INTRODUCTION
A regarder le monde, jamais le capitalisme n’a été aussi triomphant, aussi triste, aussi barbare. Jamais en tout cas il n’a été autant loué, jamais la classe ouvrière n’a paru aussi calme, l’intelligentsia aussi servile (c’est son rôle, de le remplir vient son statut, mais quand même…), la critique, la créativité aussi faible. Une « Belle Epoque »!
Le capitalisme a accouché rationnellement du nazisme (mais non, nous dit-on, le nazisme ne serait le produit que d’un seul fou: Hitler), le socialisme du stalinisme (dont toute la propagande actuelle veut faire le strict égal du nazisme). Une seule explication simple: le totalitarisme! Donc feu sur la totalité. Ce qui voudrait dire qu’il ne faudrait surtout pas essayer de comprendre son époque, la société, le monde. Le cynisme et le scepticisme sont aujourd’hui la règle d’or de l’intelligentsia. Toute tentative de connaissance globale ne serait, parce que visant au tout, que terrorisme. Autant dire que la pensée n’a plus d’objet.
Inutile dans ces conditions de rechercher à changer ce monde. D’ailleurs les événements de l’Est n’apportent-ils pas à nos intellectuels cette jubilation: « eux aussi n’ont pas réussi »… et ne souhaitent plus rien d’autre que le bonheur des fast-food, de la bagnole et de la télé, qui permet de vivre par procuration les histoires de la « vie ». Ca au moins, c’est solide, pas de l’utopie révolutionnaire (pardon totalitaire). Avec ça on évite au moins le pire: l’holocauste des camps de concentration ou du goulag qui est la conséquence inévitable, n’est-ce pas, pour tous ceux qui voudraient autre chose que métro-boulot-dodo. A tous les enfants ignorants et débiles que nous sommes, il faut bien la menace d’un terrible Père Fouettard pour nous faire tenir tranquilles.
Vive la crise disent ceux qui participent au festin. C’est donc pour les autres, le moment de nous lever et balayer le scepticisme, c’est-à-dire la paresse. Nous? Qui? « Nous sommes une bande de fugitifs restés loyaux envers une armée en pleine débandade, mais qui conserve ses hautes ambitions. Nous sommes retranchés dans les cavernes au fond des montagnes et nous étudions un plan pour tenir bon. Nous ne chercherons pas dans un proche avenir à descendre la montagne pour tenter une contre attaque contre le front ennemi. Mais de concert avec d’autres tribus fugitives, proches ou lointaines, nous sommes déterminés coûte que coûte à attendre que notre heure arrive »1.
Notre armée était celle qui s’est fait connaître dans l’histoire du 20ème siècle sous le nom de « marxistes-léninistes ». Pas besoin d’une grande lucidité pour reconnaître sa débandade.
En ce qui concerne son représentant officiel en France, le PCF, cela ne date évidemment pas d’hier. Il a quitté définitivement et irrémédiablement ce camp dès lors qu’il est ouvertement passé dans celui du nationalisme patriotique pendant la deuxième guerre mondiale, se soumettant à de Gaulle et montant en première ligne à la Libération pour désarmer le prolétariat et conduire la reconstruction du capitalisme français. Ceci contre le plat de lentilles de quelques réformes pour les travailleurs et surtout de toutes sortes de postes de gestion au bénéfice de sa bureaucratie syndicale et politique. Nous n’analyserons pas ici cette histoire. Nous n’en constaterons qu’une des conséquences: la lente mais continue décomposition qui s’en suivit pour le PCF fut aussi considérée comme celle du marxisme dont il se réclamait frauduleusement.
Et si, à cet échec, on ajoute ceux, beaucoup plus retentissants encore, de l’URSS stalinienne et de la Chine de Deng Tsiao Ping, on comprend que la bourgeoisie ait beau jeu de faire passer l’idée qu’elle martèle avec la force inouïe de ses moyens d’éducation et de propagande: le marxisme a fait la preuve de son échec « réel ». Peu lui importe, évidemment, que Staline et Deng aient soutenu, encouragé, organisé, le développement d’un pur capitalisme d’Etat, bureaucratique, despotique et impérialiste, pourtant la copie presque conforme du capitalisme dit démocratique quant aux rapports sociaux sur lesquels ils reposent tous deux. Mais justement, ça l’arrangeait aussi de mettre le signe égal entre le socialisme et le capitalisme d’Etat.
Nous aurons à expliquer, dans un autre ouvrage, en quoi les révolutions léniniste et maoïste ont été de véritables révolutions, dans un contexte historiquement déterminé (et donc les limitant) correspondant, notamment, à un certain niveau de développement économique, et à la suite de quelles erreurs elles ont dévié de la route qu’elles s’étaient fixées. Et cela grâce à l’analyse marxiste elle-même.
C’est pourquoi le plus nécessaire et le plus urgent est d’abord de commencer à éclaircir notre propre tête, faire le point, balayer devant notre porte. Que fut, qu’est notre compréhension du marxisme? En quoi K. Marx nous apprend quelque chose sur la libération de l’homme?
Si on se limite à notre cas, en France, on voit qu’un courant se développe dans les années 60 qui se réclame du marxisme (et du mouvement révolutionnaire historique « vrai » symbolisé par Lénine et Mao) pour critiquer le PCF et reconstruire une nouvelle force communiste. Ce fut, en 1968 et après notamment, les « marxistes-léninistes » (de divers groupes) contre les « révisionnistes ».
Les premiers n’ont pas réussi à maintenir une existence significative, les seconds ont accentué leur déclin.
Il y a certes à cela des causes objectives bien connues: les échecs évoqués ci-dessus, la difficulté de construire une force révolutionnaire dans un vieux pays impérialiste où la bourgeoisie a ancré longuement et profondément son pouvoir, a de multiples moyens « d’acheter » une relative paix sociale et de propager les vertus du nationalisme consensuel (du type: si je suis gras vous aurez des miettes) et démocratique. A cela s’ajoute, plus récemment, la crise, cause d’un « reflux » momentané des luttes ouvrières spontanées et d’une « atomisation » de la classe dans le chômage, les restructurations, la flexibilité et la précarisation de l’emploi.
Mais tout ceci ne peut faire passer sous silence que les marxistes (ce qu’il en reste) n’ont pu, en quoi que ce soit, opposer à ces réalités, somme toute des difficultés courantes, banales presque, une force contraire. En quelques vingt années d’opposition au PCF et au PS, ils n’ont pas su construire et proposer une perspective, un programme, les axes concrets d’une autre organisation sociale correspondant aux potentialités de la société contemporaine française.
C’est qu’en France la rupture avec le révisionnisme s’est surtout effectuée sous l’effet d’une triple influence externe. D’abord celle des luttes de libération nationale qui n’étaient pas, ou que fort mollement et tardivement, soutenues par le PCF (Algérie, Vietnam…). La politique chauvine du PCF entraîna en contrepartie l’émergence d’un courant anti-impérialiste plus conséquent, notamment dans la jeunesse. Une partie de ce courant rejoignit les positions chinoises lorsque le PCC rompit avec le PCUS (« lettre en 25 points » et autres textes, 1963), y puisant les premiers fondements théoriques de sa lutte contre ce qui fut alors défini comme le « révisionnisme », c’est-à-dire la révision de principes léninistes jugés comme fournissant un corps de doctrine suffisant, achevé. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les points de rupture furent ceux qui étaient essentiels pour des révolutions où les tâches anticoloniales, antiféodales, agraires, nationales et démocratiques constituaient une étape primordiale et incontournable à leur stade de développement historique relativement arriéré. Furent alors réaffirmées les positions léninistes sur la nécessité de la lutte armée, le droit à l’indépendance des peuples colonisés et la lutte contre son propre impérialisme, la nécessité de la prise du pouvoir et de la dictature du prolétariat et de ses alliés dans l’étape considérée. Et, certes, sur ces bases le PCF pouvait effectivement être justement caractérisé comme ayant « révisé » le léninisme, comme un parti « social-démocrate » typique d’un pays impérialiste, exactement au même titre et pour les mêmes motifs que ceux de la IIème Internationale avec lesquels Lénine avait du rompre.
Ces positions et cette analyse étaient certes fort justes et utiles, mais donnaient peu d’éléments sur ce que pourrait être le programme, les buts, les moyens, d’une révolution dans un pays développé comme la France. A vrai dire toute lutte anticoloniale était vite qualifiée de « socialiste », alors qu’elle n’avait souvent qu’un programme nationaliste et étatiste bourgeois. Bref, on pouvait critiquer le PCF et le révisionnisme, mais on ne savait pas pour autant ce qu’étaient le marxisme et le communisme.
Influence des luttes anticoloniales, de la rupture sino-soviétique et, dans sa foulée, troisième de ces influences extérieures: la Grande Révolution Culturelle Chinoise dont l’écho en France fut à la fois amplifié et déformé par le mouvement de Mai 68 (et ses suites) qui souvent n’en compris que les aspects les plus superficiels, les plus romantiques (type: « on a raison de se révolter »), les plus spontanéistes.
La compréhension de l’apport décisif de la GRCP dans la rupture avec les conceptions staliniennes de la IIIème Internationale demandait d’ailleurs un effort de réflexion particulier puisque la fraction maoïste ayant finalement été vaincue par celle des révisionnistes staliniens menés par Deng Tsiao Ping et Cie, il n’y eut pas de théorisation systématique et synthétique de sa pratique par elle-même.
Néanmoins la voie était ouverte à une critique plus radicale du révisionnisme passant des formes et des moyens (lutte armée, violence, ddp) au contenu même du processus révolutionnaire de la transition au communisme, le socialisme, phase pendant laquelle cohabitent « stigmates » du capitalisme et « germes » du communisme, sans que la victoire de l’un sur l’autre, de la bourgeoisie ou du prolétariat, ne soit encore définitivement tranchée.
Avec la GRCP, Mao fit faire un grand pas en avant à l’expérience pratique révolutionnaire dans un domaine nouveau pour elle: la continuation de la lutte de classe sous le socialisme, où il se reforme sans cesse une « nouvelle bourgeoisie ». Certes, Mao ne comprit pas complètement toutes les bases de l’existence des classes dans une société de transition comme la Chine, qui n’était pas socialiste au sens marxiste du terme (et ce fut là une des importantes limites de la GRCP, que nous examinerons dans le tome suivant), mais cette expérience n’en reste pas moins le point le plus avancé du mouvement révolutionnaire pratique (le seul qui compte en définitive) d’où il nous faudra bien repartir.
La GRCP a commencé à donner des éléments d’analyse du révisionnisme, en en analysant le fondement dans la « théorie des forces productives » pour laquelle le socialisme est réduit à se caractériser par un meilleur développement de la production grâce à l’Etat et au Plan. Ce faisant on change sans doute les dirigeants, mais ni les rapports sociaux, ni l’existence des classes qui en découle.
La GRCP était l’amorce d’une critique radicale de la IIIème I.C. stalinienne, mais les « marxistes-léninistes » français n’en tirèrent pas cette conclusion. Du moins ils ne surent pas se saisir de cette expérience pour tirer eux-mêmes le bilan de la conception du capitalisme légué par toute la tradition marxiste française, et reconstruire une analyse des tâches d’une révolution en France.
C’est toujours dans les causes internes qu’il faut rechercher l’explication fondamentale. C’est dans la propre faiblesse du mouvement marxiste-léniniste français que réside d’abord son incapacité à exister. Héritage d’une très longue tradition de paresseuse soumission aux influences d’un Staline tout auréolé des succès bolchéviques et de la victoire contre le fascisme.
Mais la théorie stalinienne « des forces productives » a trouvé un écho spécifique d’autant plus facilement en France qu’elle permettait de justifier le type de réformisme spontanément propre aux couches populaires d’un pays impérialiste.
Celui qui consiste à vouloir participer aux richesses de son propre impérialisme, par un contrôle de l’appropriation privée assimilée à la propriété privée, par la « participation à la gestion », le « juste partage » des fruits de la croissance et autres utopies qui remontent, au minimum à Proudhon. Réformisme que le PCF incarne à la perfection au moins depuis la 2ème guerre mondiale.
Combattre ce réformisme était le but, nous l’avons dit, que se fixaient les « marxistes-léninistes ». Reprenant l’analyse léniniste, ils le caractérisaient comme l’expression de sa base sociale: l’aristocratie et la bureaucratie ouvrière, certaines fractions de la petite bourgeoisie salariée, couches si prolifiques dans les pays impérialistes. Ce qui est fort juste, mais insuffisant. On ne peut pas donner pour seuls fondements à des conceptions si largement répandues que les intérêts matériels de quelques uns. La « corruption » par les miettes de l’impérialisme ne peut tout expliquer. Et cette conception induit une vision idyllique du prolétariat « de base » qui serait pur révolutionnaire pour peu qu’on l’incite à se couper de ces couches, de ces « bureaucrates », cible favorite des soixante-huitards. Et on l’y incitera en restant sur le même terrain, celui de l’exploitation, de l’injustice, des inégalités, des riches et des pauvres, où on se montrera simplement plus radical, plus conséquent, pour « démasquer les traîtres ».
Or ce faisant, on oublie paresseusement l’essentiel de l’apport de Karl Marx. Sa critique est très loin de se borner à fustiger la propriété privée, elle n’est pas une morale sur les injustices et les inégalités, ni même une simple théorie de l’exploitation des pauvres par les riches et de la justesse de la révolte. C’est une théorie (mais nous y reviendrons justement dans cet ouvrage) qui montre que ce que le capitalisme produit, c’est un certain monde peuplé de certains hommes, non seulement exploités mais aussi aliénés, la suppression de l’exploitation étant impossible sans celle de l’aliénation.
Nous aurons donc à rétablir que ce qui fait la plus ou moins grande acceptation du capitalisme par les ouvriers n’est pas seulement lié à la « corruption » impérialiste, mais trouve sa source la plus profonde dans le monde mystifié des lois marchandes que Karl Marx appelle « le Monde Enchanté ». Et que c’est avant tout cette mystification que les révolutionnaires doivent détruire, à travers la destruction de ses bases matérielles, les rapports sociaux capitalistes.
Parce que cela est vital pour repartir à l’assaut du bon pied, nous rappellerons que ce qu’a apporté Karl Marx est vraiment toute autre chose qu’une ode à la collectivisation, ou une théorie économique qui permettrait de calculer le prix d’une marchandise à partir du temps de travail (les économistes qui n’ont que les soucis des marchands et des banquiers se sont évertués pourtant à ne discuter chez Marx que du problème valeur/prix).
Si Marx s’est soucié d’économie, c’est, nous l’avons dit, pour analyser quel Homme elle produit. C’est pour établir, selon sa propre formule, qu’ « il y a de l’histoire ». C’est-à-dire qu’il montre que les catégories marchandes, celles des prix, salaires, profit, intérêt etc., 1°) cachent leur contenu qui sont des rapports humains déterminés, 2°) ne sont pas éternelles ni « naturelles » mais correspondent à une certaine étape de l’histoire humaine. Etant historiques, ces formes sont donc transitoires.
Tel ou tel point de l’analyse marxiste a pu être admis par l’intelligentsia dominante, mais jamais celui-ci: ce caractère historique et transitoire du capitalisme, qui fait de la théorie de Karl Marx une théorie critique révolutionnaire. Ainsi Ricardo et d’autres avaient analysé avant lui que le contenu de la valeur était le travail. D’autres, la lutte de classe, comme l’indique Marx lui-même dans sa fameuse lettre à Weydemeyer: « Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent… Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est: 1°) que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production; 2°) que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat; 3°) que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classe »2.
Pour établir, seul et le premier, ce caractère historique du capitalisme, Marx doit balayer ce que ces idéologues nous présentent sans cesse comme « lois naturelles ». Les lois qui régissent les rapports capitalistes entre les hommes, entre les prix, les salaires, les profits, l’offre ou la demande de marchandises seraient selon eux aussi immuables que le comportement des hommes qu’elles engendrent qui serait d’être, par nature, un loup pour l’homme, d’exploiter, d’avilir, de détruire, de tromper… seule la religion pouvant être antidote à ces fâcheux penchants, aidée s’il le faut de la prison.
Marx analyse ce monde prétendument immuable et naturel des prix, profits, et autres catégories marchandes qu’il appelle par dérision « Le Monde Enchanté ». C’est celui de la représentation que se font les hommes de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont dans les rapports économiques et sociaux superficiels du capitalisme. C’est le monde de leur vie quotidienne. Enchanté car il est aussi celui de l’invisible, de l’inconnu, de la magie: personne ne comprend ni ne maîtrise ses lois, comme le montre par exemple ses crises perpétuelles jamais prévues, jamais comprises puisque toujours recommencées. Lois si naturelles qu’elles doivent être sans cesse imposées par la force, comme celle de la concurrence qui débouche sur la concurrence armée, la guerre. Derrière la réalité du Monde Enchanté (ou monde externe, à la superficie), Marx montre la réalité plus profonde dans laquelle il plonge ses racines, le monde des rapports sociaux réels (monde interne, ou monde des rapports aliénés). C’est ce monde interne qu’il faut détruire, et pour cela connaître, pour libérer l’homme de « l’enchantement », du fétichisme, auquel il est soumis.
Exploitation, fétichisme, aliénation, voilà les trois montagnes qui pèsent sur le prolétariat moderne, et qui ne peuvent être démolies qu’ensemble, comprises qu’ensemble. Car les trois se font renaître réciproquement, et, à l’oublier, nous ne reprendrions que les chemins des révolutions passées: ils ont eu leur mérite, mais on sait maintenant où ils mènent.
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Chapitre I. LA VALEUR3
I.1 Grandeur, contenu et forme
A lire la plupart des commentaires sur Karl Marx, on pourrait croire que sa grande découverte est que la valeur d’une marchandise est mesurée par la quantité de temps de travail social qu’elle contient, qu’il a fallu pour la produire. On serait « marxiste » en étant d’accord avec cette proposition. Ou à l’inverse, on croit pouvoir démontrer l’inanité du marxisme en expliquant que la théorie de la valeur ainsi comprise ne vaudrait rien car ne permettrait pas d’expliquer la formation des prix (seule forme concrète de la mesure de la « valeur » des marchandises en grandeur). Mais Marx est d’accord avec le fait que les prix ne sont pas des quantités de travail et diffèrent de la valeur.
En fait, l’originalité de Marx tient justement à ce qu’il a montré qu’en rester à la question de la grandeur de la valeur ne permettait pas plus d’avancer que le fait de savoir ce qu’est un litre n’indique quelque chose sur le liquide. Des économistes classiques comme Ricardo avaient trouvé avant lui la mesure de la grandeur de la valeur par la quantité de travail, ce qui ne l’empêchait pas d’être « l’adversaire le plus stoïque du prolétariat »4.
Cependant, les seules grandes polémiques contre l’œuvre scientifique de Marx ont, on le sait, porté sur ce point, la question du rapport prix/valeur (à la suite de Bôhm-Bawerk, Bernstein, etc., dès les années 1890).
Karl Marx ne s’arrête nullement à la question de la grandeur de la valeur, mais il met en rapport quantité et qualité, forme et contenu, mouvement des rapports sociaux. Il parle de ce que les hommes font dans une société marchande, une société où naît puis s’épanouit la division sociale du travail (DST).
La marchandise apparaît dès que les hommes sont capables de produire plus que pour leur propre consommation, dès qu’il y a du surplus, donc échange. La production marchande existe avant le capitalisme. Elle devient capitaliste quand le travail lui-même devient une marchandise. Tel est le premier processus analysé par Marx dans le Capital.
Il part de ce qu’il y a de plus simple, de plus « primitif »: le cœur de la production marchande, deux hommes qui échangent directement leurs produits. Comme tout scientifique, il commence par isoler l’élément central du phénomène complexe, à multiples variables, qu’il étudie, puis petit à petit, il reconstitue les pièces du puzzle et étudie leur interaction, donne, en final, toute la cohérence et la complexité.
Marchandise A contre marchandise B, tissu contre blé, etc., ce n’est pas encore du capitalisme. Mais c’est le point de départ. A ce stade, Marx peut déjà établir la distinction du double caractère de la valeur. Valeur d’usage (chacun des deux échangistes a besoin du produit de l’autre), et valeur d’échange (x quantité de blé contre y de tissu). Le seul élément de comparaison entre le blé et le tissu est le temps qu’il a fallu à chacun des deux échangistes pour le produire. Nos deux hommes sont proches, connaissent ces travaux et leur temps nécessaire. Ils se mettront vite d’accord pour fonder leur échange sur la valeur d’échange, suivant ce commun critère: égale quantité de travail (substance de la valeur) et suivant la règle: égale quantité de temps de travail (grandeur de la valeur).
Ici, le besoin, l’utilité, la valeur d’usage, tout ceci est le point de départ de l’échange, le support nécessaire de l’échange qui n’existerait pas sans cela. Mais si l’utilité est nécessaire à l’échange, celui-ci ne se règle pas, ne se mesure pas suivant l’utilité. « Il est évident que l’on fait abstraction de la valeur d’usage quand on les échange ». Et d’ailleurs, quand l’échange s’élargira, le marchand achètera pour revendre et non pour son usage. Il achètera tout ce qu’il pense avoir de la « valeur », c’est-à-dire de la valeur d’échange, une quantité. La valeur d’échange apparaît donc non comme la qualité d’un produit, mais comme un rapport de quantité entre deux (ou plusieurs) produits: la proportion dans laquelle les marchandises s’échangent. Que font les hommes? Ils échangent leurs travaux. Et en économie marchande, le seul point commun qu’ont les marchandises qui puisse gérer cet échange n’est pas, finalement, l’usage personnel que j’en fais mais la quantité de travail qu’elles contiennent5.
Si maintenant, on passe à un système marchand plus complexe, avec des milliers d’échangistes, que se passe-t-il? L’échange s’est élargi aux villes, aux régions, au monde. Faisons abstraction pour le moment du moyen d’échange adapté à cet élargissement (la monnaie, équivalent général de temps de travail) et regardons ce que devient notre valeur.
Avec le développement de l’échange, chacun tend à se spécialiser dans ce qu’il lui est le plus favorable de produire puisqu’il peut trouver à satisfaire ses autres besoins sur le marché, Avec le cours du temps, les objets sont de plus en plus produits intentionnellement en vue de l’échange. Dans ce processus, il s’établit une distinction de plus en plus nette entre utilité (échange pour les besoins immédiats) et production (on produit pour vendre, on achète pour revendre). Avec la répétition constante de l’échange, la proportion se règle par l’usage, par l’habitude qui fixe les marchandises comme quantités de valeur. La nécessité de la forme valeur, que les marchandises apparaissent sous cette forme, s’accentue avec la quantité des produits mis en circulation. Ainsi que celle d’un équivalent général: or, monnaie.
Mais l’élargissement des marchés fait apparaître, par la concurrence, les conditions dans lesquelles tous les producteurs produisent. Si la plupart n’ont besoin que de deux heures pour produire une chaise, la valeur de la chaise se fixera à deux heures, même si j’en mets trois pour la produire (ou une). La quantité de travail devient sociale, ce n’est plus l’échangiste qui la connait: elle lui est imposée par les conditions générales de la production à une très grande échelle géographique. La grandeur de la valeur se fixe en temps de travail social (ou abstrait, indépendant du travail concret du producteur): le temps de travail social nécessaire.
Il n’est jamais venu à l’idée de Karl Marx que ce temps de travail socialement nécessaire pouvait être connu, calculé, déterminé. En fait, c’est petit à petit, par élargissements successifs des échanges, comparaisons entre les quantités proposées dans les transactions, qu’il se fixe empiriquement et évolue au gré de la lutte des classes et des progrès technologiques.
Finalement, les producteurs se trouvent face à un marché constitué dans lequel les habitudes ont établi que les produits s’échangent les uns contre les autres suivant des proportions déterminées, non accidentelles, fortuites ou fruit du hasard, puisque relativement régulières, fixes, répétitives : x quantité de A « vaut » y de B, qui vaut z de C, etc., chacun valant la même quantité de monnaie, équivalent général qui cristallise une quantité de travail donnée.
Cette régularité ne peut provenir que des conditions de la production. Chaque produit y acquiert une valeur (quantité de travail social), mais celle-ci ne se révèle qu’au moment de l’échange et par lui. Ce n’est qu’alors que le producteur sait si son activité est « validée » par la société des hommes. C’est-à-dire 1°) s’il a produit un objet dont cette société a besoin, 2°) s’il a produit dans les conditions sociales normales du moment, 3°) s’il y a eu trop ou pas assez de production de cette marchandise. C’est en fonction de ces informations que les forces de travail seront affectées en plus ou en moins à la production de cette marchandise: la loi de la valeur répartit après coup (« post festum ») le travail social, et, évidemment, toujours dans la méconnaissance réciproque des choix des différents acteurs.
Donc, la valeur de la marchandise, acquise dans la production par le travail, n’existe socialement que parce que et si la marchandise est échangée et prend la forme de valeur d’échange. C’est une forme particulière, spécifique, historique; c’est une forme qui n’existe que dans ce type de société où le travail, l’activité humaine, n’est social, n’est reconnu que sous cette forme, qui se représente sous la forme plus générale et universelle argent, monnaie. Laquelle d’ailleurs vivra sa vie propre de capital argent, financier, crédit, en « oubliant » ses origines.
Contrairement à ce qu’en dit le marxisme vulgaire, la valeur ne se réduit pas à la valeur d’échange (et à sa mesure): celle-ci n’est que l’existence sociale de celle-là.
En réalité, la valeur ne peut se saisir qu’à travers ses trois qualités particulières: substance, grandeur et forme. Sa substance qui est le travail, et encore pas n’importe quel travail – en particulier pas celui que chaque producteur introduit concrètement dans le produit de son activité – mais le travail social historiquement déterminé (encore nommé « travail abstrait »). Sa grandeur ou mesure qui est cette quantité de travail social6. Et enfin sa forme qui est son mode d’existence: la valeur d’échange.
Quand on réduit la valeur à sa mesure, on passe justement à côté de l’essentiel. Et c’est bien ici que commence la divergence entre marxisme vulgaire, source ou alibi du révisionnisme, et marxisme critique révolutionnaire, qui ne fera que s’accentuer au fur et à mesure que progressera l’analyse concrète du capitalisme, comme nous le verrons par la suite. Tout comme c’est ici – au tout début du Capital – que Karl Marx aboutit déjà à des conclusions qui l’opposent fondamentalement aux économistes classiques qui l’ont précédé, en mettant à jour la signification et l’importance de la question de la forme de la valeur et de sa substance au lieu d’en rester à la mesure de sa grandeur. C’est pourquoi, il nous faut entrer un peu plus avant sur cet aspect occulté de son œuvre.
I.2 Importance de la forme valeur
« L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et c’est là un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu’Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise et, à un degré plus développé, de la forme argent forme capital, etc. »7.
Ce qui était vrai des classiques comme Smith et Ricardo, pour qui la forme valeur ne paraissait nullement une question importante (elle paraissait déjà à leur époque une donnée ayant existé tout le temps, donc naturelle) l’est encore aujourd’hui. Non seulement pour cette même raison, mais surtout parce que cette forme valeur s’est depuis, comme nous le verrons ultérieurement, modifiée au cours de l’histoire du capitalisme en de multiples formes dérivées (prix, intérêt, crédit, etc.) qui en rendent encore plus obscure l’origine.
Le génie de Karl Marx commence ici quand il se pose, le premier, cette simple question: Pourquoi cette forme? Pourquoi ce contenu-ci, le travail, prend cette forme là, la valeur?8
C’est cela la question révolutionnaire. Le bourgeois se contente au mieux de poser la question du « comment ». Comment le capital produit, comment il fonctionne, mais pas « comment il est produit lui-même »? De quoi est-il né? C’est qu’il n’a évidemment pour préoccupation non de remettre en cause, mais d’améliorer ce fonctionnement. « Comment » est la question que se pose le gestionnaire du système et les médecins qui sont à son chevet. C’est celle que pose toujours la culture bourgeoise qui est fondamentalement pratique, productiviste, fonctionnaliste et sceptique. Seule la question du « pourquoi » est fondamentalement critique et permet d’envisager les choses autrement.
Pourquoi cette forme? Marx répondra très concrètement à cette question tout au long du Capital, Au stade de généralité simple où il en est de l’analyse de la marchandise, il peut déjà répondre: parce que cette forme est le produit nécessaire d’une forme particulière de société, celle où les produits du travail sont ceux de producteurs indépendants qui ne sont en relation sociale et informés de la validité sociale de leurs travaux que par l’échange, post festum. A leur séparation en tant que producteurs répond leur réunion en tant qu’échangistes de valeurs, car alors la forme valeur est la seule qui permet de comparer, d’égaliser leurs travaux.
Et plus l’échange s’élargit, plus les hommes sont nombreux à apporter leurs produits sur le marché, et plus la valeur d’échange s’affirme comme fondement de leurs rapports humains concrets, Elle est perçue comme valeur tout court, valeur qui circulant sous ses différentes formes, marchandise, argent, capital, etc., apparaît comme une donnée préexistante à la production, une de ses conditions, un coût. Dès lors, la séparation valeur d’usage/valeur d’échange s’accroit: ce qui devient essentiel, c’est de produire de la valeur, on n’attend rien d’autre de ses travaux que de l’argent, valeur cristallisée, on vend n’importe quoi pourvu qu’on vende.
De la forme valeur, dans la séparation des actes d’achat et de vente qu’elle implique, naît la possibilité des crises, C’est ce qu’on appelle souvent « l’anarchie de la production capitaliste » qui passe sans cesse de phases de surproduction en phases de mévente, faillites et destructions. En même temps que l’affectation de la main d’œuvre est soumise à toutes sortes d’aléas. « La loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise… (mais elle le fait) à posteriori, comme nécessité cachée, fatale, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s’imposant et dominant par des catastrophes l’arbitraire déréglé des producteurs marchands »9.
Mais réduire le capitalisme à l’anarchie de la production, à laquelle les nationalisations et le Plan pourraient suppléer, est une grossière erreur dans laquelle s’est complu le marxisme vulgaire. Nous n’en sommes là qu’aux rapports marchands, aux prémisses du capitalisme. Et cette séparation qui est ignorance réciproque des choix de production et des besoins sociaux est une division sociale du travail qui évoluera vers des formes beaucoup plus complexes et poussées avec le développement des forces productives du stade capitaliste. Et il faudra bien autre chose qu’un Plan pour la supprimer, et avec elle la loi de la valeur qui l’exprime. Nous y reviendrons.
I.3 De quelques effets de la forme valeur
Poser la question de pourquoi le travail doit-il se représenter dans la forme valeur ouvre la voie à la recherche d’une autre alternative. Mais alors, pour qui comme Karl Marx a pour objectif une pratique, la conquête d’une plus grande liberté pour l’homme, il faut répondre encore à un autre « pourquoi », le plus essentiel finalement: pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas régler consciemment leurs échanges et leurs activités, pourquoi sont-ils ainsi dominés par la loi de la valeur et non l’inverse?
C’est que cette loi n’étant pas, nous l’avons rappelé, qu’une loi économique de mesure des grandeurs et de leurs proportions, mais l’expression d’un rapport social de séparation et de division des hommes, engendre nécessairement un rapport d’union pour y faire face: il faut bien, par nature, que les hommes trouvent un mode de coordination, de régulation de leurs efforts puisqu’ils ne vivent et ne peuvent exister qu’en société. Et que « dès que les hommes travaillent d’une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale »10. Cette unité, relative, se crée aveuglement (ou par la magie de la « main invisible ») dans et par l’échange des choses (entendons ici par choses les produits du travail des hommes sous la forme valeur) qui, comme nous l’avons vu, règle empiriquement, et de façon anarchique à travers les crises, les travaux des hommes. C’est ce que Karl Marx a appelé le fétichisme de la marchandise.
Le fétichisme dit le dictionnaire Larousse c’est le fait d’attribuer aux objets des propriétés surnaturelles. L’objet fétiche a pouvoir de ceci ou cela. Pour les hommes du monde marchand, le mouvement des choses règle leurs décisions, leurs comportements. Leur rapport aux choses décide de ce qu’ils sont. C’est proprement fantastique, une fantasmagorie. Elle a sa source dans le fait que le caractère concret et social du travail apparaît aux hommes comme appartenant au caractère des choses, puisque c’est leur égalité en tant que quantités de travail abstrait qui règle, régule, les rapports humains. C’est une fantasmagorie, mais, comme tout fétichisme, cela entraîne des comportements réels, crée un monde réel avec tous ses codes, lois, habitudes: le Monde Enchanté capitaliste où nous vivons.
Marx met à jour le concept de fétichisme en même temps que celui de la forme de la valeur dans ses pages géniales sur « le caractère fétiche de la marchandise et son secret »11. Citons ce passage:
« D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise? Evidemment de cette forme elle-même ».
« Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur de produits du travail; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles… C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits de travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production ».
« En général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions sociales que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers, les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non de rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses ».
Il faudrait citer toutes ces pages tant elles sont lucides et touchent au fond des découvertes de Karl Marx. Le lecteur s’y reportera. Toutefois à ce stade (analyse de la marchandise), Marx ne peut encore donner une analyse du fétichisme que dans sa forme la plus abstraite et la plus générale: on n’est encore que dans le rapport simplifié entre producteurs-échangistes. De fait, tout le Capital sera le développement de cette analyse du fétichisme: à chaque pas en avant dans l’analyse des formes concrètes apparentes du capitalisme, Marx les reliera aux rapports internes cachés.
Toute l’histoire du capitalisme est celle de la séparation croissante entre ce monde sous-jacent des rapports internes de séparation entre les hommes et de leurs évolutions concrètes jusqu’à la séparation de l’homme d’avec lui-même (aliénation du capitalisme développé), d’avec le monde des rapports de surface, visibles, le Monde Enchanté, qui sont déterminés par des choses telles, que valeur d’échange, prix, profits, argent, intérêt, et leurs proportions d’échange, Tout le travail de Marx est de montrer les rapports de ces deux mondes en contradiction dialectique qui ne peuvent qu’engendrer des crises pour rétablir, temporairement, leur unité, ou des révolutions pour que les hommes maîtrisent leur destin.
Sans compréhension de l’importance de la question « pourquoi la forme valeur » et du concept de fétichisme qui en découle, on n’a rien compris à la théorie critique révolutionnaire de Marx.
« Les partisans du marxisme, aussi bien que ses adversaires ont surtout considéré la théorie du fétichisme comme une entité séparée et indépendante que seul un lien interne ténu rattachait à la théorie économique de Marx. Ils l’ont présenté comme un supplément à la théorie de la valeur »12.
Roubine a parfaitement raison, en 1927, de constater combien l’interprétation quantitative de la valeur par le marxisme vulgaire s’accompagne naturellement d’une mise à l’écart de la théorie du fétichisme. On peut s’en convaincre en jetant un coup d’œil sur le Manuel d’Economie Politique, la bible du « marxisme » stalinien: 1/2 page obscure sur 300 y est consacrée13 comme une sorte de post-scriptum sans importance, et sans lien avec le reste.
Si Marx présente le concept de fétichisme dans un sous-chapitre spécifique, ce n’est nullement parce qu’il l’analyse « à part » de celui de la valeur, mais au contraire parce qu’il s’agit d’un point important et de la conclusion même de son chapitre sur la marchandise. Il explique pourquoi une marchandise « ne se comprend pas de soi-même » (mais nous savons que le pourquoi intéresse peu les gens du pouvoir). Et il le fait en liant le fétichisme à la forme de la valeur.
Le fétichisme a aussi souvent été interprété comme l’idée que, sous le capitalisme, les rapports entre les hommes sont cachés, voilés, par les rapports entre les choses.
Ils ne sont pas seulement voilés, mais ils prennent nécessairement la forme de rapports entre les choses. Ceux-ci déterminent d’autres rapports, dérivés, en surface, entre les hommes: rapports salariaux, de concurrence, d’égoïsme, de lutte. Car évidemment, les hommes du Monde Enchanté sont dans un monde concret qui existe et se reproduit: tout enchanté qu’il est, il n’est pas un conte de fées factice et irréel. Ainsi, le Monde Enchanté fétichiste n’est pas seulement un voile, un masque qu’il suffirait d’ôter pour voir se révéler la réalité cachée: sa force vient de sa propre logique, de ce que le mouvement des choses dictent aux hommes des comportements qui lui permettent malgré tout de se reproduire, de se réguler à travers catastrophes, de donner une certaine image de progrès, d’efficience. Ce monde de la surface a son apparente logique, ses lois. Il apparaît comme un monde répondant à des lois « naturelles » parce que répétées, vraies parce que d’apparent bon sens (comme la loi de l’offre et de la demande). Mais l’analyse de pourquoi la forme de la valeur qu’il est seul à avoir faite permet à Marx d’arriver à, déjà, ces deux conclusions fondamentales:
1°) C’est une forme historique et sociale, et non pas naturelle, fondée sur un rapport de séparation.
2°) Elle entraîne par là la possibilité de crises violentes. Mais aussi elle engendre un monde fétiche: les hommes sont ignorants de l’origine de ces crises, ne peuvent les éviter en dominant le processus de production et en organisant consciemment leurs travaux et leur collectivité. Ils ne voient que les rapports en surface entre les choses, que « l’économie », les quantités et leurs rapports. Et cela fonde leurs comportements et ce qu’ils sont.
Ainsi les grands axes du travail révolutionnaire sont fixés: rendre conscients les hommes pour qu’ils dirigent leur propre histoire. Pour renverser la société marchande où « la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui »14. Donc, établir d’autres rapports sociaux tels que les hommes puissent maîtriser et échanger directement leurs travaux, sans passer par la médiation (le marché (la valeur), ou le Plan d’un Etat séparé d’eux) qui leur masque à eux-mêmes les conditions de leurs propres travaux.
I.4 Le caractère social de la valeur
Nous venons d’insister sur l’importance de la question de la forme de la valeur et du fétichisme qui en découle. Cependant la forme ne doit pas faire oublier le contenu. Qu’est-ce que le travail qui est la « substance » de la valeur?
La question se pose parce que, une fois encore, beaucoup en restent à une réponse du genre: à un moment donné, dans une société ayant tel niveau de développement, il faut en moyenne x heures de travail pour produire tel objet. C’est ce que contient la valeur, ce qu’elle exprime. La compréhension du fait qu’on dit qu’il s’agit d’un travail social est réduite à ce qu’il s’agit d’une moyenne de tout le travail que la société consacre à cette production, et qui s’impose comme valeur au producteur quel que soit le travail que lui, individuellement, a dépensé dans sa propre production.
Ici, on confond la mesure du travail nécessaire (qu’on reconnaît, certes, sociale) avec la nature de ce travail. Et c’est de la nature de ce travail dont il faut parler en dehors du fait que, d’une façon générale, et dans quelque type de société que ce soit, le travail est toujours « une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme… ».
Marx a écrit à Engels: « Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est: 1°) – et c’est sur cela que repose toute l’intelligence des faits – la mise en relief dès le premier chapitre du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange… »15.
Le travail en société marchande se présente en effet sous deux faces qui s’opposent. Il est travail concret qui produit un objet utile, ayant certaines qualités et une valeur d’usage (« la valeur d’usage est l’existence des choses pour l’homme »).
Mais s’il est cela, il ne peut néanmoins exister dans cette société que sous une seule de ses faces, la deuxième, la forme de valeur d’échange. Là il est « une dépense de force humaine en général »16 (« la valeur d’échange est l’existence sociale des choses »).
La valeur d’échange est une quotité de ce « travail humain général ». Nos producteurs doivent l’utiliser, pour échanger, comparer, mesurer. Il leur « faut arriver à ramener les valeurs des marchandises à une expression qui leur soit commune »17. Il faut une unité de mesure qui puisse égaliser les différents travaux concrets. Mais il n’existe pas d’étalon de mesure du travail comme il existe un mètre étalon déposé au pavillon de Breteuil. Cette égalisation s’établit par un processus historique d’échanges mille fois répétés, par ajustements. Et ce qui s’échange finalement c’est du travail humain général, égalisé. Egalisé, c’est-à-dire que tout travail est ramené à du « travail moyen, simple », que les différentes qualifications sont égalisées, ainsi que les différentes dépenses de travail (qui varient naturellement avec chaque producteur). Toutes les différences concrètes étant ainsi ramenées à une sorte de plus petit dénominateur commun: du travail indifférencié.
Ce travail indifférencié est évidemment une abstraction, chacun ne produisant que du travail concret particulier. Une abstraction comptable, comme si tout le travail humain mondial se réduisait à un multiple de la même unité de travail simple, indifférencié, interchangeable, dans lequel les qualités individuelles concrètes ne s’expriment pas. C’est en cela que, par l’échange, et s’il veut être socialisé, le travail concret prend la forme de travail abstrait (de même qu’en terme de grandeur, le travail individuel devient le travail socialement nécessaire). Ainsi, c’est en abandonnant son caractère humain, concret, que tout travail peut être égalisé avec n’importe quel autre. Ce n’est plus une chaise par exemple, mais l’équivalent de n’importe quoi qui contient la même quantité de travail général qu’on ne connait pas. C’est que la comparaison et l’égalisation de travaux qui diffèrent concrètement ne peut résider, dans la société marchande, que dans l’abstraction de cette inégalité concrète. D’où l’expression de « travail abstrait » pour signifier ce qu’est la substance de la valeur.
Ainsi cette substance ne se confond pas avec la question de sa mesure. Quand il l’analyse, Marx ne cherche pas à trouver un moyen théorique de mesurer la valeur dont il parle. Il décrit le phénomène par lequel le travail prend le contenu d’un travail abstrait.
Et il prend soin de préciser: « Cette valeur n’étant pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet, ne peut pas plus contenir d’éléments matériels que le cours du change, par exemple »18.
Cette manière de compter est en effet toute particulière: des unités de travail abstrait qui est incommensurable. Et très sociale puisqu’elle est spécifique aux rapports sociaux marchands. Ainsi le travail abstrait est un concept purement social. Il exprime une forme historique d’égalisation des travaux, forme spécifique par laquelle sont unifiés, par le moyen de cette abstraction comptable, les différents travaux séparés.
Le travail abstrait n’a aucune propriété concrète, matérielle, technique, artistique, etc. « Il n’est pas un atome de matière qui pénètre dans la valeur… les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale… elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain… »19.
Ce qui ne veut pas dire que la valeur n’a pas de grandeur. Mais une chose est la grandeur, une autre la nature du travail qui entre dans la détermination de la valeur. La grandeur dépend, certes, d’éléments concrets matériels tels que la durée du travail et son intensité, mais ne s’y réduit pas. Car si ce qu’on compte est bien du travail, c’est du travail abstrait. Pour paraphraser Marx, on pourrait dire que c’est toute la beauté de ce système qu’en comptant de la sorte, avec une unité matériellement inconnue, on aboutit quand même à répartir et réguler le travail concret des hommes. « La grandeur de la valeur exprime donc un rapport de production, le lien intime qu’il y a entre un article quelconque et la portion de travail social qu’il faut pour lui donner naissance ». Bref, c’est une grandeur que personne ne peut mesurer, qui ne se fait connaître qu’empiriquement à travers les échanges, et qui exprime un rapport social de production caché.
Le fait d’avoir ici attiré particulièrement l’attention sur cette thèse que le travail abstrait est la substance de la valeur à l’exclusion de toute autre forme de travail, et qu’il n’a qu’une réalité sociale, c’est que les conséquences pratiques pour les révolutionnaires sont immenses. Nous le verrons. On peut déjà dire qu’elles découleront de la généralisation du système marchand comme généralisation aussi du travail abstrait qui s’affirme de plus en plus concrètement – si on peut dire – comme le contenu pratique de l’activité ouvrière. Au début, le travail est abstrait dans la séparation du produit d’avec le producteur. Ensuite, ce n’est plus seulement la métamorphose d’un travail concret plus au moins riche en travail simple, dépouillé, indifférencié (ce qui renvoie à une conception de l’aliénation de l’homme séparé du produit de son activité), c’est le dépouillement de la qualité de l’acte productif lui-même, l’ouvrier étant de plus en plus dépossédé de son savoir, de son métier, et réduit à accomplir les gestes les plus simples: c’est pour ainsi dire directement son travail concret qui devient abstrait, minutes chronométrées, directement lui-même qui devient ouvrier en général, interchangeable, indifférencié et indifférent (ce qui renvoie à l’aliénation dans le capitalisme développé, l’homme séparé de lui-même).
On le voit, au terme de ce rapide exposé, la valeur ne peut être comprise que comme ayant un caractère historique et social qui comporte trois aspects, distincts et indissociables à la fois: grandeur, substance et forme sous lesquels se manifestent trois phénomènes essentiels dans les rapports sociaux:
1°) La séparation des producteurs, ou la division sociale du travail. Sous cet angle, et à ce stade de la société marchande, la loi de la valeur génère l’anarchie de la production, la possibilité des crises, et détermine l’affectation du travail social.
2°) Le fétichisme: les rapports entre les choses dictent les choix et comportements des producteurs et ce qu’ils sont, ainsi que les rapports sociaux réifiés à la surface de la société ou leur apparence réelle cache leur essence non moins réelle.
3°) L’aliénation, qui est à ce stade la séparation des hommes d’avec le produit de leur travail et de son caractère concret, par le fait qu’ils n’échangent, et ne produisent que pour échanger, que du travail abstrait.
Ainsi le fondement de la société marchande est dans la séparation. Séparation des hommes entre eux, d’avec le produit de leur travail et d’avec la réalité profonde, interne des phénomènes. Séparation d’avec leur nature humaine donc, qui est de dominer la nature par leur travail créatif afin de s’en libérer et non d’être dominé par le travail aliéné. Séparation, dépossession, aliénation, c’est ce contre quoi Marx montre qu’il faut lutter dès les premières pages du Capital. Ce qui est très loin des conceptions vulgaires qui font s’opposer capitalisme et socialisme comme deux techniques différentes de gestion de l’économie (planifiée ou libérale) et de répartition plus au moins juste de ses produits. La meilleure gestion assurant le plus grand développement des forces productives et, de là, le meilleur niveau de vie.
C’est ainsi armés de ces concepts, issus de l’analyse de l’essence d’une production marchande simple, et simplifiée, que nous pourrons, en suivant Karl Marx, nous lancer dans la compréhension du capitalisme, dans son développement jusque dans ses formes les plus complexes, les plus concrètes, les plus achevées.
De l’abstrait (réduction de l’analyse au noyau essentiel qu’on a isolé et réduit) au concret (toute la complexité) dans une démarche historique (le mouvement qui crée et développe le phénomène étudié).
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Chapitre II. LE DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME ET DES FORMES DE LA VALEUR
II.1 L’origine de la plus-value
Jusqu’ici nous en sommes restés à l’analyse du système marchand, nous parlions de producteurs-échangistes troquant leurs produits sous forme de quantités de travail abstraitement égalisées. Une marchandise M contre une autre M’ de même valeur.
L’argent s’utilise comme équivalent général, valeur représentant toutes les valeurs. Avec lui, la valeur peut commencer sa circulation généralisée et subit la première des métamorphoses qui l’amèneront à perdre de vue ses origines, et de là, à l’hyper-fétichisme du capitalisme moderne. « Dans la monnaie, la valeur des choses se trouve séparée de leur substance » dit Marx. On échange du travail contre un signe du travail, quelque chose qui n’apparaît pas comme un travail particulier. Cette séparation se renforce de la monnaie métal (qui contient encore directement une quantité égalisée de travail social) à la monnaie papier, jusqu’à la monnaie de crédit et aujourd’hui, la monnaie « informatique » où disparaît le support, le signe monétaire lui-même.
Dans le circuit M-A-M’ circulent des valeurs égales. La monnaie A permet, certes, l’accumulation et la thésaurisation, l’apparition des premières banques qui, en Italie par exemple, financent le commerce et les princes. Mais la marchandise argent n’est pas encore capital.
Le système marchand devient capitalisme quand à la circulation simple M-A-M’, se substitue la circulation simple A-M-A’, c’est-à-dire qu’il y a accroissement de valeur à travers la production de marchandise20.
Karl Marx a percé le secret de cette métamorphose. Le détenteur de la valeur A l’échange contre une valeur égale M de moyens de production (machines, matières premières, etc.) parmi lesquels il en est un, la force de travail, qui a la qualité toute particulière de produire plus de valeur qu’il n’en contient et qu’il n’en coûte, donc, à acheter.
Le capitalisme naît quand le travail devient marchandise sous la forme « force de travail ». On retrouve là le caractère double du travail. En tant qu’il s’exprime en valeur d’échange, le capitaliste achète la force de travail de l’ouvrier à sa valeur, c’est-à-dire suivant la quantité de travail social nécessaire à sa production (ou reproduction). Salaire contre force de travail. Mais ce faisant il achète évidemment tout l’usage de cette marchandise, tout le temps de travail de l’ouvrier: dans la production c’est toute la valeur d’usage de la valeur d’échange force de travail qui est consommée. Et elle est bien sûr supérieure. Si l’ouvrier travaille 8 heures par exemple, une partie, disons 4 heures, sera pour payer le prix de sa force de travail (c’est le « travail nécessaire » qui s’échange contre le salaire), une autre, ici 4 heures, sera la plus-value (ou surtravail) qui viendra grossir le capital avancé. Marx insiste que dans l’échange salaire-force de travail, il n’y a pas vol mais échange de quantités égales.
L’origine de la plus-value est ainsi découverte indépendamment des diverses formes concrètes qu’elle revêtira (profits, intérêts, impôts, etc.) et qui la rende obscure aux yeux des économistes. L’étude ultérieure de ces formes concrètes permettra de comprendre ce que le capital construit en face de l’ouvrier avec ce surtravail qu’il s’approprie.
Pour le moment, nous noterons seulement ceci: les réformistes ne songent, au mieux, qu’à donner aux ouvriers une part de leur surtravail. Ils parlent de « juste » partage entre salaires et profits. La justice n’a rien à voir dans la détermination du salaire comme du profit, aussi échouent-ils toujours nécessairement. De toute façon, le prolétariat exige bien autre chose: l’appropriation par lui-même de ce surtravail (lui-même en défalquant la quantité nécessaire à la couverture des besoins sociaux qu’il veut satisfaire). Bref, il exige de supprimer la séparation entre travail pour lui et travail pour le capitaliste. Ce qui ne peut se faire que par l’abolition des rapports sociaux qui fondent cette séparation: double caractère du travail, producteur séparé de sa force de travail, etc. Ne s’attaquer qu’aux rapports entre les formes qui existent en surface, par exemple les formes salaire, profit, en ignorant ces rapports internes qui les génèrent et les reproduisent nécessairement, dont elles sont l’expression, c’est rouler le rocher de Sisyphe.
II.2 Décomposition de la valeur. Le rapport salarial
Ainsi le capitaliste avance une valeur en circulation A contre un « capital constant » Cc (moyens de production matériels) et un « capital variable » Cv (force de travail) et obtient, après leur combinaison dans la production, une marchandise de valeur A’ supérieure parce qu’il récupère tout le temps de travail contenu dans le temps de travail passé (Cc) et le temps de travail présent, lequel se décompose en temps nécessaire à la reproduction de la force de travail (Cv) et plus-value (pl).
La valeur réalisée peut bien se décomposer en Cc + Cv + pl. Mais il faut noter, car c’est la source de nombreuses erreurs par lesquelles les prix sont vus comme une somme de coûts, qu’on ne peut pas dire que cette valeur A’ est la sommation de ces trois termes comme s’ils avaient des origines indépendantes de la valeur et en formeraient la grandeur au lieu d’en être issus. En réalisant A’, le capitaliste « rembourse » Cc et Cv et obtient en plus pl (c’est le travail vivant de l’ouvrier qui a créé Cv et pl (la « valeur ajoutée »).
Une masse d’argent A n’est capital que si elle est mise en œuvre pour créer de la valeur. Ce n’est pas une marchandise quelconque mais une valeur se valorisant. Le capitalisme ne peut que produire toujours plus de valeur – avec des retours en arrière à travers les destructions des crises et des guerres quand il n’y parvient plus. Cette condamnation fait sa vertu et aussi sa perte.
Contrairement à l’interprétation économiste, il ne s’agit pas de la mise à jour d’une simple formule mathématique qui permettrait de dire que l’ouvrier reçoit moins que ce qu’il donne et qu’il est volé ou qu’il subit un injuste partage entre salaire et profit. Cette conception conduit à l’utopie réformiste de vouloir corriger comme une injustice ce qui est nécessité d’un rapport social, et à « oublier » de s’attaquer à ce rapport lui-même qui produit l’ouvrier dépossédé et aliéné d’un côté et concentre en face de lui richesse, science, art.
Parlant devant une assemblée de membres de l’Internationale, Marx leur disait: « Réclamer une rémunération équitable sous le régime du salariat équivaut à réclamer la liberté sous le régime de l’esclavage. Ce que vous considérez comme égal ou comme juste n’a aucune importance. La question qui se pose est la suivante: qu’est-ce qui est nécessaire et inévitable dans un système de production donné »21.
Il n’est pas question de partage juste ou injuste, de morale ou de sentiments. Mais d’un rapport social, l’exploitation, issu de l’élargissement, jusqu’à l’achat du travail, de la loi de la valeur du système marchand.
Certes, la lutte sociale peut faire varier, ici ou là et pour un temps, la proportion du partage salaire/profit. Mais sur une longue période, et tant que la force de travail existe en nombre (et le capitalisme en produit plus que de besoin), seule règne la loi de l’échange de valeurs égales22. Et la concurrence est le gendarme toujours présent et infatigable pour faire respecter la loi. Tout succès dans la lutte salariale est d’ailleurs paradoxal, puisqu’il tend aussi à perpétuer ce rapport par lequel l’ouvrier nourrit la croissance du pôle qui, en face de lui, le vampirise et l’opprime: le capital.
Il serait erroné de ne voir le rapport d’exploitation que sous l’angle de la grandeur (le taux pl/Cv). Il s’épanouit en fait bien au delà. On « oublie » en général que Marx pousse l’analyse en indiquant que puisqu’il est fondé sur la base de l’échange de valeurs égales, cela implique nécessairement l’existence d’échangistes égaux en droits, libres d’acheter et de vendre, notamment d’un prolétariat libre de tous liens, de ceux du servage ou de la corporation au départ, comme de ceux de la terre ou de la propriété ensuite, libre comme l’air de toute attache: dépouillé. A cette égalité et cette liberté dans la base des rapports sociaux doit nécessairement correspondre une égalité et des libertés – toutes aussi dépouillées – dans la superstructure, sous les formes politiques, juridiques, idéologiques de la démocratie, de l’égalité des droits, de la liberté… et pourquoi pas alors, pour faire bonne mesure dans le formalisme, ne pas rajouter la fraternité. Il est illusoire de vouloir transformer ces formes sans le faire aussi des rapports sociaux qu’elles expriment et qu’ils produisent nécessairement (ce qui ne veut pas dire qu’une révolution dans la superstructure ne doive pas précéder nécessairement une révolution dans l’infrastructure, nous y reviendrons à propos de la dictature du prolétariat dont c’est la tâche). N’hésitons jamais à promouvoir ce « totalitarisme » là contre l’hypocrisie des changements parcellaires.
Marx ne découvre pas l’exploitation. L’esclave, le serf aussi, étaient exploités. Il découvre l’exploitation spécifiquement fondée sur l’échange de quantités égales, génératrice de cette liberté-égalité-fraternité de la démocratie bourgeoise. Cette forme spécifique fait que, si l’esclave sait qu’il est dépossédé de sa liberté et donne tout son temps à son maître, pour le prolétaire il y a une perception plus complexe et plus difficile de l’origine de la situation: ici le rapport réel de l’échange est masqué non seulement par le salaire qui paraît payer tout le travail, mais plus encore par ces formes démocratiques qui contribuent à renforcer le fétichisme et l’aliénation de la forme salariale.
Il faut rentrer maintenant dans l’analyse plus concrète du rapport d’exploitation en étudiant ses manifestations au fur et à mesure du développement du capitalisme. Marx, ce qu’on oublie trop souvent en croyant à un capitalisme invariant défini une fois pour toutes, distingue de ce point de vue deux grandes périodes où elles présentent des caractéristiques fort différentes.
II.3 Manifestations concrètes du rapport capital-travail
Au début, la domination du capital n’est que « formelle ». Le développement technologique est encore faible: il s’agit encore « d’outils » dont l’ouvrier est le maître. Il possède un savoir-faire qui lui donne une certaine autonomie face au capitaliste.
« Les moyens de production utilisés par l’ouvrier sont certes la propriété du capitaliste et, comme nous l’avons déjà montré, ils s’opposent, en tant que capital au travail, qui est l’expression même de la vie de l’ouvrier. Mais, il n’en reste pas moins que c’est l’ouvrier qui les utilise dans son travail. Dans le procès réel, il use des moyens de travail comme d’un support de son travail, et de l’objet du travail comme d’une matière dans laquelle son travail se manifeste. Ce faisant, il transforme les moyens de production en la forme appropriée du produit »23.
A ce stade apparaissent essentiellement deux rapports:
1°) Le rapport salarial tel que nous l’avons vu. Notons qu’ici le travail non payé (plus-value) ne peut s’obtenir que par l’allongement de la journée de travail, son intensité et sa productivité ne pouvant être guère modifiée (Marx parle alors de « plus-value absolue »). Ce sur quoi Marx attire dès lors notre attention, c’est qu’en recevant son salaire « l’ouvrier croit avoir reçu toute la valeur due à son travail »24, puisque le montant du salaire lui apparaît nécessairement comme le prix du travail, de la « force ouvrière » dont il a concédé l’usage par sa vente.
« On comprend maintenant l’immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme prix de sa fonction. Cette forme, qui n’exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire; c’est d’elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux fuyants apologétiques de l’économie vulgaire »25.
Marx va toujours vers la conclusion pratique: le rapport réel rendu invisible ne peut être perçu spontanément. Voilà bien pourquoi, en tant que révolutionnaire, il doit le mettre à jour.
« La seule expérience de la vie pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de satisfaire un besoin, qu’il a de commun avec toutes les marchandises, et celle de créer de la valeur, qui le distingue de toutes les marchandises et l’exclut, comme élément formateur de la valeur, de la possibilité d’en avoir aucune ».
2°) Le rapport de coopération. Il n’est encore ici question que de « coopération simple », celle « où le capital opère sur une grande échelle, mais sans que la division du travail ou l’emploi des machines y jouent un rôle important »26. Mais déjà dans ce cas, la dure discipline de fabrique permet d’accroître l’efficacité du travail ouvrier. Comme c’est le capitaliste qui en est l’instigateur et l’organisateur, cette efficacité semble avoir pour origine le capital lui-même, bien qu’il ne paie que la force de travail individuelle et non la force sociale combinée dont il bénéficie gratuitement.
« Enfin, la coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d’eux dans le capital qui les réunit et les retient. L’enchaînement de leurs travaux leur apparaît idéalement comme le plan du capitaliste, et l’unité de leur corps collectif leur apparaît pratiquement comme son autorité, la puissance d’une volonté étrangère qui soumet leurs actes à son but ».
« Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital, et que, d’un autre coté, le salarié ne la développe que lorsque son travail appartient au capital, elle semble être une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est immanente »27.
Ce fétichisme qui prête au capital la faculté de créer de la valeur sera fortement accentué dans les formes de coopération plus complexes. Marx y reviendra sans cesse: le développement du capitalisme accroit l’opinion fétichiste de prêter à une chose, ici le capital, ce qui vient du travail.
Ainsi se dessinent plus concrètement les premières manifestations du monde fétichisé. L’ouvrier croit avoir vendu tout son travail, en même temps qu’il ne voit pas que ce travail seul produit le capital. Il perçoit le capital comme une somme de moyens matériels dont l’origine lui apparaît extérieure à son travail, extérieure à lui-même en particulier comme au prolétariat en général, et doué du pouvoir, pourtant fort étrange pour des choses, de produire de la valeur en quantité supérieure. Suivant cette perception, on ne peut spontanément réclamer qu’un meilleur partage entre tous ceux qui sont ainsi considérés comme participant à la production de plus-value: entre le capital et le travail. Mais quel partage? Cette question ne peut en fait jamais trouver de réponse qui ait un quelconque fondement objectif, et seule la lutte la tranche épisodiquement. Et pour cause, puisque, si on tentait de déterminer vraiment d’où provient la plus-value, quelle part pour le capital, et quelle part pour le travail, on arriverait à cette conclusion que tout vient du travail. C’est pourquoi, le prolétariat, lorsqu’il agit en tant que classe, est fondé à dire que tout lui appartient.
Mais nous n’en sommes qu’aux tous débuts des phénomènes concrets du monde fétichisé. Il va encore prendre plus de consistance avec les modifications du mode d’extorsion de la plus-value et la domination « réelle » du capital sur le travail.
L’analyse de Marx sur le passage de la domination formelle à la domination réelle est bien connue. On peut la résumer brièvement.
L’obtention de la plus-value par l’allongement de la journée de travail se heurte à la lutte ouvrière ainsi qu’à des limites physiques: celles de la journée et de l’épuisement du travailleur. C’est pourquoi le capitaliste est amené à rechercher son accroissement par ce que Marx a appelé la plus-value « relative ». Le moyen en est le développement du machinisme, ou, plutôt, celui d’un certain type de machinisme en rapport avec un certain type d’organisation du travail. Une première vertu, générale, du machinisme est qu’il permet d’accroitre le nombre de pièces produites dans le même temps. C’est la productivité. Certes, la valeur globale des marchandises produites dans un même temps ne varie pas. Mais leur valeur individuelle diminue, ce qui permet de diminuer aussi (dans la même proportion ou pas, peu importe ici) le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail, donc le salaire, d’où augmentation de la plus-value28. Mais une deuxième « vertu » est toujours attachée par le capitaliste au développement des machines: il l’associe toujours à des modifications de l’organisation du travail lui-même, de façon à en augmenter l’intensité, d’absorber plus de travail vivant dans le travail passé (ou « objectivé » dans les machines) pour un même temps de travail. Par là, et la valeur globale des marchandises et aussi la plus-value augmentent. De fait, la technologie capitaliste est toujours conçue de façon à river plus l’ouvrier à son travail, à diminuer sa résistance, à augmenter l’intensité de son travail. Les méthodes en sont parfaitement connues avec, notamment l’exemple typique du taylorisme, de la chaîne et du salaire aux pièces. Une technique n’est jamais neutre. Elle exprime un certain rapport social. Productivité et intensité sont toujours étroitement liées. En ne parlant jamais que des progrès de la productivité, la bourgeoisie veut évidemment faire croire que l’accroissement de la richesse produite ne vient que du côté des machines, de son côté.
La domination réelle du capital marque une époque nouvelle de son développement. A époque nouvelle, nouveaux rapports sociaux concrets.
Le rapport salarial reste évidemment en place, et se généralise tel que décrit ci-dessus.
Mais ce qui est nouveau et devient progressivement essentiel, c’est que le processus de valorisation s’effectue non plus seulement par le dépouillement de l’ouvrier du produit de son travail, mais de son être même. Ce n’est plus seulement le surtravail qu’il produit qui vient se coaguler en face et contre lui comme puissance hostile, comme capital, mais aussi son expérience, son savoir-faire, sa créativité, bref, ce qui fait qu’il est homme, qui lui sont arrachés et se concentrent du côté du capital comme science, « puissances intellectuelles de la production ». « L’activité de l’ouvrier, restreinte à toute action abstraite, est de toutes parts déterminée et réglée par le mouvement des machines et non inversement. La science qui oblige les éléments inanimés des machines à tourner, en vertu de leur construction, en automates utiles, cette science n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier. A travers la machine, elle agit sur lui comme une puissance étrangère, comme puissance même de la machine »29.
Ainsi se poursuit le processus fondamental de la séparation. Ce n’est plus seulement le temps qui est extorqué à l’ouvrier, mais la qualité, l’essence même de son activité humaine qui doit l’être pour pouvoir continuer à lui arracher plus de son temps. « En tant que puissance dominante, le travail matérialisé dans le machinisme affronte concrètement le travail vivant, et ce non seulement en se l’appropriant, mais dans le processus même de la production ».
Ainsi s’amorce le mouvement qui mènera le capitalisme à sa phase supérieure. Celui par lequel, pour produire la plus-value, il doit augmenter la productivité, diminuer sans cesse le temps de travail nécessaire. Ce qui est « contradiction en actes » puisqu’il diminue lui-même, ce faisant, ce sur quoi il fonde sa richesse.
En même temps, et pour y parvenir, il développe et concentre les forces productives de son côté, face et extérieures à l’ouvrier, le travail matérialisé absorbant toujours plus de travail vivant.
On voit donc s’étendre et se complexifier considérablement la division sociale du travail (DST) dans le capitalisme moderne dont elle devient une caractéristique fondamentale30. Les pages de Karl Marx sont, on le sait, nombreuses et limpides sur cette nouvelle dépossession de l’ouvrier, sa réduction à un simple prolongement de la machine, à un exécutant dominé par elle et toutes les formes économiques et politiques de l’organisation du pôle capitaliste dominant.
Nous ne reprendrons pas ici ces développements très connus31, qui ont déjà fait l’objet de nombreux commentaires, et dont nous reparlerons d’ailleurs plus loin à propos de l’aliénation et des autres effets concrets de la DST.
Parmi ceux-ci se situe le développement du fétichisme que nous avons déjà évoqué dans le cas de la « coopération simple » et par lequel est attribué au capital le pouvoir d’accroitre les richesses qui est en réalité celui du travail. Ceci par le fait que c’est non seulement lui qui organise cette coopération des travailleurs, mais, plus encore maintenant, c’est de son coté que semble provenir tout le génie des progrès techniques et scientifiques. « La valeur matérialisée dans les machines apparaît comme une condition en regard de laquelle la force valorisante du travail individuel disparaît comme un facteur infiniment petit… L’accumulation du savoir, des maîtrises, des forces productives générales du génie social est, elle aussi, absorbée dans le capital, posé face au travail; elle apparaît donc comme la qualité du capital, ou plus exactement du capital fixe, pour autant qu’il entre dans la production comme instrument de travail proprement dit »32.
Faisons le point. Le mouvement est parti de la société marchande avec la loi de la valeur comme échange de quantités égales par lequel la société valide et répartit le travail social. En s’élargissant jusqu’à l’achat de la force de travail, cette loi ne perd pas sa raison d’être ni ses effets, mais elle se complexifie dans un nouveau champ concret. Elle s’affirme maintenant comme loi d’accumulation de la valeur, et le capital comme valeur se valorisant33. Plus le capitalisme se développe, plus l’extorsion du surtravail devient essentielle, reléguant au rayon des accessoires la recherche de l’utilité. Produire pour produire, produire pour accumuler, ou encore: le procès de valorisation domine de plus en plus le procès de production, suivant ce que déjà en disait Marx dont on connait les fortes formulations: « Ce n’est plus l’ouvrier qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient l’ouvrier… Les moyens de production n’ont dès lors qu’une seule fonction: absorber la quantité la plus grande possible de travail vivant »34.
Dans ce mouvement la recherche de l’extension de la journée de travail cède la place à celle de la diminution du travail nécessaire comme aspect dominant de mode de création de la plus-value. Le capitalisme entre ici en contradiction fondamentale: il tend à faire disparaître le facteur temps comme mesure de la richesse alors même qu’il est à la base de ce que avec quoi il la mesure (sous une autre forme, c’est évidemment exactement le phénomène dit de « baisse tendancielle du taux de profit », plus familier aux économistes parce qu’il parle de ces rapports de grandeurs qui leur sont chers). D’où les crises dans leurs formes modernes, qui ne sont plus essentiellement des crises de déséquilibre entre production et consommation dues à « l’anarchie de la production » (même si, bien sûr, ce facteur subsiste toujours comme multiplicateur de la crise, et ce déséquilibre comme une des formes dans lesquelles elle se manifeste), comme l’étaient les crises du 19ème siècle (crise du coton, du blé, etc.).
Mais nous n’aborderons pas ici la question des crises, qui sont le moment où le capitalisme tente de réunifier à sa façon, c’est-à-dire brutalement, et dans le monde qu’il connait du rapport entre les choses (prix, monnaies, taux d’intérêt, etc.), ce qu’il sépare fondamentalement. C’est le mouvement de séparation qu’il nous intéresse d’abord de comprendre dans sa réalité, car il est le mouvement permanent du capitalisme là où la crise n’est qu’un instant35. Poursuivons donc, puisqu’il s’agit de cela, de suivre le mouvement de la valeur et son envol dans les métamorphoses qui mèneront à ses formes d’existence concrètes qui constituent le Monde Enchanté.
Nous avons vu l’origine de la valeur dans la séparation des producteurs indépendants et dans le mode de socialisation qui en résulte (séparation du travail concret et du travail abstrait, de l’homme d’avec le produit de son travail).
Puis dans son mouvement d’extension à l’achat de la force de travail, la valeur se décompose en parties distinctes: Cc, Cv, pl. Cette décomposition exprime la réalité du rapport Capital/Travail: le travail, se décompose en pl qui devient valeur pour la part qui va au capital, et en Cv qui, à l’autre pôle, reproduit simplement la force de travail.
Mais dans l’habitude des faits quotidiens, on voit les choses à l’inverse. Puisque c’est dans l’échange que la valeur est réalisée, apparaît, il semble que ce n’est qu’alors, qu’après coup, qu’elle se décompose, donne naissance à deux fractions Cv et pl, ou plutôt salaire et profit qui les expriment, et qui paraissent comme le résultat attendu et naturel de la vente une fois payés les moyens de production.
Tel que le processus est ainsi vécu, le rapport capitaliste réel par lequel la force de travail s’échange contre du capital (c’est-à-dire du travail matérialisé), qui dispose alors de toute la valeur d’usage du travail, est masqué. « Le rapport entre le Capital et le Travail revêt la fausse apparence d’un rapport d’association dans lequel l’ouvrier et l’entrepreneur se partagent le produit suivant la proportion des divers éléments qu’ils apportent »36. D’où encore les sempiternels radotages sur le « partage équitable » et la venimeuse idéologie patriotique du « nous sommes tous dans le même bateau ».
Comme avec l’accumulation au pôle capital, celui-ci semble apporter toujours plus, et l’ouvrier toujours moins par rapport à lui, au travail matérialisé, il apparaît justifié que le capital exige une rémunération sans cesse croissante. Le « partage équitable » s’effectue alors aux « restaurants du cœur » ou soupes populaires, tandis que croit le nombre des chômeurs, petits boulots ou morts de faim.
Cette rémunération du capital n’apparaît pas concrètement sous la forme plus-value, mais se décompose elle-même en une multitude de formes complexes dont l’origine, alors, se perd dans le lointain. Profit de l’industriel, bénéfice commercial, intérêt bancaire, taxes de l’Etat, salaires des cadres, ces « fonctionnaires du capital » qui ne manquent pas de se multiplier puisque le dépouillement de l’ouvrier nécessite parallèlement le renforcement des fonctions, indissociables, de technique et d’organisation.
Il nous faut donc maintenant examiner comment la valeur se métamorphose en ces multiples formes, qui sont celles de son existence concrète, celles qui gèrent la vie, les pratiques, du Monde Enchanté.
II.4 Le développement de la forme prix
Nous savons qu’avec l’échange généralisé et la nécessité d’un équivalent général, la valeur circule dans la société marchande sous la forme argent. Celle-ci permet non seulement sa circulation mais aussi son accumulation ainsi que toutes sortes de manipulations monétaires (émission de papier), financières (crédit), spéculatives, qui font que, finalement, ce qui circule ne sont plus que des « signes » n’ayant qu’un lointain rapport avec le contenu qu’ils sont censés représenter, le travail. D’où inflation, krachs et autres crises financières.
Avec la monnaie, la forme est séparée de son contenu, l’abstraction portée à un niveau supérieur. Le fétichisme aussi: les fluctuations des cours de la monnaie semblent décider – et décident – de la production, l’argent produit de l’argent (comble du fétichisme).
La forme argent permet aussi l’apparition de la forme prix dont elle est le support et sous laquelle apparaît concrètement la valeur des marchandises. Personne ne peut évidemment nier que seuls ne sont connus et pratiqués que les prix, et non les valeurs, dont ils diffèrent.
Il n’en a pas fallu plus pour nourrir une polémique sans fin et qui a fait couler un flot d’encre, expliquant que, puisque les marchandises avaient un prix et que celui-ci n’était pas égal à la valeur-temps de travail, c’est que toute la théorie de Marx s’effondrait.
Il nous faut donc revenir un peu sur cette question des prix, bien que ce ne soit nullement un problème essentiel de l’analyse marxiste du capitalisme.
Une fois comprise la théorie de la valeur, le passage à celle des prix est pourtant relativement simple. Il suffit de se rappeler que le capitaliste ne connait pas la valeur. La seule chose qu’il connaisse est ceci: quand il engage un processus de production, il sait qu’il aura à dépenser l’achat de Cc et Cv. Ce qui représente une somme de coûts, qui d’ailleurs se présentent déjà à lui sur le marché comme des prix (machines, bâtiments, salaires, etc.) issus de tous les processus de production précédents, mais peu importe ici. Et peu importe pour le capitaliste comment ont été formés ces coûts. Ce qu’il veut, c’est en obtenir le même profit que la même somme de capital engagée ailleurs peut rapporter. Marx explique fort simplement comment se forme ainsi un « taux de profit moyen » par déplacement des capitaux d’une branche à l’autre, des moins profitables vers les plus profitables: rien de plus évident que sa démonstration.
Le capitaliste veut évidemment récupérer Cc + Cv et obtenir le profit moyen: il fixera son prix de vente à (Cc + Cv) x taux de profit moyen. Rien n’est plus simple, même si de nombreux paramètres viennent, dans les faits concrets, influencer ce schéma de base37. Parmi ceux-ci: les prix monopolistes, les interventions de l’Etat par la monnaie, les subventions, le rôle du crédit et de l’inflation, les circonstances accidentelles (comme rareté ou surabondance), les freins à la concurrence et à la libre circulation des capitaux, etc.
Bref, Marx montre que les prix sont une expression de la valeur « corrigée » par le taux de profit moyen. Ce qui veut dire qu’ils expriment le rapport social marchand « corrigé » du rapport social spécifique entre les capitalistes qui veut que tous les capitaux ont droit au même profit pour une masse égale. C’est un rapport de répartition du profit. Sur cette base, les prix de production sont la forme sous laquelle se réalise la répartition du capital entre les branches ainsi que celle du travail social.
Ce qu’il suffit de rappeler ici, c’est que la seule relation mathématique que Marx établit, dans le domaine des grandeurs qui seul intéresse nos économistes, entre valeurs et prix est: somme des valeurs = somme des prix (de même: somme des plus-values = somme des profits).
Ce qui fait dire en général à la critique vulgaire de Marx: « Pourquoi se préoccuper d’une valeur à laquelle les marchandises ne sont pas vendues, ni ne peuvent jamais l’être; aucun économiste ayant un grain d’intelligence ne l’a fait ni le fera jamais… »38. Evidemment, ne pas pouvoir se servir de la valeur pour gérer une entreprise, une nation, capitaliste, la rend caduque aux yeux de ceux dont c’est la préoccupation, quand bien même ils auraient la louable intention de vouloir améliorer, réformer le capitalisme. Ne pas pouvoir calculer, avec cette théorie, des prix, des bénéfices, des salaires plus équitables (mais respectant bien sûr les « grands équilibres ») la rend parfaitement sans intérêt, pour l’homme d’affaires ou pour l’homme d’Etat bourgeois. On comprend que, dans toute société, il est important de pouvoir mesurer l’affectation des ressources, du travail et les résultats. Mais le propre même de la société marchande, c’est qu’avec son « unité de mesure » en travail abstrait, elle ne le peut pas, et qu’avec les prix, elle le peut encore moins: elle ne peut que constater après coup, sans cesse surprise par des évolutions non prévues.
Mais mesurer n’est pas le problème que cherche à résoudre Marx pour le compte de ces messieurs (contrairement à ses prédécesseurs comme Ricardo). En traitant, en 18 petites pages, le problème de la transformation des valeurs en prix, il montre seulement qu’on ne peut comprendre l’origine des prix que par la valeur, qu’ils expriment. Mais que, suivant la loi du fétichisme généralisé en société capitaliste, les prix jouent justement le rôle social de cacher cette origine en s’en séparant.
Le lien global que Marx établit entre la grandeur des valeurs et celle des prix n’est évidemment pas indifférent et sans aucune importance concrète. Ce que les prix socialisent eux aussi, comme la valeur, c’est bien du travail social, qui est ainsi réparti. Et que ce soit, donc, du temps de travail dont il s’agit apparaît bien dans les actes concrets des capitalistes quand, par exemple, ils déplacent (« délocalisent ») les capitaux là où la main d’œuvre est moins chère. Ou encore si on constate – quel que soit l’écart entre la valeur et le prix – la correspondance entre leur évolution générale dont, pour eux deux, le facteur décisif est la productivité et l’intensité toujours accrues du travail social.
« La valeur des marchandises ne se manifeste plus directement que dans l’influence qu’exercent les changements de la productivité du travail sur la hausse et la baisse des prix de production, sur leur mouvement, mais nullement sur leurs limites ultimes »39. Ainsi la forme prix ne peut jamais faire complètement oublier qu’à la base est le travail social et les exigences supérieures de la forme valeur. Ce que Marx établit n’est pas la validité ou pas d’une unité de mesure, mais que la forme prix ne peut pas empêcher la manifestation de la contradiction fondamentale du capitalisme que constitue l’augmentation de la productivité (ou la diminution du temps de travail). Et c’est bien ce qui importe: la contradiction, le sens du mouvement qu’elle génère, et donc la détermination de la lutte qui peut s’appuyer dessus contre les utopies idéologiques ou les réalités criminelles.
Le procès fait à Marx à propos de la « transformation » tombe donc tout à fait à côté, puisque ce qu’il démontre c’est justement que les prix diffèrent de la valeur avec le développement du capitalisme. « Ce n’est pas seulement en apparence, mais effectivement, que le prix moyen des marchandises diffère ici de leur valeur, donc du travail réalisé en elles… ». La vente des marchandises rapporte toujours plus ou moins que leur valeur, et «… cette possibilité git dans la forme prix elle-même. C’est une ambiguïté qui, au lieu de constituer un défaut, est au contraire une des beautés de cette forme, parce qu’elle l’adapte à un système de production où la règle ne se fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent, se paralysent, et se détruisent mutuellement »40. En effet, malgré tout, les prix affectent le travail social, régulent sa répartition, moyennant bien sûr, puisque instruments inadaptés à ce qu’ils mesurent, crises et catastrophes.
Finalement, le plus grand intérêt des tonnes de polémiques adressées à Marx à propos de cette question de la transformation est de permettre de mieux saisir la différence entre son point de vue critique révolutionnaire, qui lui est permis par sa conception du capitalisme comme une étape transitoire, et le point de vue apologétique (ou critique réformiste) qui ne peut s’extraire d’une vision éternelle de la nature humaine capitaliste.
Le point de vue critique révolutionnaire permet de s’intéresser aux contradictions, à leurs mouvements, aux luttes à mener pour les faire contribuer au progrès de l’homme. L’apologétique ne peut sortir de ce qui est, ne s’intéressant qu’à sa gestion, sa régulation, le partage des résultats, et donc aux besoins de mesurer les grandeurs qu’il voit, sans s’interroger sur leur contenu, ni leur origine (le pourquoi).
Cela, Engels l’avait déjà senti et partiellement exposé dans sa fameuse introduction au Livre III en réponse aux attaques sur la théorie de la valeur (bien prématurées de la part de gens qui, n’ayant même pas lu ce Livre III, s’avançaient bravement à découvert). Partiellement parce qu’il s’en tient à un exposé historique du mouvement de la séparation valeur/prix. Même si la tentative de dater au XVème siècle l’apparition d’un taux de profit moyen est discutable41, il montre néanmoins que la loi de la valeur n’est pas un processus logique mais historique.
Certes, se faisant, Engels s’oppose aux comptables gestionnaires qui ne veulent pas voir que ce qui est dans le Capital n’est nullement une tentative pour permettre de calculer les prix de façon scientifique. Mais l’argumentation historique d’Engels reste encore trop sur le terrain du calcul des grandeurs: elle explique pourquoi il est rendu incohérent et impossible si on en reste aux prix, puisque ceux-ci ne sont fondés sur aucun critère cohérent, objectif, n’étant formés que comme somme de prix. De fait, les mouvements désordonnés et incontrôlables des prix et des monnaies sont un aspect de l’aveuglement anarchique du capitalisme.
Mais là n’est pas encore ce qui fait la pointe révolutionnaire du travail de Marx. Celle-ci, et cela apparaît avec force à chaque stade de son analyse, n’est pas la critique du fonctionnement économique du capitalisme – ici sa façon de mesurer, de compter pour en proposer une meilleure – mais de comprendre pourquoi une telle société est ainsi produite.
Marx met à jour comment un rapport social (la séparation des producteurs) s’exprime nécessairement dans la société marchande par un rapport entre les choses (échange de quantités égales de travail abstrait, de valeurs). Avec le capitalisme le travail devient aussi marchandise, et ces valeurs se décomposent alors en Cc, Cv et pl, trois formes du capital qui, dans la circulation, se métamorphosent en d’autres formes diverses; profit, salaire, intérêt, impôt, etc. « Le procès de circulation transforme dans leur substance et dans leur forme toutes les parties du capital »42. Ces formes autonomisées deviennent, à leur tour, éléments constitutifs du prix de la marchandise (tout en ayant elles-mêmes la forme prix).
Au départ, dans l’échange simple entre quelques producteurs échangistes, valeur et prix coïncident. A l’arrivée de ce processus d’autonomisation des formes de la valeur, le prix en est différent au point que la substance réelle, le travail (qui existait encore dans la valeur sous la forme travail abstrait) a disparu aux yeux des acteurs sociaux.
Ainsi seuls subsistent les prix et leurs rapports, à la surface du monde capitaliste, choses apparemment sans origine, donc incontrôlables, et dont les mouvements désordonnés vont pourtant déterminer les comportements des agents de la production, leurs rapports, leurs luttes et jusqu’à leurs guerres.
Voilà en quoi Marx est génial: c’est d’avoir décelé que l’important, dans le problème dit de la transformation, n’était pas d’établir une équation mathématique montrant les rapports de grandeur entre quantités de travail et prix, mais de mettre à jour ce qui, en détachant justement les prix de la valeur, obscurcit la conscience de l’homme, entraîne l’anarchie de la société capitaliste, aliène les individus dans des comportements fétiches. En montrant où est le fétiche, comment l’homme se le construit, Marx trace le chemin de la libération, pas celui d’une meilleure gestion.
C’est ce que les économistes n’ont jamais compris.
Pour les « libéraux », c’est simple: il ne faut pas chercher à comprendre. Le fétichisme est assimilé à la nature des choses. Il faut « laisser faire » la nature, décrétée supérieure à l’homme. Par sa « main invisible », elle règle au mieux les équilibres, de même que dans le monde sauvage, les espèces s’équilibrent.
D’autres affichent l’ambition de parvenir à une organisation rationnelle de l’activité humaine. Ils pensent y arriver en la mesurant par les prix. Ils se trompent sans cesse puisque les prix sont justement ce qui exprime qu’on ne mesure pas le contenu concret du travail, n’étant qu’une expression de la valeur (travail abstrait non mesurable) déformée par le taux de profit moyen.
L’école de la planification « stalinienne » a cru pouvoir faire mieux en décrétant qu’elle pouvait « maitriser » la loi de la valeur et s’en servir pour mesurer et répartir rationnellement le travail. Elle a évidemment abouti aux mêmes échecs et pour les mêmes raisons: on ne peut mesurer une activité concrète par la valeur d’échange. D’ailleurs, ces planificateurs étaient en contradiction, devant en fait user de prix, seule forme d’existence de la valeur, et compter en monnaie. Qu’ils aient eu l’illusion de pouvoir fixer « scientifiquement », c’est-à-dire arbitrairement, les prix, ne change rien à l’affaire, comme le prouve la crise profonde des pays ainsi « planifiés ».
Ce que tous refusent de voir, soit par démission « libérale », soit en en restant à une catégorie superficielle et mystificatrice comme les prix, ce sont les rapports sociaux de séparation qui, à la base, métamorphosent le travail concret – seul mesurable – en travail abstrait, mystifient et aliènent les producteurs, les empêchant justement par là même de pouvoir organiser rationnellement leurs travaux, ce que personne, ni la « main invisible » ni la bureaucratie du Plan, ne peut faire à leur place.
Dans l’illusion de pouvoir unir par décret ce qui est séparé concrètement gît l’échec des premières expériences communistes (nous y reviendrons dans le tome II de ce travail).
Ce qui est important n’est donc pas tant que Marx donne la clef du mouvement historique de séparation entre les valeurs et les prix, ni seulement qu’il explique pourquoi cela se passe nécessairement ainsi dans le monde des échanges marchands, mais qu’il détermine quel monde, quels hommes ce mouvement produit (celui des rapports sociaux entre les choses et des rapports humains réifiés) et, plus encore, vers quelle issue les contradictions ainsi mises à jour entre la valeur d’usage et la valeur, puis entre celle-ci et ses formes de plus en plus autonomisées, mènent ce mouvement: ce qui est indiquer le sens, le but, les moyens de la lutte sociale qui y correspond.
Tel est le fil de l’œuvre de Marx, plus il avance dans l’analyse du concret vécu par les hommes de la société capitaliste, plus il montre l’amplification de ces séparations et leurs conséquences, tant sur l’homme que sur la société qui sont ainsi produits. C’est là que nous allons donc continuer à le suivre. Car en effet, on n’en a pas fini, avec la forme prix, de la réification et de l’envol des formes de la valeur vers leur autonomie. Bien d’autres métamorphoses vont être subies par les éléments décomposés de la valeur qui entrent eux aussi, de leur côté, en circulation et s’y transforment en y apparaissant détachés de leur commune origine. C’est tout particulièrement le cas de la plus-value qui, prenant la forme argent, et sans affectation préalable strictement nécessaire (contrairement à Cc et Cv), va pouvoir parcourir toutes sortes de circuits différents.
II.5 Autonomisation des formes de la plus-value
Pour le capitaliste, l’excédent s’appelle profit43. Mais le profit est loin de représenter toute la plus-value: il n’est que ce qui lui reste une fois acquittés tous ses autres frais, ce qu’on appelle « coûts de production » et qui sont supérieurs à Cc + Cv.
La métamorphose d’une partie de la plus-value en profit vient en effet de la façon dont les choses se présentent pour le capitaliste. Pour lui, l’excédent n’a d’existence pratique que par rapport à la somme de ses dépenses. A l’achat de l’équivalent de Cc et Cv s’ajoutent ses frais de direction, de gestion, commerciaux, taxes, frais financiers, etc., qui sont eux aussi payés par une partie de la plus-value. Tous ces frais sont pour lui comme une dépense de capital. Et si la production lui coûte C, somme de tous ses coûts, il escomptera en obtenir C + ∆C, de telle sorte que ∆C représente le profit moyen qu’il est en droit d’attendre du capital engagé, tous frais compris.
Cette façon de présenter les choses, et ∆C n’apparaissant qu’au moyen de la vente, amène à penser que c’est le capital C qui produit ∆C comme surplus, dû à une vente plus grande que la somme des achats. Ce serait le capital lui-même qui s’accroîtrait de par ses propres vertus. Avec la forme profit, « le capital est en rapport avec lui-même, il est sa propre mesure ».
Et le fétichisme est porté à un nouveau sommet. De même que le surtravail disparaît avec la forme salaire sensée payer tout le travail, la plus-value s’évanouit avec la forme profit.
Dans la plus-value, le rapport capital/travail est mis à nu: l’absorption du travail vivant par le travail matérialisé. Dans le profit, il est caché: c’est un excédent réalisé dans la circulation, attribué aux qualités des managers, des vendeurs, de la publicité, habiles à diminuer les coûts et à vendre cher.
Cette mystification s’accentue encore du fait de la péréquation des capitaux entre les différentes branches de la production qui aboutit à la transformation du taux de profit en taux de profit moyen. En effet, dès lors le profit tend à s’égaliser pour un même capital engagé, quel que soit le rapport entre Cc et Cv dans ce capital: ce qui masque encore plus qu’en dernière instance le taux de profit (pl/Cc + Cv) en dépend. D’où l’idée du droit à un profit normal, taux qui apparaît comme une donnée ayant toujours existée puisqu’à la longue, les capitaux rapportent la même chose (ou se déplacent, ou disparaissent).
D’autres phénomènes, comme la plus ou moins rapide rotation du capital, son utilisation plus ou moins intensive en continu, renforcent l’idée que le profit provient de son efficacité propre. De la même façon, le profit apparaît d’autant moins lié au travail immédiat qu’il varie selon ses lois spécifiques: par exemple, une augmentation de Cc peut aller de paire avec une augmentation du profit, de même qu’une diminution de Cv, ou les deux ensembles, alors que la plus-value varie en sens inverse44.
Il est inutile de pousser plus loin l’analyse de ces mystifications que Marx a largement éclairées. Remarquons plutôt avec lui qu’il ne faudrait pas les comprendre que comme simples apparences: dans la pratique, le capitaliste agit bien ainsi, c’est bien en fonction de la somme coût de production + profit « normal » qu’il engage ou pas du travail, qu’il organise des rapports humains, qu’il construit un certain type de société. Il agit non en fonction de la loi de la valeur, mais de celle des prix. Et la « beauté » de la chose, comme dit Marx, est que ce faisant, il ne sort quand même pas de l’étau de la loi de la valeur, et développe, sans qu’il le sache, la même contradiction fondamentale.
Mais les transformations de la plus-value ne s’épuisent pas avec le profit du capital industriel. Employer ce terme, c’est indiquer que la recherche de la meilleure productivité entraîne la spécialisation des fonctions capitalistes. Par exemple, les fonctions commerciales, financières et autres « services » se scindent et développent des branches capitalistes particulières. Dès lors, une partie de la plus-value produite doit être cédée à ces capitalistes du « secteur tertiaire »: cette division des capitaux en branches spécialisées n’empêchant évidemment pas que chacun d’eux ait droit au même profit moyen pour la part qu’il représente. C’est-à-dire à une part de la plus-value qui prend ainsi les formes les plus variées: profit bancaire, intérêt financier, bénéfice commercial, etc. Et alors, l’origine de ces créations de richesses semblent provenir de la circulation (des marchandises, de l’argent,…).
S’il est inutile de revenir sur les démonstrations lumineuses de Marx à ce sujet, il faut encore une fois insister sur les conclusions qu’il en tire: le développement de ces nouvelles formes de plus-value accroit le fétichisme en masquant de plus en plus son origine réelle. « Plus nous suivons le procès de mise en valeur du capital, plus nous voyons le rapport capitaliste se mystifier et moins se découvre le secret de son organisme interne »45.
Par exemple, prenons le profit commercial. Dans le procès A-M-A’, le capital industriel s’occupe de la phase A-M et le capital commercial de M-A’. Mais comme en pratique, le profit est perçu à chaque étape, le profit commercial apparaît comme issu de la seule mise en œuvre du capital commercial. Ce qui renforce l’idée que le capital produit du capital.
Idem pour le capital bancaire ou financier qui provient de l’autonomisation du capital monétaire. Il s’occupe de A-A’. Il avance une partie de A: il « pré-valide » la production par le crédit (ou la réalisation s’il prête au capital commercial). Sa rémunération semble fixée à l’avance: le taux des prêts qui existe sur le marché et qui reflète le taux de profit moyen. Sa justification est le risque de non validation de la production. Il rapporte même s’il semble n’être pas engagé: la banque rémunère les dépôts, la Bourse les obligations, etc. De telle sorte que « l’argent rapporte de l’argent » comme par le miracle de la multiplication des pains. Ecoutez ce chef-d’œuvre lyrique: « L’argent est devenu une véritable industrie… l’argent a été longtemps un intermédiaire facilitant les transactions… la richesse créatrice était celle des activités matérielles. Aujourd’hui tout se passe comme si l’argent avait pris son indépendance. Il mène sa vie propre, génère ses propres marchés, trouve en lui la source de ses propres richesses… »46. Cet excellent porte parole du capitalisme français décrit parfaitement les choses: on ne saurait mieux exprimer les merveilles réellement magiques du « Monde Enchanté »: l’argent se reproduit et s’accroit par lui-même comme la mauvaise herbe. Et n’importe qui ayant le moindre livret de Caisse d’Epargne peut le constater (inflation mise à part). Et on ne saurait mieux répondre que Marx: « Le capital porteur d’intérêt… telle est la mystification du capital sous sa forme la plus criarde… l’intérêt paraît alors être indépendant à la fois du travail salarié de l’ouvrier et du travail capitaliste, et avoir dans le capital sa source propre, autonome… dans le profit subsiste toujours un souvenir de son origine, alors que dans l’intérêt celui-ci a disparu et a même pris uns forme à l’opposé de cette origine »47. Origine qui est le travail. C’est si vrai que pour le capitaliste industriel, l’intérêt est perçu comme un coût qui vient s’opposer au profit.
Le prêt avec intérêt peut détacher complètement le capitaliste de la possession du capital, il peut louer les bâtiments, acheter machines et matières premières à crédit, etc., il n’a que des coûts: loyers, intérêts, etc. De la sorte, le capitaliste peut sembler disparaître, laissant la place à un manager salarié comme un autre, mais aussi peut apparaître sa vraie nature: l’organisateur du rapport capitaliste, le capital personnifié en actes. Contrairement à ce qu’en dit le marxisme vulgaire, peu importe la possession, il suffit qu’il ait l’usage du capital. Et c’est bien pourquoi la nationalisation n’est nullement le critère suffisant d’une société non capitaliste.
L’intérêt rémunère l’usage du capital. Et d’une façon plus générale, et pour en finir ici avec les métamorphoses infinies de la plus-value, on peut élargir cette observation en notant que tous ceux qui organisent cet usage reçoivent des revenus qui sont aussi autant de formes de la plus-value: salaires des couches bureaucratiques improductives qui fleurissent tant dans le capitalisme moderne. Et aussi par ailleurs tous les frais commerciaux, publicitaires, l’entretien de parasites de toutes sortes, ce sont des millions d’heures de surtravail ouvrier. C’est vrai en particulier de l’Etat. L’Etat apparaît comme une entité autonome, voire au dessus des classes. En fait, l’Etat (et la bureaucratie) sont aussi une forme d’existence de la plus-value et aident à la produire: les impôts sont issus de la plus-value. Ils servent à maintenir l’ordre chez les salariés et à reproduire le profit par la police, à abaisser le capital variable par les salaires indirects (protection sociale), à financer les infrastructures et investissements à la place des capitalistes privés (nationalisations), etc. Bien sûr, le capitaliste demande à la fois plus à l’Etat, et hurle que ses impôts augmentent ses prix. Le rôle de l’Etat accroît « l’illusion » d’un coût social pesant sur les prix, d’une richesse créée hors de la production, d’une socialisation plus créatrice de planification et d’ordre collectif.
Bref, nous voilà arrivés au stade supérieur des métamorphoses du capital: toutes ses parties, toutes ses instances, tous ceux qui sont enrôlés pour son organisation semblent être source de profit, de création de richesses. Autonomisation de la valeur d’échange par rapport à la valeur d’usage, du prix de la production par rapport à la valeur, des formes de la plus-value: profit commercial, rente foncière, intérêt, taxes et faux frais du capital, etc. Toutes ces formes vont se présenter comme des présuppositions de la production et non comme ses résultats, et vont déterminer les comportements, les pratiques, les choix. La réification des rapports sociaux est portée à un développement bien plus dominant qu’il ne l’était dans la société marchande ou dans le capitalisme « simple » des origines: l’analyse concrète de ce Monde Enchanté, et non du capitalisme simple de la loi de la valeur (du Livre 1 du Capital) doit guider toute pratique révolutionnaire qui veut s’appuyer sur le mouvement réel.
II-6 Le « Monde Enchanté »
Sans prétendre avoir fait la liste complète de toutes les métamorphoses de la valeur, ni analysé tous leurs développements concrets, nous voici suffisamment éclairés pour entrer dans le Monde Enchanté: le monde vécu du capitalisme développé contemporain où n’apparaissent que les formes métamorphosées, jusqu’à en être inversées, de la forme valeur et de la valeur, qui sont ses formes d’existence concrète « à la surface » de la vie de tous les jours. Elles se multiplient avec l’extension de la sphère de la circulation où elles naissent, Et elles s’autonomisent, se détachent de leur origine, en se reproduisant, toujours dans la circulation, jusqu’à exister comme indépendantes. Dès lors, elles apparaissent comme des présupposés de la production: les hommes trouvent ces formes toutes prêtes (argent, intérêt, profit, salaire, etc.) quand ils entrent dans un processus de production, et ce sont elles, ces choses apparemment sans origine, qui guident leurs comportements. Avec ces formes, dit Marx, on a la façon dont le capital « se manifeste dans la société, à sa surface pourrait-on dire, dans l’action réciproque des différents capitaux, dans la concurrence, et dans la conscience ordinaire des agents de la production »48. Ce dernier point souligné car il explique pourquoi la révolution ne peut être un processus ni spontané, ni simple, contrairement à ce que pensent ceux qui ont une vue mythique et idéologique du prolétariat.
Il faut citer un aperçu de la manière géniale dont il résume le mouvement général que nous avons exposé jusqu’ici: « Nous avons déjà révélé le caractère mystificateur des catégories les plus simples du mode de production capitaliste, voire de la production marchande, de la marchandise et de la monnaie, mystification en vertu de laquelle les conditions auxquelles les éléments matériels de la richesse servent de base dans la production sont transformés en propriétés de ces choses elles-mêmes (marchandise), mystification qui parvient même à faire des rapports de production eux-mêmes une chose (argent). Tous les types de sociétés, lorsqu’ils atteignent le stade de la production marchande et de la circulation monétaire, participent à cette perversion. Mais c’est dans le mode de production capitaliste et sous le règne du capital, sa catégorie dominante et son rapport de production déterminant, que ce monde renversé et ensorcelé s’épanouit pleinement. Si l’on considère le capital d’abord dans le processus de production immédiat comme un moyen d’extorquer du surtravail, ce rapport y est encore très simple, et les capitalistes eux-mêmes, agents de ce processus, ne peuvent ignorer l’enchaînement réel dont ils ont encore conscience. La lutte violente pour limiter la durée de la journée de travail en est une preuve flagrante. Pourtant, même dans cette sphère où le processus se déroule directement entre le travail et le capital, on ne se tient pas à cette simplicité. A mesure que la plus-value relative se développe dans le système spécifiquement capitaliste et que la productivité sociale du travail s’accroît, les forces productives et les connexions sociales du travail semblent se détacher du processus productif et passer du travail au capital. Le capital devient ainsi un être bien mystérieux, car toutes les forces productives du travail social semblent naître dans son sein et lui appartenir, rien n’étant laissé au travail comme tel. Ensuite intervient le processus de circulation dont les changements matériels et formels affectent toutes les parties du capital, fût-il agricole, dans la mesure même où se développe le mode de production spécifiquement capitaliste. C’est une sphère où les conditions dans lesquelles la valeur est primitivement produite passent à l’arrière-plan. Dans le processus direct de production, le capitaliste agit déjà à la fois comme producteur de marchandises et directeur de production. A ses yeux, ce processus ne vise donc pas simplement à la production de plus-value. Mais quelle que soit la plus-value que le capital a extraite, sous forme de marchandises, dans le processus de production, la valeur et la plus-value contenues dans ces marchandises doivent d’abord être réalisées dans le processus de circulation. Et la restitution des valeurs avancées dans la production aussi bien que la plus-value contenue dans les marchandises ne semblent pas simplement se réaliser dans la circulation, mais plutôt y trouver leur source »49.
Marx met précisément le doigt sur ce qui constitue le tournant décisif quant au développement de la mystification, du fétichisme. Il intervient avec le développement de la plus-value relative. Avec la plus-value absolue, le capital s’empare du processus de production tel qu’il le trouve. Le rapport capitaliste apparaît encore assez clairement et la classe ouvrière lutte directement contre le surtravail. Avec la plus-value relative, il bouleverse ce processus. Il paraît dès lors être lui-même la source de la richesse, du progrès, de l’économie du temps de travail. Et la force de travail n’apparaît, elle, n’être qu’un moyen pour lui, un appoint au service du travail objectivé: subsidiaire au capital, elle est spontanément conduite à demander sa « juste part », le juste équilibre entre part de l’ouvrier et part du capital. La lutte ouvrière quotidienne n’est plus spontanément anticapitaliste bien que s’accumulent les conditions matérielles du communisme.
Toute l’histoire de la valeur est celle de l’autonomisation de ses formes par rapport à leur origine, de leur ossification en catégories superficielles seules apparentes, et de leur séparation les unes des autres. Les rapports réciproques de ces formes semblent donc, aussi, indépendants les uns des autres, tout comme les rapports sociaux déterminés par ces rapports entre les choses.
Par exemple, nous avons vu que le profit semble séparé du travail immédiat dont il est issu, et être seulement en rapport au capital et à son droit au profit moyen. L’intérêt est rapport du capital avec lui-même. Le profit commercial est rapport de l’acheteur au vendeur. Le salaire est le prix du travail, etc. Si on considère la production, la décomposition de la valeur en Cc, Cv, pl met à jour le rapport fondamental: l’absorption du travail vivant par le travail matérialisé. Mais ces catégories n’apparaissent au capitaliste que dans l’échange, la circulation, où, de son point de vue, elles sont somme de coûts de production + profit. Chacun de ces coûts se démultiplie, se sépare, et leurs origines deviennent étranges: la vente crée la richesse, l’argent crée l’argent, etc. C’est «… cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat… »50.
Chaque revenu semble avoir une source indépendante: intérêt-capital, salaire-travail, profit-vente, rente foncière-terre, d’autant plus que petit à petit, il se fixe comme grandeur connue: chaque capitaliste qui veut engager une production trouve devant lui des niveaux de salaires, de taux de profit, d’intérêt, de taxes, de frais commerciaux, etc., qui se sont formés et reformés à chaque répétition du cycle productif et dans les luttes des classes entre elles. Résultats issus des cycles précédents, du processus historique à travers lequel s’est développé la décomposition de la valeur et l’autonomisation de ses formes, ces catégories déterminent pour le capitaliste ses coûts de production présents, en sont la condition. Ce qui était résultat devient cause. Et en fixant à son tour des niveaux de salaires, des prix, notre capitaliste en renforce l’existence autonome. Ainsi, les conditions de la production semblent entièrement déterminées par ces catégories issues précédemment de la circulation, du « marché »: d’expression de la valeur, elles deviennent constituant des prix.
« Pourquoi ces fruits de la décomposition de la valeur-marchandise semblent-ils constituer constamment les conditions préalables de toute création de valeur? L’explication de ce mystère est simple: le mode capitaliste de production, comme n’importe quel autre, ne se contente pas de reproduire sans cesse le produit matériel; il reproduit aussi les rapports économiques sociaux et les catégories économiques qui président à la création du produit. Son résultat apparaît donc comme sa condition avec la même permanence que ses conditions préalables comme ses résultats. Et c’est cette reproduction permanente des mêmes rapports que le capitaliste individuel imagine d’avance comme un fait qui va de soi, indubitable »51.
Ainsi, le capitaliste, pour déterminer son prix, fait la somme des coûts qui se présentent à lui, et qui sont des prix: des machines, des matières premières, des loyers, etc. Et voilà les critiques de la théorie de la transformation qui niaient l’origine des prix dans la valeur et qui ne peuvent, eux, apporter comme explication que cette absurdité: le prix est une somme de prix. Certes, ils ajoutent que ces prix sont déterminés par la loi de l’offre et de la demande (toujours ce qui apparaît à la surface de la circulation). Mais cela ne change rien: si une disproportion entre l’une et l’autre peut permettre d’expliquer des variations de prix, cette loi n’explique vraiment rien quand il y a équilibre, ce que le rapport offre-demande tend justement à réaliser. La vérité est évidemment que ni le rapport offre-demande, ni la concurrence, ne peut créer de valeur ou de prix pour la simple raison que « la circulation ne pourra jamais donner ce qu’elle n’a pas précédemment reçu »52.
Et pourtant, le monde capitaliste est effectivement géré par ces additions de prix et par leurs mouvements. Les économistes ne savent pas expliquer quelle est l’origine des prix, mais seulement certaines de leurs variations, néanmoins ils expliquent le monde entier par les prix. Voilà bien le Monde Enchanté où tout se résume en dernière instance par l’intervention de la « main invisible », ultime recours du libéral avancé.
Avec le Monde Enchanté, on a que ce qui était la conséquence devient la cause, le résultat est l’origine, l’argent produit la richesse, le mouvement des choses et leurs rapports produisent ceux des hommes. C’est vraiment « le monde inversé, le monde à l’envers où Monsieur le Capital et Madame la Terre, à la fois caractères sociaux mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique »53.
C’est le monde du fétichisme de la marchandise. La loi des prix masque celle de la valorisation (base du capitalisme) aussi bien que celle de la valeur (base de la société marchande). Elle masque le fondement des rapports de séparation qui sont dans le double caractère du travail: vivant/matérialisé (dans le rapport de valorisation), concret/abstrait (dans le rapport marchand).
Résumons en effet. Les rapports entre les formes autonomisées de la valeur, salaires, profits, intérêts, etc., règlent la marche du Monde Enchanté et déterminent les comportements spontanés des hommes. Mais ces formes, pour autonomes et ignorantes qu’elles soient de leurs origines, n’en sont pas pour autant complètement indépendantes et restent au contraire l’expression des rapports internes qui les fondent. A savoir, d’abord, historiquement et en profondeur, la séparation des producteurs, qui entraîne la séparation du travail abstrait et du travail concret, le double caractère de la valeur et enfin, quand on rentre dans le rapport capitaliste, ce double caractère du travail ouvrier: valeur d’échange (force 1e travail) et valeur d’usage produisant une valeur supérieure. De là, nous verrons se déployer le capital comme valeur se valorisant, au détriment du pôle prolétaire (le travail matérialisé absorbant le travail vivant). Processus qui, concrètement, se développe par la division sociale du travail et le travail aliéné.
Tels sont, à grands traits, les rapports internes fondamentaux qui se développent, en se transformant, tout au long du processus historique. C’est dans ce processus que les catégories dans lesquelles se décompose la valeur (Cc, Cv, pl) se métamorphosent sous des formes spécifiques (salaires, profits, etc.) qui régulent le Monde Enchanté. Le capitalisme est l’imbrication, la connexion, de ces deux mondes, internes et de surface. Les marxistes dogmatiques ne parlent que du premier, les spontanéistes du deuxième. Mais, cependant, ce sont finalement les rapports du monde interne qui imposent leurs lois, exigent l’unité quand la séparation est trop grande. Le monde inversé de la surface des choses, du vécu quotidien, le monde des mystifications, ne peut effacer ces rapports profonds de séparation de manifester leur rôle déterminant: sous forme de crises dévastatrices, sous forme de luttes de classe et de révolution, suivant que l’emporte la façon capitaliste ou prolétarienne de retrouver l’unité.
La conclusion est qu’on ne peut pas surmonter les contradictions et les tares du capitalisme en cherchant à corriger les apparences du Monde Enchanté sans bouleverser les rapports internes qui les déterminent. Voilà tout ce qui distingue l’utopie réformiste mensongère du processus révolutionnaire.
Nous en avons ici terminé avec l’étude du mouvement interne des rapports capitalistes, qui nous a mené de ses origines historiques et de ses profondeurs, à son expression moderne dans l’apparence des choses. Au delà est le domaine de « l’externe » ou de la superstructure: l’Etat, les classes, l’idéologie, la culture, que Marx voulait, logiquement, aborder après le Capital. Il n’en eut pas le temps. Mais les révolutions du 20ème siècle nous en diront beaucoup. Il nous reste ici à dire quel monde et mouvement sont produits par la dualité du capitalisme de la surface et des profondeurs. Mais auparavant, nous dirons un mot de la concurrence. Car, bien que facteur externe aux rapports de production capitaliste, elle est néanmoins considérée en général comme son moteur, comme la cause du mouvement de développement capitaliste. Parce qu’en elle se synthétisent en quelque sorte toutes les mystifications du Monde Enchanté, définir ce qu’elle est en réalité sera aussi une bonne synthèse de l’analyse de celui-ci.
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Chapitre III. LA CONCURRENCE
III.1 La concurrence, une apogée du fétichisme
Concurrence, compétitivité, combien de fois les travailleurs n’auront-ils pas entendu ces mots en guise de justification des mesures de restructurations, de licenciements, de démantèlement d’un droit du travail ou d’une protection sociale chèrement acquise. La faute à la concurrence, aux étrangers. Vous n’êtes pas assez compétitifs. Argument, semble-t-il imparable. La concurrence paraît un facteur profondément naturel, une loi à laquelle on ne peut que s’adapter, l’essence même de la nature humaine qui serait que l’homme est toujours un loup pour l’homme, qu’il n’existerait qu’en lutte avec son voisin, ce à quoi la concurrence répondrait sur le plan économique en tant qu’elle y est « la guerre de tous contre tous ».
Et que faire sinon l’accepter? Il faut bien, pense-t-on souvent, accepter cette « flexibilité », cette aggravation de l’exploitation, puisque sinon l’entreprise sera coulée par d’autres dont les ouvriers acceptent, eux, des conditions de travail plus productives, Ou alors, le protectionnisme ne serait-il pas la solution: produire et fabriquer français comme le propose le PCF et d’autres? Mais tout montre que le sort des ouvriers ne paraît pas meilleur dans les pays protectionnistes. Les idéologues bourgeois nous l’expliquent à leur manière: le contrôle c’est la bureaucratie, sa pesanteur, ses coûts, gaspillage et conservatisme assurés. La concurrence, c’est la liberté, c’est le progrès. N’est-ce pas elle, et elle essentiellement, qui permet aux meilleurs d’arriver, aux plus performants de s’imposer, et donc à la société d’aller de l’avant? N’est-elle pas le plus sûr critère de sélection de ce qui se fait de mieux, et des meilleurs pour le faire?
C’est d’ailleurs la justification idéologique de l’offensive bourgeoise en faveur de ce qu’elle ne craint pas d’appeler le « libéralisme »! Les résultats de cette sélection par la concurrence pourraient en laisser beaucoup bien dubitatifs si on regarde l’histoire, toute neuve (à peine deux siècles) du capitalisme, plongeant de crises en crises et de guerres en guerres, tandis que la même classe tient tous les postes de direction, par une sorte de droit héréditaire que la brutale sélection de la concurrence ne semble pas toucher beaucoup. Mais on oublie vite, semble-t-il. Et la masse est d’autant plus convaincue de la validité des arguments sur la concurrence qu’elle l’apprend et la vit comme une loi intangible dès le plus jeune âge.
C’est dès l’école qu’il faut être compétitif et vaincre ses petits camarades. C’est dès qu’on affronte la vie sociale qu’on doit apprendre, contraint et forcé, l’égoïsme sacré du moi, de la survie, de la débrouillardise. Tous les jours, les médias présentent des vedettes minables du genre Tapie comme l’exemple des vainqueurs à suivre.
Le sport éduque aussi puissamment dans ce sens: vaincre à tout prix, casser le concurrent s’il le faut, et jusqu’à soi-même aussi: dopage, réduction du champion à un tas de muscles dans un corps décervelé, culte de l’exploit d’autant plus valorisé s’il est mortel et imbécile. Et partout le chauvinisme exacerbé.
Bref, on nous inculque que le capitalisme serait le meilleur des modes de production parce que le seul naturel. Parce que la libre concurrence y ferait jouer, aux plans économique et social, le même rôle que la sélection naturelle des espèces mise en lumière par Darwin. Comme loi soit disant naturelle, la concurrence, bien que dure exigence, serait bénéfique. Dura lex, sed lex!
Mais la vie, chaque jour, nous apprend cependant que la concurrence ne rime pas vraiment avec liberté, égalité, fraternité, mais bien plus avec aliénation, exploitation et guerre. Que monopoles, état et bureaucratie ne s’opposent pas tant à la concurrence qu’ils se nourrissent d’elle, et qu’elle s’exacerbe avec leur développement. En ces temps de soit disant libéralisme, nous verrons que Karl Marx avait raison de combattre «… l’idée absurde selon laquelle la libre concurrence signifie le dernier développement de la liberté humaine et que la négation de la libre concurrence est la négation de la liberté individuelle. Ce « libre développement » possède une piètre base: le règne du capital. Ce genre de liberté individuelle est en réalité la suppression de toute liberté et la totale sujétion de l’individualité à des conditions sociales qui revêtent la forme de puissances objectives voire d’objets tout puissants, d’objets indépendants des individus qui s’y rapportent »54.
Ce qu’il a mit à jour, c’est qu’avec la concurrence culmine pour ainsi dire la conception inversée du monde: loin d’être le cœur naturel de la société capitaliste (ou de toute société marchande en générale), sinon dans la perception que les hommes en ont, elle n’est qu’un facteur coercitif externe, le fouet qui impose à tous ce qui est justement contraire à leur nature: « la totale sujétion de l’individualité » à des conditions sociales particulières qui leur échappent.
Le capitalisme croit que la concurrence est une donnée naturelle et éternelle, alors qu’elle est la conséquence d’un mode de production largement aveugle et anarchique. La coopération est toujours nécessaire pour produire. Mais parce que le capitalisme est un système basé sur la séparation des individus d’avec la production de leur vie et des vies des autres, cette coopération n’y est ni volontaire, ni consciente, ni acceptée: elle doit être imposée, et tel est le rôle de la concurrence, celui de la trique. Le capitalisme croit, lui, que la concurrence est la cause profonde de la marche du système, comme aussi de ses reculades et de ses crises; qu’elle est la loi fondamentale du système, alors qu’elle n’est, nous le verrons, que le gendarme qui exécute la loi et oblige chaque capitaliste à agir en capitaliste. De même, en quelque sorte, que l’agent de police est ce qui oblige chacun à se comporter de façon que les voitures puissent rouler, mais n’en est pas le moteur.
Nous avons vu que le point de vue capitaliste est celui de la valorisation du capital: il engage Cc et il considère tous les coûts qu’il doit ajouter pour que Cc puisse être valorisé, c’est-à-dire récupéré avec supplément. Ces coûts sont pour lui des salaires, des intérêts, des impôts, des loyers, toutes sortes de « faux-frais » comme publicité, tribunaux, pots de vin, etc.
Et nos économistes ne voient la détermination de ces grandeurs que dans le jeu de la concurrence, lequel s’exprime sur le marché par les variations de l’offre et de la demande. Ils raisonnent ainsi: « s’il y a chômage, les salaires baissent, et si la concurrence entre capitaux est forte en raison de leur abondance, l’intérêt baisse, etc. » De même, la possibilité d’ajouter sa marge de profit à l’ensemble de ses coûts de production sans dépasser, toutefois, un prix final qui permette la vente, leur paraît aussi fixée par la concurrence qui détermine l’offre totale de cette marchandise sur le marché. Dans sa démarche concrète et immédiate de capitaliste, c’est bien la concurrence qui lui semble être la loi fixant le niveau des salaires, des intérêts, des profits, de l’offre, bref, de tous les éléments de son prix de production qui s’imposent à lui comme des données dont il ne voit pas l’origine ailleurs que dans la concurrence parce qu’elle en fixe les variations immédiates (et superficielles). Tant et si bien que « la concurrence doit se charger d’expliquer tout ce que les économistes ne comprennent pas, alors que ceux-ci auraient inversement pour mission de nous expliquer la concurrence »55.
Quoiqu’il en soit, le capitaliste pose donc la concurrence comme règle du jeu de toute la vie sociale puisqu’il la perçoit comme déterminant toutes ces grandeurs qui fondent son activité. Mais elle ne le peut pas, et nous avons vu leur origine réelle. Prenons, par exemple, les prix et les profits. « Elle peut seulement faire qu’à l’intérieur d’une même sphère de production, les producteurs vendent leurs marchandises aux mêmes prix, et qu’à l’intérieur de sphères de production différentes, ils vendent leurs marchandises à des prix leur assurant le même profit… »56.
L’obligation de vendre au même prix une marchandise d’un type donné, c’est l’obligation de respecter les conditions sociales de production: cette marchandise ne doit contenir que la quantité de travail nécessaire. C’est donc la contrainte de la loi de la valeur qui s’impose, l’obligation de réaliser la loi interne parce que sinon l’échange ne se fait pas.
L’égalisation des taux de profit entre toutes les sphères de la production se réalise par déplacement des capitaux des sphères les moins profitables vers les plus profitables. Cela, un enfant le comprend: les prix, dans ce mouvement, s’élevant d’un côté avec la baisse de la production et diminuant inversement de l’autre, jusqu’à ce qu’ils contiennent tous le profit moyen.
Mais le déplacement des capitaux d’une sphère à une autre de la production, c’est aussi le déplacement de la force de travail, l’un et l’autre étant absolument indissociable. La concurrence semble donc à tous être le maître qui décide où vont les capitaux et les travailleurs, ce qu’ils doivent produire et à quelles conditions.
Le problème est que ces mouvements ne sont pas organisés collectivement et consciemment. Qu’une branche soit plus profitable et tous y sont précipités, entrainant bientôt la surproduction. A l’inverse, surviennent des difficultés et tous sont chassés, entrainant destructions brutales, gaspillages et bientôt la sous-production.
Ainsi, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, détermine des mouvements erratiques. Mais, au fond, ce qui détermine le taux de profit c’est la productivité: la diminution du temps de travail payé, donc notamment l’accumulation et l’investissement en machineries. C’est en fonction des possibilités, ou pas, de chaque branche dans ce domaine que se déterminent restructurations et reconversions.
Par la concurrence, la capitaliste se voit obligé d’affecter capitaux et forces de travail dans certaines branches, d’en abandonner d’autres, obligé aussi d’exploiter toujours davantage, de licencier. Il expliquera à ses ouvriers qu’il n’y peut rien: il n’est pas libre et c’est bien vrai. Mais ce n’est pas vraiment la concurrence qui en est la cause, puisqu’elle est plutôt, comme nous l’avons vu, la conséquence nécessaire de l’échange marchand, de la forme valeur qu’il revêt, et qu’elle exécute: à cela se limite son rôle.
« L’analyse scientifique de la concurrence présuppose en effet l’analyse de la nature intime du capital »57. Nous allons donc montrer plus en détail que la concurrence est ce qui oblige à se comporter comme l’exige ce qu’est le capital. Qu’elle est un facteur externe, l’action externe des capitaux les uns sur les autres qui contraint les hommes à réaliser les lois internes du capital.
III.2 La concurrence, gendarme du capital sur le capital
La concurrence est un gendarme qui oblige le capitaliste à agir en capitaliste. Ce gendarme n’est lui-même que le capital: la concurrence est l’action du capital sur le capital. Ainsi, la liberté du capitaliste ne s’exerce que dans des limites autrement plus étroites que ce dont il se vante: sa liberté n’est que de se conduire en capitaliste ou de disparaître. Tuer ou être tué. La concurrence ne fait qu’exécuter les lois internes du capital. Elle n’est ni un bienfait (cause de la liberté et de progrès…), ni un méfait (cause des fermetures d’usines, des crises…) pour le capitalisme, bien que la bourgeoisie lui attribue tout à la fois, et contradictoirement, ces qualités et ces défauts, mais une contrainte qui oblige le capitaliste à agir en tant que tel ou à disparaître, c’est-à-dire à économiser le temps de travail (mécaniser toujours plus, accroître l’intensité du travail ouvrier, etc.) pour maximiser ses profits et pouvoir accumuler pour investir plus afin de rester dans la course.
« Adam Smith expliquait la baisse du taux de profit par l’accroissement du capital dû à la concurrence que les capitaux se font entre eux… L’affirmation de A. Smith est juste en ce sens que c’est seulement dans la concurrence – dans l’action du capital sur le capital – que les tendances et les lois immanentes de celui-ci sont réalisées. Mais elle est fausse au sens où il l’entend, comme si la concurrence imposait au capital des lois venues de l’extérieur et qui ne fussent pas ses lois propres… (La concurrence) exécute les lois internes du capital, elle les rend impérieuses pour le capital individuel mais ce n’est pas elle qui les forge: elle les réalise »58.
La concurrence apparaît en effet lors de l’échange, et cela ne fait que confirmer pour l’homme du capitalisme que tout n’existe et ne vient que du marché qui dicte ses lois à la production. Nous avons déjà examiné l’origine de cette perception dans la séparation des producteurs et le fétichisme de la marchandise. Nous avons vu alors que, fondé sur l’échange marchand, le capitalisme ne peut échanger qu’au moyen d’une mesure particulière: la quantité de travail abstrait. Et que tant que son essence spécifique est la valorisation, il ne peut que s’efforcer de la diminuer. La nécessité de mesurer de la sorte entraine lutte de chaque instant pour obtenir le plus ou le moins: le plus de surtravail, le moins de force de travail; le plus de profit, le moins de salaire; acheter moins, vendre plus. Cette lutte, pour être ici permanente, en est-elle pour autant naturelle et éternelle? Pas plus que cette façon de mesurer et cette nécessité de valoriser, qui sont, remarquons le, en premier lieu des facteurs de la production et non de l’échange.
Certes, le rapport social de l’homme à l’homme ne peut qu’être fait d’échanges. Mais ceux-ci commencent par l’association qu’ils forment pour exercer leur activité fondamentale: produire la vie. Le type de cette association est variable, depuis le communisme primitif du clan jusqu’à la division en classe d’aujourd’hui.
La concurrence est la forme d’association qui lie les capitalistes entre eux: ils sont associés pour la défense de leurs intérêts généraux, tout en se combattant pour leurs intérêts particuliers. C’est une association qui a pour objectif de produire des choses et du profit et qui fait découler la production de la vie de cet objectif.
Hors de la division capitaliste du travail, les hommes peuvent se fixer des buts collectifs, se répartir entre eux équitablement le travail nécessaire et les produits. La coopération collective est alors basée sur l’émulation où chacun a le désir de développer l’activité la plus créatrice, parce que c’est cette activité même qui est aussi ce qui le fait reconnaître en tant qu’homme par les autres, et donc à ses propres yeux. L’émulation donne lieu à un échange fondé sur l’utilité et le plaisir qu’apporte l’activité même, et non pas fondé sur l’abstraction du temps de travail social, sans égard au contenu de celui-ci. L’activité, dans ce cas, n’est pas dépouillée et niée par la marchandise, elle existe et est reconnue en elle-même, dans son contenu concret.
Si cette forme d’échange dans la concurrence existe aujourd’hui, c’est, répétons le, parce que le développement historique a été celui où les hommes se sont mis à produire de façon de plus en plus parcellisée, spécialisée, indépendante les uns des autres. Sur cette base, obligé de passer par l’arbitrage suprême de la loi de la valeur (forme de l’échange), le producteur capitaliste est donc aussi obligé de produire suivant ses règles: la quantité de travail social (contenu de l’échange). Produire en diminuant sans cesse cette quantité s’impose à lui par le moyen de la concurrence, et sa sanction: vaincre ou être vaincu. Ainsi la forme d’échange marchand impose en retour sa loi – la loi de la valeur – à la production elle-même.
La concurrence, qui semble n’exister qu’au moment de l’échange, va donc jouer son rôle au sein même du procès de production, puisque chaque capitaliste décidera finalement quoi, comment, à quelles conditions produire en fonction des indications que l’échange précédent lui aura fournies sur le marché. Cela lui semble d’ailleurs évident, puisqu’il produit pour vendre, et en prévision d’une vente profitable.
Prenons quelques exemples:
Le capitaliste cherchera toujours à abaisser le temps de travail contenu dans ce qu’il produit afin d’être gagnant dans l’échange. Il le fera en exploitant plus l’ouvrier. Celui-ci se révoltera. Il le fera aussi en perfectionnant sans cesse ses machines avec le double intérêt d’être plus productif que ses concurrents et de trouver là une réponse (parmi d’autres) à la lutte des ouvriers, qu’il chasse et domine par la mécanisation. La concurrence des capitalistes entre eux, la lutte des ouvriers contre les capitalistes rendent nécessaire à chaque capitaliste individuel d’accélérer l’accumulation, la mécanisation, bref, la baisse du temps de travail nécessaire qui est la loi interne du capital. Ce faisant, il abaissera la masse salariale et augmentera le chômage, mais on voit bien que ce n’est pas la concurrence qui crée le chômage. C’est la nécessité de l’accumulation et du profit, que la concurrence ne fait qu’obliger le capitaliste à respecter, parce qu’elle lui rappelle qu’il n’existe de capitalistes que contre d’autres capitalistes et contre les ouvriers, et pas autrement.
Autre exemple: la loi de la valeur joue un rôle primordial dans le processus d’accumulation capitaliste, puisque l’achat, sous cette forme marchandise, de la force de travail de l’ouvrier permet d’obtenir plus de valeur qu’on en a acheté (la qualité spécifique de la marchandise force de travail étant, on le sait, de produire plus de valeur qu’elle n’en vaut).
D’où la concurrence entre ouvriers et patrons sur le coût de cette force de travail, qui tend à accroître, en réaction patronale, la vitesse du processus de mécanisation. Mécanisation, division du travail, réduction et simplification des tâches: le travail ouvrier se banalise, devient à la portée d’O.S. du monde entier, d’où concurrence accrue des ouvriers pour la vente de leur force de travail. D’où aussi possibilités pour les capitalistes de délocaliser les productions non qualifiées partout dans le monde, là où les salaires sont les plus bas, c’est-à-dire de déplacer les capitaux pour les rentabiliser au mieux. Là encore, s’exécutent, par la concurrence, les lois internes du capital: mécanisation, prolétarisation du monde entier, extension planétaire du capitalisme. La concurrence des capitaux entraîne cette banalisation et cet accroissement de la masse ouvrière et, finalement, « la concurrence des travailleurs entre eux n’est qu’une autre forme de la concurrence des capitaux »59.
Dans son entreprise, notre producteur capitaliste est bien entièrement libre de produire ce qu’il veut, avec les moyens qu’il veut. Admettons le du moins un moment. Mais lorsque son produit arrive sur le marché, il n’est pas libre de déterminer les proportions de l’échange, car voilà qu’il n’est plus seul: les conditions générales de la production s’imposent à lui comme contraintes incontournables. S’il y a pléthore de ses produits, le voilà frappé par la surproduction même si lui-même s’est montré prudent. Si d’autres utilisent des machines nouvelles perfectionnées, ils peuvent vendre leur production en dessous de la valeur de ses produits. Et le voilà encore en difficulté et obligé d’introduire immédiatement, s’il le peut, les mêmes procédés de fabrication.
Bref, avant (achat de matières premières, des machines, des ouvriers, etc.) comme après la production, l’échange marque la production de toute son influence. Par la concurrence, le procès de production acquiert des caractéristiques sociales parfaitement déterminées. Voilà notre capitaliste bien enchaîné par la libre concurrence. Il peut se croire libre parce que, seul dans son bureau directorial, c’est lui qui décide. Mais quelle vraie liberté a-t-il? Que maîtrise-t-il vraiment? Peu de chose en vérité, et presque à l’aveuglette. Lié à la société par l’échange marchand, par lui il est soumis à la concurrence de tous, puisque tous s’ignorent et agissent isolément. Tous qui, parce que nécessairement coupés de lui, de ses buts et de ses intérêts, lui sont opposés: fournisseurs, concurrents, clients, salariés, Etat.
Liberté d’acheter ou de vendre… sans aucune certitude ni sur la quantité, ni sur le prix. Egalité dans les rapports vidés de tout contenu humain, secs et tristes comme des marchandises ou plutôt comme des quantités de travail abstrait. Egoïsme et solitude. Voilà le lot de la compétition portée aux nues par la bourgeoisie. On peut ironiser avec Marx: « La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham » (juriste anglais « génie de la bêtise bourgeoise » selon Marx n.d.l.r.).
« Liberté! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits… »
« Egalité! car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent ».
« Propriété! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient ».
« Bentham! car pour chacun d’eux, il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en rapport et en présence est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés… »60.
Nous voyons ce que la concurrence paraît: le moteur interne du capitalisme, ce qui détermine ses mouvements, et qui fait bouger les hommes de ce système. Les idéologues chantent la concurrence comme l’expression même de la liberté de l’homme. Ce n’est pourtant que le libre mouvement des capitaux qui détermine le « libre » mouvement des hommes, les zones de famine et les zones de richesses, les métropoles et les déserts, l’immigration et l’émigration, la paix et la guerre. Dans la concurrence, l’homme n’a que la liberté d’être meilleur vendeur, meilleur acheteur: bref, meilleur filou. Sa devise est: que le meilleur à exploiter autrui gagne. Tel est effectivement le facteur de prospérité capitaliste: le progrès à travers la lutte permanente des hommes entre eux, la sélection d’une minorité, le gaspillage des forces créatives de l’immense majorité.
La concurrence ne fait que distinguer ceux qui sont les meilleurs dans le comportement capitaliste, elle ne crée pas ce comportement, Elle est le summum de l’aliénation: l’homme réduit à être que s’il est le meilleur serviteur de l’argent, à agir comme sa valorisation le lui commande. Libre comme le serait une girouette suivant les commandements du vent. Le summum du monde inversé: on prend pour cause interne ce qui n’est que le fouet externe. Car la concurrence n’est que le gendarme qui oblige le capitaliste et l’ouvrier à se comporter comme tels: sans échappatoire (sinon sortir de ce système), sans repos et sans pitié.
II.3 La concurrence comme arme idéologique
La libre concurrence est un moyen par lequel le capital s’est imposé historiquement comme mode de production progressiste, brisant les corporations, barrières et frontières des systèmes féodaux ou assimilés. A travers la libre concurrence, les producteurs se voient imposer ce qui est « conforme à la nature du capital ». Par la contrainte.
La concurrence, c’est la coercition nécessaire dans un système où les lois de l’échange des choses dominent aveuglément les rapports entre les hommes, où la dépossession est le contenu que prend la division du travail, où le privé s’oppose au social, où la rivalité s’impose dans la coopération, la lutte à l’émulation, bref, où tous se heurtent à tous.
Dans cette situation, la concurrence impose l’unité du capitalisme comme mode de production. Elle impose ses lois et les rapports sociaux sur le plan économique (comme l’Etat et la police les imposent sur le plan politique, l’école et les médias sur le plan idéologique et culturel). Elle crée de force les mêmes nécessités et rapports sociaux dans le monde.
Mais cette contrainte n’existe pas seulement objectivement. Elle est comme prise en main par la bourgeoisie pour en faire une arme idéologique contre le prolétariat, dont la force sera d’autant plus efficace que la concurrence est aussi vécue par lui comme la loi naturelle. Par l’idéologie de la concurrence, la bourgeoisie cherchera à rallier derrière elle « son » prolétariat contre les autres capitalistes (patriotisme d’entreprise, nationalisme), comme elle en chantera les vertus (libre-échangisme) quand elle cherchera à utiliser ses concurrents contre le prolétariat.
La concurrence entre les capitaux impose aussi évidemment aux travailleurs eux-mêmes les lois du capital. Tout capitaliste qui met en place de nouvelles machines, un nouveau mode d’organisation du travail, se voit imité par ses concurrents. Mécanisation et division du travail s’accroissent de pair. De ce fait, les avantages que croyait avoir acquis le capitaliste – et qu’il avait bien sûr fait miroiter aux ouvriers pour emporter si possible leur consentement à l’aggravation de leurs conditions de travail – ne sont que de très courte durée. Et avec la crise, s’accroît nécessairement la fuite en avant: toujours plus d’automation, de division du travail, de chômage.
Dégraissages et restructurations sont les mots d’ordre toujours renouvelés. Et avec le chômage et la simplification du travail (qui rend interchangeables les ouvriers) s’accroît la concurrence entre les travailleurs qui pousse à la réalisation de cette loi capitaliste: économie de temps de travail, économie de salaires, économie de dépendance du capital vis-à-vis de l’ouvrier et de sa qualification.
« Ils (les capitalistes) mentent, même lorsqu’ils affirment que plus le capital est replet, plus son esclave est repu ». Jamais les prolétaires ne s’en sortiront par l’acceptation en quoique ce soit des contraintes de la concurrence: car ce sont celles du capital que la concurrence impose à tous. Les accepter pour eux, c’est les imposer aux autres, sans avantage pour aucun. D’où la nécessité de refuser la vieille chanson nationaliste en faveur de notre capital, qui, s’il est replet, ne rend pas l’ouvrier repu.
Sur le plan idéologique et politique: le chauvinisme, le nationalisme, la guerre. La fuite en avant dans l’accumulation capitaliste ne fait qu’aggraver les problèmes de chaque capitaliste: les investissements sont de plus en plus colossaux pour des débouchés et des profits de plus en plus difficiles, sans autres résultats, puisque tous font la même chose, que la concentration en énormes trusts d’une part, et la résistance de plus en plus obstinée des ouvriers et peuples dominés d’autre part. La guerre économique se fait de plus en plus intense. Les conflits d’intérêts s’aiguisent et la guerre tout court s’amorce. Finies les belles paroles sur les vertus de la concurrence: on passe à la concurrence armée.
Le nationalisme n’est aujourd’hui que tout ce qui permet au bourgeois de dire à l’ouvrier que sa bonne santé dépend de la sienne, et qu’il se sauvera en s’opposant aux ouvriers et bourgeois des autres pays. Bref, que ses intérêts sont les siens. Bien sûr, le nationalisme s’appuie sur des aspects géographiques, historiques et culturels, mais il n’est fondamentalement rien d’autre que cela. « Pris individuellement, le bourgeois lutte contre les autres, mais en tant que classe, les bourgeois ont un intérêt commun, et cette solidarité que l’on voit se tourner au-dedans contre le prolétariat se tourne au-dehors contre les bourgeois des autres nations, c’est ce que le bourgeois appelle sa nationalité ».
Les ouvriers qui céderaient aux sirènes nationalistes ne feraient qu’aggraver la concurrence entre eux (dont se nourrit ce nationalisme) et leur sort, jusqu’à servir de chair à canon. S’ils prônent le produire et fabriquer français, ils encouragent les mêmes mesures partout. S’ils acceptent d’aggraver leurs conditions de travail pour vaincre la concurrence, ils entraînent les autres ouvriers à l’accepter aussi. Bref, la concurrence entre travailleurs n’étant qu’une forme de la concurrence entre capitaux et celle-ci ne pouvant qu’aggraver la crise, il n’y a pour les ouvriers que tout à perdre à rentrer un tant soit peu dans le nationalisme.
Mais si le bourgeois se sert de la nationalité de la sorte, il se sert aussi de ses concurrents, notamment des autres nations, pour étrangler davantage les ouvriers qu’il exploite: sans vergogne, il abandonne alors le nationalisme un moment pour chanter les louanges du libre-échangisme, de la libre concurrence.
L’exemple de la construction de l’Europe, du « Marché Unique de 1992 », est absolument éloquent de ce point de vue. D’une seule voix, patrons et gouvernements matraquent l’opinion publique pour, au nom de l’Europe, faire accepter des sacrifices « inéluctables » face à l’épouvantail de la concurrence des autres pays. Par exemple, voyez l’Allemagne où les profits sont moins taxés que chez nous, les charges sociales plus faibles: nous devons nous aligner sous peine de voir fuir les capitaux et les emplois. Mais dans le même temps, c’est la même chanson qu’entendent les travailleurs allemands: voyez nos salaires plus élevés, notre temps de travail plus bas, la flexibilité du travail moindre. La firme Opel, à Bochum en 1989, brandit la menace du déménagement à Anvers d’un investissement de 150 millions de DM pour une nouvelle presse si les ouvriers allemands n’acceptent pas l’allongement du temps de travail à 168 heures par semaine qu’acceptent les Belges61.
Ainsi, le Marché Unique a pour fonction essentielle, et non dite, d’utiliser la suppression des frontières économiques comme moyen de niveler par le bas les différents avantages acquis ici ou là par les travailleurs, et d’égaliser par le haut les avantages fiscaux et autres des capitalistes. Il permet un marché intérieur où les conditions soient celles d’un certain libre-échange pour mieux y valoriser les capitaux, mais exige que celui-ci s’arrête aux portes de l’Europe face au Japon ou aux USA. Au delà de ce qu’il dit croire qu’elle est, on voit bien qu’en pratique le capitaliste utilise la concurrence comme un bâton ou comme un bouclier, un facteur externe. Le capitaliste n’a jamais la pratique de sa théorie. Il applique la loi de la valeur comme Monsieur Jourdain faisait de la prose: sans le savoir.
Aujourd’hui, le capitalisme n’en est plus à l’époque de la libre concurrence, et encore moins d’un libre échange des hommes et des marchandises entre nations – qui n’a jamais vraiment existé – mais à celle des trusts, monopoles, appareils bureaucratiques et Etats monstrueux. Dans le cadre de l’Europe, le capitaliste vante la concurrence entre ouvriers, aspire au libéralisme le plus sauvage quand il s’agit de ses achats et de ses coûts (main d’œuvre, matières premières, etc.), mais pour lui-même, elle est un fardeau insupportable. Pour ses propres produits, il souhaite le monopole et pratique comme un credo l’élimination des concurrents. Les trusts et monopoles, l’intervention des l’Etats, se sont développés comme contre-tendances à la concurrence: volonté de contrôler les approvisionnements, les débouchés, la main d’œuvre, volonté d’éliminer les concurrents et de n’être plus soumis aux fluctuations imprévisibles des prix et des marchés, aux menaces de crise et d’effondrement dont nos capitalistes voient superficiellement la source dans la non-maîtrise de l’équilibre offre/demande. Bref, les chantres de la concurrence en sont, pratiquement, aussi les pires ennemis: qu’elle répande ses bienfaits sur les autres, mais pas sur eux-mêmes. Eux ne rêvent que de monopole.
En poussant au monopole, le capitalisme n’élimine cependant pas tant la concurrence qu’il ne réalise encore et toujours, malgré lui, les lois internes du capital: concentration du capital pour financer un machinisme et une automatisation toujours plus coûteux, division du travail poussée à l’extrême, prolétarisation de tous les peuples. Plus croît le monopole tentaculaire et la division du travail, plus croît aussi la nécessité d’une bureaucratie monstrueuse pour coordonner ce qui est énorme, divisé et contradictoire. Le monopole n’y suffisant pas, l’Etat des monopoles croît aussi en importance et en bureaucratie: conquête des colonies, organisation de la guerre (économique ou militaire) contre les autres Etats, gestion du consensus social (par les lois et la police), rôle économique et financier. Là aussi, il s’agit de maîtriser autant que possible la concurrence entre les classes à l’intérieur et de combattre la concurrence des autres nations à l’extérieur.
Il n’est pas jusqu’au plan international où de multiples organismes (GATT, OCDE, CEE, ONU et ses filiales, FMI) ne développent une bureaucratie chargée d’organiser la concurrence par mille règles anti-trust, anti-protectionnisme, anti-dumping, jamais respectées. Tout un programme pour ces tenants de la libre concurrence!
Alors le monopole a-t-il tué la concurrence? Pas du tout. Le monopole a restreint la concurrence à quelques grands groupes entre lesquels la concurrence est encore d’autant plus vive qu’ils sont plus puissants. L’Europe ne fait pas disparaître ni la concurrence entre Peugeot et Volkswagen par exemple, ni celle avec les constructeurs japonais. Pas plus, au contraire, que la concurrence entre ouvriers n’est affaiblie.
« Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole… Si les monopoles restreignent la concurrence entre eux par des associations partielles, la concurrence s’accroît parmi les ouvriers; et plus la masse des prolétaires s’accroît vis-à-vis des monopoleurs d’une nation, plus la concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des différentes nations »62.
L’accroissement de la masse des prolétaires est en effet un facteur tendanciel de la guerre sociale qui oblige les monopoleurs, pour essayer de l’étouffer en calmant leurs ouvriers, d’accroître leurs parts du marché, tant il est vrai que la meilleure façon qu’a le capitaliste de contrôler la révolte ouvrière est de la détourner vers l’extérieur au nom du nationalisme, de c’est la faute aux autres (au pétrole, au dollar, aux étrangers, aux japonais, etc.). Dans le même temps, entre monopoles eux-mêmes, la concurrence est d’autant plus vive qu’ils se créent justement comme machines de guerre pour mieux dominer le marché et les concurrents. Le monopole n’accroît pas les débouchés, mais la force et l’usage de la force pour les conquérir, Elle est aussi d’autant plus violente qu’elle met en jeu un nombre restreint de mastodontes. Deux éléphants qui se battent sont plus dangereux que des milliards de fourmis pour la porcelaine. Et d’autant plus violente encore avec la crise. Les guerres modernes sont de plus en plus redoutables, pas seulement à cause du progrès des armements, mais bien aussi parce que la rivalité des monopoles (et des Etats) amène les conflits à des paroxysmes que ne connaissait pas le capitalisme de la petite entreprise et de la population encore largement campagnarde (paysans, ouvriers-paysans, ouvriers à domicile, masse rurale très importante jusque dans les années 1930 en France).
Avec le monopole, jamais la concurrence n’a été si vive et si redoutable. Même si la bureaucratie qu’il engendre, l’Etat, les organismes internationaux, rendent les conflits plus lents à murir parce qu’ils disposent de meilleurs outils de connaissance et d’intervention qu’autrefois: ils retardent les échéances qui n’en sont ainsi rendues que plus violentes par l’accumulation des contradictions étouffées, mais non pour autant résolues.
Les nationalisations (qui en elles-mêmes ne suppriment pas les monopoles) et le Plan de l’Etat n’ont aussi qu’un effet limité sur la violence de la concurrence. Une analyse particulière sur les pays de l’Est serait ici nécessaire. Notons, brièvement, que l’expérience y montre que la nationalisation n’empêche nullement chaque entreprise de suivre les lois capitalistes qui gouvernent ces sociétés nécessairement à partir du moment où subsistent les classes, l’enrichissement personnel en fonction de la place occupée dans la hiérarchie des rapports sociaux, la recherche du profit maximum.
Certes, les exigences d’une économie planifiée y transforment les conditions de la concurrence, dont les effets se font sentir sous forme de goulots d’étranglement, mensonges et fausses déclarations, malversations et détournements de fonds et marchandises, mais elle ne l’élimine pas. C’est que le plan bureaucratique ne peut pas y jouer le rôle de processus de décision collective confrontant ce que les hommes veulent produire, avec quel effort et quelle répartition des tâches ils veulent consentir. Le Plan ne peut y être que le reflet des exigences et des contradictions de la classe dominante parce que la masse des travailleurs ne peut être réellement associée à son élaboration: ni dans la forme (ce serait organiser une discussion réellement démocratique qui menacerait le pouvoir de la classe bourgeoise dirigeante) ni dans le fond (ce serait supprimer la division manuel-intellectuel, et faire que les masses s’emparent réellement des moyens de pouvoir, maîtrisent et possèdent le processus productif).
Au fond, cela signifie seulement cette évidence que le capitalisme – et donc la concurrence – ne s’abolit pas par décret, par une loi d’étatisation et de planification, mais en éliminant la loi de la valeur fondée sur la division du travail et les formes qui en découlent: salaires, prix, profits, etc. L’existence même de ces formes implique, comme Karl Marx l’a montré, l’existence de la concurrence.
« Si l’on s’imagine qu’il ne faut que des ordonnances pour sortir de la concurrence, on n’en sortira jamais. Et si l’on pousse les choses jusqu’à proposer d’abolir la concurrence tout en conservant le salaire, on proposera de faire un non sens par décret royal. Mais les peuples ne procèdent pas par décret royal. Avant de faire de ces ordonnances-là, ils doivent du moins avoir changé de fond en comble leurs conditions d’existence industrielle et politique, et par conséquent toute leur manière d’être »63.
Si le monopole, l’Etat, le Plan n’abolissent pas la concurrence, mais ne sont que de nouvelles formes d’organisation et d’exacerbation de celle-ci, ils engendrent et multiplient la bureaucratie, qui finit par créer un grave problème de coût et de lourdeur au capitalisme.
Aussi dans la crise généralisée du capitalisme qui sévit tant à l’Est qu’à l’Ouest, la voie choisie est la même: le « libéralisme » qui allège les dépenses sociales et les charges de la bureaucratie, qui libère l’initiative des « meilleurs » de l’étouffante réglementation, qui stimule tout le monde par l’esprit de concurrence, de compétition: à bas « l’assistanat » social qui endort les énergies. La compétition est encore plus belle sans filet, plus excitante si certains y laissent leur peau.
Il est d’ailleurs exact que la concurrence se montre un bien meilleur gendarme que la bureaucratie policière pour résoudre, en temps « normal » du moins, ce grand problème du capitalisme (et de toute société peu développée en général): obliger l’ouvrier à accepter le travail aliéné, qu’il refuse de toute sa nature d’homme. Car la concurrence est non seulement tout aussi féroce et apte à en éliminer le nombre qu’il faut, mais de plus elle a l’apparence démocratique du pacifisme. Elle a l’immense avantage de se faire idéologiquement acceptée dans ce monde fétichisé où elle prend l’apparence de la liberté individuelle, de l’égalité des chances, de la responsabilité personnelle face à son destin. Dans la jungle libérale, chacun peut penser ne devoir qu’à ses qualités ou défauts propres de s’en sortir, comme chacun à une chance (sur un milliard) de gagner au loto.
Mais il en sera sur ce plan à l’Est comme à l’Ouest où on sait qu’en matière de dérèglementation, de désétatisation, il ne s’agit en fait que de démanteler le rôle de protection sociale de l’Etat. Supprimer le salaire minimum, faciliter les licenciements, le travail précaire, de nuit, le dimanche, etc. Tout a pour but de réduire au maximum les coûts salariaux et réconforter les profits sous prétexte de mieux faire face à la concurrence. Mais comme les pays et entreprises concurrentes font et feront la même chose, le seul résultat finalement atteint sera l’aggravation du sort des travailleurs et des conflits de classe, la baisse des débouchés. Bref, l’aggravation encore plus de la concurrence avec nouvelles faillites, restructurations, fusions.
Rien ne se fera sans démolir l’idéologie de la concurrence, et cela est impossible sans lutter contre le fétichisme capitaliste dont cette idéologie est l’expression concentrée.
Et ce n’est certes pas le protectionnisme, que le PCF et quelques autres souhaiteraient opposer à la concurrence, qui la démolira.
Produire français, empêcher l’exportation des capitaux, refuser la mainmise des capitaux étrangers – sans oublier ce qui accompagne nécessairement peu ou prou ces mots d’ordre anti-étranger: non à la concurrence des immigrés – seraient des mesures aptes à améliorer la situation des travailleurs. Ici, nos idéologues caressent en fait l’idée d’avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre: de pouvoir freiner les importations tout en conservant ou même renforçant les exportations.
En fait, le protectionnisme, avec toutes les mesures de rétorsion réciproques qu’il entraînerait, ne résoudrait rien. La concurrence d’ailleurs continuerait à jouer tout autant sur le plan intérieur comme gendarme imposant aux capitalistes d’aggraver l’exploitation ouvrière, la mécanisation et la division du travail. Qui plus est, le protectionnisme pousserait de façon plus nette les nations et les peuples les uns contre les autres, faciliterait la division des prolétaires des différents pays. Engels disait déjà à son époque: « Les maîtres de forge ne peuvent souhaiter le protectionnisme que dans la mesure où, groupés en unions, en conjuration, ils imposent des prix de monopoles au marché intérieur, afin de jeter sur le marché extérieur les restes de leur production à des prix de dumping »64.
On le voit, le capitaliste ne cesse d’osciller entre se protéger contre la concurrence ou lui laisser libre cour. Cette attitude fait éclater son incapacité à comprendre ce qu’elle est, laquelle devient encore plus évidente quand il croit que c’est elle qui garantit sa liberté alors qu’elle le contraint. Toutefois, cette pratique pour être obscurément désordonnée n’en est pas moins dotée d’un certain bon sens: le capitaliste quand il ne pense pas mais agit, sait utiliser la concurrence pour ce qu’elle est, un gendarme contre lequel il rouspète quand il est personnellement gêné, mais dont il sait user quand cela l’arrange.
III.4 Le prolétariat et la concurrence
Nous anticipons ici un peu sur les chapitres suivants en parlant de la confrontation prolétariat/capitalisme sans en avoir fini avec ce dernier. Mais il n’est pas inutile de traiter la concurrence jusqu’au bout séparément, tant ce sujet empoisonne quotidiennement la lutte de classe, aveugle le prolétariat.
Le prolétariat s’illusionne chaque fois que, partant de sa situation immédiate de vendeur de force de travail, il lie son sort au capital qui l’emploie. Quand il rentre dans le jeu de la gestion, du corporatisme, de la compétitivité, du protectionnisme, il affaiblit sa seule force: l’unité de la classe dans l’opposition au capital. Sur le terrain des conditions de la concurrence (salaires, conditions de travail), il reste dans le rapport capitaliste. Au mieux, il y obtiendra quelques avantages momentanés qui obligeront le capitaliste à se moderniser davantage, donc à le dépouiller plus.
Le prolétariat doit sortir du terrain de la concurrence, et n’a à soutenir aucune des manœuvres capitalistes sur ce sujet, libre échangisme ou protectionnisme.
La concurrence est un facteur de décomposition du capitalisme en ce qu’il l’oblige à pousser son développement jusque dans ses contradictions les plus aiguës qui créent les conditions mêmes de son dépassement: prolétariat mondial, économie de temps de travail notamment. Le prolétariat doit user de ces conditions, de ces potentialités pour renverser le capitalisme, non le cogérer en lui proposant les solutions d’un compromis acceptable pour la classe ouvrière. « Les socialistes savent très bien que la société actuelle est fondée sur la concurrence. Comment pourraient-ils reprocher à la concurrence de renverser la société actuelle qu’ils veulent renverser eux-mêmes »65.
Le prolétariat n’a à s’occuper que de surmonter et vaincre la concurrence que le capitalisme développe en son sein. Pour ce faire, il peut et il doit s’appuyer sur les difficultés et contradictions que la concurrence développe aussi entre capitalistes. Et il ne la combat pas en tant qu’elle est l’aiguillon qui pousse le capitalisme à son développement le plus large. Il ne soutient pas non plus l’utopie d’un capitalisme acceptable qui se développerait sans concurrence ou avec une concurrence maîtrisée. C’est bien ce qui amenait Marx à noter: « Le développement de la concurrence dans toute son ampleur, voilà la seule réponse rationnelle que l’on puisse faire aux prophètes bourgeois, qui la portent aux nues, et aux socialistes qui la vouent aux gémonies »66.
Le consensus compétitif que la bourgeoisie essaie par tous les moyens de développer dans la crise est un piège mortel pour le prolétariat. Pour elle, la concurrence, la compétition de tous contre tous, est l’alpha et l’oméga; pour elle, dans sa guerre économique, la seule issue est dans les sacrifices demandés aux travailleurs de base, fantassins de toutes guerres. Comme dans toutes les guerres, il faut y répondre par le défaitisme: ces guerres ne sont pas les nôtres, nous ne voulons pas de ce travail là, produire français ou tuer français ne nous intéresse pas.
La concurrence n’est un facteur de progrès que dans la mesure où elle stimule le capitalisme, l’oblige à se développer jusqu’au bout des potentialités qu’il recèle (contradictoirement avec ses potentialités destructrices) comme: destruction de fond en comble et dans le monde entier des vieux modes de production, unification objective d’un prolétariat mondial, développement des forces productives (les potentialités positives étant ici la diminution considérable du temps de travail contraint au profit de l’activité libre).
Mais la concurrence n’est pas le stimulant éternel et idoine (ou même seulement le « moins mauvais ») d’une société humaine dont la loi de développement serait – soit disant – le darwinisme économique et social. Elle n’est que le stimulant du capitalisme. Et plus celui-ci se développe, c’est-à-dire épuise ses potentialités et développe ses contradictions antagonistes, plus la concurrence devient un accélérateur de crise, s’exacerbe en conflits gigantesques et guerres. Car gendarme du capital, elle l’oblige, justement, à accroître ses propres contradictions, y compris celle de dénaturer le caractère stimulateur de la concurrence par le monopole et la bureaucratie.
La concurrence n’est jamais plus qu’un stimulant coercitif, agissant par la contrainte et par la force ignorante et brutale. Donc un bien piètre stimulant. De plus, loin d’être un stimulant général, elle ne l’est que pour cette frange étroite de l’humanité qui concentre entre ses mains les fonctions de création, de décision et d’organisation: la bourgeoisie. Pour les masses laborieuses, elle est division, affaiblissement et appauvrissement physique et intellectuel. En effet, elle pousse à cette loi interne du développement capitaliste qu’est la séparation croissante manuel-intellectuel, exécutants-décideurs. C’est-à-dire, elle pousse à l’étouffement des capacités d’invention et de création d’une masse toujours plus grande de prolétaires dépouillés de toute possession, y compris du savoir, de l’appropriation de leur activité et de leur vie, qui se retrouvent accumulés entre les mains d’une petite classe de spécialistes.
Bref, la concurrence ne stimule que sur la base de destructions tant matérielles qu’intellectuelles, tant physiques que spirituelles. Elle pousse aujourd’hui à beaucoup plus de démolition que de création. Les qualités stimulantes que les idéologues capitalistes prêtent à la concurrence sont donc en fait bien loin d’être exactes au vu de son bilan réel. C’est pourquoi, on n’a rien à craindre de l’abolition de cette concurrence là par le communisme, l’homme moderne n’ayant meilleur stimulant que le désir profond d’exprimer sa nature humaine, de créer et jouir de voir ses créations souhaitées et reconnues par d’autres, sans souci de mesurer, compter, s’approprier en dépouillant. La volonté consciente et organisée de tous dans les choix de quoi, comment et pourquoi produire sera le premier pas dans cette direction de l’épanouissement des individus dans toutes leurs diversités créatrices.
La concurrence est « la pression généralisée de l’offre et de la demande », la pression qu’exercent les uns sur les autres les échangistes pour réguler, équilibrer ces rapports de choses abstraites – et donc extérieures, s’imposant à eux sans qu’ils les connaissent – afin que l’ensemble forme néanmoins au-delà de la séparation de leurs intérêts particuliers et de la division du travail, un tout relativement uni de travaux complémentaires.
La concurrence guide les producteurs capitalistes comme le paralytique l’aveugle. Supprimer la concurrence sans supprimer l’aveuglement, c’est-à-dire l’échange de travail abstrait comme mesure et guide de l’affectation des travaux humains, serait absurde. Car la concurrence n’est que le reflet de ces rapports sociaux. D’autres rapports, c’est une autre communauté. La communauté capitaliste se réalise par l’égalisation des choses qui est le rapport qui y relie les hommes entre eux: ils sont en relation par leur intermédiaire et non directement par leur activité. Supprimer la concurrence, c’est créer une autre communauté. Une communauté « des individus associés sur la base de l’appropriation et du contrôle communs des moyens de production »67.
Le communisme est cette communauté fondée sur les relations entre individus échangeant leurs diversités créatrices.
N’anticipons pas: le communisme se définit à partir du mouvement historique du capitalisme et de ses contradictions. Nous l’avons vu, ce n’est pas la concurrence qui est à la base de ce mouvement. Elle est surtout un sommet de la conception inversée du monde capitaliste: le gendarme est pris pour la loi. Un sommet de l’idéologie. Revenons donc, après ce détour, au capitalisme lui-même.
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Chapitre IV. QU’EST CE QUE LE CAPITALISME?
IV.1 Le capitalisme
Précisons que nous n’aborderons ici que l’aspect fondamental du problème: la définition du capitalisme en tant que mode de production. C’est-à-dire qu’il s’agit de comprendre ce qui fait le squelette du système, sans aborder tout ce qui l’entoure (la « superstructure »: les appareils idéologiques, politiques, culturels).
Ce squelette, Marx l’a décrit dans sa construction historique: le capitalisme s’y forme comme un système complexe qui connecte deux niveaux de rapports sociaux inversés l’un par rapport à l’autre. En profondeur, ceux qu’expriment la loi de la valeur et celle de la valorisation. A la surface, ceux qu’engendre le monde autonomisé des formes de la valeur. Ce sont les rapports du Monde Enchanté de la surface qui guident le comportement immédiat des hommes. Mais, à travers crises et catastrophes, ce sont les rapports de la profondeur qui dictent leur loi, et leurs contradictions le mouvement historique du capitalisme.
Nous n’employons pas l’expression monde réel et monde apparent, car pour mystifié qu’il soit, le Monde Enchanté n’en est pas moins réel et agissant. Il est mystifié, non pas mythique.
Comprendre le capitalisme est donc comprendre:
1°) qu’il est pas un système défini une fois pour toute, mais un mouvement historique qui a un début et aura une fin, et qui se transforme considérablement entre les deux;
2°) dans ce mouvement, ce sont, finalement, les transformations déterminées par la loi de la valeur et son évolution qui se réalisent.
En paraphrasant Mao Tsé Toung, on pourrait dire en observant les organisations révolutionnaires qui se sont fixées pour objectif de vaincre le capitalisme, on veut le combattre mais on ne sait pas ce que c’est.
Si comme c’est bien souvent le cas, on en a une opinion teintée de marxisme vulgaire qui a submergé le mouvement communiste, on dira du capitalisme des choses telles que: l’appropriation privée est cause de l’exploitation de la masse salariée qui ne reçoit pas sa juste part (répartissons mieux); ou le capitalisme c’est l’anarchie et le gaspillage (par l’étatisation et le Plan, nous pouvons développer plus et plus vite les forces productives), donc augmenter le niveau de vie (théorie dite des « forces productives »); ou encore, le capitalisme est un système par lui-même condamné à la disparition par la tendance à la baisse du taux de profit.
Sans passer en revue l’ensemble de ces conceptions, on peut dire qu’elles sont toutes reliées entre elles par un raisonnement qui ne prend en compte, de la théorie de la valeur, que les grandeurs et les rapports de grandeurs, entre le capital et le travail engagé, entre le salaire et le profit, etc. C’est en fait une conception fétichiste qui ne considère que les rapports entre les choses et qui, de plus, ignore l’évolution historique concrète du capitalisme. Ou du moins celle-ci n’est à peu près vue elle aussi que sous l’angle des grandeurs, en termes notamment de concentration du capital, de développement monopoliste. Et cette concentration serait, dans ce cas, une « forme toute prête » qu’il n’y aurait plus qu’à s’approprier.
Or nous l’avons vu, dès le début de son analyse de la valeur dans sa forme la plus simplifiée et la plus abstraite, Marx met en avant qu’elle est non pas seulement une grandeur, mais dans son essence l’expression d’un rapport social. Et plus il avance vers la description plus complexe et plus concrète du Monde Enchanté, plus il approfondit et diversifie aussi la réalité de ce rapport social de séparation en même temps que son reflet fétichisé et aliéné dans le monde contemporain.
Que le capitalisme soit un système historique en mouvement, nous l’avons vu dans l’analyse des deux phases essentielles que donne Marx: celle de la domination formelle où la loi de la valeur de l’échange marchand s’élargit à l’échange salaire/force de travail par lequel le capital se valorise en s’appropriant le surtravail. Le rapport social est ici encore assez simple et sa conscience assez évidente. Et celle de la domination réelle, où se développe dans toute son ampleur la loi de valorisation: le travail matérialisé s’accroît en absorbant le travail vivant surtout par augmentation de la productivité et dépouillement du savoir ouvrier. Ce mouvement s’accompagne de l’autonomisation des formes de la valeur, et notamment de sa partie plus-value, qui rend alors obscure la conscience du rapport de valorisation. Le « côté » du capital paraît lui-même créateur de toutes les richesses, ou autrement dit, les conditions objectives de la production revêtent une personnalité face au travail.
Le capital moderne, c’est cela aujourd’hui: le rapport de séparation entre le pôle capitaliste qui, travail matérialisé, semble revêtir la personnalité d’être créateur de tout progrès humain, et le pôle du travail vivant qui semble vidé de toute substance, chose accessoire de la machine comme de la société, réduit à un rôle de spectateur inutile, de chose manipulée et rejetée.
Pour mieux comprendre le mouvement du capitalisme, et donc aussi à partir de là les buts que l’homme peut se fixer, il est plus facile de partir de ce qui distingue le capitalisme « ancien » du moderne: il s’en distingue en ce que le procès de valorisation domine le procès de production. « Mais tout change lorsqu’on examine le procès de valorisation. Ici, ce n’est pas l’ouvrier qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent l’ouvrier. Ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail matériel comme en son organe objectif, mais le travail matériel qui se conserve et s’accroît, en absorbant du travail vivant, si bien qu’il devient valeur créant de la valeur, capital en mouvement. Les moyens de production n’ont plus pour fonction que d’aspirer en eux la plus grande quantité possible de travail vivant, et le travail vivant n’est plus qu’un moyen de valoriser les valeurs existantes, autrement dit de les capitaliser. Pour cette raison encore, les moyens de production apparaissent éminemment au travail vivant comme l’existence même du capital, et à ce stade, comme domination du travail passé et mort sur le travail présent et vivant. C’est justement parce qu’il crée de la valeur, que le travail vivant est constamment incorporé au procès de valorisation objectivé »68.
Dès lors, la définition du capital prend une concrétisation plus spécifique: il est valeur en procès, valeur qui semble s’auto-valoriser elle-même, suivant le point de vue du Monde Enchanté, aux yeux duquel est complétement caché le rapport d’absorption du travail vivant par le travail passé. Le capital est la connexion de ce rapport tel qu’il est et tel qu’il apparaît à la surface: le rapport du salariat et des autres conditions de la production que le capitaliste trouve devant lui (sous les formes mystifiées du Monde Enchanté) issues des phases précédentes de la production. Le capital et le salariat sont comme chair et sang, l’un n’existe pas sans l’autre et réciproquement. On ne peut pas supprimer l’un sans supprimer l’autre: se battre sur les conditions du salariat, c’est toujours rester dans ce rapport et le reproduire. N’est pas révolutionnaire celui qui ne propage pas en permanence, à chaque occasion, cette vérité fondamentale.
Dans le monde des rapports de surface, le capital apparaît comme une chose, une masse d’argent, de bâtiments, de machines, etc. Mais « pas plus que l’argent, le capital n’est une chose. Dans le capital comme dans l’argent, des rapports de production sociaux déterminés entre des personnes se représentent comme des rapports entre des objets et des personnes, autrement dit des rapports sociaux déterminés se représentent comme des propriétés naturelles sociales d’objets. Sans salariat, pas de production de plus-value, dès que les individus s’affrontent en tant que personnes libres; sans production de plus-value, pas de production capitaliste, donc pas de capital ni de capitaliste! Capital et travail salarié (c’est ainsi que nous appelons le travail de l’ouvrier qui vend sa propre force de travail) ne font qu’exprimer deux facteurs d’un même rapport »69.
C’est « le capital qui emploie l’ouvrier, et non l’ouvrier le capital ». Cette domination du capital sur l’ouvrier le dépouille d’abord des outils de travail, puis de son savoir-faire et de toute sa personne. Progressivement elle devient « la domination des conditions du travail devenues autonomes face à l’ouvrier », devant qui se dresse désormais non plus le propriétaire juridique capitaliste, mais le pôle des puissances organisatrices et intellectuelles de la production. Le capital n’est pas une chose, le capitaliste n’est pas un homme: ils ne sont que l’organisation et l’organisateur du rapport par lequel le travail mort absorbe le travail vivant. Les hommes qui l’organisent peuvent bien avoir ou pas la propriété juridique des moyens de production, peu importe: ce qui compte, c’est qu’ils l’organisent, c’est la fonction, que des hommes ne font que personnifier, plus clairement seulement s’ils sont propriétaires. Le capitaliste est le capital devenu personne. L’ouvrier a le travail en tant qu’il est sueur et peine, mais en tant que substance créatrice de valeur, le travail appartient au capitaliste. « La domination du capitaliste sur l’ouvrier est par conséquent la domination de l’objet sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur, puisque les marchandises, qui deviennent des moyens pour dominer l’ouvrier (mais uniquement comme moyens de domination du capital lui-même), ne sont que les résultats et les produits du processus de production ».
Plus le capitalisme se développe, plus l’ouvrier est dépouillé. « Les moyens de production n’ont dès lors qu’une seule fonction: absorber la quantité la plus grande possible de travail vivant ». Mais ce ne sont pas seulement les objets qui se dressent face à l’ouvrier comme capital, mais encore les formes sociales d’organisation du travail, la science et la technique enrôlées par le capital, « l’organisation scientifique du travail », les experts en tous genres. Tout semble provenir « d’en haut » et il s’organise des processus mystérieux, des innovations perpétuelles, auxquels il semble à l’ouvrier qu’il n’a contribué en rien, et que seuls les managers, les ingénieurs, sont les génies de tout cela.
Les économistes ne voient le capital que comme l’existence matérielle des facteurs du procès de travail. Ceux-ci ne sont cependant que le support du rapport d’absorption du travail vivant que le capitaliste a pour rôle social d’organiser. Si on ne voit que l’échange d’une quantité de travail passé contre le travail vivant, ce que laisse croire la forme salaire, on se comportera en comptable et moraliste jugeant de l’équité de l’échange. Mais si on voit le véritable phénomène d’absorption, alors non seulement on verra l’iniquité de l’exploitation, mais encore comment elle se reproduit et s’accentue: par l’aliénation du travail vivant, c’est-à-dire l’aliénation au sens immédiat (comme dans « aliéner » un bien) de la personne même du travailleur. Telle est la forme concrète ultime que prend le rapport social capitaliste. Non seulement l’ouvrier aliène sa force de travail dans un échange égal suivant la loi de la valeur, inégal si on considère qu’il échange « une quantité moindre de travail objectivé contre une quantité plus grande de travail vivant » (exploitation), mais il aliène ce faisant ses capacités créatrices, son essence humaine, la maîtrise de sa propre vie… Et c’est bien là le plus caractéristique du capitalisme moderne, le fond, car le critère le plus significatif pour définir une société: quel homme elle produit?
D’abord Marx nous livre ce qu’est le capital: « Or le capital n’est pas un objet, mais un rapport social de production déterminé; ce rapport est lié à une certaine structure sociale historiquement déterminée; il est représenté dans un objet auquel il confère un caractère spécifique. Le capital, ce n’est pas la somme des moyens de production matériels produits, ce sont les moyens de production convertis en capital mais qui, en soi, ne sont pas plus du capital que l’or ou l’argent – métal en soi – ne sont de l’argent au sens économique. Le capital, ce sont les moyens de production monopolisés par une partie déterminée de la société, les produits matérialisés et les conditions d’activité de la force de travail vivante en face de cette force de travail et qui, du fait de cette opposition, sont personnifiés dans le capital »70.
Par cette analyse, toute l’œuvre de Marx s’oppose déjà à celle des « économistes » en démontrant que le capital est un rapport social en mouvement, un phénomène historique et social déterminé. Alors que nos économistes ne voient, au mieux, que comment on produit dans la société capitaliste, Marx montre « comment le capitalisme est produit ». Mais ce n’est pas encore suffisant. Il faut dire aussi ce qu’il produit: un homme aliéné dans un monde fétichisé d’une part, et « les conditions matérielles de sa dissolution » d’autre part et en même temps.
« Les économistes voient comment on produit le rapport capitaliste, mais pas comment ce rapport est produit et crée en même temps les conditions matérielles de sa dissolution ».
IV.2 L’homme que produit le capitalisme
« Si on considère la société bourgeoise dans son ensemble, c’est toujours la société elle-même, c’est-à-dire l’homme lui-même dans ses relations sociales, qui apparaît comme le dernier résultat du procès de production social »102.
IV.2.1 L’homme à la conscience mystifiée
Nous parlons de cet homme qui est le produit de ses rapports collectifs avec la nature, de ses rapports avec les autres hommes dans cette lutte qu’ils mènent avec elle pour se développer; l’homme donc produit de ses travaux, de son histoire.
C’est une part de cette histoire que Marx nous raconte dans le Capital quand il analyse la société capitaliste comme la connexion de ces deux mondes de l’intérieur et de la surface. Spontanément les hommes règlent leurs comportements suivant les rapports de surface, seuls immédiatement perceptibles. Mais comme malgré tout et malgré eux, ils doivent exprimer tôt ou tard la force, déterminante des rapports fondamentaux, ceux-ci ne manquent pas de rappeler leur existence. Les crises d’une part, comme les révolutions de l’autre, sont les moments où tendent à être réduite ou surmontée la séparation historiquement grandissante entre le monde de l’intérieur et celui de la surface. Les crises comme les révolutions sont les moments où l’unité cherche à réduire la contradiction. Mais les crises sont aveugles, anarchiques et de simples réajustements éphémères laissant intacts les termes de la contradiction, qui resurgit après avec plus de force. Seules les révolutions cherchent à la supprimer et à passer à un stade supérieur, le communisme. Le capitalisme peut bien resurgir cent fois des crises, à chaque évolution qui s’en suit, « les conditions matérielles de sa dissolution » en sont renforcées, puisqu’à chaque fois, dans le capitalisme moderne, c’est de nouveaux modes de diminution du temps de travail (augmentation de la productivité) que la crise met en place. La question est donc: comment faire de ces conditions matérielles un point d’appui afin qu’elles trouvent leur expression en conscience et en volonté révolutionnaire?
On ne peut pas aborder ce problème (en gros: les conditions matérielles existent. mais la conscience ne suit pas), si on ne considère pas que tous les hommes, y compris le prolétariat, vivent réellement dans le Monde Enchanté et sont donc, à des degrés divers, pénétrés de l’idéologie des rapports marchands, du partage équitable, etc. Le réformisme social-démocrate ou révisionniste, ce cancer du mouvement ouvrier, ne puise pas seulement ses racines dans une idéologie bourgeoise qui serait importée de l’extérieur du mouvement ouvrier, ni même dans la « corruption impérialiste » de certaines couches ouvrières, version léniniste plus élaborée de la précédente, mais bien plus encore dans la vie même de ce monde réel, dans le mouvement ouvrier qui, spontanément, lutte pour vendre dans de meilleures conditions sa force de travail.
On a vu bien souvent, notamment dans le mouvement post-1968, bien de jeunes convertis à la révolution se précipiter vers les usines en pensant qu’il suffisait d’exciter le prolétariat, de « démasquer » la bureaucratie syndicale, de faire sauter l’encadrement, le « couvercle » révisionniste, pour que la classe ouvrière trouve le chemin de la révolution. Quelle révolution d’ailleurs, personne n’en savait rien d’autre que quelques slogans simplistes: renverser la bourgeoisie, les inégalités, la hiérarchie, et « prendre le pouvoir ». Et de s’étonner, se décourager, décréter le peuple vautré et imbécile, faire ses « adieux au prolétariat » et son retour dans les allées du pouvoir, au bout de quelques temps. Après l’excès d’honneurs, le prolétariat est chargé d’indignité.
« Il est tout aussi naturel que les agents réels de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles: capital/intérêt, terre/rente, travail/salaire, car ce sont là précisément les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et auxquelles ils ont affaire »71.
Marx est donc loin de l’idée, généreusement répandue par la suite, d’un prolétariat purement révolutionnaire et qui ne serait corrompu que de l’extérieur. Certes, les « miettes » de l’impérialisme corrompent certaines couches (aristocratie et bureaucratie ouvrières). Mais c’est surtout parce qu’il est « parfaitement chez lui » dans le Monde Enchanté, auquel il a concrètement « affaire tous les jours » que le prolétariat est sous l’influence idéologique des rapports bourgeois. Et le paradoxe est que plus le capitalisme se développe, plus les « conditions matérielles » du communisme murissent, mais plus aussi la conscience en devient difficile car s’accroit aussi le fétichisme: « plus nous voyons le procès de mise en valeur du capital, et plus nous voyons le rapport capitaliste se mystifier »72. C’est pourquoi Lénine disait que la révolution serait plus difficile à démarrer dans les pays de capitalisme développé, mais ensuite beaucoup plus facile à aboutir (et l’inverse pour les pays arriérés). Ce qui y implique un effort de conscientisation beaucoup plus profond, suivi, patient, que ne l’ont jamais fait les organisations révolutionnaires en France ou ailleurs. Et donc en particulier de s’appuyer sur Marx qui a mis à jour le secret de ces « formes aliénées, irrationnelles », qui s’est fixé pour tâche de balayer cette « mystification » pour permettre de combattre avec clairvoyance, avec conscience. Comme il le dit lui-même à la fin du superbe chapitre final du Capital (« la forme trinaire »), véritable synthèse des trois Livres, il a estimé nécessaire en écrivant cette ouvrage d’exposer « la réification des rapports de production et comment ils deviennent autonomes vis-à-vis des agents de la production »73. Tel est l’axe de son travail: dévoiler le fétichisme, rendre conscient ce qui est caché, cet obscurcissement étant un obstacle bien plus important que la bourgeoisie à la révolution. Il suffit de constater combien cette tâche a été depuis complétement abandonnée, pour saisir l’ampleur du recul du marxisme, et comprendre, pour une large part, les régressions du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes développés.
Il nous faut donc encore revenir au fétichisme dont la mise à jour est tout l’objet du Capital. Il est repéré, et défini en général, dès le tout début du Livre l, lorsque Marx montre que les hommes entrent dans des rapports de production immédiats en tant que propriétaires de marchandises, de choses, et qu’il en résulte que ces choses acquièrent des caractéristiques sociales déterminées. Par exemple, capitalistes et ouvriers échangent du travail passé contre du travail vivant sous la forme salaire contre force de travail (réification des rapports de production). Et de ce rapport capital/travail nait la forme sociale capital, valeur s’auto-valorisant. Le rapport marchand (échange de valeurs égales, salaire = prix de la force de travail) cache le rapport d’absorption (le travail vivant passe dans le travail matérialisé). L’organisateur de ce rapport, qui apparaît n’être qu’entre les choses, acquiert le rôle social de capitaliste (personnification des choses), est contraint s’il le faut à ce rôle par les choses exerçant leur pression à travers la concurrence.
Nous avons vu pourquoi le travail se chosifie en prenant la forme valeur et celle-ci la forme prix, les moyens de production la forme capital, les moyens de subsistance des ouvriers la forme salaire, le surtravail la forme plus-value et celle-ci les formes profit, intérêt, etc. A partir des formes les plus simples jusqu’aux plus complexes, Marx a mis à jour l’origine des rapports entre les hommes, le caractère des formes sociales (salaire, prix, intérêt, etc.) prises par le procès de production. Au début, ces formes apparaissent pour ce qu’elles sont: le résultat du procès de production. Mais plus celui-ci se répète et se complexifie en fonctions séparées (capital industriel, financier, commercial, etc.), plus ces formes s’autonomisent. Chaque phase de la production est le résultat de la précédente et la condition de la suivante. C’est dans cette répétition incessante que, progressivement, les formes autonomisées de la valeur finissent par se cristalliser, par apparaître comme ayant toujours existées, donc comme préalables, comme conditions de la production, contraignant donc en tant que telles, et par la concurrence, tous à s’adapter aux lois qui régissent leurs rapports (entre les choses, prix, salaire, profit, intérêt, etc.).
Nous avons vu que ces choses prennent leur envol et acquièrent leur consistance dans la sphère de la circulation et des échanges puisque c’est là que s’y métamorphose la valeur en ses formes autonomisées. C’est la sphère où les choses revêtent un caractère social après que le travail humain concret qui les a produites l’ait perdu. Ce transfert du caractère social sur les choses et dans la sphère de la circulation et des échanges, fait que c’est de leurs rapports et de là que viendront toutes les informations qui détermineront le comportement des agents de la production. Informations donc non seulement fragmentaires, empiriques et à posteriori (après que les choix sur lesquels elles informent aient été faits), mais pire encore, totalement déformées et mystifiées car ne reflétant que le mouvement de ces choses et de leurs rapports qui, nous l’avons vu, sont autonomes et séparés de l’activité humaine réelle dont il ne peut donc pas être ainsi rendu compte.
Le dollar monte, le franc baisse, les taux d’intérêt se tendent, les profits stagnent, la Bourse craque… chaque jour les économistes élucubrent sur les mouvements de ces choses, et ce sont des usines qui ferment ou ouvrent, des chômeurs, des famines, des luttes, etc., qui en découlent. Il serait facile de multiplier les exemples montrant qu’aucune de leurs explications sur les causes et les conséquences de ces mouvements n’expliquent quoi que ce soit, puisqu’elles sont constamment démenties par les faits et qu’ils en changent comme de chemise, n’arrêtant pas de se contredire eux-mêmes.
C’est qu’ils ignorent soigneusement les rapports sociaux internes qui déterminent les mouvements profonds du capitalisme, la production de plus-value, l’accumulation et les crises. C’est pourquoi, les hommes du monde fétichisé ne peuvent que tenter de trouver un bon « équilibre » entre les choses à défaut d’une organisation rationnelle, tantôt relançant l’offre ou la demande, tantôt baissant les salaires ou taxant les revenus, manipulant les taux d’intérêts et les monnaies, un jour libéral avancé et le lendemain exigeant de l’Etat qu’il intervienne pour soutenir ceci ou cela. Au mieux, ils n’aboutissent jamais qu’à un équilibre précaire et de circonstance, de hasard, aussi instable que momentané.
Mais le fétichisme n’est pas que l’idée inversée que tout provient du mouvement et des rapports des formes autonomisées de la valeur dans la sphère de la circulation et des échanges. Il est aussi l’idée inversée que c’est le capital, le travail matérialisé, qui produit le progrès.
Au commencement, on trouve le rapport de séparation entre producteurs-échangistes indépendants qui s’exprime par la loi de la valeur, Ensuite, toute l’histoire du capitalisme est celle de la séparation de plus en plus profonde et complexe de ce rapport initial simple: entre capitalistes et ouvriers, entre industriels, commerçants, financiers, entre le pôle intellectuel et le pôle exécutant… Parallèlement, la valeur se développe à son tour sous des formes diverses régies progressivement par les lois du Monde Enchanté, comme: production pour le profit, productivité, accumulation, inflation, surproduction, etc.
C’est avec la plus-value relative et le machinisme que se développe la séparation qui devient déterminante: cette division sociale du travail particulière par laquelle l’ouvrier est dépossédé au profit du pôle des puissances intellectuelles de la production. Nous y reviendrons. Dans ce processus, le travail passé semble produire pour lui-même la plus-value et le progrès. « Cette propriété du travail objectivé de se transformer en capital, c’est-à-dire de transformer les moyens de production en moyens de commander et d’exploiter le travail vivant, semble être inhérent aux moyens de production… le capitaliste fonctionne uniquement comme personnification du capital… la domination du capitaliste sur l’ouvrier est en conséquence domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur »74.
Plus le capitaliste concentre les moyens de production et plus les hommes sont à l’inverse divisés, fragmentés, extériorisés et rejetés. Le mouvement du capitalisme apparaît ainsi comme celui d’une séparation croissante des hommes entre eux, d’avec le produit de leur travail, d’avec leur travail lui-même dont ils sont dépossédés au profit du pôle des moyens de production. C’est-à-dire séparés d’avec eux-mêmes et d’avec la maîtrise de leurs rapports avec la nature.
Dans cette situation, ils sont donc sans maîtrise sur la société, extérieurs à l’Etat. Au mieux, dans les régimes démocratiques, ils choisissent ceux qui sont les dominateurs. Plus la démocratie s’affirme haut et fort, plus en fait s’affirme le pouvoir des experts et l’exclusion du peuple. Dans tous les domaines, de la médecine aux finances, de l’économie à la morale, ils tranchent, décrètent, disent le bien et le mal, le possible et l’utopique, le passé et l’avenir. Mais à chaque fois que survient un cataclysme au présent, ils ne savent qu’étaler leur impuissance à travers des formules toutes prêtes: la conjoncture, les marchés financiers, la contrainte externe, les autres…
Dans le système capitaliste, on appelle liberté le fait que la possession, ou pas, de telle ou telle chose (moyens de production, terre, diplôme, etc.) détermine le rôle de chacun dans la société, ce qu’il est, ses comportements sociaux immédiats. Et comme cette liberté est très limitée et se heurte à des contraintes très visibles comme le travail, l’Etat, la concurrence, les crises, les conflits, etc., au lieu d’en voir l’origine historique et sociale, on les baptisera « nature humaine ».
Finalement, le capitalisme produit un homme dominé par le produit même de son activité qui forme un monde de choses qu’il ne maîtrise pas et se retourne contre lui. Le fétichisme aboutit à ce que l’homme de cette société ne s’y construit pas consciemment en tant qu’homme, mais croit, religieusement, qu’il a été construit, qu’il agit seulement suivant sa nature. C’est réellement un monde religieux. Comme évidemment, il se construit par son activité, il ne le fait qu’inconsciemment, sans maîtrise, sans projet. Il n’est qu’à prendre pour exemple la science dont les immenses progrès se heurtent, contradictoirement, à ce qu’on ne connaît ni ne maîtrise la société qui les produit, et qui les produit dès lors aveuglement. Aveuglement au point qu’ils échappent à celui qui n’est qu’un apprenti sorcier, jusqu’à se retourner contre lui en de nombreuses catastrophes écologiques qui ne sont, bien sûr, que fatalités et défauts de la nature humaine.
La théorie du fétichisme, l’essence de la mystification capitaliste, tel est le cœur de l’œuvre révolutionnaire de Karl Marx. Aussi, que ses successeurs l’aient abandonnée est au cœur des errements du mouvement révolutionnaire. Car, ce faisant, ils ont perdu de vue la théorie générale des rapports sociaux capitalistes, ce qu’est la théorie du fétichisme en ce sens qu’elle donne les relations par lesquelles les rapports internes des hommes aux hommes apparaissent à la surface complétement inversés comme des rapports entre choses. Sans analyser ces relations, aucune analyse concrète n’est possible, et donc aucune activité révolutionnaire consciente.
Mais nous n’en avons pas pour autant terminé avec notre question. Avec le fétichisme, nous avons l’homme dont la conscience est mystifiée. La conscience n’est pas tout. L’inversion des rapports dont nous venons de parler est aussi l’expression d’une sorte d’inversion de l’homme lui-même, par rapport à sa nature: le capitalisme produit l’homme aliéné.
IV.2.2 L’homme aliéné
Aliéner ou se dessaisir de quelque chose: un objet, son travail, sa liberté, etc. Le fétichisme est aliénation puisqu’il est mystification, donc soumission aveugle de l’homme au monde social dans lequel il vit, mais que, par ignorance de ses mécanismes profonds, il ne maîtrise pas comme il le pourrait (perte de liberté). Mais si le fétichisme est conscience fausse, le Monde Enchanté, nous l’avons vu, n’est pas qu’un monde fétichisé, illusoire. Il est un monde réel (une part du monde réel) où l’homme est réellement chosifié.
En fait, cette chosification est particulièrement accentuée et significative du capitalisme moderne et de la situation du prolétaire dans cette phase ultime où il est soumis à un dépouillement total (et pas seulement du produit de son travail) au profit du pôle du travail matérialisé concentrant la richesse tant matérielle que scientifique.
Si le capitalisme moderne n’était qu’exploitation et anarchie masquées par la conscience fausse, il suffirait, comme pour combattre la religion, de rétablir une conscience vraie. Or cela n’est déjà pas suffisant si l’on se rappelle que cette mystification a pour base des rapports sociaux de séparation, et se reproduira tant qu’ils existeront. Et quand ces rapports ont atteint le stade où le prolétaire est dépouillé du savoir, de la science, on pourrait bien le proclamer égal, ou même maître exerçant le pouvoir, il n’en serait rien: la maîtrise réelle lui échapperait. Se réapproprier la science est bien autre chose que de s’emparer des biens des bourgeois, ou de s’attribuer le produit de son travail. Il faut supprimer le rapport d’aliénation. Il y faut du temps et beaucoup de « révolutions culturelles ».
Marx avait d’ailleurs très bien pressenti le problème lorsqu’il insistait sur l’idée que la tâche des révolutionnaires n’était pas seulement de comprendre ce monde, mais de le transformer, et que sa découverte n’était pas celle de la lutte de classes, mais de la nécessité d’une phase de transition, la dictature du prolétariat, pour transformer les rapports sociaux de séparation (dont le dépouillement intellectuel du prolétaire est aujourd’hui le plus déterminant) afin de reconstruire une Communauté des hommes (« Gemeinwesen »).
Revenons donc au travail aliéné. Tout d’abord, et fondamentalement, les individus de la société marchande se trouvent progressivement séparés du caractère concret de leur travail. Ils n’échangent plus leurs travaux en tant que produit de leur activité créatrice, de leur habilité, de leur savoir-faire, de leur intelligence, bref, en tant qu’expression de leur qualité propre, de leur être, et support de la reconnaissance d’eux-mêmes par autrui75, mais en tant que travail abstrait, indifférencié, seule forme sous laquelle leur travail est social. Il s’agit encore de travail, mais déjà de travail aliéné par la séparation du producteur d’avec le produit, qui n’existe que sous cette forme qui n’est pas lui, qui n’est pas l’expression de ce qu’il y a mis, qui ne lui permet pas de se faire reconnaître comme individu particulier. Ce n’est pas l’association des hommes, mais plutôt leur division qui aboutit à la socialisation de leurs produits. Et c’est par les choses que les hommes sont ce qu’ils sont.
Ici l’aliénation est issue du travail tel qu’historiquement déterminé par la société marchande. Puis, de même qu’il le fait pour la valeur, Marx va développer une analyse plus complexe et plus concrète de l’aliénation au fur et à mesure qu’il déroule sous nos yeux le développement historique du capitalisme.
Aux débuts (domination formelle), la séparation n’est plus seulement d’avec le caractère concret de son activité, mais est aussi dépossession, le produit passant aux mains du propriétaire des moyens de production. Mais c’est évidemment avec la domination réelle, et le développement du capitalisme moderne, que se manifeste le dépouillement intellectuel et scientifique, puisqu’elle se caractérise par l’accroissement continu d’une nouvelle Division Sociale du Travail spécifique (intellectuels/manuels), qui devient le fondement des rapports sociaux de production modernes. Il est nécessaire d’y revenir un moment.
La tendance du capital est « l’accroissement de la force productive du travail et la négation toujours plus grande du travail nécessaire. L’effectuation de cette tendance, c’est la transformation du moyen de travail en machinerie… Dans la mesure où le temps de travail – la simple quantité de travail – est présupposée par le capital comme le seul élément déterminant, dans la même mesure le travail immédiat et sa qualité cessent d’être le principe déterminant de la production, de la création de valeurs d’usage… Le travail (immédiat, n.d.l.r.) n’apparaît plus tant comme partie intégrante du procès de production. L’homme se comporte bien plutôt comme un surveillant et un régulateur vis-à-vis du procès de production… L’ouvrier apparaît comme superflu pour autant que son action n’est pas déterminée par le besoin du capital… (le travail immédiat) est réduit, quantitativement à des proportions infimes, et qualitativement à un moment, certes indispensable, mais subalterne par rapport au travail scientifique général et à l’application technique des sciences naturelles, par rapport à la force productive générale qui découle de l’organisation sociale de l’ensemble de la production… »
Le capitalisme développe à la fois le machinisme et la division du travail. Ou plutôt, il ne développe le machinisme que comme moyen de dépouiller l’ouvrier de toute activité intelligente, de le contraindre par une organisation despotique du travail, de le réduire à une fonction la plus interchangeable possible, la plus précaire, la plus fragile afin de rendre aussi difficile que possible sa pression sur le capital. C’est-à-dire qu’il crée à la fois la possibilité pour l’homme de réduire à peu de chose les tâches contraignantes, ingrates, « inférieures » de la production (surveillance, régulation, entretien, etc.) en même temps qu’il les réserve à la masse des travailleurs manuels tandis que le travail scientifique, créateur, est réservé aux « puissances intellectuelles ».
D’un côté, le travail « dévalorisé », de l’autre le travail « valorisé ». Ceci pour reprendre ce terme de « dévalorisation du travail » que tant de sociologues constatent aujourd’hui, mais qu’ils ne parviennent pas à expliquer au fond. Ils proposent toutes sortes de palliatifs aux capitalistes pour « motiver » plus et contraindre l’ouvrier à un travail qui lui répugne absolument: depuis les primes et autres « stimulants matériels » jusqu’à « l’enrichissement des tâches », et sans oublier les moyens répressifs (contre l’absentéisme, les congés maladie, le coulage, le sabotage, etc.). Mais ils se gardent bien d’aller au fond du problème: libérer l’ouvrier de l’asservissement à la machine, qu’il ne soit plus le serviteur d’un processus de production qui lui est extérieur tant que l’ouvrier est voué au « travail immédiat », travail subalterne dominé par la machine (qui concentre en elle le travail scientifique et technique dont l’ouvrier est exclu). Mais qu’il puisse réellement accéder au « travail scientifique général » qui est celui qui permet à l’homme aujourd’hui de dominer le processus de production, d’en être le maître, de se réaliser à travers lui en accordant son activité à son essence d’être conscient façonnant la nature.
Autrefois, l’outil aux mains de l’ouvrier l’unissait à ce qu’il produisait. L’outil permettait en effet « d’accorder l’activité du travailleur à l’objet de celui-ci ». Au contraire, la machine « accorde l’action de la machine à la matière première », à l’objet. Plus elle est automatique, plus elle réduit le travailleur à un rôle de surveillance du déroulement de cette action extérieure à lui. L’outil demande son habileté, son expérience, son initiative créatrice. La machine ne lui demande que d’être servie. Son activité est en quelque sorte étrangère à sa conscience. C’est elle qui impose son rythme, ses méthodes. L’ouvrier devient inessentiel par rapport à la machine76.
Ceci bien sûr parce que le capitalisme, en même temps qu’il développait le machinisme, développait aussi la division du travail pour contrôler et contraindre l’ouvrier. Le machinisme transforme le travail, transforme le rapport de l’homme à la nature: l’habileté, l’expérience, le « métier » cèdent le pas au travail scientifique et technique qui fait appel aux plus hautes capacités de l’homme. Mais le capitalisme a contraint l’ouvrier aux opérations parcellisées, répétitives, de serviteur de la machine, réservant à d’autres le travail créateur. Ceci pour enlever toute maîtrise à l’ouvrier sur le processus de production, afin de pouvoir le dominer et l’obliger au surtravail pour le capitaliste (le déposséder du travail pour le déposséder du produit du travail). Ainsi, ce qui est enlevé à l’ouvrier comme possibilité de préparer, d’organiser, de concevoir le travail et le produit va être confié par le capitaliste à un petit nombre de salariés qui seront dispensés des travaux manuels et chargés de « penser » l’organisation général du travail. « Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine, L’enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales, a pour condition l’appauvrissement en forces productives individuelles ».
Ainsi, cette DST, ce n’est plus seulement le produit du travail qui s’oppose au producteur comme chose étrangère (l’humain opposé au matériel qui correspond à la soumission formelle de l’homme au capital, à l’argent). Mais ce sont les qualités humaines intrinsèques elles-mêmes de l’ouvrier (intelligence, expérience, etc.) qui sont comme vampirisées par le capital: il s’en trouve comme vidé au profit du pôle des puissances intellectuelles et organisatrices de la production. Dès lors, les experts, les élus, les gens autorisés et médiatisés décident de tout, avec le plus grand mépris de la masse, amorphe et ignare à leurs yeux, et qualifiée de bestiale lorsqu’elle se révolte pour reprendre ce bien. Il n’est pas proféré pires vociférations que lorsque les masses prétendent faire partager aux intellectuels les travaux ingrats des champs et des usines (cf. la Révolution Culturelle), et accéder à la maîtrise de la science. De nos jours, toucher au pouvoir des experts en tous genres est sûrement considéré comme plus scandaleux encore que prétendre participer à la richesse matérielle. Ca en est pourtant le préalable, sauf se contenter du partage de quelques miettes.
Par la division manufacturière du travail, le capitalisme morcelle l’homme, estropie le travailleur en détruisant ses capacités multiples. « Diviser l’homme, c’est l’exécuter s’il a mérité une sentence de mort; c’est l’assassiner s’il ne la mérite pas. La division du travail, c’est l’assassinat d’un peuple ».
Avec cette DST se développe un nouveau fondement de la séparation des hommes en classes. Dès lors, la base de l’existence et de la reproduction de ces classes n’est plus seulement dans la dépossession de la propriété, ni même du produit du travail, mais plus encore dans cette DST, la place de chacun dans la production comme le disait Lénine. La dépossession du travail est, stricto sensu, son aliénation. « Or, en quoi consiste la dépossession du travail? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et quand il travaille il n’est pas lui, Son travail n’est pas volontaire mais contraint. Travail forcé, il n’est pas satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe plus de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieur du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas; que dans le travail, l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre… on en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales: le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc., et que dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité: ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal »77.
L’homme vit entièrement dans la nature et de la nature. Il se distingue de l’animal sur ce point en ce qu’il poursuit une activité consciente de transformer la nature, de modifier en permanence son rapport à elle. Sa liberté est d’en comprendre les lois et phénomènes afin de les utiliser à cette transformation (« la liberté est l’intelligence de la nécessité »). C’est dans cette activité consciente de transformation qu’il est homme. Il vit de la nature, mais produit aussi la nature en façonnant le monde. Son activité, parmi les autres hommes et avec eux collectivement, doit lui permettre d’atteindre à cette jouissance d’une création libre. Elle doit être activité à travers laquelle l’individu contribue à la réalisation des besoins sociaux et se réalise en tant qu’homme, se crée lui-même. Une activité grâce à laquelle la nature, le monde lui apparaissent de plus en plus comme son œuvre.
Au contraire de cela, le capitalisme rend le monde étranger et hostile à l’ouvrier. Le travail aliéné rompt le lien de l’homme avec la nature. Dans le travail aliéné, l’homme n’agit pas libre mais contraint, il ne façonne pas la nature mais il est dominé par elle, il ne se crée pas lui-même mais est ce que la machine capitaliste l’oblige à être (« métro-boulot-dodo »), son activité n’est que de trouver les moyens de subsister et non de se construire: « la vie elle-même apparaît comme un simple moyen de vivre ».
Perdre sa vie à la gagner dit souvent le prolétaire. Ce n’est pas seulement qu’il n’exerce son activité que pour survivre, mais que le contenu même de cette activité s’appauvrit pour s’accumuler en face dans le camp des puissances intellectuelles, du pôle organisateur de la société (les fonctionnaires et idéologues du capital, aussi bien privé que public) dont les travailleurs « de base » sont exclus. Cette société leur est de ce fait de plus en plus étrangère. « Plus le pouvoir de la société paraît grand et organisé dans le système de la propriété privée (ou nationalisée à la mode social-démocrate révisionniste, n.d.l r.), plus l’homme devient égoïste: il se sent étranger vis-à-vis de la société et vis-à-vis de son propre être »78.
C’est un fait bien connu que les masses se désintéressent de plus en plus de la société sur laquelle elles n’ont aucune prise (et, exemple le plus simple, les taux d’abstention en apportent la preuve à chaque élection). Désintérêt pour ses lois, ses objectifs, sa politique, sa morale et ses vertus aussi souvent bafouées que proclamées. Tout cela est fait, pensé, appliqué par d’autres et pour d’autres. Et les mêmes puissances intellectuelles qui excluent les masses de la société dissertent d’un air faussement chagriné sur la perte du sens civique, du sens moral, sur l’apathie, l’égoïsme et les comportements asociaux jusqu’à être parfois bestiaux. Ils ignorent, ou feignent d’ignorer, que ce sont des récoltes qu’ils ont semées et sèment tous les jours, eux qui ne cessent d’abaisser et d’avilir l’homme.
Les idéologues du capitalisme prétendent qu’il permet le plus grand développement de l’individualité. Nous le savons et le voyons tous les jours: l’individu y est contraint dans un rôle social déterminé et étroit par les choses et leurs mouvements. Dès lors, il s’efforce d’apparaître différent par les choses elles-mêmes, par des signes extérieurs à lui: voiture, mode, loisirs codifiés, voire excentricités diverses dans les apparences. Voilà les petits riens par lesquels il affirme sa « personnalité », sa différence. Dans un monde en fait uniformisé par la production de masse, la propagande systématique de la pensée monotone du petit groupe d’experts autorisés, la publicité, etc., l’individualité ne se manifeste que par ces signes dérisoires du conformisme le plus fade. Ou alors, dans la jungle de la concurrence, elle prend la forme inhumaine de l’individualisme, du tous contre tous, où sont glorifiés les plus cyniques, les plus cruels. Dans ce système, chacun n’est pas unique, mais tous sont isolés. Il arrive que l’isolement les fasse se croire uniques! Ou aussi que cette solitude les tue. A contrario, être unique, pouvoir échanger ce que chacun a d’unique avec les autres, voilà ce qui créera de vrais liens humains sous le communisme.
Comme pour le fétichisme, l’aliénation touche à son sommet avec le crédit. « Pensez à ce qu’il y a d’abject dans le fait d’estimer un homme en argent comme c’est le cas avec le crédit. Le crédit est le jugement que l’économie politique porte sur la moralité d’un homme ». Dans le crédit, l’homme n’est en rapport avec l’homme qu’en tant que possesseur d’argent: l’homme est l’argent, ses qualités morales, intellectuelles, etc., sont argent.
La fragmentation du prolétaire trouve partout, si l’on peut dire, une application, Par exemple, dans l’organisation de l’espace urbain qui éclate les fonctions, travail, loisirs, habitat, en zones différentes et éloignées, où la vie sociale est brisée dans les banlieues HLM. Aussi dans la coupure grandissante villes étouffantes/campagnes désertifiées. Et l’on pourrait continuer avec les loisirs, la culture, etc. Mais restons-en à la base de tout, la production, et revenons donc à notre point de départ: le travail.
Analysant ainsi ce qu’est le travail aliéné, Marx poursuit en disant: « voyons maintenant comment le concept de travail aliéné, dépossédé, doit s’exprimer et se manifester dans la réalité ». Dans la réalité, il se passe que si l’ouvrier est dépossédé de tout pouvoir sur son travail, c’est bien parce que cela est en possession d’un autre. Ainsi le travail aliéné, qui est séparation de l’homme d’avec la nature, produit dans la réalité d’autres séparations concrètes: « il produit aussi le rapport dans lequel d’autres hommes se trouvent à l’égard de sa production et de son produit, de même qu’il produit ses propres rapports avec ces autres hommes ». Autrement dit: « le rapport du travailleur au travail engendre le rapport du travailleur au capitaliste ou à tout autre maître du travail, quelque nom qu’on lui donne. La propriété privée est donc le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail dépossédé, du rapport aliéné de l’ouvrier à la nature et à lui-même… si la propriété privée apparaît comme la raison, la cause du travail aliéné, elle en est bien plutôt la conséquence »79.
A une époque où la nationalisation de la propriété privée nous est présentée comme l’essence du socialisme, cette analyse de Marx vient opportunément nous rappeler que c’est le travail aliéné qui produit les rapports sociaux capitalistes (la division du travail) et que ce sont ces rapports eux-mêmes qui à leur tour sont à la base de l’existence des classes. La révolution ne consiste pas à changer « le maître du travail » et à laisser intact l’opposition de l’homme à la nature et le rapport social des hommes entre eux qui en résulte. Elle ne consiste pas à rendre un peu plus « démocratique » la vie à l’usine et dans la ville, un peu moins dur le travail et même à en réduire le temps: mais à le changer, à supprimer complètement le travail aliéné.
Les extraits ci-dessus, tirés des « Manuscrits de 1844 », amènent à dire un mot à propos de soit disant contradictions, dans l’œuvre de Marx, sur le travail aliéné. En gros, certains lui ont reproché d’avoir tantôt fait de l’appropriation privée le point de départ (dans le début du Capital), tantôt au contraire du travail aliéné la source de l’appropriation privée. Dans le même ordre d’idée, une conception « purement » matérialiste s’opposerait à une conception humaniste.
Comme si les rapports sociaux étudiés dans Le Capital n’avaient rien à voir avec l’homme déshumanisé des « Manuscrits de 1844 ». En fait, il n’y a pas, sur ce point, de contradiction chez Marx. Mais il y a l’histoire du capitalisme, avec le renversement dont nous avons parlé, que Marx n’avait pas encore scientifiquement analysé en 1844.
Ce renversement, nous l’avons vu, est celui par lequel le capital passe de la domination formelle à la domination réelle. Au cours de ce processus historique, le capitalisme se transforme profondément, et l’erreur est de le croire toujours le même qu’à l’époque des débuts de la loi de la valeur.
Nous avons dit qu’il est la connexion des mondes internes et de la surface. Interne: des rapports sociaux de séparation déterminent des rapports entre choses. A la surface, ceux-ci, plus ou moins métamorphosés suivant le stade historique, déterminent des rapports sociaux. Mais ces deux mondes, et donc leurs connexions, n’ont pas la même consistance des débuts à la fin du capitalisme.
Schématiquement, on a:
Au départ sont des producteurs/échangistes séparés qui ne retrouvent l’unité que par l’intermédiaire de l’échange des marchandises suivant la valeur, quantité de travail abstrait. A la surface, le même rapport entre les choses suivant la valeur détermine, post festum, l’affectation du travail social, l’anarchie de la production. Ici, le fétichisme trouve son fondement dans le fait que ce sont les rapports entre les choses (marchandises-valeurs) qui règlent les rapports sociaux, les comportements. Mais derrière ces choses, il y a encore trace du travail (sous l’aspect travail abstrait, valeur), Cela reste encore vrai dans la phase de domination formelle du capital. Là, le rapport d’exploitation est introduit, mais il porte ouvertement sur le temps de travail (allongement de la journée). Le producteur, l’ouvrier, garde son savoir faire. L’aliénation n’est « que » séparation de l’homme d’avec le produit de son activité (échange de travail abstrait, puis aussi appropriation par le capitalisme).
A l’arrivée, la situation est différente. Ce ne sont plus seulement les unités de production qui sont séparées (au contraire, il y a eu une relative concentration dans les monopoles mondiaux), c’est plus encore la séparation du pôle de l’organisation et de la science du côté capitaliste, et du pôle dépouillé de qualification, fragmenté, déshumanisé, du côté prolétaire. Tel est le nouveau fondement concret du monde interne, qui n’annule pas le précédent mais devient déterminant. A la surface, la valeur s’est décomposée en des formes multiples et variées, autonomisées par rapport à elle au point qu’elle disparaît et, avec elle, c’est aussi le travail qui s’estompe. L’exploitation par la productivité (plus-value relative) ne semble plus reliée à la quantité du temps de travail. Le fétichisme s’élargit à une nouvelle figure: tout, science, progrès, richesses, semblent n’avoir pour origine que le pôle capitaliste des moyens de production, des experts, des puissances intellectuelles. Il y a donc aussi renversement dans la conscience des connexions entre les rapports sociaux internes et ceux de la surface. Ce qui était conséquence devient cause. Le travail était la source de tout, maintenant c’est le capital.
L’aliénation est alors beaucoup plus qu’elle n’était dans la phase précédente: sur la base de la Division Sociale du Travail moderne (rapports internes), elle est séparation de l’homme d’avec lui-même, destruction de l’humanité ancienne de l’ouvrier-artisan transformé en prolétaire.
C’est donc bien tout le capitalisme, ses deux mondes, qui est en mouvement, et pas seulement certaines de ses apparitions concrètes à la surface. Et ceci est bien sûr aussi valable pour l’aliénation. Certes, ce concept n’est pas du même ordre que celui de capitalisme en tant que connexions de deux mondes inversés. Et on peut s’en passer pour comprendre d’où viennent les revenus, quelles sont leurs sources, comment la richesse est produite et accumulée (analyse qui est celle, stricto sensu, du Capital: analyse de l’infrastructure du capitalisme comme connexions des mondes « interne » et « externe »). Mais l’aliénation nous dit quel homme produit le capitalisme et quel homme est produit par lui. Et, sur ce point finalement essentiel, il est évident que les deux phases principales du capitalisme (dominations formelle et réelle) doivent trouver leur expression dans les deux types différents d’aliénation. Au début, elle est aliénation de soi à travers l’aliénation du caractère concret de son activité et du produit de son activité. Et puis elle devient autre chose en plus: son activité même, donc l’homme social, dépouillé, fragmenté, vidé de ses qualités propres. L’une peut être caractérisée par le « hors de soi », l’autre par le « pas de soi » (ou aliénation de la chose produite et aliénation de soi)103.
Ainsi, les deux conceptions de l’aliénation ne sont nullement contradictoires, mais complémentaires. Au début, l’homme est séparé de son produit: il a un travail concret relativement riche (quoique limité, il ne s’agit pas de glorifier l’artisanat ou le métier ou le retour à la terre comme le summum de l’activité humaine riche!), mais ne produit socialement que du travail abstrait, qui plus est, approprié par d’autres. Séparation de l’activité de la forme sociale qu’elle revêt, de celui qui produit et de celui qui dispose. Puis, autre chose quand l’homme est séparé d’avec lui-même, que ses qualités sont absorbées en face de lui comme puissances hostiles. D’où le renversement des bases de la propriété. Historiquement, elle est bien à l’origine de la séparation, de l’aliénation de la chose. Mais concrètement, elle devient ensuite conséquence de la DST et de l’aliénation de soi: aujourd’hui, la propriété juridique importe moins que le fait que la maîtrise des sciences, techniques et autres sont les instruments les plus forts (et bien plus forts que la propriété juridique) de la maîtrise du travail et du pouvoir (la preuve, les entreprises nationalisées). Et ce n’est qu’en supprimant cette appropriation là qu’on supprimera les classes (qui, sur cette base, subsistent et se développent dans les pays dits communistes).
Finalement, non seulement on ne trouve pas de contradiction chez Marx, mais ce qui est au contraire remarquable, c’est que très tôt, il a saisi le phénomène de l’aliénation dans toutes ses déterminations. Dès les « Manuscrits de 1844 », donc bien avant d’avoir systématisé une analyse scientifique et historique dans Le Capital, il définit l’aliénation sous ses deux aspects fondamentaux:
– Plus l’ouvrier travaille, plus il s’appauvrit. Aliénation de la chose. Le produit du travail vient s’opposer à l’ouvrier comme un être étranger (« plus l’ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu’il crée en face de lui devient puissant »).
– La dépossession des qualités humaines exprimées dans le travail. Aliénation de soi. Le travail devient sans aucun intérêt, forcé, ressenti comme extérieur à soi, « une mortification pour le corps et une ruine pour l’esprit ».
Ainsi, les « Manuscrits de 1844 » ne s’opposent pas tant qu’il a été dit au Capital. Aliénation de la chose et aliénation de soi: l’essentiel est dit (ou encore « le rapport de l’ouvrier au produit du travail » et « le rapport entre le travail et l’acte de production à l’intérieur du travail »). Et la conséquence est aussi déjà trouvée en 1844: l’homme séparé de la nature, de son activité vitale, de son moi. Le travail aliéné rend l’espèce humaine étrangère à l’homme80.
Et si le Marx de la maturité s’est battu à juste titre contre l’humanisme bourgeois, l’idée d’une essence humaine, c’est parce qu’en général, il est faussement entendu par là toutes sortes de phénomènes présentés comme « naturels » par les idéologues alors qu’ils ne sont qu’historiquement déterminés et non le résultat d’une soit disant « nature humaine ». Il n’en reste malgré tout pas moins vrai qu’il y a une essence qui distingue l’homme de l’animal. C’est justement qu’il se fait en faisant l’histoire, qu’il s’active, qu’il produit suivant un projet conscient, ce qui distingue le pire des architectes de la meilleure des abeilles. C’est cette conscience du but, ce projet, qui le satisfait, de produire des objets, utiles et beaux aux autres qui, en les reconnaissant comme tels, le reconnaissent par là même, lui, comme homme. Ceci fait que l’aliénation du travail est bien aussi aliénation de l’essence humaine.
Certes, en 1844, Marx ne peut encore donner une définition scientifique, concrète, matérielle, de l’aliénation, n’ayant pas encore analysé de la sorte la valorisation et la DST. Il ne donne encore qu’un point de vue de l’aliénation en fonction de sa conception de l’essence de l’homme (l’homme « générique » des Manuscrits), la réalité inhumaine du travail forcé est opposée à l’essence humaine. Qualifier ce point de vue d’humaniste n’est pas le disqualifier. Ensuite, Le Capital concrétisera ce point de vue en analysant scientifiquement l’origine matérielle des choses dans le rapport social capitaliste évolué: le travail mort domine le travail vivant, les conditions objectives du travail se dressent face à l’ouvrier comme une puissance étrangère dont Marx donne les caractéristiques: despotique, organisatrice, totalitaire (s’attribuant tout, et le droit de dire la vérité sur tout), dévoreuse des richesses, etc. Dès lors, il est effectivement moins besoin de parler d’aliénation de l’essence humaine, ce qui reste abstrait: la description concrète est encore plus riche, les concepts qui en sont tirés plus précis. Mais ceci n’abolit en rien les prémisses posés de façon si lucide en 1844: cela, au contraire les confirme à l’évidence81.
Finalement, exploitation, fétichisme, aliénation forment trois concepts complémentaires et cohérents pour exprimer la situation de l’ouvrier dans la société capitaliste. Ils sont l’expression d’une même réalité: le rapport social de séparation qui devient loi de la valeur (et de valorisation) en économie, fétichisme dans la conscience des hommes et aliénation dans ce qu’ils sont. Il en résulte, en particulier, qu’on ne peut supprimer l’un de ces phénomènes sans le faire aussi des autres, que les uns et les autres se nourrissent mutuellement.
Mais il ne suffit pas de vouloir les supprimer. Encore faut-il que cela soit possible. Après avoir vu ce que produit le capital, il reste à dire qu’il produit aussi « les conditions matérielles de sa dissolution ».
IV.3 Les conditions de sa dissolution
IV.3.1 La dissolution est dans l’achèvement
Nous avons répété que le capitalisme n’est pas un état naturel des choses, défini une fois pour toute, mais un processus historique dont Marx analyse la naissance puis le développement. Quant à sa fin, il se garde bien de prophétiser quoi que ce soit, de prétendre pouvoir dire à l’avance ce que les hommes feront dans des circonstances encore inconnues. Fidèle à sa méthode, il montre seulement ce vers quoi on peut dire que le capitalisme tend, en prolongeant les grandes lignes de ce processus, Et cela (relisez par exemple ses analyses, il y a un siècle, sur l’automation), il le fait avec une lucidité inouïe, aboutissement d’une démarche qui, par l’exactitude de ses conclusions qui se constate jusqu’à aujourd’hui, est toute scientifique.
S’il est erroné de voir dans Le Capital une utopie prophétique quant à l’avenir, un tableau précis de la société communiste, il l’est encore plus de considérer ce que Marx dit du stade primitif du capitalisme sortant des limbes de la société marchande pour en déduire ce qu’est une société non capitaliste. C’est oublier ce que montre précisément Marx: que ce n’est que le capitalisme à sa pleine maturité qui crée les conditions matérielles de sa dissolution sur lesquelles, seulement, les hommes peuvent s’appuyer pour passer au communisme.
Cet « oubli » est justement une caractéristique du marxisme vulgaire qui ne veut retenir du capitalisme, au mieux, que ce qu’en dit Marx de ses débuts: l’anarchie de la production, l’appropriation par la propriété privée du produit du travail. Les bases objectives de cette version simpliste du marxisme sont bien sûr en grande partie dans le fait que les premières révolutions dirigées par des marxistes ont eu lieu dans des pays encore à ce stade primitif du capitalisme (Russie, Chine). Il y était exact que les problèmes immédiats de la révolution ne relevaient pas du passage rapide au communisme, mais d’un développement rationnel et conscient des forces productives. Savoir si le prolétariat pouvait diriger ce processus visant justement à créer les conditions du communisme, et qui consistait nécessairement à matérialiser du travail vivant, savoir s’il pouvait le contrôler et gérer à son profit une société de transition où subsistent fortement les bases de l’existence des classes, est un point qui ne sera abordé que dans le prochain tome. Mais, quoi qu’il en soit, les sociétés issues de ces premières révolutions ne pouvaient être considérées comme communistes (ce que n’ont d’ailleurs jamais fait ni Lénine, ni Mao), et encore moins leurs programmes (nationalisations, Plan, redistribution sociale, etc.) être présenté comme celui de tout le mouvement communiste international comme l’ont fait les Partis Communistes de la IIIème Internationale.
Les économistes, avons-nous dit, ne voient que le mouvement des choses telles prix, intérêt, profit, etc., et leurs rapports. Rapports de grandeurs, de quantités. La différence entre eux et les marxistes vulgaires est finalement assez minime. Les premiers ne savent pas les grandeurs qu’expriment ces formes (des quantités de travail social, de surtravail), les seconds pensent le savoir. Mais ni les uns ni les autres ne voient les rapports sociaux fondamentaux qui sont à la base de ces grandeurs et l’essence du capitalisme.
Certes, Marx n’est pas indifférent à la grandeur. Mesurer est une nécessité pour toute société, et les mesures sont aussi un élément pour appréhender la réalité. Derrière les prix (pour les libéraux) comme derrière les quantités de valeur (pour les marxistes), ce sont bien finalement des masses de travail humain qui sont réparties, affectées, déplacées, comme derrière les taux de profit ou de plus-value, c’est bien d’un rapport humain d’exploitation qu’il s’agit. Les mesures de grandeur peuvent alors être une façon de rendre compte de certains aspects de la vie et des rapports ouvriers/bourgeois.
Mais, comme nous l’avons vu, réduite à la quantité de travail, la loi de la valeur n’exprime que certains aspects, les plus primitifs et les plus simples, du capitalisme: l’anarchie de la production, l’exploitation. Au mieux, on approche par là d’une compréhension de comment fonctionne le capitalisme (avec, par exemple, l’explication de certaines de ses contradictions comme la baisse du taux de profit et les crises), mais nullement de pourquoi ça marche comme ça. Or c’est la réponse au pourquoi qui est évidemment primordiale puisque c’est elle qui permet de saisir ce qui est caché: le caractère historique limité du capitalisme, les rapports sociaux sur lesquels ce système est fondé, la complexité des connexions entre les rapports apparents du monde « extérieur » et les rapports fondamentaux du monde « interne » qui forment ce qu’est concrètement le capitalisme.
D’ailleurs, la question de la grandeur de la valeur n’est pas un véritable problème: elle ne donne lieu qu’à des débats académiques, car même quand ils prétendent que les prix n’ont rien à voir avec la mesure de la valeur, les capitalistes agissent en pratique exactement en conformité avec elle puisqu’ils font tout pour diminuer le temps de travail nécessaire, prouvant que telle est bien leur unité de mesure.
Enfin, il faut remarquer que la question de la valeur, et notamment de sa grandeur, a toute son importance à ce stade particulier de la genèse du capital issu de la société marchande ou sa loi s’étend à l’échange de la force de travail. Non seulement parce qu’alors le travail immédiat est la source essentielle de la création de richesses, mais aussi parce qu’à partir de là s’explique la spécificité, propre au capitalisme, du processus de valorisation (l’échange à valeur égale de capital contre de la force de travail se développe en absorption du surtravail par le travail mort). Mais la genèse du capital n’est pas identique à sa maturité. A travers le processus de valorisation, le capitalisme se développe et se transforme en suivant sa tendance naturelle ainsi posée à diminuer au maximum le travail nécessaire. Tendance qui « se réalise dans la transformation de l’outil de travail en machine ». Transformation qui consiste concrètement, nous l’avons vu, à intégrer progressivement les qualifications des travailleurs dans les machines. « L’accumulation du savoir, des maitrises, des forces productives générales du génie social est, elle aussi, absorbée dans le capital ». Et « par conséquent, le capital ne trouve son plein épanouissement, dans le mode de production qui lui convient, que si le moyen de travail a pris non seulement la forme de capital fixe, mais a disparu dans sa forme concrète, et si le capital fixe se dresse comme machine face au travail au sein du processus de production, qui, échappant dès lors dans son ensemble à toute subordination aux habiletés directes du travailleur, se présente comme une application technologique de la science »82.
C’est de ce « plein épanouissement » que découlera la « dissolution » du capitalisme, et non de ses formes primitives. Car dès lors, « la force valorisante du travail individuel disparaît comme facteur infiniment petit » par rapport à la valeur matérialisée dans les machines. Ou encore: « dans la mesure même où le temps – quantum de travail – est posé par le capital comme le seul élément déterminant de la production, le travail direct pris comme principe de création des valeurs d’usage disparaît ou du moins se trouve réduit quantitativement et qualitativement à un rôle certes indispensable, mais subalterne, en regard du travail scientifique en général, de l’application technologique des sciences naturelles, et de la force productive générale issue de l’organisation sociale de l’ensemble de la production – qui apparaît comme le don naturel du travail social (bien qu’il s’agisse d’un produit historique). Le capital œuvre ainsi à sa propre dissolution comme forme qui domine la production ».
Ainsi, si on considère la loi de la valeur, « l’ultime développement du rapport de valeur et du système de production fondé sur la valeur » est atteint lorsqu’il va jusqu’à l’échange de capital contre du travail vivant (toujours ce point de renversement dans l’histoire du capital). Au delà (à partir de la domination réelle, de la plus-value relative), la loi de la valeur s’estompe avec la diminution du temps de travail nécessaire, Ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’elle disparaît: c’est la contradiction du capitalisme de rester fondé sur une loi dont il efface lui-même ce qui la mesure. « Mais, à mesure que la grande industrie se développe, la création de la richesse vraie dépend moins du temps et de la quantité de travail employés que de l’action des facteurs mis en mouvement au cours du travail, dont la puissante efficacité est sans commune mesure avec le temps de travail immédiat que coûte la production; elle dépend plutôt de l’état général de la science et du progrès technologique, application de cette science à la production »83.
La quantité de travail n’est plus « le maître pilier » de la production des richesses. Le capitalisme en produit certes en profusion, mais essentiellement par le travail matérialisé. Or seul le travail vivant est source de plus-value, de profit (en dehors du « profit extra »). C’est donc le capitalisme lui-même qui, dans son développement, sape ses fondements: la production de surtravail, l’accumulation ou absorption de travail vivant. « Le capital est contradiction en acte: il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort – du temps de travail nécessaire. D’un côté, le capital met en branle toutes les forces de la science et de la nature, il stimule la coopération et le commerce sociaux pour libérer (relativement) la création de la richesse du temps de travail; d’un autre côté, il entend mesurer en temps de travail les immenses forces sociales ainsi créées, de sorte qu’il en contient, immobilise et limite les acquis. Forces productives et relations sociales – double principe du développement de l’individu – ne sont et ne signifient pour le capital que de simples moyens pour se maintenir sur sa propre base étroite. En réalité, ce sont là des conditions matérielles qui feront éclater les fondements du capital »84.
Arrivé au stade ultime du processus de valorisation, donc du capitalisme, c’est l’ensemble des connaissances, de la science, de la technologie, qui est devenu une puissance productive immédiate. Partis du moment où le travail immédiat est la source et la mesure de la création de richesse, on aboutit à celui où il ne l’est plus que marginalement et où donc l’accumulation et le profit deviennent de plus en plus difficiles puisque ce qui les fonde et mesure disparaît. Ce n’est qu’à ce stade que sont créées les conditions de la dissolution du capitalisme, de la mesure par le temps, de la loi de la valeur. Et c’est donc en fonction de ses caractéristiques propres, de ses rapports sociaux de séparation spécifiques, que peut se fonder une révolution communiste.
Dans le Livre 1 du Capital, chapitre 1, la séparation est analysée comme expression du rapport d’indépendance des producteurs. L’anarchie de la production en résulte comme une caractéristique de ce stade du capitalisme (l’autre étant le fétichisme). Cette séparation est une division du travail, ici au sens de spécialisation des productions, des métiers, mais pas encore comme séparation des fonctions humaines, le travailleur conservant son savoir-faire. L’évolution du capitalisme amène à d’autres formes de séparation qui prennent la place déterminante. D’ailleurs, si l’anarchie de la production subsiste toujours, elle est contrecarrée par le développement de la concentration monopoliste et la formation d’un marché mondial mieux connu qui ouvre certaines possibilités de prévision et de planification dont se chargent les experts du capital, (bien sûr, ignorants les lois fondamentales du capitalisme, ils se trompent souvent lourdement). Par contre se développent les séparations dans le travail lui-même par le dépouillement intellectuel de l’ouvrier, la concentration de la science au pôle capitaliste.
Si on considère seulement le stade primitif du capitalisme, c’est-à-dire s’il ne s’agissait de lutter que contre l’anarchie de la production et pour une répartition équitable des produits du travail, alors les nationalisations et le Plan peuvent sembler être effectivement une arme essentielle. Marx lui-même, se plaçant à ce stade et dans l’hypothèse d’une « réunion d’hommes libres » où il n’y aurait que ce problème à régler en montre la solution en formulant sa célèbre Robinsonnade85, fable ironique par laquelle il illustre que le capitalisme n’est même pas capable d’organiser rationnellement la production.
« Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de productions communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste social; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; d’autre part, il mesure la partie individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps, la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution ».
Ici Marx imagine ce que pourrait faire de mieux une société qui, encore dans le stade de la « nécessité » d’avoir à passer la majeure partie de son temps à produire, le ferait en organisant rationnellement la production. Dans cette situation, où les forces productives sont encore très peu développées, Marx met en avant la mise en commun des moyens de production et l’affectation consciente du travail et des revenus. On trouve nationalisations et Plan, le diptyque de base des premières révolutions (Russie 1917, Chine 1949), qui étaient effectivement des tâches premières à ce stade de développement relativement primitif.
Mais tout d’abord, la Robinsonnade du Livre I, pas plus que l’expérience historique très particulière de ces révolutions, ne peuvent être pris pour la définition théorique et pratique du communisme. Comme Marx le dit lui-même dans la conclusion du Capital, on n’est encore que dans le royaume de la nécessité, et ce qu’on peut y faire de mieux, c’est de contrôler consciemment la production et les échanges au lieu d’être dominé par eux. Mais le communisme est au delà, dans le « royaume de la liberté » fondé sur le temps libre et l’activité gratuite.
« De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent, mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de forces et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base que celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail »86.
Ensuite, ce qu’implique également la Robinsonnade, c’est une réunion « d’hommes libres », c’est « l’homme social », les « producteurs associés ». Autant de termes qui indiquent des hommes qui peuvent collectivement, comme Robinson le faisait seul sur son île, déterminer ce qu’ils veulent produire, en y affectant tant de temps, en distribuant de telle façon les résultats de leurs travaux. Ce sont donc des hommes conscients, également informés, également maîtres des conditions de la production.
Ce ne peut pas être le cas dans une société où subsistent les grandes séparations entre producteurs et unités de production et entre intellectuels et manuels, détenteurs du savoir et dépossédés. C’est pourquoi, tant qu’on est dans cette situation, il ne peut y avoir de « producteurs associés » et le Plan ne peut être que l’expression du pouvoir de ceux qui dirigent, séparés. Et il n’y a ni contrôle collectif, ni possibilité de rapports sociaux directs, « simples et transparents », ni organisation rationnelle des rapports des hommes avec la nature. Nous en reparlerons à propos de l’expérience soviétique dans le prochain tome.
« Les maîtres de la production » et de la société ne peuvent être que ceux qui sont du côté des puissances intellectuelles, détenant le pouvoir, l’information, la science. La phase de dictature du prolétariat consiste justement à abolir cette séparation sociale, cette aliénation, à ce que les masses se réapproprient la science et transforment les technologies afin de les mettre au service non de la valorisation sans fin du travail matérialisé, mais au service des forces et des capacités humaines vivantes. Mais tant que division sociale du travail, aliénation et fétichisme existent, c’est que subsistent les fondements sur lesquels se reproduisent les classes. C’est sur ces bases, et nous le verrons plus en détail dans le prochain tome, que se crée sous le socialisme une « nouvelle bourgeoisie », comme ont commencé à le montrer la Révolution Culturelle et Mao Tsé Toung. Dans les conditions où subsistent les pôles intellectuels et manuels, le Plan ne peut que refléter les intérêts particuliers des premiers, les maîtres de la production et de la société.
La production communiste exige certes une propriété collective des moyens de production et un Plan, puisqu’elle implique que le travail n’est plus validé socialement « post festum » par l’échange, mais posé d’emblée comme travail social parce que correspondant à des buts, des besoins collectifs déterminés collectivement, posés avant le travail comme objectifs communs à atteindre87. Mais on voit bien que, pour que le caractère social du travail soit ainsi présupposé, il faut qu’il s’agisse effectivement d’une réelle décision collective, d’objectifs définis par tous en réelle connaissance de cause. Alors, il ne s’agit plus d’une contrainte exercée par une société de classe sur des individus, mais d’un apport par l’individu de ses qualités humaines propres (le capitalisme, lui, ne connaît que les quantités) à une œuvre qui est aussi la sienne et qui est d’emblée aussi reconnue par les autres comme la leur.
Bref, nationalisations et Plan ne sont que des outils pouvant permettre de gérer des grandeurs. La dissolution du capitalisme, la construction du communisme, sont basés sur de toutes autres contradictions, conditions et tâches.
IV.3.2 Les conditions matérielles
Fabricant un monde où les richesses sont produites à profusion en même temps que les gaspillages et les destructions écologiques, où les richesses d’une minorité sont la pauvreté des masses, où la science permet de voyager sur la lune en même temps que l’obscurantisme du fétichisme règne sur la société des hommes, où les technologies les plus avancées reposent sur (et renforcent sans cesse) l’aliénation du plus grand nombre, produisant donc l’homme « comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement », le capitalisme produit certes aussi toutes les raisons de se révolter88.
Mais cette révolte ne pourrait pas déboucher sur des transformations fondamentales si le capitalisme ne produisait pas aussi les conditions matérielles permettant une telle révolution, et la classe pour la réaliser: le prolétariat.
La première de ces conditions est de pouvoir libérer l’homme de l’asservissement au travail contraint, donc de la violence que la société doit exercer sur lui et de la nécessité d’aliéner son être dans cette activité qui n’est pas lui. La deuxième, que nous examinerons spécifiquement dans la section suivante, est la destruction des particularismes, des localismes, des métiers, bref, de tout ce qui bornait dans d’étroites limites l’activité et la connaissance, la conscience et l’épanouissement, des individus comme de leur société.
Cette première condition est évidemment celle que crée le développement de la productivité sociale, qui, facteur de dissolution du capitalisme comme nous l’avons vu, est en même temps potentialité du temps libre, de la libération de l’homme de la violence sociale et de l’aliénation. Karl Marx va jusqu’à dire à ce propos du capitalisme qu’il est une phase « de transition nécessaire pour obtenir, par la violence et aux dépens de la majorité, la création de la richesse en tant que telle, c’est-à-dire de la productivité illimitée du travail social, qui seule peut constituer la base matérielle d’une société humaine libre »89.
Tout le développement du capitalisme est un mouvement pour économiser le travail nécessaire, et donc créer une immense potentialité de temps libre, en même temps qu’il est la négation de ce temps libre puisqu’il ne fonctionne que s’il crée du surtravail (il n’emploie du travail nécessaire que s’il peut l’utiliser au delà: tout ouvrier qu’il ne peut employer au delà du travail nécessaire sera mis au chômage, éliminé). C’est toujours notre capital « contradiction en actes »: il tend à réduire au minimum le temps de travail (nécessaire), mais aussi à faire travailler l’ouvrier le plus longtemps possible. Il doit produire toujours plus, mais aussi développer la pauvreté relative, le chômage et la sous-consommation. Il doit river l’ouvrier à la machine, mais crée chez lui le dégoût de la machine.
La solution à ces contradictions est que la masse ouvrière elle-même décide de quoi produire, du travail et de sa répartition entre tous, de telle sorte qu’alors « le temps de travail nécessaire s’alignera d’une part sur les besoins de l’individu social, tandis qu’on assistera d’autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmenteront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible »90.
Et cette solution est possible dès lors que « dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse ». En effet à ce moment là (et à ce moment là seulement), « le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange cessera d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail des masses humaines cessera d’être la condition du développement de la richesse générale; de même – apanage de quelques uns – l’oisiveté ne sera plus une condition du développement des facultés générales du cerveau humain. Dès lors, la production fondée sur la valeur d’échange s’effondre, et le processus immédiat de la production matérielle se dépouille de sa forme et de ses contradictions misérables. Ne s’opérant plus au profit du surtravail, la réduction du temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement de l’individu. En effet, grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction au minimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique, etc., de chacun »91.
Ceci n’est encore que la phase inférieure du processus qui mène au communisme. Au lieu que le surtravail de la masse des ouvriers actifs entraîne un accroissement du chômage pour nombre d’autres prolétaires et l’oisiveté pour quelques intellectuels et bourgeois comblés de loisirs (ou comblés d’une activité dans laquelle ils satisfont leurs besoins), le travail nécessaire réparti entre tous et réduit à la satisfaction des réels besoins crée du temps libre pour chacun. Et « grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction au minimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique, etc., de chacun ». Chacun pourra se livrer à des activités intellectuelles, culturelles, politiques, etc., et par là commencera à se combler la D.S.T., à se réduire l’aliénation, et le travail lui-même pourra se transformer en activité riche, créative, humaine.
Marx nous donne la conclusion suivante. Economie de temps, c’est d’abord l’essentiel. Mais il reste encore à ce point la séparation temps de travail/temps disponible. Le temps de travail a été égalisé entre tous, mais il reste encore quelque peu une « malédiction », plus ou moins forcé, contraint. Ce que doit, malgré lui, l’homme à la société, en échange de quoi il reçoit proportionnellement la part qui lui revient du produit social. Dans cette partie de son activité, l’homme se sent encore dominé par la société, il y a extériorité, opposition, domination. L’activité de l’homme lui apparaît encore comme une activité pour l’échange, non pour lui-même. Pour lui-même, c’est seulement le temps libre. Cette dualité temps de travail/temps libre, société/individu, peut et doit être dépassée dans la lutte pour le communisme, dans la lutte pour changer le rapport de l’homme au travail afin que celui-ci « ne soit pas seulement un moyen de vivre, mais devienne lui-même le premier besoin vital » (phase du communisme supérieur).
Nous disons ici que la revendication du temps libre est une revendication immédiate tout à fait accessible, à condition que le prolétariat prenne le pouvoir et change les rapports sociaux dans le sens de « à chacun selon son travail ». L’accroissement du temps libre constitue une base qui permet d’avancer vers la suppression de l’antagonisme temps de travail/temps libre. Car « le temps libre – qui est à la fois loisir et activité supérieure – aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de l’activité immédiate ». Oui, par l’accès qu’il permet à une activité supérieure (scientifique, culturelle, politique, etc.), le temps libre transforme l’homme, ses rapports avec les autres, avec la nature, et donc permet qu’il transforme son travail lui-même, qu’il domine la machine au lieu d’être dominé par elle, qu’il participe consciemment à l’activité collective et sociale au lieu d’en être exclu, bref, qu’il se réalise comme homme.
J’examine dans un autre ouvrage104 ce que pourrait être, plus concrètement, le déroulement d’un tel processus. Il nous faut toutefois en formuler ici la trame générale, dans ses grandes lignes telles que Marx les a mises à jour à partir du mouvement historique du capitalisme lui-même.
Destruction du capitalisme – naissance du communisme. Dans ce premier temps cohabitent les stigmates de l’ancienne société et les jeunes pousses de la nouvelle qui s’en sépare. Le prolétariat trouve l’appareil de production tel que le lui a légué le capitalisme, et la D.S.T. qui l’accompagne. Il peut réaliser l’immense potentiel du temps libre (par exemple en France: chacun travaille 10 à 20 heures par semaine à un travail déterminé comme socialement utile). Mais la D.S.T., l’écart intellectuel/manuel, donc le travail aliéné, ne peuvent être supprimés d’un seul coup. Les ouvriers ne peuvent immédiatement suppléer aux ingénieurs en tout, ni les machines et la technologie être bouleversées immédiatement de fond en comble. On institue donc la rotation des tâches, la transformation de l’enseignement, etc.
Dans cette phase subsiste donc le travail comme contrainte, et donc aussi l’opposition temps de travail (imposé)/temps libre (à moi). Ce qui me réalise me semble individuel et extérieur à ce qui est social et m’est imposé. Tant que cette contradiction existe, tant qu’existe le vieux travail – malédiction biblique, c’est qu’existe encore peu ou prou une opposition entre ceux qui ont la maîtrise, le travail riche, le pouvoir, et ceux qui subissent plus ou moins volontairement. Parallèlement, le temps libre reste aussi plus ou moins un temps aliéné, car il ne peut être que l’autre face du temps de travail: celui qui n’a pas la maîtrise, les moyens, d’une véritable possession d’un travail riche, d’une véritable domination de la nature, d’une conscience étendue des rapports sociaux, n’a pas non plus beaucoup de moyens pour une occupation riche de son temps libre. La société contemporaine nous offre tous les jours l’exemple de ses loisirs aliénés. Comme le dit Marx: « les facultés qui rendent aptes à jouir de l’existence » vont de paire, sont identiques, à celles qui permettent de développer et maîtriser les forces productives.
Le temps libre n’est donc qu’une première mesure, une condition, un moyen92. A partir de là, tout est encore à faire pour que le travail perde son caractère contraint et aliéné, ou ce qui revient au même, pour supprimer la séparation temps de travail/temps libre, individu/société, au profit d’une activité supérieure et du dépérissement de l’Etat. Un seul temps, la vie. Et quand le travail aura perdu son caractère forcé au profit d’une activité riche, cessera donc aussi la nécessité de compter le travail, de réduire le travail à sa mesure, la loi de la valeur et toutes ses conséquences s’éteindront.
Contrairement à ce que disent les économistes et idéologues des classes dominantes, le travail n’est pas obligatoirement la malédiction du travail aliéné. « Tu travailleras à la sueur de ton front », c’est la condamnation immémoriale de Dieu, chassant Adam du paradis, reflet de l’aspiration de l’homme à vivre libéré d’avoir à vouer sa vie à survivre. A vivre autrement. Esclavage, corvée, salariat ne sont que des formes historiques particulières et momentanées du travail, permettant à une seule minorité de vivre l’oisiveté. Mais l’homme a toujours cherché une activité par laquelle il se crée en créant le monde (voir aujourd’hui les exemples de la « perruque », du bricolage, du retour chez certains à la vie pastorale, les peintres ou musiciens du dimanche, etc., qui sont les signes appauvris de cette recherche).
Il y a aspiration et donc lutte chez l’homme pour une activité qui soit l’expression de sa nature profonde: une activité créatrice, consciente, de transformation du monde et de lui-même. Non pas produire pour produire, mais produire sa vie par son activité. Non pas activité qui soit simple moyen de subsistance, mais activité vitale. « L’animal ne produit que ce dont il a besoin pour lui et pour sa progéniture: il produit d’une façon partielle, quand l’homme produit de façon universelle: il ne produit que sous l’emprise du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit alors même qu’il est libéré. L’animal ne produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit toute la nature… ».
Cette aspiration à l’activité vitale, au travail émancipé, c’est évidemment le prolétariat qui en est la classe porteuse par excellence. Parce que c’est elle qui subit le travail aliéné, qui est dépouillée de toute satisfaction dans son travail. Parce que c’est elle qui produit pour l’essentiel les biens matériels et qui donc est capable d’organiser cette production autrement, qui connaît le potentiel de liberté que contient le développement de la productivité.
Le prolétariat est la classe qui a le plus intérêt à lutter (et la capacité à le faire) pour réunir les deux conditions essentielles afin que le travail de production matérielle puisse revêtir le caractère d’un travail libre, émancipé. Conditions qui sont selon Marx:
1°) « Si son contenu social est assuré ». Il doit s’agir d’un travail tel que ceux qui le font aient conscience qu’il satisfait un besoin déterminé comme utile par la société elle-même. Le but est de produire une valeur d’usage et non pas de la plus-value (on le sait, sous le capitalisme, la valeur d’usage n’est au mieux que le support de la plus-value). Il ne s’agit pas de savoir avant tout si le produit contient le maximum de quantité de travail, mais s’il est « utile ». « La valeur d’usage est sans rapport avec l’activité humaine en tant que source et création de produits; ce que vise cette activité (la production de valeur d’usage, n.d.l.r.), c’est l’existence du produit au profit de l’homme ».
2°) « S’il est d’un genre scientifique et devient en même temps du travail général ». C’est-à-dire s’il tend à être l’occasion pour l’homme d’exercer et développer ses facultés les plus élevées, créatrices et intellectuelles (en même temps que pratiques): un travail nouveau qui est libéré de la division et parcellisation du travail, de la coupure intellectuel-manuel; un travail qui crée des valeurs d’usages particulières en même temps que de la façon la plus « générale », intégrant art et technique, recherche et application, conception et fabrication, décision et exécution, enseigné et enseignant, etc.
Pour arriver à la réalisation de cette profonde aspiration humaine, la question est de savoir par quel moyen supprimer la contradiction travail contraint/temps libre? En faisant entrer le temps disponible dans l’activité productive de l’homme comme nouvelle activité non aliénée. Et d’une double façon, si l’on peut dire. A savoir que l’homme, avec l’élévation de son niveau de conscience (lutte, éducation, etc.), utilise son temps disponible à des activités non seulement de jouissance mais aussi utiles. Et aussi que sur cette base, il entre comme « homme nouveau », transformé, dans le processus « ancien » de production immédiat et donc le transforme lui aussi « de l’intérieur ». Ainsi, il y a lien dialectique entre les transformations de l’homme dans le temps disponible et celles que cela induit dans le travail immédiat (contraint) lui-même. Et en retour, les transformations dans le travail immédiat modifient la conscience de l’homme et son aptitude à jouer pleinement son rôle social nouveau, y compris dans le temps disponible, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul temps. Plus de travail aliéné, plus de division du travail manuel-intellectuel, plus de classes, plus d’Etat.
« L’économie vraie, l’épargne, consiste à économiser du temps de travail (et à réduire au minimum les frais de production). Mais, inséparable du développement des forces productives, cette économie n’est en rien une renonciation à la jouissance. L’accroissement de la force et des moyens de production conditionne les facultés qui rendent apte à jouir de l’existence, aptitude qui va de pair avec la puissance productive. Economie de temps de travail signifie augmentation de loisirs pour le plein épanouissement de l’individu qui, puissance productive suprême, réagit d’autant plus sur la force productive du travail… Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immédiat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c’est le cas dans le système économique bourgeois… Le temps libre – qui est à la fois loisir et activité supérieure – aura naturellement transformé son possesseur en sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de la production immédiate »93.
Voilà noté le point crucial: « c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de la production immédiate ». Ce qui est évidemment répétitif: le temps libre et le travail contraint se transforment mutuellement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le seul temps de l’activité riche.
Par le temps libre en effet, le prolétaire pourra exercer une activité nouvelle pour lui dans tous les domaines de l’intelligence, ce qui changera sa conception du monde, ses rapports avec les autres hommes et le transformera lui-même, l’amenant à une autre conception du travail et de la vie, les deux ne faisant qu’un tout. La marche au communisme commence donc par cette mesure du temps libre, accompagnée d’autres mesures donnant au prolétaire les moyens d’y occuper son intelligence (accès réel aux sciences, arts, techniques, etc.). Mesures qui permettront de surmonter la division temps de travail/temps libre, par la transformation de l’homme, de son activité, afin que la vie fusionne loisirs et travail comme activité créatrice, libre, voulue, qui sera « le premier besoin vital ».
Ce mouvement est d’ailleurs inscrit dans le mouvement du capitalisme lui-même. Il n’a rien d’inventé ou d’utopique, mais naît du sein du capitalisme, ainsi que Marx l’a analysé.
– Le capitalisme crée du temps disponible, mais ne peut que le transformer en surtravail (ou supprimer tout travail).
– Le capitalisme crée la classe ouvrière comme classe dépossédée et aspirant à la suppression de l’appropriation du surtravail par autrui et au développement pour son compte des forces productives.
– Le capitalisme tend lui-même à donner une telle place au machinisme et à l’automation dans la production, que le rôle du temps de travail immédiat comme mesure nécessaire de la richesse apparaît de plus en plus superflu.
Ceci évidemment n’ira pas sans lutte. Bien au contraire. Le développement du temps libre n’entraîne pas automatiquement, comme par une conséquence inéluctable, la transformation du travail aliéné et de la vie. Toute la question sera bien celle d’une lutte pour que le temps libre soit temps pour changer la vie, l’activité de l’homme, ses rapports avec la nature et avec les autres hommes, sa conscience. De la même façon, les deux phases que nous avons décrites à grands traits ne sont pas hermétiquement séparées: il n’y a pas un temps pour le temps libre et un temps pour changer le travail. C’est une imbrication quotidienne. Elles indiquent cependant l’aspect principal et les tâches à accomplir dans chacune des deux situations.
Répétons-le, le temps libre est la condition, mais il n’est que la condition, qu’un moyen. Par lui, et par le fait que le prolétariat s’est emparé du pouvoir et dispose donc des moyens nécessaires, peut se développer l’activité créatrice de l’homme, de toutes ses capacités artistiques, culturelles, politiques, etc. Donc par lui, l’homme se transforme et transforme sa conception du travail. C’est évidemment une lutte de classes très longue et difficile contre la bourgeoisie qui veut conserver l’essentiel: sa place dans la division du travail, son pouvoir intellectuel « d’expert », de « spécialiste », de dirigeant – et les privilèges qui en découlent inévitablement (voir les cris d’horreurs que poussent les bourgeois petits et grands à l’idée qu’ils pourraient être envoyés à la campagne ou à l’usine gagner leur croûte). La lutte ne portera pas seulement sur l’extension du temps libre, même si ce sera l’aspect essentiel dans une première période, mais bien plus encore sur la répartition du travail entre tous et la disparition du privilège réservé aux « puissances intellectuelles » du travail scientifique, culturel, artistique.
Il faudra que le temps disponible soit temps pour développer l’activité créatrice des masses ouvrières, réduire et supprimer l’écart qui les sépare des « puissances intellectuelles ». Le temps disponible devra être l’apprentissage du « travailler autrement », c’est-à-dire s’approprier réellement la maîtrise de la production et du pouvoir dans tous les domaines. Plus les masses pourront exercer leur initiative, et plus les forces productives se développeront rapidement ainsi que diminueront le temps de travail contraint et la division du travail. Fin du règne de la nécessité, développement de l’abondance, le travail devient activité libre. On atteint alors la phase supérieure du communisme. On passera de « à chacun selon ses capacités » à « à chacun selon ses besoins ».
Le temps de travail s’abolit. Il n’existe plus comme fraction particulière de la journée de l’individu, opposée au reste de celle-ci. Il n’est plus la part de sa vie qu’il « faut bien » sacrifier à la survie. Il ne mesure plus la richesse du produit. Seule compte sa valeur d’usage. Et l’homme se réalise dans la production de valeur d’usage: satisfaction de ses besoins et désirs de tous. Son activité est donc libre. Il n’est plus la carcasse du temps. C’est le temps, limité, de sa vie qui est la carcasse de l’homme94.
IV.3.3 Le prolétariat, seule classe révolutionnaire jusqu’au bout
Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au communisme. D’autres classes ou fractions de classes peuvent participer à telle étape historique du processus révolutionnaire. Seul le prolétariat moderne est porteur du communisme, ou société d’une communauté d’hommes libres.
Moderne, c’est-à-dire correspondant à la phase du capitalisme développé. De même que le capitalisme ne présente pas de caractéristiques toutes identiques de ses origines jusqu’à son stade ultime, de même le prolétariat. De l’ouvrier de métier au simple surveillant de la machine automatique en passant par l’O.S. interchangeable de la chaîne, existent de nombreuses différences dans les modes de travailler, donc aussi dans ceux d’habiter, de vivre, de penser, de lutter.
Nous ne ferons pas ici une analyse de ces différents prolétariats au cours de l’histoire. Nous en resterons à notre problème: le capitalisme crée les conditions, à son stade avancé, d’une révolution communiste. Parmi celles-ci est le prolétariat, et c’est le prolétariat à ce stade avancé dont nous parlerons pour répondre simplement à cette question objective: comment ces prolétaires que nous avons décrits aliénés, dépouillés au profit, du pôle capitaliste, peuvent-ils être cette classe révolutionnaire?
Justement parce qu’ils sont dépouillés et parce qu’ils sont ceux qui subissent et rejettent complètement le travail aliéné. Voyons cela.
Nous avons vu le premier facteur de dissolution du mode de production capitaliste: la diminution du temps de travail nécessaire. Voici le deuxième, fondé sur la disparition du monde étroit et borné du producteur individuel. Le capitalisme a réalisé cette disparition par la violence, souvent la plus extrême, tant pour d’abord arracher le paysan à la glèbe et le précipiter à la mine ou à l’usine que pour ensuite, tayloriser, dépouiller l’ouvrier, Dans le capitalisme moderne, non seulement le métier, le savoir-faire disparaissent, mais aussi, du moins pour le travailleur du pôle prolétaire, toute qualification tend à s’estomper dans le travail immédiat, l’ouvrier y exerçant des taches de plus en plus subordonnées à la machine, extérieures à la matière transformée; sa qualification tend à être plus de contrôle, de surveillance, de réparation, que de faire directement, quand il n’est pas purement et simplement exclu de tout travail, réduit au rôle d’inutilité ou de domestique moderne.
Le résultat en est un dépouillement non plus seulement matériel, mais aussi intellectuel, immatériel. Bien évidemment, dans un cas comme dans l’autre, on pourra arguer qu’il arrive que ce ne soit qu’un dépouillement « relatif », pauvreté par rapport à l’accumulation des richesses matérielles et scientifiques dans le pôle capitaliste, ou relativiser au contraire ce point de vue relatif en pointant sur la misère et l’analphabétisme qui ravagent jusqu’à 20 ou 30 % des peuples des pays riches eux-mêmes et 50 à 80 % pour les autres. Le résultat reste que l’ouvrier du capitalisme moderne a été dépouillé, mais aussi en un sens libéré, de toute propriété. Non seulement de la terre ou de son instrument de travail, mais aussi de son savoir-faire. Libéré de toutes les vieilles attaches, les vieilles limites du petit producteur borné. Ainsi se crée une classe libérée de l’étroitesse de l’horizon d’un village, d’un petit métier, et apte à l’universalité: le prolétariat, dépouillé de ce qui n’était que maigre richesse, et partant, apte à devenir individus dotés de la richesse générale, universelle, élevée, accumulée par les générations précédentes. Ceux qui restent enracinés et attachés à quelques traditions et acquis sclérosés n’évoluent pas. Le déracinement, le dépouillement permettent de quitter les vieux carcans et de s’envoler vers d’autres libertés, d’autres mondes. Mieux vaut les ailes que les racines.
Dès aujourd’hui d’ailleurs, le produit n’est plus le fruit du travail d’un individu particulier, par quoi il pourrait exprimer son être, mais celui d’une organisation collective et anonyme. Marx exprimait cela, d’une façon prophétique pour son époque:
« De même qu’avec le développement de la grande industrie, l’appropriation du temps de travail d’autrui cesse d’être la raison et la source de la richesse, de même le travail immédiat cesse d’être comme tel la base de la production; car d’une part, il se change en une activité de surveillance et de direction et d’autre part le produit a cessé d’être l’œuvre du travail isolé et direct: c’est la combinaison de l’activité sociale qui apparaît en fait comme le producteur (avec une division poussée du travail, presque tout le travail d’un individu fait partie d’un tout, sans valeur ni utilité en soi. Il n’y a rien dont l’ouvrier puisse dire: ceci est mon produit, c’est ce que je garde pour moi (Hodgskin, Labour Defended…, page 25)) ».
« Dans l’échange immédiat, le travail immédiat d’un individu est réalisé dans une partie ou dans le tout d’un produit particulier. Son caractère social – en tant que matérialisation du travail général et satisfaction du besoin collectif – ne se manifeste que par l’échange. Au contraire, dans la grande production industrielle, la donnée primordiale, c’est d’une part, l’assujettissement des forces naturelles à l’entendement social, assujettissement manifesté dans la transformation des moyens de travail en processus automatique, et d’autre part, l’abolition du travail individuel dans son immédiateté et dans sa particularité, et sa transformation en travail social. Ainsi disparaît l’autre base de ce mode de production »95.
La vieille division sociale du travail bornant chaque producteur dans les étroites limites d’une activité étriquée, fait place, avec le capitalisme, à une nouvelle D.S.T. qui, dans un monde progressivement décloisonné et unifié, concentre la qualification à un pôle seulement, mais donne aussi de ce fait, en concentrant ainsi les acquis et expériences étroites et isolées, une extraordinaire accélération au développement des connaissances humaines. Ce développement se heurte néanmoins à son tour aux limites de son appropriation par et pour une minorité qui a pour mode de fonctionnement nécessaire (laissons la morale de côté, elle n’a rien à faire ici) le dépouillement du plus grand nombre, réduisant ainsi à des bases insignifiantes les potentialités de la création humaine, du progrès.
Face au « dénuement total » de ce plus grand nombre, certains cultivent la nostalgie de l’époque ou l’artisan avait un métier « à lui » et un retour en arrière à ce « bonheur » d’antan, à la splendeur du métier de potier, aux joies de filer la laine, aux plaisirs bucoliques de l’élevage de chèvres. « A des étapes antérieures du développement, l’individu particulier apparaît plus riche, justement parce qu’il n’a pas encore dégagé la plénitude de ses rapports sociaux pour les poser en face de lui comme des puissances et des rapports sociaux autonomes. Il est aussi ridicule d’avoir la nostalgie de cette plénitude primitive que de croire que l’on doit s’arrêter à ce dénuement total »96 (le dénuement du prolétaire moderne).
La solution n’est pas un retour en arrière vers l’homme ratatiné, ni de s’arrêter à « ce dénuement total », mais de dépasser les limites de l’actuelle D.S.T. afin de développer massivement les facultés humaines les plus universelles et les plus hautes. C’est ce que, seul, le prolétariat moderne peut accomplir.
Dépouillé, il n’a en tant que classe aucun intérêt particulier à défendre, ni position acquise, ni privilège. Pas même le travail dont le capitalisme développé l’a déjà largement privé, et qui, pour ce qu’il en reste, lui est complètement étranger, hostile. Pas de patrie, pas de propriété matérielle ou immatérielle. On dira que souvent des prolétaires mènent des luttes particulières pour défendre leur travail, leur entreprise, leur pays contre les autres. Mais lorsqu’il agit ainsi, lorsqu’il veut défendre ce qu’il n’a pas ou qui l’opprime et l’aliène dans la mesure où il l’a, le prolétariat n’agit pas vraiment comme tel, comme classe, même si la forme plus ou moins collective, plus ou moins radicale de la lutte, affirme ce caractère dans une certaine mesure, mais suivant différentes situations particulières et sous l’emprise du fétichisme. Quand il agit par contre en fonction de cette exacte situation générale, il représente une lutte pour tout l’homme, une lutte universelle. Il est alors pleinement prolétariat, classe « pour soi ».
« Où réside donc la possibilité positive de l’émancipation allemande? Réponse: dans le formation d’une classe aux chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile-bourgeoise, d’un état social qui soit la dissolution de tous les états sociaux, d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on lui fait subir non une injustice particulière mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique, mais seulement du titre humain, qui ne soit pas en contradiction par un côté avec les conséquences, mais en contradiction de tous les côtés avec les conditions préalables du régime politique allemand, d’une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans émanciper de ce fait toutes les autres sphères de la société, qui soit en un mot, la perte totale de l’homme et ne puisse donc se reconquérir elle-même sans une reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société réalisée dans un état social particulier, c’est le prolétariat »97.
Bien souvent d’ailleurs, les deux aspects sont mêlés: une lutte particulière sous l’emprise du fétichisme contient aussi des éléments de conscience prolétarienne, et c’est justement la tâche des communistes que de travailler à les mettre au grand jour, et à leur donner la prééminence en faisant de la théorie une « force matérielle ». Comment, sur quoi s’appuient-ils?
Si le prolétariat est dépouillé, c’est aussi que l’expérience universelle, la richesse de la science et des forces productives, se sont accumulées en face de lui dans le pôle capitaliste. Non pas une richesse universelle « pure » dont il suffirait de se saisir, mais cependant une accumulation de siècles de travaux humains qui, bien que bridée, déformée, limitée par l’étroitesse capitaliste, constitue la base potentielle pour promouvoir des individus universellement développés et créatifs dans tous les domaines de science, de la technique, de l’art. « Ce mode de production crée pour la première fois en même temps que l’aliénation générale de l’individu vis-à-vis de lui-même et des autres, l’universalité et la totalité de ses rapports et de ses facultés »98.
Le prolétariat libéré de toute attache, de toute propriété, est justement seul apte pour cela à saisir pour la transformer et la développer cette universalité que la bourgeoisie accapare et étouffe. Ouvriers et bourgeois sont aliénés, mais les seconds ne peuvent lutter contre une aliénation qui est aussi la base de leur richesse, et que donc, ils cultivent au contraire et glorifient comme le summum de la culture. Piètres Harpagons, lamentables médiocres et fiers de l’être. « Dès l’abord, l’ouvrier est ici supérieur au capitaliste: celui-ci est enraciné dans ce processus d’aliénation et y trouve son contentement absolu, tandis que l’ouvrier qui en est la victime se trouve d’emblée en état de rébellion contre lui et le ressent comme un acte d’asservissement »99.
Résumons. L’économie de temps mesure à l’évidence les progrès humains depuis les origines. Elle s’est produite sur la base de spécialisations et séparations de plus en plus poussées qui atteignent aujourd’hui leurs limites.
L’homme se distingue de l’animal en ce qu’il a un projet. Dès l’origine, s’il ramasse une pierre, c’est pour en faire une arme, un bâton, c’est pour le tailler en pieu. L’efficacité de son travail s’accroit, il y a donc surplus. Dès qu’il y a surplus, il peut y avoir échange. Ce qui permet de se spécialiser à ce à quoi, pour des raisons diverses, on est le plus efficace, puisqu’on trouvera ailleurs de quoi satisfaire ses besoins. Alors se développe le métier, l’habileté dans un domaine particulier à force d’expérience. Première concentration du savoir, première D.S.T. qui permet un nouveau développement de la force productive humaine jusqu’à des degrés très élevés. Mais toutes ces expériences sont cloisonnées et éparses: Le capitalisme assume la tâche de les concentrer, en absorbant et synthétisant tous ces savoir-faire, dans la science et ses applications techniques. Ce qui permet la généralisation des connaissances humaines, jusque là propriété parcellisée de multiples artisans. D’où des développements encore plus considérables de l’efficacité humaine. Gigantesques gains de temps.
Cependant, le développement de la connaissance sous le capitalisme est tout autant limité par les buts mesquins et étroits qu’il lui assigne (produire de la plus-value), que par le fait qu’un tout petit nombre se l’est appropriée. La prochaine étape ne peut être que de faire participer les milliards d’hommes à la maîtrise et au développement des forces humaines, d’utiliser toutes ces capacités aujourd’hui écrasées. La tâche est donc d’exproprier les expropriateurs des qualifications humaines, du savoir, et de transformer les forces qu’ils ont accumulées, sciences et techniques, pour, de machines à vampiriser et contraindre qu’elles étaient, en faire des moyens de libération et d’un gigantesque développement de tous.
Le pôle capitaliste n’est riche que d’une richesse tronquée, bornée, aliénante pour ceux qui la détiennent comme pour ceux qu’ils dominent. Le pôle prolétaire n’est pas si pauvre: son dépouillement même en fait le porteur d’un autre monde, l’acteur des luttes qui l’accoucheront.
Bien évidemment, la solution pratique n’a pas la simplicité nécessairement schématique de cet exposé décrivant d’un côté le prolétariat porteur d’universalité et libre dès lors qu’il brise ce qui lui reste: ses chaînes, et de l’autre la caverne d’Ali Baba du pôle capitaliste, pleine de richesses scientifiques et universelles, matérielles et immatérielles, dont il n’aurait qu’à s’emparer. La D.S.T., l’aliénation, et toutes les autres séparations du capitalisme ne peuvent disparaître d’un seul coup pour créer un homme nouveau. Il y a une lutte difficile, pendant une phase intermédiaire de dictature du prolétariat, que nous n’avons pas à analyser ici, et qui a pour objectif de poursuivre la lutte des classes pour supprimer ces séparations, rendre l’homme libre, donc conscient et maître. Mais, contrairement aux idées véhiculées par le marxisme vulgaire traditionnel, l’appropriation des richesses matérielles n’est qu’un moyen pour réaliser l’objectif de réappropriation des richesses immatérielles, par la condition du temps libre. Ce n’est d’ailleurs qu’alors que l’appropriation des moyens de production, de leur usage, de leur finalité, peut être réelle pour chacun.
Pour que la théorie s’empare des masses et devienne une « puissance matérielle », il faut, dit Marx, qu’elle démontre « ad hominen », c’est-à-dire à partir de l’expérience vécue par ceux à qui s’adresse la démonstration. Il faut donc saisir ce qui, dans cette expérience, permet de faire prendre conscience de ce qu’est réellement le capitalisme, la nature de ses deux pôles et leurs rapports. Or pour les masses, cette expérience est d’abord celle des rapports mystifiés du seul Monde Enchanté, et c’est la raison pour laquelle leur lutte reste spontanément dans le cadre du capitalisme. Ce serait d’ailleurs ne rien avoir compris au capitalisme que d’oublier le fétichisme qui lui est inhérent et de penser que, puisqu’il s’y développe les conditions matérielles de sa dissolution, il doit automatiquement s’y développer aussi l’idéologie révolutionnaire correspondante. Les rapports sociaux immédiatement et spontanément perçus ne peuvent être que ceux du Monde Enchanté. Pour aller au delà, il faut sortir du rapport salarial, il faut une conscience politique particulière qui ne peut provenir que de l’extérieur de ce rapport et des considérations sur le profit, le partage, la justice, etc.
De la même manière, il est parfaitement erroné de déduire des caractères du prolétariat (classe dotée de chaînes radicales, ne revendiquant rien pour elle-même, dissolution du particulier, de la propriété, représentant 1’universel, etc.) qu’il suffit qu’il développe une opposition, une lutte radicale dans sa forme contre la bourgeoisie pour qu’il existe comme classe et que, dès lors qu’ainsi il existe, il ne puisse, par nature, que faire l’histoire (sans le savoir) qui lui correspond: la construction du communisme. Seule importerait, selon cette thèse, la forme de la lutte qui doit être radicale (armée): le prolétariat n’existe en tant que classe que dans une opposition radicale à la bourgeoisie, mais lorsqu’il existe ainsi, il ne pourrait accoucher que de la société dont il est porteur!
A vrai dire, cette thèse néglige, elle aussi, le fétichisme et le problème de la conscience, en même temps qu’elle oublie que le prolétariat ne peut prendre les armes qu’en fonction d’une conscience élevée: ce n’est pas d’abord les armes qui donnent la conscience mais l’inverse. Etre radical n’est pas d’abord une question de forme, mais de fond.
« Sans doute, l’arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle mais la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle. La théorie est capable de s’emparer des masses dès qu’elle démontre ad hominen, et elle démontre ad hominen dès qu’elle devient radicale. Etre radical, c’est prendre les choses à la racine. Or la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même »100.
Il faut donc en revenir à cette conclusion du Capital: le capitalisme crée les conditions matérielles pouvant permettre le triomphe de la liberté, mais il crée aussi un homme mystifié. Il faut régler nos comptes avec nos vieilles conceptions que la classe ouvrière est purement révolutionnaire, et que si elle n’agit pas ainsi, ce ne peut être qu’à cause du réformisme qui importerait de l’extérieur l’influence bourgeoise. Certes, les bourgeois sont maîtres de tout, de tout ce que l’on fait et de ce que l’on en dit. Mais s’ils peuvent influer sur le prolétariat, c’est avant tout parce que celui-ci ne perçoit spontanément que les rapports du Monde Enchanté, que son expérience vécue le pousse à accepter tous ces rapports comme naturels et à seulement vouloir modifier la répartition, et c’est sur ces bases, internes à lui-même, que la propagande et l’idéologie bourgeoise ont prise sur lui.
L’ouvrier est souvent perçu par l’intellectuel frotté superficiellement de marxisme comme spontanément révolutionnaire. Et quand il découvre que ce n’est pas le cas, il est perçu comme spontanément idiot, lâche et content de son sort. Il l’est, pour ces aristocrates « plébéiens » et désabusés, parce que la servitude ne tiendrait que par son acceptation volontaire, par ceux qui courbent l’échine. La source de l’oppression serait dans la passivité, la lâcheté, la veulerie de ces hommes. Outre que l’histoire apporte toutes les preuves du contraire, de tels intellectuels ne font qu’apporter ainsi, eux, la preuve de leur profonde ignorance de ce qui fonde les comportements des classes, et de ce que leur mépris n’est que l’expression de leur propre bêtise et élucubrations sur la « nature humaine », éternelle explication de ceux qui ne savent justement rien expliquer.
La mystification capitaliste a des origines bien précises, et même si elle atteint un paroxysme avec le capitalisme moderne, comme nous l’avons vu, on peut la combattre si on se donne la peine de comprendre ses sources et de saisir les rapports profonds du monde capitaliste.
C’est un point très important à saisir pour nos tâches communistes que de comprendre ce renforcement de la domination du fétichisme idéologique capitaliste en même temps que mûrissent les conditions matérielles du communisme. Ceux qui croient que ce mûrissement rend le mouvement spontané révolutionnaire, oublient que les idées fétiches ont aussi une base matérielle (dans l’autonomisation des formes de la valeur en particulier) et ne sont pas de simples mensonges bourgeois qu’on balaierait facilement. Cela explique que le mouvement spontané ouvrier aujourd’hui soit, plus que jamais, contradictoire, que parfois y triomphent les idées bourgeoises alors même que l’exploitation et l’aliénation croissent, et que la lutte idéologique pour faire émerger les idées communistes soit plus complexe et plus difficile qu’hier, et non pas plus facile comme pourrait le faire croire le mûrissement des conditions matérielles, qui rendra par contre plus faciles les tâches d’après la prise du pouvoir, étant potentiel de changements radicaux, profonds et rapides.
D’où l’importance accrue aujourd’hui du travail théorique et de propagande, d’autant plus encore vu l’état misérable du mouvement ouvrier dans ce domaine après un demi-siècle de falsifications révisionnistes, pour comme disait déjà Lénine, « donner la vraie parole de la lutte ». C’est-à-dire trouver ce qui, à travers les luttes spontanées du monde « extérieur », reflète malgré tout nécessairement sa connexion fondamentale avec le monde « intérieur » et ses rapports, qu’il faut mettre à jour afin que le mouvement ouvrier s’organise en conscience autour d’objectifs qui reflètent des revendications conformes aux problèmes, aux besoins et aux potentialités du monde contemporain. Qui ne sont pas, nous l’avons dit, ceux qu’aborde le Livre 1 du Capital et la « Robinsonnade », pas plus qu’ils ne tournent autour d’un meilleur partage des profits, ou de l’exaltation du travail comme fin en soi.
La classe ouvrière est à la fois condition et dissolution du capital. Par sa lutte spontanée, elle pousse le capital à plus de productivité, donc à plus d’exploitation. Même si elle parvient à monnayer le partage de quelques miettes par quelques gains salariaux, la reproduction du rapport salarial ne fait qu’engraisser le pôle capitaliste toujours plus, à ses dépens tant matériels qu’intellectuels. L’autre aspect est néanmoins que, ce faisant, le prolétariat se maintient en tant que classe par la lutte collective, ce qui est tout de même mieux, dit Marx, que de ne rien faire du tout et « perdre pied »; et qu’aussi, il hâte le mouvement de dissolution du capitalisme en le poussant à réduire plus encore le temps de travail nécessaire, et partant, à saper lui-même les bases sur lesquelles il repose. La lutte de classe, dans ce cas, participe à faire avancer le capitalisme suivant les lois même de la valeur qui lui sont cachées. Là, les prolétaires font vraiment l’histoire sans savoir qu’ils la font.
Mais rien ne peut être obtenu sans se fixer un but conscient, et aucun mode de production ne s’écroule tout seul.
Avec des « si », tout serait évidemment plus simple. Si le prolétariat ne vivait pas dans la mystification du Monde Enchanté, c’est-à-dire si la conscience du but à atteindre pouvait être spontanément pleine et entière, il n’y aurait besoin ni de Parti Communiste, ni de dictature du prolétariat pour transformer le monde. La tâche des communistes n’est évidemment pas d’exciter les prolétaires à se rebeller contre ce qu’ils perçoivent le mieux, l’exploitation, mais de démystifier le monde fétiche afin d’en montrer les racines, et parallèlement, de tracer la voie vers la désaliénation, la réunion de l’homme avec sa propre essence, et partant, son insertion dans une communauté qui le reconnaisse et où il se reconnaisse.
En d’autres termes, la classe ouvrière doit lutter aussi contre elle-même. Ce n’est pas seulement la bourgeoisie qu’elle veut faire disparaître, mais le prolétariat. L’un n’existe pas sans l’autre. Le prolétariat ne prend le pouvoir que pour se détruire aussi, non pour s’exalter comme modèle de vertu, meilleur gestionnaire des affaires, ou classe modèle. Tant qu’il a le pouvoir, tant qu’existe la dictature du prolétariat, c’est qu’il n’a pas encore accompli sa tâche.
Lutter contre elle-même en tant que pôle du travail vivant valorisant le travail matérialisé, pôle opposé à un autre dans la division du travail et de la maîtrise de la société. Supprimer ce rapport, c’est supprimer le rôle déterminant du travail contraint sur lequel il repose. D’où le mot d’ordre immédiat impératif pour le prolétariat des pays développés: travailler tous, moins, autrement104 et autour duquel doit s’articuler l’abolition du salariat. Toutes choses dont on ne parle plus depuis longtemps dans le mouvement ouvrier.
Et toutes choses qui n’ont rien à voir avec la vieille théorie stalinienne et révisionniste dite du développement des forces productives, symbolisée par la planification bureaucratique et le stakhanovisme. Théorie selon laquelle, entre autres inepties, le socialisme se caractériserait d’abord par une efficacité plus grande que le capitalisme à produire des richesses matérielles, ce qui entraînerait par conséquent le mieux être pour tous. Nationaliser et planifier ne permet pas de régler comme par enchantement les problèmes posés par la D.S.T. Et tant qu’elle subsiste, subsistent aussi aliénation et fétichisme: sur de telles bases, aucune réelle et profonde participation des masses au pouvoir n’est possible. Seuls les dirigeants ont changé. Et comme l’hyper-bureaucratie des pays ainsi planifiés est encore plus rigide et inefficace que la bureaucratie démocratique (démocratie égale l’organisation par laquelle la classe au pouvoir sélectionne ses élites), le résultat en est ce qu’on peut voir aujourd’hui dans les pays dits « communistes » de l’Est.
Disant cela d’ailleurs, nous ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain et ne nions pas que chacune de ces révolutions ait été, malgré tout, un immense pas en avant. Non seulement dans le développement historique des pays concernés (dont la faillite actuelle ne tient pas à ces révolutions, mais au contraire dans le fait qu’elles n’aient pu vaincre jusqu’au bout), mais aussi dans les pas en avant qu’elles ont fait faire au mouvement ouvrier. Chacune est supérieure à la précédente (et comme le disait Hegel, le faux est un moment du vrai). Les bolchevicks n’ont pas répété les erreurs de la Commune de Paris concernant la question du pouvoir, la Grande Révolution Culturelle Chinoise apporte une première réponse à la question de la continuation de la lutte des classes sous le socialisme et aux grossières erreurs de Staline, et nous ne ferons rien à notre tour sans en tirer les leçons. Chaque révolution doit savoir s’élever au dessus des précédentes. On aurait tort, de plus, d’oublier que ces révolutions se situaient dans des pays n’ayant pas encore atteint le stade d’un capitalisme développé. Elles avaient à affronter une difficulté particulière: ne pas pouvoir abolir la loi de la valeur pour compter, affecter, répartir le travail et son produit, avec toutes les conséquences que nous avons vu.
Dans le désert de la pensée contemporaine, il est nécessaire, pour commencer, de se réapproprier les analyses géniales et combien actuelles de Marx. On ne peut pas combattre le capitalisme sans savoir ce qu’il est, et nous ne le savons plus. On ne peut agir qu’en s’appuyant sur le mouvement historique réel, et seule la théorie en donne l’axe général à partir duquel une pratique peut commencer à s’organiser et nourrir en retour la théorie qui, sans cela ne pourrait que dégénérer parce qu’incapable de rendre compte de toute la richesse du concret. D’ailleurs, le mouvement ouvrier n’est pas scientifique, mais pratique et politique. Et c’est juste ainsi: la pratique est ce par quoi les masses agissent et expérimentent, donc contrôlent, séparent le vrai du faux, et à partir de là, commencent à exercer leur pouvoir, leur direction sur le cours des choses. C’est pourquoi « la théorie ne se réalise jamais dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins… Les besoins théoriques seront-ils immédiatement des besoins pratiques? Il ne suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité pousse elle-même à penser »101.
Nous ne doutons pas, malgré toutes les apparences contraires, que la réalité d’aujourd’hui pousse elle-même à penser. La fin du pseudo-communisme de l’Est laisse un vide qui ne peut qu’être comblé, et qu’aucun discours « démocratique » ne comble, encore moins aucun acte, aucune réalité du capitalisme officiel.
Nous avons commencé ici à reposer les bases d’une réflexion sur le capitalisme moderne à partir des concepts mis à jour par Marx. Nous aurons donc, dans le prochain tome, à tirer les leçons du passé, à donner un point de vue sur ces révolutions russes et chinoises qui ont marqué le 20ème siècle et dont les défaites ont servi de repoussoir au développement du marxisme. Enfin, dans le tome III, nous tracerons l’axe de la prochaine étape, de la prochaine renaissance. Nous ne craignons rien. Il n’y a que le prolétariat qui puisse décider de sa propre disparition. Car son vieil ennemi, la bourgeoisie, ne peut jamais l’éliminer: ce serait s’éliminer elle-même, ce qu’elle ne veut pas, ce qu’elle ne peut pas. Telle est sa grande faiblesse. Au contraire, le prolétariat a lui tout intérêt à s’éliminer lui-même, l’entraînant dans sa disparition. Voilà pourquoi, quelles que soient les défaites, et aussi nombreuses soient-elles, il ne peut que renaître sans cesse de ses cendres jusqu’à ce qu’il y soit parvenu, Il lutte pour libérer l’homme de l’emprise du temps, mais il a le temps pour lui.
Tom Thomas
Juin 1990
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NOTES
La plupart des citations de Marx sont tirées des traductions du Capital des Editions Sociales ou de la Pléiade, Œuvres Economiques (2 tomes). Nous les noterons ainsi:
Pour les Editions Sociales: E.S. suivi d’un chiffre romain pour le livre, et arabe pour le tome. Par exemple: Editions Sociales, Livre III, tome 3: E.S., III, 3.
Pour la Pléiade: Pl., I ou II pour le tome.
1 Sakai Toshihito – Editorial n°1 du « Shin Shakai » (Nouvelle société), Tokyo 1915.
2 Marx à J. Weydemeyer, in « Lettres sur le Capital » Ed. Sociales, 1964, p. 59.
3 Sur la question de la valeur, le meilleur commentaire de Marx est l’ouvrage de I. ROUBINE « Essais sur la théorie de la valeur de Marx » de 1928, mais connu en France seulement en 1978 (Ed. Maspero). Dans ce chapitre, j’ai emprunté beaucoup à Roubine.
4 Lettre à Weydemeyer – opus cité, p. 59.
5 Sauf exception bien sûr: par exemple, un Picasso a une valeur marchande liée à une rareté spécifique irrémédiable et incontournable.
6 Nous supposons ici acquise la problématique logique de la décomposition du travail complexe (et qualifié) en somme de travaux simples.
7 Le Capital, E.S. I, 1, p. 83, note 1.
8 Id. I, 1, p. 91-92.
9 Id. I, 2, p. 45-46.
10 Id. I, 1, p. 84.
11 Id. I, 1, p. 83-94.
12 Roubine op. cité, p. 21. Mais Roubine en reste lui à l’analyse du Livre I du Capital et ne pousse pas jusqu’aux analyses concrètes du fétichisme des travaux ultérieurs de Marx (il est vrai qu’il ne connut pas les « Grundrisse » publiés seulement en 1939 à Moscou).
13 p. 90 dans la version des Editions N. Bethune.
14 Le Capital, E.S. I, l, p. 92.
15 Lettres sur le Capital, E. Sociales p. 174.
16 Le Capital, E.S. I, l, p. 59.
17 Salaires, Prix, Profit. Op. cité, p. 35.
18 Le Capital, E.S. I, l, p. 93.
19 Id. I, 1, p. 62.
20 Ce qui est tout autre chose que le fait qu’un marchand pouvait vendre plus cher qu’il ne l’avait achetée telle marchandise: vendre ou acheter en dessous ou au dessus de la valeur n’est évidemment pas créateur de valeur.
21 Conférence de Karl Marx sur « Salaires, prix, profits ». Brochure E.S. p. 46.
22 Une autre question est la variation du prix de la force de travail en fonction du coût de sa production, sachant que celui-ci fait intervenir la notion de besoins, lesquels sont fixés historiquement: il n’y a rien qui vienne contredire la loi de la valeur dans l’élévation relative du niveau de vie ouvrier de certains pays. D’ailleurs, la situation actuelle des pays dominés ou même assez développés (cf. du Brésil à la Pologne) montre que le capitalisme tend toujours au minimum physiologique ou même au dessous des besoins.
23 Karl Marx, « Un chapitre Inédit du Capital », Collection 10/18, p. 138.
24 Le Capital, E.S. I, 2, p. 210.
25 Id. I, 2, p. 211.
26 Id. I, 2, p. 27.
27 Id. I, 2, p. 24 et 26.
28 Et aussi de profiter éventuellement d’une plus-value « extra » si on est en avance sur les concurrents et les conditions normales à ce moment de la production. Celle-ci n’est toutefois que momentanée: le temps de la diffusion des nouvelles normes de productivité.
29 Pl. II, p. 298.
30 Notons son origine si souvent oubliée (exceptée par Mao Tse Toung): « Toute division du travail développée qui s’entretient par l’intermédiaire de l’échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne. On peut dire que l’histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse… » Marx, Le Capital, E.S. I, 2, p. 42.
31 Voir notamment, K. M. Pl. II p. 282 à 311 et le fameux chapitre XV du Capital (E.S. I, 2, p. 58).
32 Pl. II, p. 299.
33 On notera au passage que le double caractère de la valeur, valeur d’usage et valeur d’échange (auquel correspondent les catégories de travail concret et travail abstrait) se retrouve nécessairement dans le double caractère du travail qui est à la base de la création de la plus-value (travail mort ou objectivé, matérialisé, et travail vivant immédiat, productif de plus-value, qui est absorbé par ce travail passé). La cohérence de ce qui est la base de l’analyse marxienne est sans faille. Le double caractère de l’un ne pourra disparaître qu’avec le double caractère de l’autre, ce que Marx abordera dans la conclusion du Livre III avec l’exposé de la relation dialectique entre travail contraint et travail libre, sphère de la nécessité et sphère de la liberté.
34 Pl. II, p. 417.
35 La révolution s’oppose bien sûr à la crise comme autre voie pour unifier – cette fois-ci à un niveau supérieur et pour une nouvelle phase historique – ce que le capitalisme sépare.
36 E.S. I, 2, p. 204.
37 Pour plus de détails, se reporter à Marx: Le Capital, III, 1, p. l71 à 188. Voir aussi le bon commentaire de A. Lipietz dans le « Monde Enchanté », Ed. La Découverte, p. 53 à 74 (ouvrage dont les conclusions politiques sont par ailleurs navrantes de platitudes réformistes).
38 Loria cité par Engels dans son introduction au Livre III du Capital (E.S. III, 1, p. 27).
39 Le Capital, E.S. III, 3, p. 206.
40 Id, I, 1, p. 111-112.
41 Cf. Introduction au Livre III, E.S. III, 1, p. 35 – Engels.
42 E.S. III, 3, p. 205.
43 Logiquement, et comme Marx l’a fait, le profit et le profit moyen doivent s’exposer avant les prix. Mais nous appuyant ici sur les découvertes les plus significatives de Marx afin de retrouver le sens du mouvement de la société capitaliste, il était plus intéressant de regrouper tout ce qui concerne les métamorphoses de la plus-value en une seule section.
44 Le fait est que le perfectionnement de la machinerie, tout comme une exploitation plus forte de la force de travail, permet d’obtenir un profit extra supérieur au profit moyen. (Cf. Le Capital, III, 3, p. 206).
45 Le Capital, E.S. III, 1, p. 67.
46 « Les Echos » du 19.02.87, Editorial de Favilla.
47 Le Capital E.S. III, 3, p. 207.
48 Id. III, 1, p. 47 (souligné par moi).
49 Le Capital, Pl. II, p. 1434 et 1435 (ou E.S. III, 3, p. 205-207).
50 E.S. I, 1, p. 175.
51 E.S. III, 3, p. 247. Autre formulation: « la forme définie que revêtent les fractions de la valeur qui s’affrontent réciproquement est présupposée parce qu’elle est continuellement reproduite; elle est continuellement reproduite parce qu’elle est constamment présupposée ».
52 E.S. I, 1, p. 278-279.
53 E.S. III, 3, p. 207.
54 Pl. II, p. 296. Tout ce chapitre emprunte par ailleurs largement à l’analyse de Marx sur la concurrence: ES, III, 3, p. 299 et suivantes.
55 E.S. III, 3, p. 241.
56 Id. p. 240.
57 Pl. I, p. 853.
58 Pl. II, p. 275.
59 Id. p. 295.
60 E.S. I, l, p. 178-179.
61 Jean Bastian, « Les syndicats européens face au temps de travail » in Sociologie du travail n°3/1989.
62 Karl Marx in « Misère de la philosophie ».
63 Pl. I, p. 111.
64 Engels – Lettre (dans Marx – Engels, « Le parti de classe », Ed. Maspero, T. 3, p. 151).
65 Pl. I, p. 113.
66 E.S. III, 3, p. 198.
67 Pl. II, p. 211.
68 Karl Marx « Un chapitre Inédit du Capital ». Collection 10/18, p. 138-139.
69 Pl. II, p. 43l et suivantes.
70 E.S. III, 3, p. 193-194.
71 Id. p. 208.
72 Id. p. 66.
73 Id. p. 208.
74 Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, Op. cité, p. 139-142.
75 Dans les « Manuscrits de 1844 » (Pléiade II p. 27 et 33), Marx oppose dans de beaux passages le travail lucratif et le travail expression de l’essence humaine. Extrait: « Voici les implications du travail lucratif: 1°) Par rapport au sujet, le travail est aliéné et accidentel; 2°) Même situation du travail par rapport à l’objet; 3°) Le travailleur est soumis aux besoins sociaux qui lui sont étrangers et qu’il ressent comme une contrainte; il les accepte par égoïsme, en désespoir de cause; ils n’ont pour lui d’autre signification que celle d’être une source propre à satisfaire ses besoins les plus élémentaires; le travailleur est l’esclave des exigences sociales; 4°) Pour le travailleur, le but de son activité est de conserver son existence individuelle; tout ce qu’il fait réellement n’est qu’un moyen: il vit pour gagner de quoi vivre (… ) Supposons que nous produisions comme des êtres humains: chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1°) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2°) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3°) J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4°) J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ».
76 Sur ce thème, voir Marx, « Les travailleurs devant l’automation », Pl. II, p. 297 et suivantes.
77 Karl Marx, « Manuscrits de 1844 », Pl. II, p. 56 et suivantes.
78 Id. p. 27.
79 « A tout autre maître du travail, quelque nom qu’on lui donne », on a dans ce membre de phrase la base d’une critique fondamentale des sociétés « socialistes » à la sauce révisionniste, où la nationalisation a été un changement de maître, et non un support de l’appropriation réelle de la production par l’ouvrier.
80 L’isolement de l’homme par rapport à la société, dont nous avons parlé, est à coup sûr un fait expliquant l’engouement moderne de certaines couches pour retrouver des « racines » dans des formes communautaires passées qu’ils caricaturent: églises, sectes, retour à la terre et toutes sortes de « fondamentalismes » religieux ou autres. De nombreux sociologues ont aussi décrit d’autres ersatz modernes de sociabilité: bandes de jeunes, bistrots et alcoolisme (voir par exemple: « Manières de vivre, manières de boire » de J. P. Castelain, ed. Imago, sur les dockers du Havre), les stades de foot ou même le repli sur la famille.
81 Et on peut bien appeler aliénation ce que Marx appelle parfois « subsomption » après le Capital.
82 Pl. II, p. 298 et suivantes.
83 Id. p. 305.
84 Id. p. 306-307.
85 E.S. I, 1, p. 88.
86 E.S. III, 3, p. 198-199.
87 Pl. II, p. 225-226.
88 « Certes, le travail produit des merveilles pour les riches, mais le dénuement pour l’ouvrier. Il produit des palais, mais pour l’ouvrier, il n’y a que des tanières. Il produit de la beauté, mais l’ouvrier est estropié. Des machines remplacent le travail, mais une partie des ouvriers est rejetée dans un travail barbare, l’autre est elle-même transformée en machines. Il produit l’esprit, mais pour l’ouvrier, c’est l’imbécillité et le crétinisme » (Karl Marx).
89 Pl. II, p. 419 (Soulignée par moi, n.d.l.r.).
90 Id. p. 308.
91 Id. p. 306.
92 « Une fois supposée une production communautaire, la détermination du temps reste bien entendu essentielle. Moins la société a besoin de temps pour produire le blé, le bétail, etc., plus elle gagne de temps pour d’autres productions, matérielles ou spirituelles. Comme pour un individu isolé, la plénitude de son développement, de son activité, dépend de l’épargne de son temps. Economie de temps, à laquelle se réduit finalement toute économie. La société doit répartir son temps rationnellement en vue de réaliser une production conforme à ses besoins, tout comme l’individu doit diviser le sien avec exactitude pour acquérir des connaissances dans des proportions convenables, ou pour donner une place suffisante aux différentes tâches qui s’imposera à son activité. L’économie du temps, aussi bien que la répartition méthodique du temps de travail dans les différentes branches de la production demeure donc la première loi économique dans le système de la production collective; elle y prend même une importance considérable… » (Karl Marx, Pl. II, p. 226, souligné par moi).
93 Id. p. 311. C’est exactement le résumé de ces deux phases de la construction du communisme que Karl Marx donne dans les conclusions du Capital dans le magnifique passage du chapitre sur « La formule trinaire » (E.S. III, 3, p. 198-199): règne de la nécessité (le mieux possible n’est alors que l’organisation rationnelle de la production) et règne de la liberté (fondé sur le temps libre et une activité riche, « développement des forces humaines comme fin en soi »).
94 Pour paraphraser Marx disant: « Le temps est tout, l’homme n’est rien, il est tout au plus la carcasse du temps ».
95 Pl. II, p. 308-309.
96 Id. p. 215.
97 Karl Marx, « Critique du droit politique hégélien », E.S. p. 211.
98 Pl. II, p. 215.
99 Id. p. 420.
100 Karl Marx, « Critique du droit politique hégélien », E.S. p. 205.
101 Id. p. 206.
102 Karl Marx, « Grundrisse », Pl. II, p. 311.
103 Expression de M. Benasagay et E. Charlton dans « Critique du Bonheur », Ed. La Découverte.
104 Voir T. Thomas, « Crise, technique et temps de travail ».
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SOMMAIRE
INTRODUCTION
CHAP I. LA VALEUR
I.1 Grandeur, contenu et forme
I.2 Importance de la forme valeur
I.3 De quelques effets de la forme valeur
I.4 Le caractère social de la valeur
CHAP II. LE DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME ET DES FORMES DE LA VALEUR
II.1 L’origine de la plus-value
II.2 Décomposition de la valeur. Le rapport salarial
II.3 Manifestations concrètes du rapport capital-travail
II.4 Le développement de la forme prix
II.5 Autonomisation des formes de la plus-value
II.6 Le Monde Enchanté
CHAP III. LA CONCURRENCE
III.1 La concurrence, une apogée du fétichisme
III.2 La concurrence, gendarme du capital sur le capital
III.3 La concurrence comme arme idéologique
III.4 Le prolétariat et la concurrence
CHAP IV. QU’EST-CE QUE LE CAPITALISME?
IV.1 Le capitalisme
IV.2 L’homme que produit le capitalisme
IV.2.1 L’homme à la conscience mystifiée
IV.2.2 L’homme aliéné
IV.3 Les conditions matérielles de sa dissolution
IV.3.1 La dissolution est dans l’achèvement
IV.3.2 Les conditions matérielles
IV.3.3 Le prolétariat, seule classe révolutionnaire jusqu’au bout
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