de son temps de travail social avec celui contenu dans les produits reçus).
Nous avons vu que c’est ce temps de travail qui pose problème comme moyen de mesurer consciemment la valeur parce que le travail concret n’existe socialement que comme travail abstrait, ce dont la forme valeur d’échange est justement la manifestation. Ce qui est à l’origine de la nécessité de cette forme, donc à celle de l’argent qui en découle, c’est l’impossibilité de connaître directement la valeur d’une marchandise parce que la grandeur de cette valeur est la quantité de travail social qu’elle contient, laquelle est abstraite, inconnaissable, tant qu’il existe une contradiction travail privé/travail social, c’est-à-dire des divisions sociales fondant des comportements de propriétaires privés. Car dans cette situation, et Marx l’a démontré avec la plus grande précision, la valeur d’une marchandise ne peut s’exprimer que dans une autre marchandise, dans un rapport d’échange. Ce qu’il oublie dans son affirmation de l’abolition de la contradiction travail privé/travail social, de la socialisation du travail par la grande industrie, c’est qu’une socialisation effective n’est pas simplement une organisation collective de la production mais une organisation collective d’individus communautaires, c’est-à-dire fondée sur la suppression des divisions sociales relatives aux conditions objectives et subjectives du travail, sur l’appropriation par les individus de ces conditions, donc sur la suppression corrélative du travail aliéné. Avec cette dernière, disparaît l’origine, le noyau, de la division entre les individus dans le travail privé (le travail aliéné restait ce facteur de division même dans le travail organisé collectivement car son effectuation, le rapport de l’individu au travail aliéné, induit toujours un irréductible comportement privé). Seule la disparition du travail aliéné est celle de la valeur d’échange.
On retrouve cette erreur de Marx dans le schéma de la CPG où il affirme que la loi de la valeur pourrait être dominée, exécutée consciemment, parce que la forme valeur d’échange pourrait être supprimée, la valeur être directement exprimée en quantité de travail, par son temps. Il le dit parce qu’il pose, avec raison, la cause de l’existence de cette forme dans les séparations des propriétaires qui conduisent à des comportements anarchiques de producteurs, agissant indépendamment les uns des autres au lieu d’agir comme un seul « Robinson », de coopérer consciemment dans la répartition du travail et des produits. D’où la nécessité de socialiser le travail après, dans l’échange des marchandises, aveuglément. Certes. Mais Marx a tendance à réduire les conditions de cette coopération consciente à l’abolition de la propriété capitaliste des seules conditions matérielles de la production. Sur cette base, qui fait abstraction de la propriété de ses conditions subjectives, il est conduit à penser que la révolution pourrait organiser immédiatement une planification qui serait la suppression de la contradiction travail privé/travail social. Or cela ne résout pas entièrement cette question au fond, la planification étant un résultat de cette suppression en même temps qu’un moyen possible, et d’abord nécessairement imparfait, d’une lutte de classe permettant d’y aboutir progressivement. On voit bien d’ailleurs dans ce « premier schéma » que Marx expose un raisonnement paradoxal puisque, d’un côté, il présente la socialisation du travail comme réalisée (le temps de travail peut jouer son double rôle) mais que, d’un autre, elle est toujours un problème, et plus difficile qu’il ne le fait apparaître dans la seule question « morale » de l’inégalité du « droit bourgeois », si on considère qu’il ne peut pas encore envisager qu’il soit socialisé pour ce qu’il est. En effet pourquoi, alors que le travail, même s’il a bien sûr un côté quantitatif tant qu’il est dépense d’énergie physiologique devant répondre à des besoins quantitativement déterminés, est aussi d’essence subjective, qualitative, « auto-effectuation de soi », Marx ne peut-il envisager qu’il ne puisse être socialisé que sous une forme tout à fait autre, comme valeur, une quantité abstraite dans laquelle l’individu est nié? Que l’égalisation des quantités de travail, de l’offre et de la demande, se fasse après (dans le marché) ou avant, suivant les calculs des planificateurs, complexes et très incertains, et supposés de surcroît pouvoir exprimer le « droit bourgeois » à l’égalité pour des individus inégaux dans le travail comme dans leurs besoins personnels, non seulement cela ne peut se passer sans crise ou sans « erreur » du fait de comportements privés toujours actifs dans les deux cas, mais cela ne résout pas cette question pourquoi le travail prend-il cette forme? Bref, le Plan doit bien compter le travail pour le socialiser, mais pourquoi doit-il le compter comme cela, en le représentant comme valeur? Marx ne se préoccupe pas de cela, de savoir pourquoi représenter et compter le travail selon la valeur (ce qui s’expliquerait s’il ne traitait que de la question de répartir des quantités de travail social dans les diverses branches), mais seulement de supprimer sa forme spécifiquement capitaliste, la valeur d’échange. Il propose un schéma de la transition dans lequel la valeur s’exprimerait directement, permettant la suppression de l’argent, la transparence des rapports sociaux et la rationalité de la production. Or les conditions de suppression de cette forme sont telles qu’elles sont aussi celles de la disparition de la valeur, de sorte que le schéma qui conserve la valeur sans cette forme est bancal.
Reprenons le raisonnement. La réponse de Marx, dans le premier chapitre du Capital, à la question pourquoi ce contenu-ci, le travail, prend-il cette forme là, la valeur d’échange, est connue: à cause des séparations des individus, des producteurs, dans la propriété privée. Mais alors, il faut encore dire la cause de cette propriété, de cette séparation travail privé/travail social, qui n’a évidemment rien de naturelle. Et Marx lui-même apporte alors, dans d’autres textes, la réponse qui doit se substituer à la précédente au sens où elle va à la racine du problème posé: parce qu’il y a rareté, faibles forces productives, donc que le travail est répulsif. Dans ce rapport au travail, il a montré que les individus (dès qu’existent historiquement les individus par l’appropriation privée des conditions du travail) ne sont pas spontanément en harmonie mais en opposition, que leurs comportements sont égoïstes tandis que le social est vu comme la limite et l’exigence des autres sur soi. Le noyau même de ces comportements individualistes, opposant l’individu aux autres, il l’a très justement trouvé dans cette forme historique concrète du travail répulsif: le travail aliéné, lucratif, c’est-à-dire dans le travail qui, dès lors qu’il est privé, n’est aussi effectué que pour obtenir des autres de quoi vivre, que pour l’appropriation des choses, et dont les déterminations sont imposées au producteur de l’extérieur, par « les autres » (qu’ils se représentent sous la forme de la concurrence et du marché, ou de l’Etat et du Plan). Le travail aliéné est corrélatif aux comportements privés, aux séparations privé/social. Ni la nationalisation des moyens de production, ni l’autogestion, ni la coopérative, ni quelque forme de propriété que ce soit, ne suffisent à supprimer ce noyau de la contradiction privé/social. Ni même à supprimer les formes modernes, développées, mille fois plus aliénantes encore, qu’elle prend dans les divisions de classes (et qui sont, en quelque sorte, les formes socialisées – correspondant à la socialisation des forces productives – du comportement originel d’appropriation individuelle dans le travail lucratif: c’est une classe dominante, organisée, d’individus qui s’approprie ce dont une classe dominée, désorganisée, est désappropriée).
Dans ce rapport de l’individu au travail vécu comme simple moyen de s’approprier les produits sociaux, qui subsiste jusque dans le travail ouvrier homogénéisé le plus dépersonnalisé, le plus organisé collectivement sur une grande échelle, ce qui importe, c’est de vendre au mieux sa propriété, ne serait-elle que sa puissance de travail. Et même si on suppose toute propriété privée sur les moyens matériels de production abolie, il reste que chacun, suivant ses origines de classe, n’a pas pu s’approprier les mêmes moyens subjectifs (notamment en ce qui concerne les conditions scientifiques et techniques de la production). D’où des divisions sociales particulières, et particulièrement trompeuses parce qu’elles semblent fondées sur des qualités personnelles, qui aiguisent les comportements de propriétaire. Recevoir en fonction de ce qu’on fournit est aussi recevoir en fonction de ce qu’on possède, de ce qu’on a pu fournir. C’est le « droit bourgeois ». Il s’agit de compter, comme un Shylock.
Bref, la valeur d’échange est certes induite, comme le démontre Marx dans le premier chapitre du Capital, par la séparation des producteurs dans le privé. Mais pour abolir cette séparation, il faut en déterminer la racine. Elle est dans le rapport de l’homme au travail répulsif, du moins dès lors qu’il est historiquement individualisé dans son effectuation par le moyen d’outils qui mobilisent et prolongent des qualités personnelles dans une production personnelle. Ce rapport pose le travail comme aliéné (qui n’est pas pour soi, fin en soi, mais pour l’argent) et amène ce comportement de propriétaire, d’appropriation des produits sociaux, qui, dans l’échange généralisé et la coercition de la concurrence, ne peut avoir pour représentation de la richesse que la valeur d’échange, l’argent.
Sachant ainsi que le travail aliéné est le noyau de la contradiction travail privé/travail social, elle-même source de la valeur d’échange, de l’argent et du capital comme valeurs autonomisées, on peut se poser incidemment la question: pourquoi Marx n’a-t-il pas développé ce point dans le Capital (alors qu’il l’avait exposé dans ses écrits de 1844)? C’est que pour analyser scientifiquement le capitalisme, c’est-à-dire ce que sont l’argent, le profit, l’accumulation, le salaire, le crédit, les crises, etc., il lui faut quitter le terrain des généralités sur le « travail malédiction » et des considérations corrélatives sur l’essence humaine, toutes choses qui n’expliquent rien du capitalisme car considérations valables pour tous les modes de production ayant existé à ce jour. Il lui faut quitter les rapports subjectifs des individus au travail, dans lesquels ils se posent comme privés, pour étudier leurs rapports objectifs dans la réalité de la production, qui est sociale. Si l’essence humaine est bien dans l’agir, pour comprendre l’agir particulier, c’est-à-dire concret, des hommes dans le capitalisme, il doit partir du noyau de base, de l’élément objectif le plus simple de ce que font les hommes dans cette économie: la marchandise. Il découvre ce qui la représente et détermine sa production et ses mouvements dans la société, la forme valeur d’échange. Il démontre l’origine de cette forme dans la contradiction privé/social qui concrètement, à ce stade historique, prend la forme de la propriété privée. Il n’a pas à analyser plus avant les racines de cette propriété, car ce sont ses effets, dans l’argent, les prix, le profit, le capital, le crédit, etc., qu’il doit caractériser pour analyser la réalité, le mouvement, les contradictions du capitalisme. Bref, il lui faut d’abord découvrir et expliquer l’origine du profit et de l’accumulation dans l’expropriation et le surtravail des prolétaires, ainsi que toutes les lois du développement du capital qui en découlent, avant de traiter la question de savoir sur quoi tout cela peut déboucher. Ce n’est en effet qu’après l’analyse concrète du développement du phénomène qu’on peut comprendre les lois de sa reproduction, de son évolution, et découvrir si, éventuellement, les conditions peuvent être réunies pour l’éradiquer. C’est alors, quand il est question de détruire la racine, que se pose la question de bien la déterminer, ici elle est le travail répulsif qui implique la contradiction privé/social.
Dans la démarche de Marx pour analyser le capital et son mouvement, dont la méthode est impeccable, la détermination du travail aliéné comme corrélatif au comportement de propriétaire ne sert à rien (tout comme les considérations sur l’homme qui l’accompagnent). Qui plus est, prendre le problème sous cet angle ne peut qu’amener aux impasses des théories subjectivistes, dites de l’utilitarisme (ou encore du coût marginal, du libéralisme), qui régnaient déjà à l’époque de Marx. Pour celles-ci, les prix n’ont aucun lien avec la valeur mais sont l’expression de rapports effort/utilité, sacrifice/jouissance, au niveau de chaque individu, qui déterminent un équilibre général offre/demande. Ainsi, le salaire serait le prix du sacrifice que chacun accepte, ou pas, de faire en fonction de l’intensité des besoins et des désirs qu’il veut satisfaire, l’intérêt serait le prix de la perte de jouissance qu’occasionne un argent prêté au lieu d’être dépensé, le profit serait le prix de l’initiative et de l’esprit (d’entreprise), etc.
Or, et sans entrer ici dans une critique fouillée de ces thèses, il est évident que, si elles constatent bien des comportements193, elles n’expliquent ni pourquoi le sacrifice et la peine sont en général inversement proportionnels à l’argent qu’on en retire, ni comment se forment les prix, les salaires, les profits, le capital, etc. A ces théories superficielles qui prétendent égaliser des phénomènes purement subjectifs à des quantités d’argent, et donc justifier les fortunes les plus colossales par les qualités et les efforts soi-disant tout aussi immenses de leurs possesseurs, et inversement la misère par la paresse ou la bêtise, Marx oppose ironiquement que le sacrifice ne produit aucune valeur, « qu’un individu peut s’épuiser en mortifications, peut se martyriser de mille façons tout le jour durant, comme les moines par exemple, sans que cette montagne de sacrifices n’accouche d’une seule souris… Le plaisir ou le désagrément qu’il (le travail) procure à l’individu… »194 ne rentrent pas dans la valeur, ou le prix, du produit, du salaire, dans la grandeur du revenu (Marx a aussi brillamment montré que l’intérêt du crédit est un partage de la plus-value entre capitalistes actifs et passifs).
Mais si le sacrifice ou la jouissance ne rentrent effectivement en rien dans la détermination de la valeur, si sa forme d’existence dans le capitalisme, la valeur d’échange (et ce qui s’en suit, prix, argent, etc.) est une façon purement historique de socialiser le travail195, il reste que la cause qui fait que c’est cette façon qui est utilisée doit être expliquée dès lors qu’on envisage de le faire d’une autre façon. S’agissant de transformer le mode de socialisation des travaux des individus, il n’est pas possible de rester dans le domaine du comment ça se passe maintenant, qui permet de définir le capital et son mouvement, mais il faut aussi poser la question du pourquoi, de la cause du mode de socialisation actuel, pour savoir si ce mouvement peut aboutir à son abolition. Pourquoi ces comportements privés qui font que les individus agissent en opposition aux autres, dans l’aveuglement du « fétichisme de la marchandise » (détermination, si génialement analysée par Marx, des comportements privés dans le capitalisme), plutôt que d’agir socialement, consciemment, en harmonie? Qu’est-ce qui cause, et qui doit donc disparaître si on veut agir ainsi, cette séparation travail privé/travail social, ce comportement de propriétaire, d’individu privé, indifférent ou égoïste aux autres, qu’il ne considère au mieux que comme moyens pour lui, au pire comme ennemis et toujours comme concurrents? Là on doit revenir au travail répulsif, autrement dit, dans le capitalisme, au travail aliéné.
Il ne serait pas en effet question de compter âprement et mesquinement par la valeur, de façon plus ou moins aveugle ou plus ou moins arbitraire, un travail attractif, volontaire, qui satisferait par lui-même l’individu agissant, qui serait fin en soi. Certes, dans les communautés primitives, il n’y avait pas la comptabilité par la valeur, mais pas d’individu non plus. Seul le travail aliéné, le rapport au travail répulsif propre à l’époque de l’individu, entraîne ce comportement de propriétaire privé, de vouloir obtenir le plus des produits sociaux contre le moins de son travail. Avant de compter le travail contenu dans la marchandise pour l’échanger, il y a l’acte de travailler: ici, il s’agit des rapports vécus de l’individu à son travail. On est dans le domaine du concret et du subjectif. Il n’est pas question de valeur d’échange, de travail abstrait, mais de l’agir, du travail utile, de ce que l’individu met de lui, objective et éprouve dans ce travail qui le construit, qui répond, ou pas, à des besoins de son être. Marx ne nie évidemment pas ce côté concret, utile, du travail. Bien au contraire, il est celui qui a mis en lumière le double caractère du travail contenu dans la marchandise (concret utile, et quelconque abstrait); le travail tel qu’il est vécu par le travailleur, et tel qu’il est représenté, qu’il l’échange, avec les autres ou avec le capital. Et il sait que c’est dans ce côté subjectif (se fixer « le but à atteindre », déployer ses qualités pour trouver les moyens de « surmonter les obstacles » et y parvenir, s’éprouver ainsi comme créateur utile à son espèce) que le travail peut se définir comme « activité de la liberté », « auto-effectuation de l’individu »196.
C’est dire que si Marx écarte le concept du travail comme sacrifice, ce n’est qu’en tant qu’il s’agit d’une vieille litanie religieuse et idéaliste qui ne permet pas de dire ce que sont le capital et le salaire, ni pourquoi certaines classes jouissent du sacrifice des autres, et qui voudrait faire croire que le travail n’a été, n’est et ne peut être à jamais que cela. Mais il ne nie évidemment pas qu’il puisse être éprouvé comme cela en certaines circonstances. Ainsi, s’il reproche à A. Smith de ne comprendre la dépense de force humaine dans le travail que « comme abnégation, comme sacrifice de repos, de liberté et de bonheur, et non en même temps comme affirmation normale de la vie », c’est pour aussitôt lui donner raison lorsqu’il « a en vue le travail salarié moderne »197 (à la différence, par exemple, de ce que Marx disait du travail de l’artisan). Car « sans doute a-t-il (A. Smith) raison de dire que le travail dans… le salariat apparaît toujours comme un travail rebutant, comme un travail forcé imposé de l’extérieur, en face duquel le non-travail représente « la liberté » et le « bonheur » »198. Ainsi « l’idée de sacrifice d’A. Smith exprime de manière exacte le rapport subjectif du travailleur salarié face à sa propre activité… », mais « elle ne peut expliquer la détermination de la valeur par le temps de travail, ce qui était son intention »199.
Autrement dit, Marx affirme avec constance, dans la lignée de ses analyses de « jeunesse », que c’est parce que le rapport subjectif de l’ouvrier à son travail est caractérisé par la répulsion, parce que l’ouvrier est nié comme homme dans un travail qui lui semble exigé de force et déterminé dans ses normes par les autres, qu’il a à leur égard le comportement « inhumain » (de négation de son appartenance au genre humain) de propriétaire privé, l’exigence de compter comme un Shylock. Et c’est ce comportement caractérisant la propriété privée qui induit, étant celui de tous dès lors que chacun ne peut vivre que de l’échange généralisé, la représentation sociale du travail dans la valeur d’échange. Il y a le comportement, subjectif donc, de vouloir échanger au mieux sa quantité de travail car c’est la seule chose qu’on attend du travail aliéné. Et il y a le résultat, objectif, indépendant de la volonté des individus, que l’échange se réalise sur la base de l’égalité des quantités de travail abstrait, des valeurs. Ainsi le comportement de l’individu, ce qu’il veut et croit faire, et ce qu’il fait, ce qu’il se passe en réalité, ce qu’il obtient, sont deux choses différentes (et c’est bien pourquoi la méthode analytique de Marx ne part pas de l’homme, du subjectif, mais de la réalité objective de ce qu’il fait, du produit le plus simple de son activité vitale: la marchandise). Mais c’est toujours le comportement, induit par le rapport subjectif aux conditions de la vie, qui est la cause du résultat objectif. Par exemple, ce sont les comportements privés qui aboutissent, objectivement, à la domination de leurs produits sur les individus et à leur aliénation; ou encore, dans le salaire, l’ouvrier croit vendre toute la valeur d’usage de son travail, et veut en recevoir l’équivalent, le prix, en argent. Récemment, on a vu des convoyeurs de fonds ou des pompiers demander de l’argent en échange des risques mortels qu’ils encourraient! Mais quel est le prix de la mort? Plus généralement, quel est le prix de l’usage du travail? Bien que cette valeur d’usage, cette essence de son être, n’ait pas de prix, c’est pourtant ce que cède l’ouvrier, mais ce n’est pas ce que lui achète le capitaliste. Il n’achète que la valeur de sa force de travail ou, plus concrètement, le prix de cette marchandise. Il y a le comportement individuel, « psychologique », « affectif », de propriétaire dans la recherche du maximum d’argent en échange de la peine, du sacrifice, de la malédiction du travail (et c’est la lutte salariale dans l’exemple ci-dessus), et il y a la loi de la valeur qui découle de la somme de ces comportements privés, de la somme des échanges, mais qui aboutit à un résultat qui n’a rien à voir avec « cette relation affective à son activité »200. Il y a les comportements privés d’individus qui se croient libres parce que privés, et il y a les lois de la valeur qui s’imposent à eux aveuglément, comme en punition de s’être eux-mêmes diminués dans le renfermement du privé. Les comportements subjectifs d’individus privés, réactions de l’individu face au travail aliéné, conduisent à sa domination objective, son écrasement et sa ruine, par les choses, ces produits de son travail que sont l’argent, le capital, la machinerie et la science, qui se dressent face à lui comme ses Maîtres. Mais à la racine, il y a ces comportements de propriétaires privés, par exemple la lutte salariale (même si elle est aussi le début d’une lutte collective), induits par ce rapport subjectif au travail comme « sacrifice ». C’est donc ce rapport qui doit être éradiqué pour que soit abolie la contradiction privé/social jusque dans ses fondements.
Cela amène au « deuxième schéma » de Marx concernant la transition: la possibilité d’un travail riche et attractif pour tous au terme d’un procès d’abolition de toutes les formes de la division privé/social du travail (de la propriété du capital financier, comme de celle du capital intellectuel, de la puissance intellectuelle opposée aux prolétaires). Mais, en montrant l’ensemble des conditions permettant ce travail riche, Marx pose du même coup comme aboli le problème de la répartition du travail vivant et de ses produits par la valeur, qui est celui de la transition. En effet, le paradoxe de son « premier schéma », qui s’attaquait à ce problème de la répartition rationnelle du travail contraint, était que la condition qu’il y posait pour la suppression de la valeur d’échange (à savoir un travail socialisé, homogénéisé, égalisé pour tous, de sorte que les quantités de travail social fournies par chacun pouvaient être mesurées par les temps de travail individuels) ne pouvait être réalisée que par la grande industrie automatisée. Or plus celle-ci devient dominante, et plus le travail immédiat disparaît. Cette disparition est évidemment aussi celle du surtravail, de la plus-value, de la valorisation du capital-argent, c’est-à-dire de ce qui caractérise la production capitaliste. Ainsi, la condition (à savoir la grande industrie automatisée) pour résoudre le problème de la répartition du travail contraint était posée dans la disparition de ce travail! Le problème n’était alors pas tant résolu que supprimé.
C’est cette suppression qui forme aussi la base du « deuxième schéma » concernant la disparition de la valeur d’échange. On connaît les textes fameux201 dans lesquels Marx évoque les développements du capitalisme moderne, la science et la machinerie automatique devenant la force productive essentielle, le travail immédiat se limitant « surtout en activité de surveillance et de régulation », l’ouvrier étant alors seulement « à côté du procès de production au lieu d’être son agent essentiel », celui-ci « a cessé d’être un procès de travail… ».
Mais alors, il ne s’agit pas que d’une disparition de la forme spécifique valeur d’échange, la valeur apparaissant directement pour ce qu’elle est, un temps de travail. C’est le temps de travail, le rôle de la valeur lui-même, qui perdent de leur importance. « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange… »202. Mais il n’y a pas là que l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange, sur l’argent et sa valorisation. Car on voit aussi que, évidemment, si le temps de travail immédiat, nécessaire, n’intervient plus que comme un facteur insignifiant de la création de richesse, c’est la substance même de la valeur qui disparaît. D’ailleurs, il n’est plus guère important de compter âprement un temps insignifiant, qui ne domine plus la vie. Si, ce qui est déterminant, ce sont les forces des machines en même temps que la puissance de « l’intellect général », alors il ne s’agit que de valeurs d’usage dont l’efficacité est d’augmenter la productivité du travail immédiat.
La valeur s’est manifestée sous des formes diverses dans les modes de production antérieurs: « chaque enfant sait que la masse des produits correspondant aux divers besoins exige des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social ». Toute société, et même le seul Robinson, doit répartir « ce travail social en proportions déterminées »203. Mais ce n’est que dans les sociétés marchandes qu’elle prend la forme opaque de valeur d’échange et, plus opaque encore, de prix. Toutefois, cette forme est historiquement la dernière qui puisse exprimer la valeur car quand les conditions de sa disparition sont réunies, la substance de la valeur, le travail nécessaire, immédiat, a aussi disparu. Donc, la valeur disparaît avec cette forme ultime (réciproquement comme nous l’avons vu, à ce stade historique, la forme valeur d’échange ne peut pas disparaître totalement tant que subsiste du travail nécessaire). Comme le dit très bien Marx: « l’échange du travail vivant contre du travail objectivé, c’est-à-dire la position du travail social sous la forme de l’opposition entre capital et travail salarié, est le dernier développement du rapport de valeur et de la production fondée sur la valeur. La condition implicite de celle-ci est et demeure: la masse de temps de travail immédiat… »204. Bref, il ne s’agit plus tant de distribuer rationnellement des quantités de travail vivant que de régler la répartition et l’utilisation des moyens matériels de la production, eux-mêmes produits de l’industrie automatisée. C’est le gouvernement des choses, et non plus la contrainte sociale sur les individus. Quant au travail riche lui-même, il ne se mesure pas, tant de par sa nature (le travail intellectuel, artistique, etc., ne peut pas se réduire à une quantité, le temps de travail ne constitue pas un élément commun de ces travaux) que parce que, attractif, il n’en est plus besoin. Donc, et contrairement à certains autres textes de Marx, ce n’est pas seulement la forme valeur d’échange (le rapport de valeurs) qui disparaît, mais la valeur elle-même qui ne joue plus qu’un rôle secondaire (à la mesure de ce qu’il reste à répartir de travail contraint, nécessaire), voire qui disparaît (mais ce n’est évidemment là qu’une perspective lointaine, et nul ne saurait parler honnêtement aujourd’hui de « la fin du travail » rebutant).
Finalement, la critique du schéma que Marx propose dans la CPG (ou « robinsonnade ») peut se formuler aussi ainsi dans la théorie de la valeur: arrivé au stade historique de l’individu privé, la valeur (le travail contraint, non libre, non fin en soi) ne peut s’exprimer, stricto-sensu, que par la forme valeur d’échange. Observons, pour terminer, que dire ainsi que la forme valeur d’échange ne peut pas disparaître totalement avant que s’évanouisse la valeur elle-même, c’est confirmer que la dictature du prolétariat (phase de transition au communisme) ne peut, d’abord, que limiter les effets de la forme valeur (limiter le rôle de l’argent, coordonner le plus consciemment possible, avec le plus de transparence, les travaux, rapprocher les prix des valeurs, etc.), et qu’elle est une lutte permanente pour la supprimer totalement (suppression des divisions de classe et du travail aliéné). C’est même pour cela, parce que les « stigmates » du capitalisme sont encore importants après la révolution politique, qu’il faut cet Etat prolétarien.
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NOTES
Les références aux œuvres de Marx seront notées PL I, II, III pour les tomes correspondant des éditions de La Pléiade, et ES pour les Editions Sociales (I, II, III pour les livres du Capital; 1, 2, 3 pour les tomes; I, II pour les tomes des Grundrisse).
1 Voir Le Détour Irlandais, T. Thomas. Néanmoins dans cet ouvrage, je m’appuyais en particulier sur la Critique du Programme de Gotha de Marx de façon non critique. D’où quelques confusions, notamment sur la question de la disparition de la forme valeur d’échange et celle de la valeur. Ce qui est corrigé ici.
2 Idéologie Allemande, ES, p. 37.
3 Idéologie Allemande, PL III, p. 1067.
4 PL I, p. 191-192.
5 PL II, p. 57, Manuscrits de 44.
6 Idéologie Allemande, ES, p. 37.
7 K. Marx, Les Luttes de Classes en France, ES, p. 67.
8 PL II, p. 1553, Réponse à Mikhailovski (novembre 1877), dans laquelle Marx envisage pour la Russie une prise du pouvoir politique qui permette d’aller directement de la commune rurale au communisme, et y voit « la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple ».
9 Voir Une Brève Histoire de l’Individu, T. Thomas, éd. Albatroz.
10 K. Marx, Critique de l’Economie Politique, ES, p. 10.
11 K. Marx, Le Capital, ES I, 1, p. 59 (et aussi p. 84).
12 K. Marx, Critique de l’Economie Politique, ES, p. 11.
13 Le Capital, ES, I, 1, p. 59.
14 Le Capital, ES, I, 1, p. 61. Observons ici que si le terme physiologique paraît un peu trop « organique », il ne se confond néanmoins pas avec « physique » puisqu’il inclut l’usage « du cerveau, des nerfs », etc. Ce qu’il comporte de juste et d’important est d’éviter la confusion courante et fausse entre la distinction travail complexe/travail simple et travail intellectuel/travail d’exécution. La première se situe dans le travail effectif de façonnage de l’objet par l’homme (l’outil n’étant que son prolongement) et n’indique que des différences d’habileté, de savoir-faire, entre différents producteurs immédiats, différences qui jouent surtout sur la capacité de production de choses encore assez simples, donc d’ordre quantitatives (les qualités jouent sur la quantité, l’habileté à produire en moins de temps, etc.). La deuxième est une division du travail spécifique de l’époque du capitalisme développé qui caractérise une division de classe avec le pôle du capital (sciences et machines) dominant et dépouillant le pôle des producteurs, et lui extorquant la plus-value.
15 « S’il y a une différence de qualité dans le travail des ouvriers, c’est tout au plus une qualité de la dernière qualité » K. Marx, Misère de la Philosophie, P, I, p. 29.
16 Idem, p. 54.
17 Idem p. 54.
18 «… il n’est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur (de la marchandise, nda)… les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale… » K. Marx, Le Capital, ES, I, 1, p. 62. Cf. aussi note 195.
19 Voir L’Hégémonie du Capital Financier et sa Critique, T. Thomas, éd. Albatroz.
20 Voir sur ce point l’argumentation pertinente de Marx, Critique de l’Economie Politique, ES, p. 56-57.
21 Voir notamment note précédente et Grundrisse, ES I, p. 71-75 et p. 88-91.
22 On ne parle pas encore du capitalisme et de l’égalisation des taux de profit qui « éloignent » plus encore les prix de la valeur.
23 Grundrisse, PL, II, p. 199 (traduction plus médiocre dans ES, I, p. 75).
24 Grundrisse, ES, I, p. 91.
25 Ce que Marx note ainsi: « La différence entre prix et valeur, entre la marchandise mesurée par le temps de travail dont elle est le produit et le produit du temps de travail contre lequel elle s’échange, cette différence requiert d’avoir pour mesure une tierce marchandise, en quoi s’exprime la valeur d’échange effective de la marchandise » (Grundrisse, ES, I, p. 74). Voir commentaire critique de ce texte dans l’annexe sur la valeur.
26 Grundrisse, ES, I, p. 91.
27 Le Capital, ES, I, 1, p. 90.
28 Grundrisse, ES, I, p. 74.
29 Le Capital, ES, I, 1, p. 88.
30 Marx, Théories sur la Plus-value, ES, III, p. 160 (excellent passage sur la théorie de la valeur).
31 K. Marx, Critique de l’Economie Politique, Introduction, ES, p. 168-169.
32 K. Marx, Le Capital, ES, III, 3, p. 198-199.
33 Idem, ES, I, 3, p. 154.
34 Cf. Critique du Programme de Gotha, brochure ES, 1966, p. 28-29.
35 Idem, p. 30.
36 Marx, Grundrisse, PL, II, p. 224 (ES, p. 108).
37 Critique du Programme de Gotha, op. cité p. 30. Toutes les autres citations de la CPG seront issues de cet ouvrage, p. 29 à 33.
38 Marx, Idéologie Allemande, PL, III, p. 1063-1064. Et aussi: « Dans le monde réel… la division du travail et toutes les autres catégories de Mr. Proudhon sont des relations sociales dont l’ensemble forme ce qu’on appelle actuellement la propriété. La propriété bourgeoise, en dehors de ces relations, n’est qu’une illusion métaphysique et juridique » (Marx, lettre à Annenkov, PL I, p. 1443-1444).
39 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p.108 (ou PL, II, p. 223-224).
40 K. Marx, Misère de la Philosophie, PL, I, p. 28.
41 Idem, p. 49.
42 Pour un exposé plus détaillé, voir T. Thomas, Le Détour Irlandais, p. 15 à 30, édition Albatroz.
43 On retrouve le même schéma dans les interventions économiques de l’Etat capitaliste (les subventions, le déficit budgétaire, les manipulations monétaires, etc.) qui servent à valoriser le capital privé par transfert étatique de la plus-value sociale. Cf. L’Hégémonie du capital financier et sa critique, T. Thomas, édition Albatroz.
44 Dans le capitalisme de marché, on a aussi ce phénomène de captation d’une plus-value sociale dans la péréquation des taux de profit. De même, le profit obtenu par le moyen d’une productivité supérieure est aussi une captation de plus-value produite « ailleurs ». Tout cela est significatif du capital fonctionnant comme capital en général, qu’il soit étatisé ou privé.
45 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 98.
46 Engels, Question du Communisme (Question 20).
47 K. Marx, Le Capital, ES, I, 1, p. 92.
48 Pour une définition de la distinction, très significative, entre la domination formelle (et extraction de plus-value absolue) et la domination réelle (et extraction de plus-value relative), voir K. Marx, Un Chapitre Inédit du Capital, éditions 10/18, p. 191 à 222. Aussi, Le Capital, ES, I, 1, p. 180 à I, 2, p. 179.
49 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 46.
50 K. Marx, Manuscrits de 44, PL, II, p. 67.
51 K. Marx, Le Capital, ES, I, 3, p. 205.
52 F. Engels, Anti-Dühring, ES, p. 315.
53 K. Marx, La nationalisation de la terre, PL, I, p. 1479.
54 K. Marx, Critique de l’Economie Politique, ES, p. 57.
55 K. Marx, La nationalisation de la terre, PL, I, p. 1479.
56 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, point 4, op. cité, p. 34.
57 K. Marx, Première ébauche pour la Guerre Civile en France, cité dans Utopisme et Communauté de l’avenir, éd. Maspero, 1976, p. 115, note 38. Souligné par moi.
58 Lettre d’Engels à Borgius, 25.01.1894, dans Marx-Engels, Œuvres Choisies, éd. du Progrès, Moscou 1970, T. 3, p. 534.
59 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 196.
60 Idem, ES, I, p. 110. Mais, ici encore, Marx confond temps de travail avec quantité de travail social.
61 Sur une esquisse de ces possibilités de réduction de temps de travail, voir T. Thomas, Crise, Technique, et Temps de Travail.
62 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 201.
63 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 196 (ou PL II, p. 304-311). Tout le magnifique et puissant passage p. 192-198 mériterait d’être cité.
64 Idem, p. 200. « Naturellement » est trop optimiste, car le temps libre peut aussi être un temps de loisirs aliénés, et la bourgeoisie s’emploie activement à ce qu’il en soit ainsi.
65 Dont A. Gorz, D. Meda, A. Lipietz sont aujourd’hui les représentants connus en France, cf. Ni fin, ni travail sans fins, T. Thomas, éd. Albatroz. Marx parle, lui, de « cette contradiction absolue entre les nécessités techniques de la grande industrie et les caractères sociaux qu’elle revêt sous le régime capitaliste » (Le Capital, ES, I, 2, p. 165).
66 Idem, p. 196.
67 K. Marx, Un Chapitre Inédit du Capital, U.G.E., 10/18, 1971, p. 142.
68 K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 33.
69 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 98.
70 Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde, Œuvres choisies, éd. Du Progrès, Moscou, 1970, t. I, p. 518-519.
71 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 165.
72 K. Marx, Un Chapitre Inédit, opus cité p. 142-143.
73 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 110.
74 Idem, p. 102.
75 Idem, p. 166.
76 Allusion à ce passage, simple parenthèse dans un passage assez brouillon des Grundrisse (ES, I, p. 95), si souvent cité par les tenants d’un Marx totalement déterministe: « D’un autre côté, si, dans la société telle qu’elle est, nous ne trouvions pas masquées les conditions matérielles de production d’une société sans classe et les rapports d’échanges qui leur correspondent, toutes les tentatives de la faire exploser ne seraient que donquichottisme ». Encore une fois, il n’y aurait ni transition, ni dictature du prolétariat (que Marx qualifie d’une de ses découvertes les plus importantes), ni Critique du Programme de Gotha, ni les fameux commentaires sur la Commune, ni les lettres à Vera Zassoulitch, ni etc., si Marx avait pensé que la révolution politique n’avait qu’à renverser la bourgeoisie pour trouver le communisme « tout prêt ». Qu’il n’ait pas accordé une attention particulière à analyser toute la complexité de cette transition, de la lutte de classes qui s’y poursuit, et ait produit à ce sujet bien des formulations vagues ou hasardeuses (et le passage ci-dessus fait partie de celles-là), est par contre la thèse défendue dans cet ouvrage. Dans cette citation, les conditions matérielles du communisme sont posées comme existantes et simplement « masquées », ce qui rejoint la thèse erronée du capital comme simple « enveloppe ».
77 Engels, toujours simplificateur, reprend ce schéma de façon caricaturale, en y ajoutant, comme pour faire bonne mesure dans l’erreur, la disparition des classes, dans l’Anti-Dühring, ES, p. 320-321.
78 Critique du Programme de Gotha, op. cité p. 32.
79 Idem p. 31.
80 C’est aussi pour cette raison que l’époque, plus ou moins idéalisée, de la petite production est toujours apparue comme un « âge d’or », où chacun, propriétaire de ses moyens de production, paraissait son maître, ayant « un intérêt pour son travail particulier et pour l’habileté dans ce travail qui pouvait s’élever jusqu’à un certain sens artistique étroit » (K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 51).
81 En réalité, l’augmentation de la productivité du travail s’accompagne toujours d’une augmentation de son intensité (chasse aux « temps morts », simplification des gestes, augmentation du temps d’utilisation des machines, par exemple dans la flexibilité du travail développée par la « gauche plurielle »). C’est-à-dire qu’une augmentation de la plus-value absolue accompagne en général une augmentation de la plus-value relative.
82 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 102.
83 Idem, p. 266.
84 Idem, p. 102. Mais Marx dit ailleurs plus justement que dans les sociétés par action, « ce ne sont pas les individus qui sont associés, mais les capitaux ».
85 cf. T. Thomas, A propos des révolutions du 20ème siècle, ou le détour Irlandais. éd. Albatroz.
86 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 102. Cf. aussi note 150.
87 Marx a parfaitement montré que le développement humain était développement de la coopération, et que celle-ci était tout autre chose qu’une simple addition d’individus (cf. Le Capital, ES, I, 2, chapitre 13).
88 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 105.
89 Idem, I, 3, p. 205.
90 Idem, III, 1, p. 278.
91 Marx utilise souvent l’exemple de l’ancien travail familial, agricole notamment, pour illustrer l’échange direct de travail sans la médiation de la valeur d’échange.
92 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 45.
93 Idem p. 46.
94 Voir aussi un développement sur « la possibilité » du Plan dans Grundrisse ES, I, p. 97.
95 Le Capital, ES, I, 2, p. 46.
96 K. Marx, Un Chapitre Inédit du Capital, op. cité, p. 249.
97 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 102.
98 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 185.
99 K. Marx, Critique de l’Economie Politique, Introduction, ES, p. 168, souligné par moi. Observons néanmoins que le travail ne peut jamais perdre totalement tout caractère subjectif (ne serait-ce que la souffrance). Il faut comprendre qu’ici Marx parle du travail qui ne demande aucune qualité particulière, parfaitement quelconque et que donc quiconque peut effectuer: en ce sens, il n’a plus rien d’individuel, ni « d’auto-effectuation » de l’individu.
100 K. Marx, Misère de la Philosophie, PL, I, p. 28-29.
101 K. Marx, Misère de la Philosophie, PL, I, p. 29.
102 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 44.
103 Idem p. 45-46.
104 K. Marx, Notes sur le traité de A. Wagner, ES, Le Capital, I, 3, p. 243. Aussi: «… le capitaliste… trouve une fonction à développer dans la production réelle, où son activité assume effectivement un contenu multiple et spécifique » (Un Chapitre Inédit, op. cité, p. 143).
105 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 45.
106 Idem, p. 48.
107 Idem, p. 51.
108 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 50.
109 La science n’est pas neutre. Marx écrit d’ailleurs: « l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue déterminant et qui la sollicite » (Grundrisse, ES, II, p. 192). Des dépenses militaires à tous les désastres écologiques, les exemples ne manquent pas d’une science déterminée par la production de profits.
110 Contrairement à ce que dit Marx dans une phrase malheureuse: « cette division du travail est purement technologique » (Le Capital, ES, I, 2, p. 103). Dans ce passage, il fait aussi une erreur d’appréciation en n’y voyant « qu’un personnel numériquement insignifiant d’ingénieurs… ».
111 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 166.
112 Idem, p. 51.
113 K. Marx, Un Chapitre Inédit du Capital, op. cité p. 138-143.
114 K. Marx, Le Capital, ES, I, 2, p. 105.
115 Voir Le Capital, ES, III, 2, p. 47-48, où Marx démontre que les revenus des « capitalistes en fonction » sont une partie du profit d’entreprise.
116 « Pour autant que le capital constant entre dans la production des marchandises, ce qu’il y a lieu de considérer, ce n’est pas sa valeur d’échange, mais seulement sa valeur d’usage… l’aide qu’une machine (ou un ingénieur, n.d.a.) peut fournir à trois ouvriers, par exemple, ne dépend pas de sa valeur, mais de sa valeur d’usage en tant que machine » (Le Capital, ES, III, 1, p. 99).
117 K. Marx, Théories sur la Plus-Value, ES, I, p. 457-458.
118 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 186.
119 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 53.
120 Ils peuvent travailler dans des branches d’activités qui s’avéreront inutiles dans un système rationnel, humain. Par exemple, la publicité, la finance, l’armement, etc. Mais dans ce cas, ce sont ces activités qui seront supprimées, tous emplois confondus. Ce n’est pas un problème propre aux puissances intellectuelles.
121 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 186.
122 Idem, p. 187.
123 Idem, p. 185.
124 K. Marx, Le Capital, ES, I, 1, p. 61. Cf. note 14.
125 Il faut rappeler que le niveau intellectuel de la formation ne définit pas le travail complexe (catégorie relative à la quantité de travail qui est incluse dans le produit par l’ouvrier, qui forme sa valeur), et que le coût de cette formation fonde le prix de la force de travail (la quantité de travail social qui revient au travailleur sous forme de salaire, « pouvoir d’achat »), qui n’a pas non plus de rapport direct avec la quantité de travail fournie.
126 Evidemment, cela ne préjuge en rien du contrôle et de la répartition du surtravail et de son produit au sein du travailleur collectif.
127 Par des moyens tels que privilégier les techniques les plus lourdes, les moins accessibles aux masses, continuer à parcelliser le travail au maximum au lieu d’étendre la polyvalence, conserver jalousement les secrets de fabrication, fermer l’accès à l’enseignement supérieur par des modes de sélection ad hoc, une pédagogie abstraite, etc. Le tout au nom de l’efficacité, de la science possédée par les autorités officielles et académiques, du respect des institutions, etc.
128 « L’échange du travail vivant contre du travail objectivé… est le dernier développement du rapport de valeur et de la production reposant sur la valeur » (K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 192), et les puissances intellectuelles la dernière classe à organiser cet échange.
129 Voir le magnifique passage, K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 192-194.
130 Idem, p. 192. Ou encore: « la valeur objectivée dans la machinerie apparaît en outre comme une présupposition au regard de laquelle la force valorisante de la puissance de travail individuelle disparaît comme infiniment petit » (p. 186).
131 Idem, p. 194.
132 Pour une esquisse d’un tel schéma, conduisant rapidement à une dizaine d’heures de travail hebdomadaires, voir T. Thomas, Crise, Technique et Temps de Travail, diffusion Albatroz.
133 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 200.
134 Pour un commentaire critique plus détaillé de ces thèses (défendues en France par A. Lipietz, A. Gorz, D. Meda et une foule d’autres), voir T. Thomas, Ni Fin du Travail, Ni Travail sans Fins, éd. Albatroz.
135 C’est le sens, en France, des tentatives de « la gauche de la gauche », type ATTAC et autres campagnes anti-mondialisation qui veulent « restaurer » la puissance de l’Etat bourgeois afin qu’il « commande », ou au moins qu’il modère, qu’il régule le capital financier!
136 Les citations qui suivent sont tirées des Grundrisse, ES, I, p. 422 à 437.
137 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 92.
138 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL II, p. 27.
139 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 92.
140 Idem, p. 435.
141 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 67 et 68. En fait ici, la formulation de Marx est imprécise: il n’y a de travail aliéné que pour l’argent, donc dans le monde de la propriété privée. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre travail aliéné et individu (propriété) privé, mais relation réciproque. C’est le travail répulsif, le travail nécessaire en général, qui pousse à l’appropriation privée (à vouloir le plus de produit pour le moins de travail), et d’abord à celle des moyens de subsistance. Mais cette tendance ne peut pas se réaliser pleinement tant que la communauté est la condition de l’appropriation (elle ne s’y réalise que partiellement, en commençant à les dégrader, dans les hiérarchies politiques, religieuses, sociales, qui se développent dès qu’il y a surplus, dans les communautés antiques et médiévales, mais encore comme structures communautaires). Elle ne se réalise pleinement, par l’affirmation de l’individu privé dans la propriété privée, qu’avec le développement des outils qui pose l’individu comme maître de son travail, producteur de sa vie. Schématiquement, on pourrait dire les choses ainsi: le travail répulsif plus l’outil personnel donnent la propriété privée. Mais alors on a aussi l’augmentation de l’efficacité du travail et de la production, en même temps que le développement des métiers spécialisés, donc la production pour l’échange, c’est-à-dire le travail pour l’argent, le travail aliéné. Le travail aliéné est la forme spécifique, concrète, que prend le travail répulsif, le travail nécessaire en général, à l’époque de l’individu privé. Travail aliéné et individu (propriété) privé sont les deux faces de la même médaille, d’un même rapport de l’homme au travail à une époque donnée du développement des forces productives. Il y a donc ceci d’essentiel dans la formulation de Marx que la propriété privée ne peut disparaître qu’avec la disparition du travail aliéné.
142 K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 49.
143 La propriété privée du travail développe nécessairement l’argent comme but, l’argent développe tout aussi nécessairement « la frénésie d’argent » et le pouvoir de tout acheter, notamment ce qui produit l’argent, le travail. D’où les critiques de Marx à l’égard de théoriciens comme Proudhon qui voudraient le travail privé sans le pouvoir de l’argent, comme aujourd’hui les réformistes voudraient le capital sans le pouvoir de la finance.
144 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, op. cité p. 31.
145 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 98.
146 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 60-61.
147 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 8.
148 Il suffit à ce sujet de lire la magnifique et violente 8ème section du Capital (ES, I, 3, p. 153 à 215) pour s’en convaincre.
149 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 67.
150 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, op. cité, p. 31. Erreur dont on trouve les fondements dans la définition trop unilatérale du « travailleur collectif » comme coopération de nombreux individus (échangeant leurs produits, directement leurs travaux), en opposition aux travailleurs indépendants (échangeant des marchandises). Par exemple, dans Un chapitre Inédit (op. cité, p. 226), Marx reprend cette idée ambiguë que, « du directeur et de l’ingénieur… à l’ouvrier manuel et au simple auxiliaire », tous participent « au procès immédiat de production de marchandises ». En même temps, et contradictoirement, il parle « du travailleur collectif qui forme l’atelier », semblant alors en exclure le directeur et l’ingénieur, qui ne sauraient être un « simple maillon du travailleur collectif », « effectuant plus ou moins un travail manuel simple ». Plus loin (p. 184), Marx dit que, dans la division usinière des fonctions de production, leur « autonomie est poussée jusqu’à l’antagonisme ». Mais il ne tire jamais de conclusion pratique de cet antagonisme en terme de lutte des classes. Sans doute était-ce trop tôt pour son époque où ces puissances intellectuelles de la production étaient encore numériquement peu développées.
151 Dans les Considérants du Programme Ouvrier Français (1880), Marx note que « les éléments intellectuels » font partie, avec « les éléments matériels », de la forme collective de la propriété (PL, I, p. 1538).
152 « Le seul but du travail d’un salarié étant l’argent de son salaire… » (Chapitre Inédit, op. cité p. 215). Observons ici que dire que le salaire apparaît aux yeux du travailleur comme le prix de l’effort, du sacrifice qu’est le travail répulsif, n’est pas dire que c’est cela qui le détermine (mais la valeur de la force de travail, modifiée en prix par diverses circonstances). Sur cette question, voir l’annexe « Une brève discussion sur la valeur ».
153 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 246.
154 K. Marx, Un Chapitre Inédit du Capital, op. cité, p. 142.
155 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 162, souligné par moi.
156 Voir à ce sujet Une Brève Histoire de l’Individu et Les Racines du Fascisme, T. Thomas, éd. Albatroz.
157 K. Marx, Un Chapitre Inédit, op. cité, p. 142-143.
158 M. Henry, Marx, tome II, Une Philosophie de l’Economie, éd. Gallimard, p. 153.
159 Voir l’exposé et la critique plus détaillée de ces thèses dans Ni fin du travail, ni travail sans fins, T. Thomas, éd. Albatroz.
160 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 435.
161 Marx dit ainsi des artisans qu’ils ont « un sens artistique étroit » L’Idéologie Allemande, ES, p. 51.
162 Le communisme « est le rétablissement de la propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune… » Le Capital, ES, I, 3, p. 205.
163 K. Marx, Misère de la Philosophie, PL, I, p. 108.
164 « Il faut que la dépendance réciproque soit d’abord élaborée et développée dans toute sa pureté avant qu’on puisse penser à une communauté sociale effective – que tous les rapports apparaissent comme des rapports posés par la société et non déterminés par la nature » K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 218.
165 Idem, p. 161.
166 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 84-85.
167 K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 32.
168 Idem, p. 36 et p. 62.
169 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 33.
170 Idem.
171 K. Marx, La Question Juive, PL, III, p. 373.
172 K. Marx, Le Capital, ES, III, 3, p. 198. La conclusion de ce passage est: « la condition essentielle de cet épanouissement (du royaume de la liberté) est la réduction de la journée de travail ».
173 K. Marx, Critique du Programme de Gotha, opus cité p. 32.
174 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 102.
175 Idem, p. 185 à 187.
176 Idem, p. 193.
177 Voir le critique de cette théorie, dite « des deux sphères », dans Ni fin du travail, ni travail sans fins, T. Thomas, éd. Albatroz.
178 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 102.
179 K. Marx, article « Le communisme du Rheinischer Beobachter ».
180 Cité dans Utopisme et Communauté de l’Avenir, éd. Maspéro, 1976, p. 56.
181 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 27. Il y a, dans ces observations de Marx, bien qu’elles aient 150 ans d’âge, une excellente base de départ pour comprendre les manifestations « d’insociabilité » des « sauvageons » des banlieues que fustigent la gauche et la droite réunies.
182 Toute? A l’exception, sans doute, de cas pathologiques particuliers. C’est un point qui ne peut être élucidé aujourd’hui.
183 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 98.
184 K. Marx, Le Capital, ES, III, 2, p. 53-54. Non seulement la réalité montre combien sont fausses ces remarques de Marx, non publiées par lui, mais lui-même a expliqué pourquoi ces capitalistes en fonction sont des propriétaires qui ont les moyens d’exiger un partage de la plus-value qu’ils font suer, et les « stock-options » modernes ne sont qu’une petite partie de ce qu’ils en reçoivent.
185 Voir annexe « Une brève discussion sur la valeur », et note 204.
186 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 77 et 78. Ici Marx fait évidemment allusion aux communautés fondées sur le travail en commun et partagé par tous, comme dans les phalanstères de Fourier par exemple, ou les coopératives d’Owen. Mais l’observation vaut pour toutes les communautés ayant à affronter la rareté et à partager un travail contraint qui domine toute la vie (ce qui fut le cas des révolutions russes et chinoises). Marx ne critiquait pas Fourier ou Owen pour avoir compris que la communauté humaine s’organisait d’abord dans la production, et à leur époque, par le partage du travail entre tous. Au contraire, il apprécie cet apport novateur. Mais il les critique pour avoir prétendu fonder immédiatement une société communiste sur cette base médiocre, sans en voir les limites étroites, en purs doctrinaires.
187 K. Marx, Grundrisse, ES, I, p. 91.
188 K. Marx, Manuscrits de 1844, PL, II, p. 68.
189 « Le développement des forces productives est une condition indispensable car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue » K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 52.
190 Sur le thème de la transparence, voir l’annexe de L’Ecologie du Sapeur Camember, p. 123, T. Thomas, éd. Albatroz.
191 K. Marx, Idéologie Allemande, ES, p. 64 et 72.
192 K. Marx, lettre à Engels, Le Capital, ES, I, 3, p. 227.
193 Chaque « agent » économique recherche le meilleur rapport avantage/coût, et agit effectivement en conséquence. Mais cela ne fait qu’expliquer les déplacements de capital et de travail, des variations superficielles de l’offre et de la demande, donc des prix. La « beauté du système », comme le dit Marx, est que, ce faisant, les dits agents, corrigeant les plus et les moins par leurs mouvements, aboutissent globalement à des moyennes qui ne font que réaliser la loi de la valeur, corrigée de l’égalisation des taux de profit, sans le savoir.
194 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 104.
195 « Cette valeur (d’échange) n’étant pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet, ne peut pas plus contenir d’éléments matériels que le cours du change, par exemple » K. Marx, Le Capital, ES, I, 1, p. 93. Cf. aussi note 18.
196 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 101.
197 K. Marx, Le Capital, ES, I, 1, p. 61, note 1.
198 K. Marx, Grundrisse, ES, II, p. 104.
199 Idem, p. 104-105. Souligné par moi.
200 Idem, p. 104.
201 Voir Grundrisse, ES, II, p. 182 à 200.
202 Idem, p. 193.
203 K. Marx, lettre à Kugelmann, Le Capital, ES, I, 3, p. 239.
204 Idem, p. 192.
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. QUELLE SOCIALISATION DU TRAVAIL?
1.1 Propriété du petit producteur et socialisation du travail
1.2 Anarchie ou rationalité
CHAPITRE 2. UNE TRANSITION POUR SON EPOQUE SELON MARX
2.1 Répartition rationnelle du travail et des revenus
2.2 La transition comme lutte de classes
CHAPITRE 3. Domination totale du capital et transition
CHAPITRE 4. TRAVAIL ALIENE ET PROPRIETE
CHAPITRE 5. TRAVAIL RICHE ET INDIVIDU SOCIAL
CHAPITRE 6. DEUX SCHEMAS POUR LA TRANSITION?
ANNEXE
UNE BREVE DISCUSSION SUR LA VALEUR
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Permettez-moi de vous signaler un ouvrage que je viens de publier sur ce thème et dont vous trouverez un résumé au lien suivant:
http://kroes.blog.lemonde.fr/marx-et-la-fin-du-capitalisme/
Vous avez écrie: « Ces « stigmates » impliquent une situation de la transition contradictoire avec ce qu’en dit Marx. Tout d’abord, on ne voit pas comment cette société pourrait être « un ordre social communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production » alors même que subsiste cette « asservissante subordination des individus à la division du travail », notamment « l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ». Car, avec cette division du travail, c’est bien d’asservissement au sens propre qu’il s’agit, de propriété des uns sur le travail des autres. Non seulement l’asservissement à une profession spécialisée et limitée, dans la division « sociale » du travail, mais aussi, si on considère la transition à partir d’un capitalisme quelque peu développé, cet asservissement redoublé d’un asservissement, bien plus aliénant encore, aux puissances intellectuelles et aux machines. Nous en reparlerons plus en détail au chapitre 3, mais notons ici cette contradiction de Marx avec lui-même qui, dans la CPG, parle de propriété commune, de communauté, en même temps que de division du travail, alors qu’il ne cesse de répéter et de démontrer dans toute son œuvre que division du travail et propriété privée sont une seule et même chose (par exemple: « Au demeurant, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques, la première exprimant par rapport à l’activité ce que la seconde exprime par rapport au produit de cette activité »38). Il ne peut pas y avoir propriété commune des moyens de production tant que subsistent de tels « stigmates », mais lutte pour les supprimer et créer les conditions de cette communauté, dont « l’expropriation des expropriateurs », par exemple par des nationalisations, constitue seulement une première étape. »
Ici, il n’ y pas de contradiction de Marx.
La propriété privée ne être abolie qu’avec l’abolition de l’asservissante division du travail.
Dans le Capital livre 1, il expose que seul le mouvement du travail varié, le principe du travail varié comme LOI de production sociale peut supprimer l’asservissante division du travail.
A mesure que le travail varié refoule le travail spécialisé, à l’aide de la dictature du prolétariat, le travail libre se développe.
Marx découvre donc trois contradiction principale:
1 contradiction entre le mode de répartition des produits et la grande industrie, sa solution est l’ Étatisation des moyens de production
2 contradiction entre le mode de répartition du travail et la grande industrie, sa solution est le principe du travail varié(suppression du travail spécialisé)
3 contradiction entre le mode d’échange des produits(et donc de la force de travail) et la grande industrie, sa solution est la planification de la production.
On remarque qu’en URSS, la contradiction n°2 n’a jamais été supprimé.La propriété privée existait bel et bien car division du travail et propriété privée sont des expressions identiques.
Pour l’instant aucun historien n’arrive à découvrir cette contradiction absolue entre les forces productives et les rapports de production en URSS(de 1917 à 1991)croyant tout bêtement que l’URSS était communiste.Ils n’arrivent pas à s’extirper de l’idéalisme dans l’étude de l’histoire(combat de coq entre stalinisme et trotskisme,etc.mais ne mettent jamais en cause le léninisme lui-même)
Réduire le communisme à la Planification-Étatisation, voilà l’histoire de l’URSS.
Sans supprimer le travail spécialisé, la propriété privée renaît sur la base même de la Planification-Étatisation pour retrouver son développement suprême:le capitalisme privée(les milliardaires et multi-milliardaires).
Le mouvement révolutionnaire jusqu’au bout est donc: Planification-Étatisation et …principe du travail varié comme loi de production sociale.
Sans ce mouvement, la révolution communiste est impossible, débouche sur les contradictions économiques du capitalisme.
Sinon, vous êtes l’un des rares(et même très très rare) communistes à parler de ce sujet(le travail spécialisé) qui représente la racine suprême, le véritable essence du capitalisme actuel.