INTRODUCTION
J’ai été incité à écrire ce livre par la réaction de certains lecteurs de Conscience et Lutte de Classe. Il vient donc en complément de ce précédent ouvrage, qui avait un but plus immédiatement pratique. Il défendait en effet la nécessité d’une organisation particulière des communistes – dont les formes sont déterminées par celles de la lutte de classe – pour la constitution des prolétaires en classe dans le cours de cette lutte et afin qu’ils puissent la mener jusqu’au bout, jusqu’à l’abolition de la condition de prolétaire, et donc des classes. Et il montrait que cette constitution des prolétaires en prolétariat y allait de pair avec le développement d’une conscience communiste.
Mais si Conscience et Lutte de Classe reprenait sur ce point la position de Marx et Engels, ainsi que la caractérisation qu’ils donnaient des communistes dès le Manifeste du PC de 1848, ces lecteurs me reprochaient d’y avoir sous-estimé l’importance que ceux-ci attachaient à juste titre au travail théorique nécessaire à l’analyse des situations concrètes, c’est-à-dire à la détermination des conditions, moyens, et objectifs de la lutte immédiate, en même temps qu’à celle de son insertion dans le processus révolutionnaire jusqu’au but communiste. Bref, ils estimaient indispensable qu’un ouvrage traitant des liens entre la lutte et la conscience de classe inclue plus nettement une réflexion sur ce qu’est la méthode matérialiste et dialectique d’analyse de la réalité sociale, sur le rôle et la place de la théorie dans le développement d’une conscience communiste.
Or effectivement, ne pas préciser la question du travail théorique que doivent faire les communistes s’ils veulent être « la fraction la plus résolue » du mouvement ouvrier, la plus radicale, qui « stimule toutes les autres », et s’ils veulent s’unir eux-mêmes, est particulièrement une erreur dans la situation actuelle qui, après tant d’échecs des luttes se réclamant du socialisme ou du communisme, se caractérise par un grand désarroi quant aux perspectives révolutionnaires, au procès qui pourrait mener au communisme, et corrélativement par un grand vide dans l’analyse de l’état actuel du capitalisme et des conditions nouvelles qu’il a développées en ce qui concerne sa négation et l’affirmation réciproque d’une société sans classes. Analyse concrète qui seule peut permettre aux communistes d’avoir « une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins du mouvement prolétarien », sans laquelle, toujours selon le Manifeste, ils ne peuvent pas en être cette fraction qui le stimule et l’aide à aller jusqu’au bout.
Nous ne discuterons dans ce livre que de ce qui concerne les bases et la méthode de la théorie relative à l’analyse de la réalité sociale capitaliste et de son mouvement historique jusqu’au développement des forces qui poussent à sa négation. C’est aussi la seule réalité dont Marx ait donné les lois. Or, les idéologues bourgeois ont beau avoir presque réussi à le faire passer pour un chien crevé, pour le responsable de la catastrophe stalinienne (mais Staline n’a pas plus à voir avec Marx que Torquemada avec Jésus), pour un théoricien de la haine et de la destruction en général (alors qu’il ne s’agit que de détruire le capital et de haïr ses catastrophes), l’histoire du 20ème siècle, comme la situation actuelle du monde capitaliste, amènent inéluctablement ceux qui cherchent à se les expliquer à reconnaître la validité de son œuvre scientifique, et son extraordinaire actualité: le gigantesque krach de 2008 ne peut se comprendre, quant à ses racines, que par l’usage des découvertes de Marx.
Voilà d’ailleurs qu’il élargit le cercle de ces curieux intéressés à comprendre ce que ne peuvent expliquer les « experts » médiatisés qui passent allègrement de la louange du marché s’autorégulant à celle de l’Etat régulateur suprême, sans rien remettre en cause des rapports capitalistes de propriété et de production qui sont les vraies racines de la crise. Qu’est-ce qui se passe? Pourquoi? Comment en sortir?… Les questions fusent, auxquelles ces « experts », et les politiciens, et les médias, et toute la panoplie des idéologues bourgeois s’empressent d’apporter leurs explications afin d’essayer d’éviter que les vraies réponses, parce qu’elles accablent le système capitaliste dans ses fondements, viennent satisfaire ces curieux. Ainsi, l’espace des idées est saturé de leurs paroles qui promettent de « contrôler » la finance, de supprimer ses « excès », de châtier les spéculateurs, voire, suprême audace verbale, de « refonder le capitalisme » sur des bases nouvelles, « éthiques ». C’est dire si tous ces suppôts du capital sont prêts à n’importe quelles promesses pour essayer de rendre acceptable les milliers de milliards d’euros qu’ils font passer des poches des travailleurs dans celles du capital, et de faire croire à un avenir capitaliste meilleur.
Or ce faisant, ils ne font que regonfler la masse du capital financier dont ils disent par ailleurs qu’il est cause de la crise en s’étant hypertrophié « sans rapport avec le capital réel », celui qui produit des biens… et surtout des profits. Comprendre pourquoi ils agissent ainsi, comme incapables de maîtriser les forces qu’il déchaînent, c’est comprendre pourquoi les dirigeants capitalistes, et en premier lieu l’Etat capitaliste, sont obligés de réaliser les lois qui régissent les mouvements du capital. Cela exige de faire la théorie du capital, car ces lois ne se découvrent pas plus aisément que les lois scientifiques en général. Et alors, c’est découvrir que l’analyse de Marx va jusqu’aux fondements du capitalisme et de sa crise. Que seule donc, elle permet aussi de comprendre ce qu’on peut y opposer, et quel avenir est possible: abolition des classes ou barbarie.
L’utilisation des travaux de Marx à l’analyse du capitalisme contemporain permet de comprendre que l’hypertrophie du capital financier n’est pas un choix qui aurait pu être évité, mais est inhérente au capitalisme moderne, lui est absolument nécessaire, et qu’elle ne peut nullement être jugulée par l’Etat bourgeois. Et aussi qu’elle n’est qu’une manifestation de la crise générale du capitalisme, et non pas sa cause profonde, laquelle réside d’abord dans le capital dit « réel » (comme si on pouvait séparer un « bon » capital productif d’un « mauvais » capital financier!), dans le rapport de propriété qui en est le fondement. Et c’est pourquoi, le « remède » bourgeois est, et sera toujours, davantage, au delà du sauvetage des banques par les fonds publics, dans une exploitation accrue des prolétaires, seuls producteurs des profits « réels » dont la masse détermine la santé et la croissance du capital, y compris financier. Ce sont eux de qui seront exigés les sacrifices pour supporter la charge de la dette publique démultipliée, laquelle servira de prétexte à une augmentation des impôts et à de nouvelles réductions des « charges » sociales (éducation, santé, logement, etc.), eux qui devront subir un chômage et une précarité considérablement accrus, une inflation ruineuse, etc.
Je ne peux ici développer la démonstration de ces faits, et notamment des fondements de la crise dans le capitalisme réel. Il s’agit seulement, en les rappelant, d’illustrer par cet exemple particulièrement brûlant du krach, qu’un travail théorique est une nécessité très concrète, très immédiate, très indispensable pour comprendre une situation dans toute son ampleur, au-delà des seules apparences qui crèvent tellement les yeux qu’on ne voit pas le fondement, l’essence des phénomènes. Et donc qu’on ne voit pas la solution des problèmes puisqu’on n’en connaît pas les causes les plus profondes. Et qu’alors on ne voit pas non plus que ces causes mêmes contiennent aussi la solution, ou du moins ses conditions. Il s’agit, notamment et pour en rester à cet exemple de la crise, des extraordinaires élévations de la productivité réalisées dans le système capitaliste qui, si elles sont pour lui une calamité parce qu’elles diminuent la quantité de travail vivant employée, seul producteur des profits, sont la potentialité du temps libre pour l’appropriation par tous des conditions de la production de la vie et l’abolition des classes.
Mais l’objet de ce livre n’est pas plus de développer cette perspective communiste que d’expliquer la crise. Cela a fait l’objet de publications précédentes1. Il est de montrer la nécessité et la place de la théorie dans le processus de connaissance de la réalité sociale. Ce qui implique d’abord d’affirmer la réalité sociale comme la création d’hommes se transformant par eux-mêmes en permanence. Donc d’affirmer le point de vue matérialiste qu’elle peut être comprise par eux puisqu’elle est créée par eux. Ainsi, une théorie de la réalité sociale devra traiter de cette création: de ses moyens, des rapports des hommes entre eux dans cette activité, de la conscience qu’ils ont ou pas de ce qu’ils font, du rôle de leur volonté, de leurs projets.
Cela implique aussi de considérer qu’étant construction permanente, la réalité sociale est mouvement. Elle est une totalité de phénomènes dont les contradictions produisent ce mouvement. On sera donc amené à reprendre un peu à ce propos, quelques discussions sur le « matérialisme dialectique » qui ont marqué le mouvement communiste historique, notamment à propos du « déterminisme » des moyens de production (forces productives) dans l’histoire des hommes.
La conception dialectique est réfutée par tous les idéologues du capitalisme. Ils ne peuvent en effet ni concevoir, ni accepter une analyse qui aboutit à la critique radicale de ce système, à la conclusion de la négation inéluctable de cette réalité sociale, et de surcroît à la démonstration que leurs idées ne sont rien d’autre que de simples reflets des conditions de la reproduction du système capitaliste, une soumission à « l’économie » et non pas l’inverse. La question reste cependant ouverte de savoir si la négation du capitalisme sera en même temps celle de l’humanité, ou si elle sera le produit de la lutte révolutionnaire transcendant cette négation dans l’affirmation d’une société communiste. A cette question, la théorie ne répond pas, mais elle est néanmoins nécessaire au développement d’une activité révolutionnaire qui puisse y répondre humainement. C’est ce que nous allons argumenter dans ce livre. Il est un plaidoyer pour rétablir la nécessité d’un travail théorique marxiste si on veut que le niveau de la pensée et des projets concrets des forces révolutionnaires s’élève au niveau que la situation exige et permet, si on veut agir librement, c’est-à-dire en connaissance des causes des catastrophes et des moyens de transformer cette réalité sociale qui les produit à profusion. Il est une critique de toutes les conceptions « libertaires » ou « ouvriéristes » qui imputent à la théorie d’être un viol de la conscience de classe autonome du prolétariat parce qu’elle serait produite par des intellectuels extérieurs à la classe et qui prétendraient la diriger autoritairement, ne la considérant que comme une masse ignorante et infantile. Ces conceptions ont largement prospéré sur la base des échecs des révolutions du 20ème siècle, servant d’explication facile et sommaire à ceux-ci. C’est pourquoi, au moment où la crise du capitalisme s’aggrave au point de devoir entraîner de grands bouleversements sociaux, il importe de les combattre comme étant elles-mêmes le fait de théories qui s’opposent à ce que les prolétaires développent et s’approprient une compréhension de plus en plus complète et précise, au-delà des seules apparences, de la réalité sociale et des conditions de leur lutte.
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CHAPITRE 1. MATERIALISME ET DIALECTIQUE: GENERALITES
1.1 Le matérialisme
Puisqu’il s’agit dans cet ouvrage de traiter de la connaissance que les hommes2 de cette société ont, ou peuvent avoir, d’eux-mêmes, de leurs activités, de ses résultats, il est utile de commencer par un bref rappel des principes du matérialisme dans ce domaine. Bref suffira puisqu’il a été assez souvent développé et expliqué que si l’homme est un être pensant, cela est entièrement relié au fait qu’il est un être produisant lui-même certains moyens de son existence, et en produisant de plus en plus au fur et à mesure qu’il se développe. « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence »3.
Produire n’est pas prendre (cueillir, chasser, etc.). C’est obtenir quelque chose tiré de la nature à l’aide de moyens fabriqués pour cela. Les hommes fabriquent leurs moyens de production selon un but, en vue d’obtenir tel ou tel résultat, c’est-à-dire selon un projet, une pensée, une volonté. La pensée forme donc une unité avec l’activité, elle est cette activité pensée (du moins pour un matérialiste). Mais d’une façon générale, c’est toujours pour produire quelque chose plus efficacement, ou de nouveau, que les hommes pensent. Et ils pensent autrement parce qu’ils se heurtent à des échecs, difficultés, obstacles, ils pensent plus loin parce qu’ils obtiennent des succès. Ils pensent parce qu’il expérimentent, leur pensée est celle de l’activité pratique par laquelle ils produisent leur vie: elle ne tombe pas du ciel. Elle est ce qu’ils perçoivent de leurs rapports (sociaux) avec la nature, ce qu’ils pensent qu’ils font, ce qu’ils expérimentent à l’aide de tous leurs sens, forces et aptitudes. Et s’il y a évidemment une pensée préalable, des connaissances accumulées par les générations précédentes, qui, acquises par les hommes présents, constituent un socle pour le développement de leur pensée, celles-ci sont toutefois également reliées aux activités pratiques précédentes par lesquelles ces hommes ont produit leurs moyens d’existence et donc leurs vies.
Les hommes ne produisent évidemment jamais seuls, ils sont sociaux par nature. Leur organisation sociale (ou rapports sociaux) est aussi une condition essentielle, un moyen nécessaire, une caractéristique spécifique de la façon dont ils produisent leurs vies eux-mêmes, s’auto-construisent.
Enfin, dernière généralité sur l’homme utile à rappeler ici en préambule, en perfectionnant sans cesse leurs outils (puis machines), les hommes transforment la nature et se transforment eux-mêmes. Si ceux de chaque génération trouvent déjà là des conditions présupposées de la production de leurs vies, comme par exemple un territoire, certains instruments, une certaine division du travail et forme de société, des connaissances plus ou moins mythiques ou vraies, etc., ces conditions, non seulement ils les utilisent mais, à leur tour, les refaçonnent, les transforment, créent du nouveau. Ainsi dans leur activité vitale, il ne s’agit pas que de « la reproduction de l’existence physique des individus », mais de toutes les conditions de cette existence, de la reproduction « d’un mode de vie déterminé », ce qui inclut une certaine organisation sociale, certaines coutumes et idées qui accompagnent l’activité productive proprement dite. Donc, ce que produisent et transforment en le reproduisant les hommes dans leurs activités, c’est d’abord évidemment, les moyens de satisfaire leurs besoins les plus vitaux (manger, boire, s’habiller, se loger, etc.), mais aussi leurs rapports, leur société, leur culture, sans lesquels il n’y a pas de production pour ces besoins vitaux possible. C’est tout cela qui constitue « la matière » de leur autoproduction en tant qu’hommes (nous reviendrons plus loin § 1-3 sur cette question de la « matière » du matérialisme).
Ainsi, le principe de connaissance qu’on appelle le matérialisme – lequel s’est développé tout au cours d’une longue histoire depuis l’Antiquité – se définit d’abord d’une façon générale, au-delà de toutes ses variantes, en ce qu’il s’oppose à cet autre grand principe qu’est l’idéalisme en affirmant que l’homme est le produit de sa propre activité (autoproduction de l’homme), et non pas d’un Dieu, d’un Destin, d’une Idée, d’une Histoire prédéterminée, ou de quoi que ce soit d’autre que lui-même dans son rapport à la nature qu’il transforme et qui le transforme. Le matérialisme n’est pas, comme l’affirment encore parfois grossièrement quelques idéologues bourgeois obnubilés par l’argent, la domination sur les individus des intérêts matériels, du lucre, de la goinfrerie, de la consommation à tout va. Il est en premier lieu ce principe de la production des hommes, de leurs vies et de ses conditions, par eux-mêmes. Mais cette conception générale doit maintenant être précisée, car tous ceux qui se réclament du matérialisme n’en tirent pas toutes les conséquences, ou réduisent la matière, la réalité sociale que l’homme produit et qui le produit, le détermine dans ce qu’il est, au matériel (outils, machines) qu’il utilise pour cela.
1.2 Quel matérialisme?
Tout matérialiste affirme qu’il n’y a pas d’autre réalité que l’homme et la nature. Mais à partir de là, il y a des conceptions différentes de l’homme et de ses rapports à la nature, de ce qu’est l’histoire des hommes, ce qui les développe, les perfectionne (ou pas). Il n’est pas question de faire ici l’histoire de la conception matérialiste, ni d’en exposer toutes les variantes. On en rappellera seulement ici dans leur généralité les deux principales, et opposées, la conception moniste (ou dialectique), et la conception dualiste (ou métaphysique).
La critique de la conception dualiste a été rendue célèbre par celle que Marx a formulée à l’encontre de Feuerbach en 1845-464. Celui-ci a montré que le monde religieux est le reflet du monde réel, et non l’inverse. Qu’il n’y a d’autre réalité que mondaine, profane, et que la religion ne s’expliquait qu’à partir du monde terrestre. Mais Feuerbach dédouble la réalité terrestre entre la Nature et l’Homme, deux parties qu’il conçoit comme étant chacune d’une essence fixe, une Nature « naturelle », monde objectif, et un Homme dont l’essence serait également fixe et éternelle: le « Genre Humain ».
Dans ce schéma, la pensée regarde, dévoile et explique cette Nature, le monde objectif. L’homme la perçoit par ses sens, son intuition, et les progrès de sa pensée lui en font découvrir petit à petit les lois qu’il n’a plus qu’à appliquer dans son activité pratique. De ce fait, l’activité suprême est la philosophie ou la science, conçues comme purs progrès de la pensée sur elle-même et par elle-même. Et le développement, le perfectionnement humain, c’est l’amélioration, l’éducation de la pensée par les penseurs. Ainsi le matérialisme théorique de Feuerbach retombe pratiquement dans l’idéalisme: le moteur de l’auto-développement de l’homme, c’est la pensée, la science se développant elle-même, sur elle-même, puissance inhérente au Genre Humain, qu’il utilise pour transformer ensuite le monde objectif. La pensée forge ainsi la réalité, mais le rapport inverse n’existerait pas. Marx a observé que cette doctrine « doit diviser la société en deux parties – dont l’une (les éducateurs, penseurs, n.d.a.) est élevée au dessus d’elle »5. Et aussi que la vérité de la science, et donc de l’éducation, ne se trouvait que dans la vérification et l’efficience pratique6, d’où sa remarque ironique autant que judicieuse que l’éducateur devait lui-même être éduqué et transformé dans sa confrontation avec la pratique. Bref, Feuerbach ne part pas de la nature réelle, du monde réel tel que les hommes le créent sans cesse différent par leur activité pratique historiquement spécifique, ni de l’homme réel, l’homme dans des rapports historiquement spécifiques avec les autres, dans lesquels donc sont produits des hommes, déterminés par ces spécificités et non pas au gré de la pensée des penseurs.
La thèse dualiste ne s’est pas maintenue seulement sous sa forme la plus grossière d’une « Nature Humaine » innée et ne pouvant être civilisée qu’en en refoulant ou étouffant les mauvais côtés par l’éducation, la morale (religieuse, civique ou « citoyenne » selon le mot à la mode aujourd’hui), la loi et la police. Il est depuis longtemps admis par beaucoup que les individus sont aussi le produit des « circonstances ». Par exemple, on admet que « le milieu social » joue un rôle plus ou moins important dans les comportements qui caractérisent un individu. Mais cela va encore très bien de pair avec l’affirmation d’une Nature Humaine comme essence de l’individu: elle se manifesterait simplement différemment selon le milieu (et il est sous-entendu que cela serait surtout une question d’éducation, de culture). Par exemple, le goût « inné » du lucre propre à la Nature Humaine se manifesterait « en bas » par le brigandage, le vol, tandis « qu’en haut », il se manifesterait comme une qualité positive faisant progresser l’économie: la recherche du profit, les manœuvres financières, l’envie de stock-options, etc. Mais là encore, ce « milieu social », « les circonstances » économiques, sociales, culturelles dans lesquelles se meuvent les individus, seraient un monde objectif donné, quasi naturel, extérieur à eux, auquel ils ne pourraient que s’adapter plus ou moins bien. Ainsi les idéologues du monde bourgeois sont là pour expliquer que ce monde objectif, fondé sur le salariat, et selon eux, sur l’Egalité et la Liberté individuelles, est le plus conforme à la dignité de l’Homme, est la Nature Humaine enfin pleinement civilisée (du moins autant que faire se peut tant elle a de défauts remontant toujours à la surface!). Pour eux donc, et pour ceux qu’ils influencent, même si ce monde objectif peut être reconnu comme un produit historique, il est conçu comme achevé, définitif, parce que le meilleur possible. Par exemple, pour ces idéologues, il n’y aurait qu’à poursuivre « la croissance », le développement des forces productives par la science, et ainsi le progrès humain se poursuivrait par l’augmentation de la consommation de choses. Le « scientisme » est la forme la plus persuasive de ce matérialisme dualiste.
Bref, les dualistes peuvent bien admettre une liaison entre la réalité du monde (la « matière ») et les hommes, mais elle n’est pas comprise comme transformation réciproque, donc comme unité matière-hommes. Ce à quoi Marx a très justement opposé que « les circonstances font tout autant les hommes que les hommes les circonstances »7.
Leur matérialisme est un matérialisme mécaniste, unilatéral. On y suppose les individus façonnés d’abord de l’extérieur par les circonstances, et ne pouvant se perfectionner également que de l’extérieur par l’éducation, la morale, le droit et tout autre instruction produite par l’élite pensant et sachant8. L’activité vitale et fondamentale de la production des moyens de leur vie et d’eux-mêmes par les producteurs associés est ainsi déterminée par toutes ces « circonstances » et par les penseurs qui les inventent, mais elle ne les détermine pas! Cette conception maintient un dualisme entre un monde objectif dont il n’y aurait qu’à connaître les lois, et un monde subjectif d’individus qui n’auraient qu’à appliquer ces lois au fur et à mesure de leurs découvertes, et s’éduquer des « valeurs » de la Raison, de la République, voire même de la Religion pour se développer de façon harmonieuse, civilisée. Bien entendu, et finalement comme chez Feuerbach, cela revient à diviser la société en deux parties, les porteurs de la Science, de la Raison, des « Valeurs » se situant au dessus des autres.
Ce dualisme est toujours une caractéristique de la conception bourgeoise du monde, qui reflète ce faisant les apparences du mode de production capitaliste. En effet, dans le capitalisme, les rapports que nouent entre eux les hommes dans la production se manifestent comme déterminés par les échanges de marchandises, comme leurs rapports dans ces échanges où ils prennent les formes prix, salaire, profit, etc., c’est-à-dire des formes argent9. Aux yeux des simples observateurs des apparences, ces formes chosifiées semblent exister non comme manifestations de rapports concrets spécifiques entre les hommes dans la production, mais comme de simples choses, dont les mouvements obéiraient à des lois naturelles (les « lois du marché ») qui permettraient, une fois dévoilées par la science économique, de les réguler harmonieusement. Les hommes n’auraient plus qu’à se plier à ces lois objectives (et s’il y a crise, c’est qu’ils ne le feraient pas) qui déterminent leurs activités et leurs vies (qui fait quoi, où, comment, pour quel revenu, etc.).
On voit que ce matérialisme bourgeois retourne finalement en pratique à l’idéalisme quand, bien qu’affirmant que toute détermination des individus et de la société ne peut se trouver que sur terre et non dans le ciel, bien qu’affirmant que ce sont « les circonstances », voire plus précisément « l’économie », la production qui sont ce monde matériel, il développe néanmoins cette conception que ce sont des circonstances objectives, extérieures aux hommes, qui les déterminent, oubliant qu’elles sont aussi déterminées par eux, par les activités collectives par lesquelles ils produisent et s’autoproduisent, donc qu’elles forment une unité avec eux et non une dualité.
Ainsi, pour rester fermement et complètement sur le terrain du matérialisme, il faut comprendre les hommes comme s’auto-créant dans leurs rapports collectifs, sociaux, avec la nature. Autocréation certes déterminée par les moyens et conditions existantes, les « circonstances », c’est-à-dire toute la réalité sociale, mais aussi les transformant.
C’est dans ce rapport dialectique général que nous allons maintenant pouvoir examiner le rapport particulier entre la pensée et l’activité pratique dans ce processus de transformation et d’autocréation, ce que n’a pas su faire correctement le matérialisme dualiste (ou mécaniste, ou scientiste, différentes expressions pour la même chose). Mais auparavant, il est utile d’observer que cette compréhension de l’homme comme autocréation implique une conception moniste, autrement dit dialectique, de ce mouvement d’autocréation de la réalité sociale. La méthode matérialiste ne peut se développer fermement, pleinement, que si elle est aussi une conception dialectique, et c’est pourquoi nous allons en rappeler, sommairement, les caractéristiques essentielles.
La dialectique est inhérente au mouvement réel d’autocréation de l’homme, donc de transformation de la réalité sociale qui le produit et qu’il produit. Cette réalité est un tout fait de multiples déterminations, de multiples phénomènes réagissant les uns sur les autres. Par exemple: activités de production, organisation politique, luttes de classes, idéologies, sciences, etc. Nous en examinerons plus loin l’articulation, leurs rapports qui sont dits dialectiques parce que ces phénomènes se transforment en agissant les uns sur les autres. Et c’est cela qui fait leur mouvement particulier, comme celui de la réalité sociale qu’ils forment tous ensemble. Par exemple, si on examine un phénomène comme la production, l’activité humaine de production, on voit qu’il se divise en deux éléments essentiels qui le déterminent: les moyens de production (ou forces productives) et les rapports sociaux de production (ou division sociale du travail, de la propriété de ses moyens). Les forces productives n’existent pas sans des rapports de production dans lesquels elles sont mises en œuvre, et réciproquement. Non seulement ils se conditionnent mutuellement, mais se transforment l’un dans l’autre. Et c’est ce rapport dialectique qui forme leur unité (au lieu que, dans un rapport mécanique, les rapports de production sont dits unilatéralement déterminés par les forces productives, qui sont donc dans ce cas en position d’extériorité, dans un rapport dualiste de cause à effet). Ainsi, si on considère un mode de production historique tel le capitalisme, on sait qu’il a développé, en même temps que le machinisme, la coopération des travailleurs sur une immense échelle ainsi qu’une division du travail très poussée entre eux. Ces rapports sociaux de production, cette coopération et division du travail, étant beaucoup plus qu’une simple addition des travailleurs, deviennent eux-mêmes une force productive. Si on prend un deuxième exemple au niveau plus général de la réalité sociale dans son ensemble, celle-ci se divise en deux grands parties, la « base économique » qui concerne les fondements de la production, forces productives et rapports de production, dont nous venons d’examiner l’unité dialectique propre, et la fameuse « superstructure » qui est l’organisation étatique et juridique ainsi que les justifications idéologiques de cette façon de produire (de ces divisions du travail, de la propriété, des revenus). Or on voit que dans le développement capitaliste, l’Etat devient de plus en plus « une force économique » en même temps que l’économie est de plus en plus politique.
La dialectique permet de penser le processus, le mouvement du phénomène considéré, comme fait à la fois de l’opposition grandissante des deux termes de la (ou des) contradiction qui le sous-tend, mais aussi de leur négation l’un par l’autre dans leurs transformations réciproques, jusqu’à la négation du phénomène lui-même, et son dépassement. Par exemple, si on considère les classes bourgeoises et prolétaires, la négation de la première par la seconde, induite par l’exacerbation de leur antagonisme, est aussi celle du prolétariat lui-même, puisqu’il s’agit d’une unité, l’une n’existant qu’avec l’autre. La dialectique pose la négation comme le moment essentiel de l’affirmation d’une réalité nouvelle. Sa négation est toujours contenue dans le phénomène lui-même en même temps que son affirmation, mais dans un rapport variable. Prenons à nouveau l’exemple du monde capitaliste. Quand il se dégage du monde féodal déliquescent, les nouveaux rapports de production (la propriété privée de ses moyens et de leur usage, le libre contrat entre individus privés, le marché libre) qui s’affirment pleinement jusqu’aux niveaux étatiques et juridiques, favorisent un développement fulgurant des forces productives. Au début, il s’agit de l’affirmation positive du capitalisme: les rapports de production sont adéquats aux forces productives et stimulent vigoureusement leur croissance. Mais déjà, ils forment une unité contradictoire, déjà sa négation est présente, quoique simplement en germe, et se manifeste par des luttes de classe plus ou moins embryonnaires, et les premières crises du système. Puis elle s’accroît, puisque le développement de la puissance des forces productives s’accompagne de la négation du rapport social initial qu’est la propriété privée personnelle des moyens de production, lequel est progressivement remplacé par celui de la propriété privée financière (les sociétés anonymes). Celle-ci tend à être à son tour niée par la croissance formidable de la productivité10 qui, en diminuant la quantité de travail vivant producteur de plus-value employée, sape la base de cette production qui est la condition d’existence de ce capital financier, et qui l’est de façon encore beaucoup plus exigeante et inexorable qu’elle l’était déjà du petit capital personnel ou familial. Ainsi, le mode de production capitaliste contient et développe les forces objectives de sa propre négation, et évidemment, la force subjective du prolétariat lui-même qui seule pourra la réaliser comme dépassement du capitalisme dans le communisme.
La dialectique ne se contente donc pas d’affirmer le caractère crucial de la négation dans le processus de l’histoire humaine. Elle rend compte du fait que la négation est contenue dans le phénomène, dans la réalité sociale dont on considère l’existence. Elle est l’élément premier de son mouvement, puisqu’il est celui de contradictions qui se transforment par la négation réciproque de leurs pôles, jusqu’à s’abolir pour être remplacées par une nouvelle réalité, un nouveau mode de production. Ce qui permet à Marx de constater à juste titre que la dialectique « est essentiellement critique et révolutionnaire » parce que « dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire… »11.
Dire que la négation est interne au phénomène lui-même, c’est aussi dire que son mouvement a pour fondement cette cause interne, que les causes externes (les autres phénomènes) ne peuvent agir sur lui que par et sur ses éléments internes12. Plus généralement, la dialectique affirme que les transformations, le mouvement de la chose ou du phénomène selon ses causes internes fait partie de ce qu’est cette chose ou ce phénomène. Ainsi par exemple, le capital n’est pas un état: ses conditions d’existence se modifient constamment, et ce mouvement même, passé aussi bien que futur, fait partie de ce qu’il est. Enfin, et pour en terminer avec cette brève évocation de la dialectique, il faut observer que la négation est capitale parce qu’elle est aussi la condition première, le moment, l’acte fondateur d’une affirmation positive (ou négation de la négation) d’une nouvelle réalité, à partir d’éléments déjà existants dans l’ancienne, mais qui y étaient étouffés, dévoyés, mis en œuvre comme éléments destructeurs. Une révolution sociale est le procès par lequel ce qui était destructeur, négation, peut être développé autrement, comme positif, constructif. Par exemple, le capitalisme a, par le développement des sciences et du machinisme, augmenté considérablement la quantité et la variété des marchandises produites, en même que, par celui concomitant de la productivité, beaucoup diminué la quantité de travail contraint nécessaire à leur production. Mais cette diminution a été augmentation de la quantité de chômeurs et semi-chômeurs, du nombre de personnes employées dans des conditions inhumaines, et ainsi tôt ou tard de la masse des révoltés. Et s’il a développé les sciences et leurs applications dans la production, c’est en les enrôlant du côté du capital comme forces destructrices des hommes et de la nature. En développant ainsi ces éléments qui le nient, il développe aussi du même coup ce qui permettra d’affirmer une société communiste, comme notamment, le temps libre pour se développer, l’appropriation collective de la science afin qu’elle soit un moyen de ce développement et possibilité d’une autoproduction maîtrisée et consciente des hommes par eux-mêmes, et comme le prolétariat lui-même, qui en se faisant l’acteur vivant de la négation jusqu’au bout du capital, se fait en même temps celui de sa propre négation et de l’affirmation du communisme.
En effet, par son activité révolutionnaire, le prolétariat ne fait pas que « renverser la classe dominante », mais il se transforme aussi lui-même faisant en sorte de «… balayer toute la pourriture du vieux monde qui lui colle à la peau et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles »13. L’activité par laquelle il nie le capital est celle par laquelle il s’affirme non comme prolétariat, mais comme individus sociaux, négation des individus privés du monde bourgeois. Son affirmation comme prolétariat n’est que le début du procès révolutionnaire, la révolution politique. Mais ce procès est celui de la négation du capital par le prolétariat s’y niant lui-même. C’est le procès d’une double négation qui est affirmation du communisme.
Il n’y a donc aucun nihilisme quand est ainsi affirmé le rôle essentiel de la négation, puisqu’elle est elle-même niée dans l’affirmation du nouveau. Il y a que c’est dans la lutte contre le capital, dans l’antagonisme, donc par la négation, que peut se construire le dépassement, la conscience et la réalisation du nouveau (et c’est pourquoi, cela est le fait du prolétariat, en tant qu’il est par essence la classe qui est niée, qui est placée de fait dans une situation de négation). Plus le prolétariat nie le capital, c’est-à-dire pas seulement comme inégalité, iniquité, pouvoir excessif d’une classe, pas seulement comme propriété juridique (financière), mais jusque dans toutes les formes réelles de l’appropriation privée des conditions matérielles et intellectuelles de la production, et plus s’affirme la conscience communiste et le communisme. « Qu’importe ce qui meurt au prix de ce qui naît »14.
La dialectique considérée en tant que méthode relative à la compréhension de la réalité sociale reflète l’ensemble des rapports entre les phénomènes qui forment cette réalité. On sait en effet que les hommes ne peuvent vivre et se développer qu’en société. Et que plus ils se sont développés, plus leur société se présente comme un tout complexe de multiples déterminations et phénomènes, tels des moyens de production et d’échange de plus en plus variés et sophistiqués, des divisions du travail de plus en plus étendues et spécialisées, des formes de société accumulant toutes sortes d’instances politiques, juridiques, idéologiques en des constructions compliquées et opaques, etc.
La réalité est un tout, évidemment formé de choses et phénomènes particuliers15. Mais ceux-ci se transforment mutuellement dans leurs rapports réciproques, chacun d’eux ne peut être pleinement compris que dans ses rapports à tous les autres qui le déterminent. Ainsi, et pour reprendre un exemple bien connu, l’ouvrier X est employé par un patron Y. Il est dans une situation particulière à bien des égards: lui-même, son patron, son entreprise, etc., ont toutes sortes de caractéristiques particulières. Mais celle-ci ne peut être pleinement comprise que dans le rapport général des ouvriers au capital, qui détermine les conditions essentielles dans le cadre desquelles ces caractéristiques particulières de l’ouvrier particulier s’inscriront concrètement (elles sont subsumées sous le général). Ne serait-ce, mais pas seulement, que parce que l’exploitation est un phénomène global, le profit qui revient au capitaliste particulier n’étant qu’une quote-part du profit global (phénomène de la péréquation des taux de profit). Ou encore parce que le patron n’est pas libre de fixer les conditions de travail à sa guise, mais y est obligé par les lois internes du capital que la concurrence le force à exécuter. Ou aussi parce que son sort dépend du capital qui l’emploie, mais que celui-ci est déterminé par la situation générale du capital à un moment donné (période de croissance ou de crise, etc.), et par la lutte (ou la passivité) de l’ensemble des prolétaires.
Dire que le général est nécessaire pour comprendre le particulier n’est évidemment pas dire qu’il est suffisant. Le concret est toujours particulier à un moment donné, ne se réduit jamais au général. Donc, la connaissance du général n’exempte pas d’une analyse spécifique pour aller jusqu’au concret particulier.
Dans un phénomène concret particulier et à un moment donné particulier, immédiat, il y a une cause, un effet. Mais dans la réalité sociale, qui est faite de multiples déterminations et combinaisons de phénomènes toujours en mouvements faits de transformations réciproques, causes et effets permutent constamment selon la loi de la dialectique rappelée ci-dessus. «… Cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’action réciproque universelle où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice-versa »16. Dans une contradiction, il n’y a pas de fixité du rapport entre ses deux pôles.
Ceci dit, la réalité n’est pas une totalité où causes et effets, déterminants et déterminés permutent n’importe comment de façon chaotique et purement aléatoire. La réalité sociale est toujours déterminée fondamentalement par la façon dont les hommes produisent les moyens de leur vie, s’autoproduisent. Là est son essence. Mais il ne s’agit là que d’un déterminisme d’ordre très général. Il permet seulement de caractériser une société d’une époque historique déterminée par rapport à une autre par son mode de production spécifique. L’analyse concrète d’une situation concrète doit être en rapport avec cette caractérisation générale, mais ne s’y réduit nullement, les enchaînements des causes et effets pouvant y être très divers, de même que les raisons pour lesquelles la lutte de classe s’exacerbe à un moment donné, les problèmes immédiats qu’elle veut résoudre, sont aussi très variables. La dialectique est celle du mouvement concret, de la situation concrète. Reflétée dans la pensée, elle y est le moyen d’analyser la réalité dans les rapports du général au particulier, de l’essence aux apparences, du mouvement continu avec les ruptures révolutionnaires, de l’infrastructure économique à la superstructure étatique, juridique et idéologique, de la théorie avec la pratique. Le matérialisme, sauf à retomber dans l’idéalisme (y compris sa variante scientiste), ne peut être que dialectique s’il veut pouvoir rendre compte de la réalité sociale, qui est la matière du matérialisme.
C’est le moment de préciser plus en détail ce qu’est cette matière que désigne le concept de matérialisme.
1.3 La matière du matérialisme
Si on admet le constat de l’autoproduction de l’homme, alors on doit admettre d’emblée que « c’est l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective »17 qu’il faut prendre comme point de départ pour connaître ce qu’il est. Objective, c’est-à-dire ce que les hommes font réellement, et non pas ce qu’ils croient faire et disent qu’ils font. Cette activité sociale a pour première présupposition que « pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est même là un fait… que l’on doit, aujourd’hui encore… remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie »18. Il faut d’abord vivre matériellement pour exister et se développer dans toutes les autres dimensions. Mais aussi les hommes de chaque époque emploient différents moyens pour vivre, vivent dans diverses formes de sociétés et civilisations. C’est que:
1°) Ces besoins matériels fondamentaux ont eux-mêmes une détermination historique (on ne peut pas manger, habiter, etc., de la même façon aujourd’hui qu’il y a 10, 20 ou 40 siècles!). D’autres besoins apparaissent continuellement à partir des activités précédentes et de l’amélioration continuelle des moyens de la production. « La production de la vie matérielle » et « la production de nouveaux besoins » sont au même titre « le premier fait (la première activité, n.d.a.) historique » hier comme aujourd’hui19.
2°) Cette production toujours plus élargie et plus perfectionnée de la vie matérielle, étant toujours collective, est aussi celle d’un langage, d’une organisation sociale, d’une culture, d’un mode de vie, etc. « L’acte de la reproduction même modifie non seulement les conditions objectives (par exemple: le village devient ville, la nature sauvage est changée en terre de culture), mais encore les producteurs, qui manifestent des qualités nouvelles en se développant et se transformant dans la production, grâce à laquelle ils façonnent des forces et des idées nouvelles ainsi que des modes de communication, des besoins et un langage nouveau »20.
Une fois encore, la production n’est pas seulement celle de moyens de production et de richesses matérielles, c’est aussi concomitamment la production de la société, d’hommes dotés de qualités et besoins nouveaux, de connaissances nouvelles, etc. Et c’est tout cela que trouve la génération suivante comme autant de conditions présupposées, déjà là comme « circonstances » déterminant son être social, mais aussi qu’elle modifiera à son tour21. L’ensemble des « circonstances », moyens de production, rapports sociaux, coutumes, lois, organisation politique, idéologie, etc., telle est la matière déterminant l’être social, et qu’il transforme, transformant concomitamment cet être.
Si on comprend ainsi correctement ce qu’est la matière dont le matérialisme dit qu’elle produit l’homme autant qu’il la produit – à savoir qu’elle est toute l’activité humaine dans tous les domaines, toute la réalité sociale concrète, et pas seulement ce qui y est matériel au sens étroit d’objet, production matérielle – on peut alors, sur cette base, examiner et résoudre la question de la place que peut tenir ou pas la pensée, la volonté des hommes dans la transformation de cette matière ou « circonstances », autrement dit, dans quelle mesure agissent-ils de façon déterminée par elles, ou librement selon des buts qu’ils se fixent consciemment?
Mais avant d’en arriver là, il est utile de revenir sur la question évoquée ci-dessus de la matière du matérialisme. Ceci parce que le mouvement ouvrier a longtemps été influencé par un courant qui la réduisait à la base économique de la société, confondant cette matière avec sa composante matérielle, et faisant alors du développement de la production, et donc de ses moyens matériels (les forces productives), le déterminant unilatéral et toujours fondamental des sociétés et des mouvements de l’histoire, l’autoproduction des hommes, et notamment leur activité révolutionnaire, ne pouvant faire qu’adapter mécaniquement leurs rapports sociaux au développement des forces productives.
Cette conception du matérialisme (appelée « matérialisme historique » par ses tenants) doit être écartée si on veut pouvoir examiner de façon concrète, donc dialectique, le rôle de la pensée et de la volonté dans l’auto-développement de l’homme, et plus particulièrement, dans la révolution communiste, ce qui est l’objet pratique de ce livre.
Il faut pour cela réaffirmer d’abord que la réalité sociale est un tout, produit par l’activité pratique des hommes. Marx nomme parfois « praxis » cette activité collective de production de ce tout22. Comprendre la praxis, la réalité qu’elle produit (la matière du matérialisme) comme un tout – mais un tout en mouvement – c’est comprendre chaque chose, chaque phénomène, comme une totalité de rapports les uns avec les autres, une totalité de connexions et de transformations réciproques, et non pas linéairement comme un engrenage de causes et d’effets à sens unique.
Pour montrer qu’un phénomène social ne peut être compris qu’en rapport avec tous les autres, qu’en tant qu’inscrit dans une totalité de phénomènes, et donc si on a compris cette totalité historique, on peut prendre un exemple simple en considérant n’importe quel produit du monde capitaliste. Par exemple, voilà une voiture, un produit typique de l’activité humaine contemporaine. Or ce n’est pas simplement une voiture, un véhicule motorisé commode pour se déplacer. Elle n’existe qu’à un certain stade historique qui est celui du capitalisme, donc que comme moyen de déplacement (sa valeur d’usage) produit qu’en tant qu’il est, mieux que tout autre moyen de transport terrestre, moyen de valorisation du capital. Mais alors il existe comme moyen de reproduction du capitalisme comme totalité sociale. Ce n’est pas seulement le rapport de valorisation économique que reproduit la voiture, mais les hommes et la société du capitalisme, tous les rapports sociaux du capitalisme. Ainsi la production de voitures permet l’exploitation de centaines de milliers de prolétaires par le capital (beaucoup plus que ne le permettrait celle de transports en commun par exemple). La voiture développe par son usage même non seulement un gaspillage insensé des ressources naturelles, source de fabuleux profits, mais aussi un certain type d’urbanisme (pas de ces vastes banlieues pavillonnaires sans voitures, ni ces énormes centres commerciaux qui ruinent la petite propriété commerciale au profit des trusts de la distribution). Elle développe aussi dans les masses l’idéologie de la propriété privée, les comportements individualistes, égoïstes et agressifs, les désirs du paraître par les objets, etc. Plus largement encore, la voiture contribue à façonner et développer l’impérialisme en suscitant force rivalités et guerres pour le contrôle des matières premières et, notamment, du pétrole. La voiture est tout cela. Elle ne peut se comprendre, dans sa fabrication, son usage, le besoin qu’on en a, ses effets, qu’en rapport avec une totalité de phénomènes sociaux, que si on comprend tous ces rapports (activités, comportements) capitalistes dont elle est un produit en même temps qu’elle contribue à les reproduire.
Bien évidemment, il ne s’agit là que d’un exemple simplifié. Mais la réalité sociale est de la même façon faite d’une multitude de phénomènes divers en rapports réciproques et contradictoires, et elle nécessite une analyse beaucoup plus complexe pour être saisie correctement par la pensée. Ainsi, parlant de l’échange, Marx observait qu’il « est un acte inclus dans la production », mais que la production est aussi déterminée « par tous les autres facteurs » tels que l’échange lui-même, les besoins, la répartition du travail et des produits, etc. « A vrai dire, la production, elle aussi, sous sa forme exclusive, est de son côté déterminée par les autres facteurs »… Le résultat auquel nous arrivons n’est pas que la production, la distribution (répartition, n.d.a.), l’échange, la consommation, sont identiques, mais qu’ils sont tous les éléments d’une totalité, des différenciations à l’intérieur d’une unité… Il y a action réciproque entre les différents moments. C’est le cas pour n’importe quelle totalité organique »23.
Quand on parle de la réalité sociale, il faut bien comprendre qu’elle n’est pas la somme des phénomènes ou éléments la composant. C’est une totalité qui est plus que l’ensemble des parties: elle a des propriétés propres en tant que phénomène total. Ses parties, étant en rapports réciproques et contradictoires, créent une réalité qui est elle-même aussi en constante transformation du fait que chaque phénomène particulier agit sur le tout, et réciproquement, est déterminé par lui. Cette transformation permanente est elle-même faite de mouvements continus (évolutions) et de ruptures (révolutions) qui transforment jusqu’à l’essence de la réalité sociale considérée (passage d’un mode de production à un autre, d’une formation sociale à une autre). Seule la dialectique permet de penser la réalité d’une formation sociale pour ce qu’elle est, à la fois dans le système complexe de ses structures internes et dans le mouvement et transformations que celles-ci induisent nécessairement de par leurs rapports contradictoires. La dialectique permet de penser correctement le changement et la négation (rupture) comme faisant partie du phénomène lui-même.
Maintenant, à partir de cette vérité générale que c’est toujours la totalité des rapports, des connexions de tous les phénomènes et des transformations qu’ils engendrent et subissent, qui permet de saisir la réalité sociale (et l’être social) comme production de la vie réelle, vie réelle, nous pouvons entreprendre l’examen de la question posée ci-dessus: dans quelle mesure les hommes construisent-ils leur vie, eux-mêmes et leur société, librement, selon des buts qu’ils se fixent, ou de façon aveuglément déterminée par les moyens de production dont ils disposent pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, la production de leur vie matérielle? Autrement dit, peuvent-ils s’auto-développer en sachant ce qu’ils font, pourquoi, pour quels résultats attendus, ou le font-ils sous l’effet de forces extérieures qui leur sont obscures, qu’ils ne maîtrisent pas, pour des résultats qu’ils n’attendaient pas? Questions qui nous intéressent particulièrement en ce qui concerne l’abolition du capitalisme et l’affirmation du communisme, ce qui sera l’occasion de montrer qu’elles n’ont pas de réponses éternellement identiques quelles que soient les époques historiques considérées.
Pour en discuter, mais sans entrer dans la vaste littérature qu’elles ont suscitées, il est quasi incontournable de partir du fameux texte de Marx dans sa Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique24, tant il a été utilisé comme caution « marxiste » par les tenants du déterminisme économiste (ou, plus brièvement, économisme), ou comme « preuve » de l’économisme de Marx par ceux qui voulaient en faire le premier stalinien de l’histoire. En voici un passage:
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure ».
Ce passage a fait couler beaucoup d’encre. Parce que Marx y prend le risque de vouloir résumer « le fil conducteur de (ses) études » en 1859, certains ont voulu faire de ce fil conducteur la quintessence de sa conception du mouvement de l’histoire, négligeant d’avoir à étudier ces études, et dans leur ensemble, pour connaître l’opinion de Marx à ce sujet. Or premièrement, un aussi bref résumé par rapport à une œuvre aussi vaste, complexe et inachevée ne peut être qu’une caricature faisant ressortir, en les grossissant outrancièrement, quelques traits jugés essentiels, tous les autres étant négligés. Deuxièmement, Marx a forgé son œuvre contre tous les courants idéalistes, ultra-dominants à son époque comme, d’une façon générale, dans tout le monde bourgeois jusqu’à aujourd’hui. Ce faisant, il a été naturellement amené par cette dure polémique à grossir le trait dans le sens du déterminisme économique, c’est-à-dire à marteler que ce n’est en aucun cas les idées des « élites » philosophiques ou autres, y compris scientifiques, ni les Constitutions, lois, gouvernements qui ont déterminé la société et les hommes d’une époque donnée, mais d’abord leur façon de produire leur vie matérielle, avec certains moyens, dans certains rapports. Ce qui caractérise les éléments de la superstructure, c’est qu’ils sont construits par les hommes comme des produits de leur pensée et instruments de leur volonté. Du moins le croient-ils le plus souvent. Ce à quoi Marx oppose justement la thèse matérialiste qu’ils sont une manifestation de leur compréhension de leurs rapports avec la nature et entre eux dans la production de leur vie (rapports d’appropriation des conditions de leur vie), un reflet dans leur cerveau de ces rapports, l’organisation de leur reproduction, leur justification idéologique.
Les éléments de la superstructure sont des produits de la pensée, mais en tant que celle-ci est un reflet plus ou moins net de ces rapports réels, des conditions de l’activité pratique d’autocréation de l’homme. Ils peuvent cependant revêtir des formes assez diverses dans la mesure où la pensée n’est pas un reflet purement mécanique, un simple effet de miroir, mais un reflet travaillé et modifié par les cerveaux, lesquels ne manquent pas de capacité d’imagination et d’innovation (l’examen de ce rapport activité pratique-pensée sera développé plus loin). Tandis que la structure économique qui est à la base de la réalité sociale peut être analysée « d’une manière scientifiquement rigoureuse » comme une matière objective.
Constatons, avant toute analyse critique, que cette fameuse Préface formule nettement une avancée dans la conception matérialiste et dialectique de l’histoire. Marx ne l’y présente pas comme une succession de générations dont chacune était déterminée par les circonstances (la matière) léguées par les précédentes et les modifiaient à son tour, ce qui donnait une vision de l’histoire comme le procès continu d’une réalité sociale sans déterminants particuliers. Il la présente comme un procès fait de mouvements continus et de ruptures révolutionnaires. Et pour trouver les causes internes de ces mouvements et ruptures, il divise la réalité sociale en deux, une base économique (forces productives et rapports de production) qui est celle où l’activité pratique produit directement la vie matérielle, satisfait aux besoins vitaux historiquement déterminés, et une superstructure politique, juridique, idéologique, qui « s’élève » sur cette base et est « conditionnée » par elle.
Nous allons examiner plus en détail ces deux points, le couple base-superstructure et la rupture révolutionnaire comme moment particulier et radical de l’auto-développement de l’homme.
1.4 Base et superstructure
Le passage de la Préface dont nous venons de citer un extrait propose la méthode qui permet d’étudier et différencier d’un point de vue matérialiste les grandes formations sociales qui ont jalonné l’histoire, tels par exemple l’esclavagisme antique, le féodalisme, le capitalisme. La relation base-superstructure qui en constitue l’ossature concerne donc la détermination générale (mode de production) caractérisant la société de toute une époque historique. Elle ne prétend pas rendre compte des situations et évènements historiques particuliers dans toutes leurs spécificités concrètes. Elle implique seulement que ces situations particulières ne peuvent être comprises que dans le cadre général du mode de production qui caractérise l’époque considérée. Ce n’est là que la simple application du fait que, dans le procès de la production sociale de leur vie par les hommes, l’activité fondamentale est celle par laquelle ils satisfont leurs besoins matériels, leur vie matérielle. Laquelle activité est déterminée par la nature qu’ils travaillent, les moyens dont ils disposent pour cela (outils, machines, sources d’énergie), et les rapports (type de coopération et de division du travail) que ces moyens nécessitent, induisent.
« La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent »25. Il n’y a pas de doute qu’en produisant des moyens de production de plus en plus sophistiqués et efficaces, les hommes changent aussi leurs rapports de production, leur organisation sociale, leurs idées, etc. Il a souvent été montré, par exemple, que des moyens très rudimentaires nécessitaient qu’ils agissent communautairement dans leurs rapports avec la nature, et donc se produisent comme communauté (ici dite primitive). D’où aussi des formes religieuses spécifiques: la nature étant la grande pourvoyeuse de bienfaits comme de catastrophes, mais très mystérieuse, était comprise comme animée par toutes sortes d’esprits et dieux, en même temps que les hommes, qui ne l’avaient encore guère transformée, semblaient n’être eux-mêmes que des éléments naturels. Plus tard, le développement des techniques agricoles (et la sédentarisation) a fait que la propriété foncière et la possession de main d’œuvre attachée à la terre (esclaves, puis serfs) sont devenus la principale condition de la richesse. La guerre pour la protection et l’extension du territoire, et la possession d’esclaves, est parallèlement devenue une activité essentielle. Puis les progrès incessants des techniques agricoles ont induit de nombreux nouveaux métiers artisanaux, accrus la division du travail, le commerce, le développement des échanges, des marchés et des villes sur des échelles toujours plus larges. Se sont ainsi lentement développés tous les germes de ce qui allait devenir la petite production manufacturière fondée sur la propriété personnelle des moyens de production, puis enfin, la bourgeoisie capitaliste. Et dans ce dernier processus, on a là encore que le développement de la puissance des machines et donc de la grande industrie concentrée allait à nouveau transformer les rapports de production (i.e., de propriété). Cela en détruisant pour l’essentiel la propriété personnelle des moyens matériels du travail, en développant une propriété juridique, sous la forme de propriété financière, distincte de l’appropriation réelle de moyens de production, en séparant radicalement les tâches de direction et scientifiques des tâches d’exécution, faisant de l’ouvrier un simple appendice de la machine, réduisant ses fonctions jusqu’à finir par l’exclure du travail productif. L’histoire du développement des forces productives, s’il fallait la résumer grossièrement à un seul trait, c’est effectivement celle d’une transformation permanente des rapports de production comme extension et approfondissement permanents des divisions du travail.
Il y a nécessairement « correspondance » entre « un degré déterminé des forces productives matérielles », et certains rapports de production pour les utiliser. Le mot « correspondance » est d’ailleurs adéquat en ce qu’il n’indique pas une détermination mécanique, à sens unique, des rapports de production par les forces productives, comme cela est encore parfois soutenu, mais une unité dialectique, en mouvement, se transformant. Par exemple, une division du travail plus développée accentue la spécialisation et la simplification des gestes, ce qui en retour permet leur mécanisation. C’est aussi par un tel développement que des individus se spécialisent dans des travaux intellectuels de plus en plus scientifiques, les sciences finissant, dans le capitalisme, par s’incorporer aux machines, devenant des forces productives. C’est d’ailleurs une observation permanente chez Marx que les rapports de propriété (donc de production) qui caractérisent le monde bourgeois, non seulement ont été libérés, épanouis et légalisés par la révolution bourgeoise afin de « correspondre » au développement des forces productives qu’entravait la société monarchique, mais ont eux-mêmes été réciproquement une cause extraordinairement puissante de leur essor en obligeant les capitalistes, sous peine de disparaître, à perfectionner sans cesse, avec la plus grande énergie, les moyens de la production et son volume. Car le procès de la reproduction de la propriété privée est celui de la valorisation, de l’accumulation du capital. Ce qui est aussi accroissement permanent de sa concentration et de la productivité, c’est-à-dire ruine de la petite propriété personnelle – forme idéale de la propriété selon l’idéologie bourgeoise – et de la source fondamentale des profits (la quantité de travail vivant). Les rapport dialectiques forces productives-rapports de production apparaissent alors sous cette forme que l’affirmation (l’accroissement) du capital est en même temps le développement de sa négation (dont aussi le prolétariat qui la réalisera pratiquement).
Quant aux rapports plus généraux de la « base économique » et de la superstructure, il est certes exact d’affirmer que cette dernière est – pour une époque historique donnée – globalement déterminée par les rapports de production. Ceux-ci étant une façon pour les hommes de se répartir les activités par lesquelles ils s’approprient la nature pour satisfaire leurs besoins, il s’agit donc aussi d’une répartition de la propriété des moyens de ces activités, de rapports de propriété. Voilà pourquoi, il leur faut une « superstructure » pour former une société, pour exister et se reproduire. C’est que, première raison, cette propriété doit être protégée d’une appropriation par d’autres, que ce soient des étrangers à la communauté voulant s’approprier son territoire, ou d’une classe voulant mettre fin à son exploitation en abolissant la propriété (terres ou machines) de la classe qui l’exploite. D’où, développement d’un pouvoir militaire, puis aussi politique, juridique, et finalement, de tout un Etat avec ses multiples fonctions d’organisation de la préservation et de la reproduction des rapports de propriété qui fondent et caractérisent une société déterminée. C’est aussi, deuxième raison, parce que ces rapports de propriété, qui sont aussi des rapports avec la nature, doivent être acceptés, justifiés, s’insérer dans une « conception du monde », des hommes dans le monde. Cette tâche revient à la couche des prêtres, idéologues, éducateurs, et autres propagandistes chargés de justifier l’existence de cette formation sociale comme voulue par Dieu, ou la meilleure possible, la plus rationnelle, etc. Il en résulte que toute cette superstructure servant, de par son rôle et sa construction même, à la reproduction des rapports de propriété existants, sert la classe dominante et lui appartient nécessairement. Elle ne peut qu’organiser et protéger les rapports de propriété à quoi sa structure correspond de naissance, par essence, cela quels que soient les hommes qui en sont les fonctionnaires (qu’ils se baptisent eux-mêmes de gauche, de droite ou d’ailleurs).
Mais là encore, il n’y a pas de détermination mécanique unilatérale de la superstructure par la base économique. Nous avons déjà observé, pour ne reprendre que ces exemples que, dans le cours historique, la pensée se faisait science et la science force productive. Ou encore que l’Etat devenait de plus en plus directement une force productive. Or de tels rapports dialectiques n’apparaissent pas dans la fameuse Préface.
Comme cela a été dit ci-dessus, on ne saurait prendre ses quelques lignes pour la quintessence de l’analyse marxiste du mouvement de l’histoire. L’œuvre de Marx lui-même ne manque pas de développements qui permettent de corriger leur côté indéniablement mécaniste, que génère ou qu’accentue leur trop grand schématisme. Par exemple, en ce qui concerne le développement de la pensée comme science, c’est Marx qui montre sa transformation concomitante d’élément de la superstructure en force productive, et plus spécifiquement en capital fixe, élément de la base économique. Ou encore en ce qui concerne l’Etat, c’est encore Marx qui observe à de nombreuses reprises que cette superstructure est aussi une force économique. Par exemple, décrivant les diverses méthodes de l’accumulation capitaliste et de développement des moyens de production, il écrit: « Quelques unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de la société… La force est un agent économique »26. L’Etat intervient comme force économique. Et aussi, il instaure une forme particulière des rapports de propriété capitaliste quand il nationalise. Il est également un agent direct, et même aujourd’hui principal par l’accroissement gigantesque de la dette publique, du développement de la forme financière du capital27, etc.
Plus généralement, il n’a pas échappé à Marx que les formes concrètes de sociétés qui se sont développées à partir d’une base économique équivalente dans ses traits essentiels furent fort diverses. Ainsi il écrit: «… une même base économique (la même quant à ses conditions fondamentales), sous l’influence d’innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports raciaux, d’influences historiques ultérieures, etc., peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse des conditions empiriques pourra élucider »28. « Le moulin à bras » a toujours correspondu à des formes de domination qu’on peut caractériser très globalement et abstraitement de féodales et religieuses, mais n’a pas engendré partout la même forme concrète de superstructure. Par exemple, le mandarinat chinois était fort différent du système indien des castes, et ces deux là du système féodal européen. Autrement dit, la détermination générale de la superstructure par la base économique n’est pas une loi mathématique. Elle est exacte seulement en ce qui concerne quelques caractéristiques générales, en tant que tendance qui se réalise sur toute une époque historique. Mais l’homogénéisation des formations sociales ne se fait jour qu’avec la mondialisation des échanges et la domination planétaire du capital international (c’est-à-dire sous la forme de la division impérialiste du travail et de la propriété et d’un réseau mondial de superstructures à la fois semblables, hiérarchisées et concurrentes). Bref, comprendre ce lien de correspondance (d’unité dialectique) entre base et superstructure est certes indispensable pour pouvoir caractériser une époque historique d’un point de vue matérialiste, c’est-à-dire en recherchant ce qui y caractérise l’activité vitale des hommes produisant leur vie29, et non pas en se fondant sur ce que ces hommes en pensaient et disaient, sur ce qu’ils faisaient réellement et non pas ce qu’ils croyaient faire, les justifications ou prétextes qu’ils affirmaient. Mais cela ne dévoile pas toute la complexité d’une réalité sociale particulière de cette époque, et n’exempte pas de la nécessité d’un travail d’analyse concret pour comprendre telle société particulière, telle situation, tels événements, et agir en connaissance de cause.
Un autre exemple du fait que la superstructure ne se déduit pas mécaniquement de la base économique, du moins de ses caractères dominants, est cité par Marx. Il s’agit du développement à Rome du droit privé, définissant juridiquement l’individu privé, propriétaire privé, alors même que la structure économique était encore à très large dominante esclavagiste et foncière. Marx explique que ce droit « anticipait » celui de la société industrielle sur la base des rapports marchands existants, quoique de façon limitée et subordonnée dans la formation sociale romaine. Laquelle société bourgeoise l’a repris à son compte, après une dizaine de siècles de féodalisme et de droit religieux, comme moyen de développer ce mode de production30.
Ainsi la superstructure ne correspond pas toujours, en tous points, au caractère dominant de la base économique, ni partout sous les mêmes formes. De même que constater que la superstructure « s’élève » sur cette base n’implique absolument pas qu’elle ne puisse pas se présenter comme caractère dominant d’une société. Déterminant n’est pas dominant. On sait par exemple que dans les formes de société antiques ou féodales, ce sont la politique ou la religion qui en étaient les caractères dominants (quand bien même ce sont les modes de production spécifiques à ces sociétés qui expliquent pourquoi la politique ou la religion y dominaient31, et aussi l’évolution de ces modes qui expliquent pourquoi ces dominations ont dû être abolies).
On peut tirer quelques conséquences pratiques de ces premières remarques. Ainsi celle-ci que les rapports de production, par exemple les rapports de propriété qui fondent l’existence des classes bourgeoises et prolétaires, ne peuvent pas être transformés au seul gré de la volonté ou de l’imagination. Ce serait nier l’unité qu’ils forment avec les forces productives matérielles, nier leur nécessaire « correspondance ». Et pour la même raison, les forces productives ne peuvent pas être développées continuellement sans qu’il y ait aussi, tôt ou tard, nécessité d’une transformation radicale des rapports de propriété. La volonté, la liberté des hommes dans leurs activités ne peut s’exercer que dans certaines limites, et ce sera le développement d’une conscience juste qui permettra de les comprendre ainsi que le chemin à parcourir pour les dépasser (nous y reviendrons plus loin).
On peut également affirmer, toujours pour ces mêmes raisons, que tant que certains rapports de production et de propriété continuent d’exister, sous quelque forme que ce soit, après une révolution politique, il existera aussi toujours des forces, une tendance à ce que se forme (ou se reforme) aussi la superstructure qui leur est adéquate, aurait-elle été plus ou moins bouleversée par cette révolution (les exemples de l’URSS et de la Chine illustrent parfaitement ce mouvement). La superstructure peut certes jouer un rôle dominant pour transformer la base économique (les forces productives, les rapports de propriété, les divisions du travail), être le pôle moteur de l’évolution de l’unité dialectique base-superstructure qu’est la réalité sociale. Mais ce renversement de la détermination historique générale ne peut exister que comme mouvement de transformation radicale des anciens rapports de propriété jusqu’à leur abolition, qui est aussi, dialectiquement, mouvement de transformation et d’abolition de cette superstructure elle-même32.
La révolution, ou plutôt l’époque tout au long de laquelle s’étend le procès révolutionnaire, c’est bien là où en arrive Marx, dans cette Préface comme dans toute son œuvre. Et ce n’est pas étonnant puisque tout le processus du développement humain, du point de vue du matérialisme conséquent, est non seulement historique mais aussi dialectique puisque fait du mouvement des contradictions, c’est-à-dire fait de continuités (développement des contradictions) et de ruptures (abolition et dépassement des contradictions). Ruptures établissant de nouvelles concordances entre les forces productives et les rapports de production, entre cette nouvelle base et une superstructure transformée.
Mais si on veut trouver les causes qui rendent nécessaire et inéluctable ce procès révolutionnaire, il faut, comme Marx dans cette Préface, et si on reste toujours sur le terrain du matérialisme, les situer dans l’activité d’autocréation de l’homme. Donc d’abord, essentiellement dans l’activité pratique de production, la base économique. Nous en savons l’unité contradictoire entre ses deux pôles, forces productives et rapports de production. Au cours du procès historique, les forces productives progressent continuellement, les hommes cherchant toujours à rendre plus facile et plus efficace leur travail, créant toujours de nouveaux besoins, qui les développent, avec les moyens de les satisfaire. Par contre, les rapports de production sont plutôt un pôle de résistance aux changements: la classe dominante n’a évidemment pas envie de les changer, d’abandonner sa propriété! Certes, ils évoluent, notamment avec le capitalisme où l’on passe de la propriété privée personnelle des moyens de production à leur propriété privée collective par la classe bourgeoise, voire par son Etat. Mais ils n’en gardent néanmoins pas moins leur caractère de propriété privée, et même l’accentue dans son contenu du fait de l’accroissement des divisions du travail et de la dépossession des prolétaires qui accompagne le développement du capital (dépossession de leur métier notamment, et même de la force de travail qui leur reste mais qui est rendue inutile, inutilisée). Ainsi, les rapports de production (de propriété) entravent de plus en plus le développement continu des forces productives, ce que Marx a brillamment démontré dans Le Capital (notamment en dévoilant la tendance à la négation du rapport capitaliste de propriété contenue dans le développement de la productivité et de « l’exclusion » concomitante des prolétaires). Jusqu’au point où cette contradiction éclate en antagonisme, de sorte que le développement humain est alors bloqué pour que se poursuive celui du capital, et pire, sombre dans des situations chaotiques et barbares (crises, guerres et autres désastres).
Alors, la nécessité d’un procès révolutionnaire se fait jour. D’abord comme révolte pour exiger de la société actuelle, donc de l’Etat qui l’organise, de quoi vivre, puis progressivement, comme conscience de la nécessité, pour poursuivre le développement de la vie, de passer à une formation sociale supérieure. D’abord, la révolte, constatant l’inutilité d’en appeler à l’Etat, s’organise comme force pour renverser ce pouvoir qui, ayant prétendu représenter et organiser la société apparaît aussi responsable de sa faillite, qui ayant prétendu défendre l’intérêt général s’est montré, plus ouvertement et sans vergogne dans la crise, celui qui protège, reproduit, enrichit la classe dominante (à commencer par lui-même, les politiciens). Elle renverse le pouvoir politique et toute la superstructure qui l’entoure, le droit de propriété (notamment la propriété financière), les puissances médiatiques, les multiples institutions étatiques ou paraétatique du pouvoir bourgeois, etc. Mais ce que les travaux de Marx démontrent avec la plus grande intelligence, c’est que ce procès révolutionnaire ne peut aboutir qu’en allant jusqu’à l’abolition des rapports bourgeois de propriété réels essentiels, c’est-à-dire situés dans l’activité même de production, où ils sont toutes les divisions du travail qui caractérisent le capitalisme. Cela, qui est essentiel, la Préface, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui porter par ailleurs, le met parfaitement en valeur grâce à la distinction et au rapport entre superstructure et base économique qui y sont affirmés. A partir de là, la révolution peut être comprise comme un procès révolutionnaire réel dont la révolution politique n’est qu’un moment, dont l’abolition complète des rapports de propriété bourgeois est la fin.
Les rapports entre infrastructure et superstructure sont exactement ce qu’ignorent et négligent ceux qui prétendent pouvoir transformer, ou même seulement améliorer le capitalisme par la voie électorale en gouvernant l’Etat. Ils pensent que cet Etat peut commander à l’économie, alors que c’est l’inverse qui est vrai: ce sont les rapports de propriété qui commandent, parce que décidant de la production, ils décident aussi de tous les rapports sociaux. C’est aussi parce qu’il y a à la longue (« en dernière instance » disait Engels) détermination de la superstructure par les rapports de production, que l’Etat nouveau qui se forme après la révolution politique prolétarienne, s’il est d’abord produit comme une force contre la bourgeoisie, peut se transformer en force contre-révolutionnaire parce qu’il recèle toujours une tendance à refléter, servir, reproduire des rapports de production capitalistes, des divisions sociales du travail qui n’ont pas encore été abolis totalement. Tendance qui triomphe si le procès révolutionnaire ne se poursuit pas jusqu’à cette abolition.
1.5 Une époque de révolution sociale
Nous venons de voir pourquoi Marx énonce que c’est le développement d’un antagonisme entre le mouvement des forces productives et celui des rapports de production qui ouvre une époque de révolution sociale (il ne dit évidemment pas comme certains le font que c’est le développement des forces productives qui est révolutionnaire en soi!). «… A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants… De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ». Cela, il le démontre précisément dans son analyse de la révolution bourgeoise, comme dans celle du capitalisme et de son mouvement historique (mais il ne l’a pas fait pour d’autres modes de production).
La première question qui se pose à l’examen de cette proposition est de savoir pourquoi des rapports de production peuvent entraver le développement des forces productives au point d’avoir pour effet l’instauration « d’une époque révolutionnaire »? Arrêtons-nous y un moment.
L’autocréation des hommes, c’est toujours la création de nouveaux moyens de production, de nouveaux besoins, de nouvelles richesses, non seulement matérielles mais aussi de nouvelles connaissances, activités, jouissances. De sorte que chaque génération « se hissait sur les épaules de la précédente, perfectionnait son industrie et son commerce et modifiait son régime social en fonction de la transformation des besoins »33. C’est une tendance irrépressible, la seule même qui puisse être spécifiée comme propre à une nature humaine. Nous savons aussi que le capitalisme, pour en rester à ce mode de production, modifie les rapports de production corrélativement à un développement effréné de la concentration et de l’accumulation du capital34. Mais cette modification, si elle aboutit à la déliquescence de la propriété personnelle des moyens de production n’abolit pas pour autant l’essence et le contenu de classe de la propriété privée, au contraire, ils sont approfondis. En même temps qu’elle devenait propriété financière en tant que propriété juridique, elle se renforçait comme propriété managériale et intellectuelle dans le procès concret de la valorisation du capital. Et sous ces deux formes différentes (se disputant pour le partage de la plus-value) s’accroissait l’antagonisme avec des prolétaires réduits à des tâches de plus en plus déqualifiées, précarisés, et de plus en plus massivement « exclus » du travail et de la société.
Donc, le rapport de propriété capitaliste, qui est cet antagonisme entre les possesseurs des moyens matériels et intellectuels de la production (et partant de toute la superstructure qui organise ce rapport) et les dépossédés, se renforce. Or en tant que rapport de propriété dans la production, rapport de production, il porte en lui l’exigence de la production du maximum de plus-value, d’un taux de profit le plus élevé possible. Ce taux de profit est la manifestation, l’existence de ce rapport de propriété. C’est son mouvement, donc celui de ce rapport de propriété dont nous avons rappelé les grandes lignes (déliquescence de la propriété privée personnelle avec l’accumulation et la concentration du capital, appropriation privée de la science pour accroître la productivité, dévastation exponentielle des hommes et de la nature), qui entre en contradiction avec le développement des forces productives. Notamment parce que l’augmentation constante de la productivité, diminuant de plus en plus drastiquement la quantité de travail vivant contenue dans une marchandise, tend à diminuer finalement la masse même de ce travail qui est la base du profit35.
Les crises manifestent le degré d’antagonisme atteint par le couple forces productives-rapports de production, en même temps qu’elles sont le moment où, et le moyen par lequel, le capital rétablit tant bien que mal son unité (leur « correspondance »). Mais cette unité toujours contradictoire n’est rétablie qu’au prix de destructions – d’autant plus considérables que le capitalisme est développé (donc que ses forces destructrices sont puissantes) – non seulement de capital argent, marchandises et moyens de production, mais de plus en plus aussi des hommes et de la nature. Car effectivement, ce qui distingue ici d’une façon générale le capitalisme des modes de production précédents, c’est que les rapports de production (i.e., de propriété) n’y deviennent pas seulement une entrave au développement des forces productives, mais conduisent à les façonner et les développer en tant que forces destructrices particulièrement et terriblement efficaces36 (et là se manifeste très significativement une détermination de forces productives par les rapports de production). Or ce caractère est démultiplié lors des crises et des comportements qu’elles entraînent pour rétablir le taux de profit (autrement dit, cette « correspondance » FP-RP). Dans la centaine d’années écoulées, le capitalisme a détruit à travers crises et guerres beaucoup plus de moyens matériels, d’hommes, de nature que tous les autres modes de production dans les 40 000 précédentes. Jamais autant de science et de puissance n’auront produit autant de monstrueuses catastrophes.
Dans les révolutions précédentes, les masses populaires se mettaient en mouvement parce qu’elles étaient mises en situation de misère « insupportable ». Avec le capitalisme développé, il s’agit de la destruction de peuples entiers, de centaines de millions d’exclus de toute possibilité de vivre, d’autres millions régulièrement massacrés dans des guerres impérialistes devenues permanentes, de la destruction des conditions naturelles de la vie elles-mêmes. Et cela aucun pouvoir politique fondé sur les rapports de la propriété privée ne peut y remédier, parce que la classe dominante n’abolira jamais elle-même ces rapports qui fondent sa position. Elle peut bien constater les catastrophes, et même en ralentir parfois un peu le cours (par exemple, les désastres écologiques menacent aussi les bourgeois, donc à partir de là, ils s’en préoccupent dans une certaine – petite – mesure), mais elle ne peut pas en comprendre les raisons réelles, profondes: c’est pourquoi, elle ne peut en arrêter ni la répétition, ni l’aggravation, ce qui serait abolir le capitalisme, et donc s’abolir elle-même.
Il ne s’agit nullement ici de prédire l’Apocalypse. Il s’agit de rappeler que seule la méthode matérialiste et dialectique permet de comprendre les faits. Et donc en particulier celui-ci que si le capitalisme ne s’écroule jamais de lui-même, s’il peut se reproduire, ce n’est qu’au prix de destructions de plus en plus massives, violentes et barbares. Ce n’est pas la contradiction forces productives-rapports de production devenue antagonique qui est révolutionnaire. Ce sont les conséquences de cet antagonisme à un moment donné, c’est-à-dire les moyens que doivent nécessairement utiliser les diverses fractions de la classe bourgeoise mondiale – dont la crise avive la concurrence – pour survivre, pour poursuivre la valorisation de la portion de capital dont elles ont la charge, qui induisent la nécessité pour le prolétariat de faire la révolution.
Voilà pourquoi, ce que produit l’antagonisme forces productives-rapports de production est d’ouvrir une « époque de révolution sociale ». Laquelle, pour les raisons que nous avons dites, commence par une révolution politique remplaçant toute la superstructure existante par une autre. Suivant les types de révolutions, celle-ci aura soit à affirmer l’hégémonie des nouveaux rapports de production (et la nouvelle classe dominante) qui étaient déjà mûrs et développés dans le système précédent en y conformant toutes les structures et rapports sociaux (exemple de la révolution bourgeoise de 1789). Soit elle aura à les développer lorsqu’ils n’existaient (ou n’existent) encore qu’en germe (exemple des révolutions prolétariennes), et qu’il faille alors une phase de transition plus ou moins longue de poursuite du procès révolutionnaire pour les faire mûrir tout à fait, et que puisse alors y correspondre la superstructure d’une société sans classe. En effet, dans le mode de production capitaliste, la révolution politique ne peut pas abolir immédiatement la propriété intellectuelle, scientifique et technologique que la bourgeoisie a concentrée de son côté. Or il s’agit là d’une condition devenue essentielle de la production. Une lutte de classe particulière est nécessaire pour permettre l’appropriation par tous de cette condition. De même d’autres divisions sociales importantes, comme la division villes-campagnes, ne peuvent être abolies que dans la poursuite du procès révolutionnaire.
« Une époque de révolution sociale », c’est toute une période historique pendant laquelle se présentent bien des situations révolutionnaires différentes dans le monde, bien des besoins et objectifs immédiats différents. Les opprimés ne luttent pas d’abord pour développer les forces productives en y adaptant les rapports de production, mais pour leurs besoins, parce qu’ils refusent des conditions d’existence devenues pour eux insupportables. Que la cause fondamentale de cette situation soit « en dernière instance » certains rapports de propriété, cela n’en fait pas pour autant le but conscient du soulèvement révolutionnaire. Cette conscience n’apparaît qu’au cours d’un processus de luttes révolutionnaires plus ou moins long, dont nous parlerons ci-après en même temps que du rôle de la théorie dans ce processus.
Mais déjà, ce qui apparaît ici comme résultat de la conception matérialiste et dialectique, c’est qu’envisager une révolution sociale, c’est viser un bouleversement des rapports de production (de propriété) comme condition d’un bouleversement de tous les autres rapports sociaux (donc des individus dont ils sont l’essence). Ces rapports de production étant dialectiquement reliés au niveau des forces productives matérielles, il en résulte qu’ils ne peuvent pas être bouleversés au gré de l’imagination, mais dans un rapport de correspondance réciproque avec celles-ci. Cette condition fait partie de la question du possible, du degré de liberté dont disposent les hommes dans leur développement, c’est-à-dire du rapport entre liberté et nécessité dans les activités par lesquelles ils se produisent, produisent leur vie.
Comprendre que les hommes sont façonnés par la réalité sociale léguée par les générations précédentes, et qu’ils la transforment à leur tour, c’est comprendre que celle-ci n’est pas qu’une contrainte, mais qu’elle contient aussi, au moins en germe, la matière de cette transformation. Celle-ci réside en particulier dans le fait que les forces productives matérielles et les connaissances accumulées, l’élargissement des besoins, des produits, des échanges, sont aussi des moyens pour transformer ces forces, connaissances, besoins, etc. Tous ces éléments matériels et spirituels apparaissent aux yeux des vivants comme des matériaux objectifs appropriables, utilisables et transformables au même titre que des matériaux naturels, bien qu’ils aient été créés par les hommes. Bref, la réalité sociale contient en elle-même des conditions, plus ou moins mûries, de sa propre transformation, c’est-à-dire de sa négation et de son dépassement révolutionnaire en une nouvelle réalité.
Ces conditions déterminent à la fois l’ampleur des transformations nécessaires et réalisables, mais aussi leurs limites immédiates. L’art des révolutionnaires est ici ce que Lénine appelait l’analyse concrète de la situation concrète, c’est-à-dire de savoir déterminer ces potentialités, à la fois dans toute leur ampleur et leur radicalité – ceci contre les réformistes qui visent seulement à un aménagement du système existant afin de le reproduire – et aussi dans leurs limites immédiates. C’est-à-dire dans la conscience claire du chemin, du procès révolutionnaire à parcourir entre le moment immédiat et le but final – ceci contre les utopistes qui veulent créer tout de suite, simplement selon leur imagination et leur volonté, leur monde idéal. Ces limites manifestent certes que les anciens rapports de production n’ont pas encore été complètement abolis. Elles constituent donc une base pour l’existence des classes et d’une activité s’opposant à la poursuite du procès révolutionnaire en cherchant à conserver et reproduire ces rapports tels qu’ils sont. Ce qui peut conduire, si cette position conservatrice triomphe, à la restauration pleine et entière des rapports capitalistes « normaux » dans tous les domaines (processus qu’on a parfaitement vu à l’œuvre en URSS, à partir du stalinisme, et en Chine, à partir de l’échec final de la Révolution Culturelle)37.
Il s’agit au fond que dans l’activité révolutionnaire, l’homme exerce sa liberté en tant qu’elle est, selon la fameuse formule, l’intelligence de la nécessité, et que c’est en l’exerçant qu’il la développe à des niveaux supérieurs. L’intelligence d’un phénomène, ce n’est pas seulement le comprendre, c’est le comprendre pour le transformer, pour l’utiliser au profit d’un accroissement de la liberté, de l’enrichissement vrai des individus. Transformer la réalité à son profit, nécessite évidemment de tenir compte des lois qui la régissent, qui régissent l’activité elle-même. La nécessité, ce sont toujours fondamentalement les moyens et les conditions des activités par lesquelles les hommes produisent, échangent, construisent leur vie dans certains rapports sociaux. Pour en rester au capitalisme, la nécessité est présentée par les économistes bourgeois et autres idéologues comme l’exigence de lois économiques incontournables et éternelles autant que naturelles. Marx a été le premier à démontrer de manière systématique et scientifique que ces soi-disant lois n’étaient que la représentation superficielle des effets de rapports de production historiquement spécifiques, et transitoires puisque la nécessité qu’ils constituent avec les forces productives évolue par l’activité des hommes qui transforme ces conditions. L’intelligence de la nécessité consiste évidemment à comprendre ce mouvement de transformation dans toutes ses causes et tous ses effets, de façon à ce que les hommes, qui en sont les acteurs, le soient le plus consciemment possible, c’est-à-dire le plus librement possible. Dans le capitalisme, agir ainsi en connaissance de cause, c’est saisir le mouvement du capital comme développant des conditions de sa négation qui sont aussi celles de son dépassement. L’exercice de la liberté, d’une activité consciente, est alors de s’appuyer sur ces conditions comme moyens potentiels de réaliser pratiquement jusqu’au bout l’abolition-dépassement du capital.
La question qui se pose maintenant est de savoir comment peut-on agir selon cette intelligence? Autrement dit aussi, quels sont les rapports entre la conscience et la réalité? Peut-on avoir une conscience vraie de la réalité, qui serve un projet et une activité révolutionnaires? Ceci à l’encontre d’un matérialisme mécanique qui fait de la conscience un simple produit de l’activité immédiate, des rapports de production tels qu’ils sont, et refuse de ce fait de lui accorder pleinement un rôle actif, anticipateur, organisateur. Position qui amène logiquement à nier la nécessité de travailler dans le domaine théorique puisque le développement d’une conscience communiste serait le fruit du seul mouvement spontané. C’est cette question qui va maintenant être abordée38.
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CHAPITRE 2. THEORIE ET ACTIVITE CONSCIENTE
2.1 Pensée et activité
Le matérialisme est souvent présenté sous une forme mécanique dans laquelle la pensée est un simple reflet dans le cerveau du monde extérieur, lui-même déterminé par la base économique en ce qui concerne la réalité sociale. Certes, cette conception ne nie pas formellement que ce sont toujours les hommes qui agissent pour transformer cette réalité, mais selon elle, ils agiraient en quelque sorte comme des robots, leur pensée et volonté étant déterminées par la structure économique, qui donc apparaît alors comme la véritable force révolutionnaire (théorie dite « des forces productives »).
La seule chose exacte que recèle une telle conception, est de relier le mouvement de la pensée à celui de l’activité et de ses moyens matériels. Elle est matérialiste en ce sens, s’opposant à la conception idéaliste d’une pensée se développant par elle-même et sur elle-même, indépendamment de l’activité pratique que, à l’inverse de ce matérialisme mécanique, elle déterminerait. Ce qu’elle néglige à l’évidence, c’est que l’unité activité-pensée est dialectique, une unité en mouvement sous l’effet des rapports réciproques se transformant l’un l’autre, et l’un dans l’autre.
Cette unité est que l’homme agit toujours selon un but qu’il s’est fixé. « Nul vent ne fait pour celui qui n’a pas de port destiné » disait Montaigne. Marx affirmait plus précisément que l’homme interpose les moyens du travail, créés par lui, entre lui et l’objet de son travail « pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but »39. Evidemment, ce but peut être induit par certains rapports de propriété historiquement déterminés. Par exemple, le but du capitaliste qui achète du travail est la production de plus-value. Mais si le travail qui la produit est un travail dont la substance est du travail abstrait (travail quelconque, indifférent à ce qu’il fabrique), il n’en reste pas moins qu’il doit aussi, et « avant tout être utile »40, et qu’à ce titre (double caractère du travail), il n’est pas indifférent mais effectué selon un but qui est la création et la fabrication d’un objet utile, qui doit donc avoir été pensé comme tel41. Dans sa célèbre métaphore de l’Abeille et de l’Architecte, Marx dit que « notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme… Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel il aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur… »42.
Le matérialiste mécanique ne peut qu’accuser Marx d’idéalisme pour avoir affirmé que le projet préexiste dans la tête à l’activité, n’est pas un simple reflet de la réalité extérieure mais un produit de l’imagination! Bien sûr, cette métaphore ne dit pas que la pensée se nourrit seulement d’elle-même. Et certes, la pensée d’un individu n’est jamais sans racine dans la réalité sociale, est toujours conditionnée et limitée par cette réalité propre à une formation sociale historique déterminée. Cela, l’idéalisme l’ignore car du fait que la pensée déjà existante fait partie de cette réalité, l’individu qui raisonne à partir d’elle, en la prolongeant ou en la critiquant, peut très bien s’imaginer que « ces matériaux intellectuels » existants proviennent eux-mêmes de la pensée, « et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se réalisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée »43.
Il est au fond assez simple de comprendre que, si l’on admet que l’homme se distingue de l’animal parce qu’il fabrique les moyens de satisfaire ses besoins, c’est qu’il produit selon un but qui existe dans sa tête comme activité réalisable avec ces moyens. Ainsi, activité et pensée sont une unité dialectique, en mouvement, le résultat d’un développement réciproque. Tout comme pour la poule et l’œuf, poser la question « lequel des deux engendre l’autre » n’a pas de sens. Ce qui est vrai, c’est que la pensée cherche avant tout à résoudre des problèmes posés dans et par l’activité vitale, par l’homme créant sa vie (quand bien même croirait-il qu’il la crée selon une volonté divine), et qu’elle est une pensée pour cette activité. C’est donc l’activité qui stimule la pensée afin que la pensée transforme l’activité. Ainsi la conception matérialiste et dialectique s’oppose absolument à toute conception spéculative qui considèrerait le mouvement de la pensée comme indépendant de celui de l’activité qui en est le point de départ et d’arrivée.
Si effectivement la pensée antérieure, « les matériaux intellectuels déjà accumulés », constituent une base incontournable et indispensable pour un développement positif de la pensée et de l’activité ultérieures, celui-ci n’advient que si ces matériaux sont appropriés de façon critique, c’est-à-dire en les confrontant avec leurs résultats concrets, avec les faits, avec le mouvement concret de la réalité. Ce qui amène évidemment à en rejeter une part plus ou moins grande comme fausse ou partiellement exacte44. Or cet examen critique, s’il a toujours pour critère cette confrontation avec la réalité concrète, est toujours aussi un travail de la pensée. Ce n’est pas seulement comme le dit Engels que « tout acte humain se réalise par l’intermédiaire de la pensée », c’est que le cerveau n’est pas un simple intermédiaire, un simple miroir. Il travaille, imagine, élabore et finalement produit un projet dont « le résultat préexiste » dans la tête du travailleur (ou dans celle des scientifiques quand la science et l’exécution pratique sont le fait de deux groupes différents au sein du « travailleur collectif »). Il y a donc un travail spécifique du cerveau, un moment autonome de la pensée dans le procès d’autocréation de l’homme. Il y a production d’une pensée nouvelle qui se présente comme un préalable nécessaire à l’activité nouvelle, dans laquelle elle prouvera ou pas sa vérité. Dire que l’homme n’est pas un simple produit des circonstances mais les transforme, c’est nécessairement poser le moment de la pensée comme celui où cette transformation est construite d’abord dans la tête avant d’être, ou pas, réalisée dans l’activité. La pensée (y compris l’élaboration théorique) est donc un moment de la création du nouveau. Elle n’est pas un simple « reflet » comme pourrait le faire croire la théorie du même nom, autrefois en vogue dans la IIIème Internationale Communiste45.
Certes, la pensée travaille à partir de la matière qu’est la réalité existante, de ses matériaux matériels et intellectuels. Son inventivité est conditionnée par cet existant. Elle est de savoir s’en servir pour éliminer ce qui y est dépassé ou faux en y discernant les germes du nouveau pour les développer en un projet élaboré, une création nouvelle à réaliser. Mais ne pouvant partir que d’éléments existants, au moins sous une forme embryonnaire, dans la matière existante, n’agir que sur des causes (contradictions) internes à cette matière, elle ne peut sauter les étapes (par exemple passer d’un coup de Galilée à Einstein, ou d’une société féodale à une société communiste, etc.). Elle a donc des limites. Ainsi la pensée du fameux architecte est conditionnée par les moyens de construction de son époque, par les techniques et matériaux disponibles, il doit répondre à un type d’habitat déterminé par le mode de vie de son époque, etc. Mais au milieu de toutes ses contraintes il peut néanmoins inventer, s’il en a les qualités, des formes nouvelles, de nouvelles techniques, de nouveaux bâtiments. Et c’est bien ce qu’ont fait les architectes dans l’histoire!
En résumé, ce que dit le matérialisme concernant la pensée est que, si elle a toujours nécessairement des racines dans la matière (au sens qui a été donné à ce terme dans la section 1.3 ci-dessus), c’est parce qu’elle s’applique à connaître, comprendre cette matière pour la transformer, la maîtriser, créer du nouveau. Pour ce faire, elle ne se contente pas de découvrir, refléter, contempler la réalité existante. Notamment, et pour en rester à ce qui concerne la réalité sociale, elle travaille à y déceler les causes de son mouvement, les conditions et les germes plus ou moins mûris de sa transformation sur lesquels elle peut s’appuyer pour élaborer des projets, imaginer le chemin d’une nouvelle étape dans le développement humain. Et donc si elle se développe à partir de la matière léguée par les générations précédentes, elle y retourne aussi comme la déterminant. Affirmer qu’elle a ses racines dans la matière, dont elle fait partie, n’est nullement ignorer qu’elle la détermine aussi. C’est seulement affirmer que le développement de la pensée (comme de l’activité) est limité. La conscience révolutionnaire (dont nous reparlerons ci-après) est cette activité d’autocréation comprise dans sa nécessaire et possible radicalité, comme dans ses conditions et limites.
Le rôle particulier du travail intellectuel du cerveau dans l’invention, la transformation de la réalité et l’autocréation de l’homme est une évidence d’une grande banalité. S’il a été rappelé ici avec une insistance quelque peu lourde, c’est parce que le matérialisme mécanique a été une tendance très prégnante dans l’ancien mouvement communiste, et qu’aujourd’hui encore, ce travail intellectuel, ou travail théorique, est souvent négligé. Ou alors, il est fondé sur la conception idéaliste, prend des formes spéculatives sans vérité, ni utilité pour l’activité révolutionnaire.
Mais si, comme cela vient d’être rappelé, ce travail ne peut se développer qu’à partir de matériaux contenus dans la réalité existante, il convient donc de la connaître pour y trouver ceux qui peuvent servir de bases à sa transformation radicale et à partir desquels on peut élaborer un projet révolutionnaire, déterminer les tâches à accomplir. S’agissant de « l’époque de la révolution sociale » qui est la question qui nous intéresse ici, il faut, pour en imaginer le projet en connaissance de cause, pouvoir connaître le mouvement du capital, ses causes, les forces concrètes qui l’animent, les conditions et moyens révolutionnaires qui s’y développent et le projet qu’ils permettent de bâtir.
2.2 Connaître la réalité sociale
2.2.1 Essence et apparence
L’activité humaine est toujours transformation réciproque des hommes et de la nature, des « circonstances » donc, mais elle a jusqu’ici rarement été comprise comme telle, consciente de ce qu’elle faisait, et n’a pas souvent abouti aux résultats imaginés ou affirmés. C’est ce que Marx indique lorsqu’il énonce dans cette fameuse Préface que les bouleversements dans les conditions objectives de la production de leur vie sont une chose, la conscience que les hommes en ont et ce qu’ils en disent en sont une autre. Or bien évidemment, plus les hommes peuvent acquérir une conscience juste de la réalité qu’ils transforment, moins cette transformation sera pénible, tortueuse, pleine d’échecs, incomplète, plus elle sera exercice d’une volonté plus libre, plus consciente.
Une connaissance qui permette de transformer la réalité sociale consciemment (selon une conscience vraie), c’est une connaissance qui va jusqu’à la racine de cette réalité, des phénomènes qui la composent et de leurs rapports. Elle n’en reste pas à leurs manifestations superficielles, au « comment ça se passe? », mais va jusqu’au « pourquoi ça se passe ainsi? ».
Dans les formations sociales pré-bourgeoises, les rapports entre les hommes étaient affirmés et perçus pour ce qu’ils étaient: des rapports de dépendance et de domination. La fausse conscience concernait seulement les causes de ces rapports: ils étaient considérés comme ceux d’un ordre voulu par les dieux, ou le Dieu, alors que cet ordre n’était que le résultat de rapports d’appropriation de territoires et de la terre, spécifiques à certains modes de production. Mais dans le capitalisme, les rapports de domination et d’exploitation ne sont même pas reconnus comme tels. Les hommes y sont affirmés individus privés libres et égaux en droits, qui ne devraient leur situation qu’à leurs mérites et à leur travail! Individus qui pèseraient d’un même poids dans la gestion de leur nécessaire association collective, dans l’Etat, parce qu’ils disposeraient tous du même bulletin de vote. Individus libres et égaux dans leurs rapports privés, qui ne seraient dominés que par l’intérêt général représenté par cet Etat, et par les lois naturelles, notamment celles que révèlerait la soi-disant science économique, lois « du marché » auxquelles ils ne pourraient que se soumettre.
En réalité, ces individus privés agissent de façon déterminée par les rapports de propriété spécifiques du capitalisme. Par exemple, le capitaliste agit, et ne peut agir sous peine de disparaître, que comme simple fonctionnaire du capital. Sa fonction est d’user de ses connaissances particulières pour exécuter le mieux possible la volonté du capital qui est: la valorisation ou la mort. C’est seulement sa capacité à réussir plus ou moins bien dans cette fonction qui lui permet de se croire libre auteur du résultat obtenu. Le prolétaire lui, non seulement croit recevoir le prix de son travail, et non de sa force de travail seulement, mais aussi cherchant à la vendre au mieux, il est amené à souhaiter la puissance et la richesse de l’acheteur, le capital qui l’emploie, ou plus généralement, le capitalisme national. Dans ce système, le conflit entre « la personne du capital » et la « personne du travail » existe en permanence, mais il reproduit le capital (le rapport capitaliste) tant qu’il reste cantonné dans ce rapport comme s’il était simple conflit salarial. Cependant, il contient aussi l’abolition et le dépassement de ce rapport puisque cette reproduction est un mouvement de développement du capital qui écrase et élimine de plus en plus « la personne du travail », ce qui amène celle-ci à devoir « critiquer » cette situation, et ce faisant, à découvrir qu’il lui faut aller jusqu’à son abolition radicale, donc à devoir en découvrir les causes réelles.
Certes, l’homme du capitalisme se croit libre. Il croit agir selon sa volonté parce qu’il est individu privé, parce qu’alors ses relations avec les autres sont essentiellement contractuelles et qu’il est formellement libre de signer ou pas ces contrats. Mais en fait dans le contrat, il y a la contrainte, et elle est exercée par le propriétaire des moyens du travail et de la vie, par la classe dominante organisée et protégée par l’Etat. Elles semblent être aussi des relations d’association sur le plan politique, l’Etat semblant représenter, par l’élection de ses dirigeants, la puissance associée des citoyens qui la lui délèguent. Tout cela semble être le produit de la volonté, des projets des individus privés.
Mais cette volonté, ces projets, ne sont en général que le produit de l’idéologie dominante, laquelle est elle-même un produit des rapports de propriété capitalistes et des « fétichismes » qu’ils induisent à partir de leurs manifestations apparentes à la superficie de la vie quotidienne. Je ne reprendrai pas ici l’analyse de ces fétichismes (une des grandes découvertes de Marx) qui sont à la base de l’idéologie bourgeoise et des comportements qu’elle produit46. Sinon pour rappeler que c’est parce que les rapports des hommes dans la propriété privée les séparent les uns des autres dans la concurrence et les antagonismes, alors qu’ils ne produisent et ne se développent que socialement, que ce caractère social est représenté et assuré par l’intermédiaire des choses, du « marché » où ce sont les mouvements et rapports de toutes ces choses que les hommes ont créées, tels les prix, les salaires, les profits, les taux d’intérêts, de change, etc., qui sont le produit de leurs propres activités mais qu’ils ne maîtrisent pas, qui décident au contraire de leurs activités, comportements, consommation, etc.
Bref, ce qu’il importe ici d’observer du point de vue de la question qui nous intéresse, la connaissance de la réalité sociale, c’est que les idéologues bourgeois n’en connaissent au mieux que les apparences, qui sont les manifestations, les effets à la surface de la vie sociale de phénomènes qu’ils ignorent dans leur essence, dans leurs racines. Ainsi quand ils s’intéressent à la façon dont les hommes produisent, à la base économique, ils n’y voient que « lois du marché », que lois des rapports entre les choses qui apparaissent à travers les mouvements des prix, des quantités vendues, des profits réalisés, des crédits, de la monnaie, etc. « Lois » que les économistes tentent de présenter comme « science économique », mais sans y parvenir puisqu’ils sont toujours pris en défaut, que rien ne fonctionne comme ils prétendent que cela devrait, et qu’ils sont eux-mêmes en constant désaccord tant sur les causes des crises que sur les solutions pour qu’il n’y en ait plus! Ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils ignorent ce qu’est le rapport capitaliste autant que l’origine de ces choses dont ils discutent (l’origine des prix dans la valeur, des profits et de l’intérêt dans la plus-value, etc.) ainsi que de leurs mouvements.
Dans les mondes précapitalistes, les hommes inversaient les rapports entre la Terre et le Ciel. Dans le monde capitaliste, ils inversent les rapports entre les choses qu’ils ont produites et eux-mêmes, et ils sont ainsi dominés par leurs propres produits, les mouvements et rapports entre ces choses leur apparaissant comme objectifs, comme ces « lois du marché ». Lesquelles ne s’imposent à eux que comme substituts de rapports humains directement socialisés qu’ils n’ont pas dans la propriété privée.
Connaître la réalité sociale de ce monde capitaliste, pourquoi les hommes y produisent telle vie, tels individus, tels besoins et comportements, implique donc un travail particulier pour l’appréhender dans sa totalité: essence et apparences, ou sous l’aspect de son mouvement, causes et effets. Par exemple, si on affirme, selon la conception matérialiste de Marx, que l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux47, alors c’est l’analyse de tous les rapports sociaux d’une époque donnée qui permettra de connaître, non seulement l’essence des individus de cette époque, mais aussi pourquoi elle se manifeste dans des comportements déterminés (y compris en ce qui concerne le développement d’une activité révolutionnaire spécifique). Et de comprendre que c’est en révolutionnant concrètement ces rapports, et non pas en prétendant les aménager par la loi, qu’on transformera aussi les individus et la société qu’ils forment.
L’apparence est l’existence de l’essence dans ses manifestations perceptibles, visibles, à la surface (elle relève de la connaissance dite « sensible »). Pour prendre un exemple, considérons un phénomène qu’on rencontre tous les jours tel que le prix. L’économiste bourgeois dira comment se forme le prix de production: comme une somme de coûts de production, c’est-à-dire de prix. Certes, mais dire qu’un prix est une somme de prix ne nous dit rien sur la substance intime, l’essence du prix. On sait, depuis Ricardo revu et corrigé par Marx, que le prix est l’existence visible de la valeur, donc, à travers elle, du travail concret des producteurs qui, dans les rapports de production fondés sur la propriété privée, prend nécessairement cette forme valeur (quantité de travail social abstrait, quelconque) pour être socialisé. Le prix ne peut pas se comprendre sans cette détermination fondamentale par la valeur (pas plus que le salaire, le profit et tout le système capitaliste). Mais la valeur n’est pas le prix. Celui-ci en diffère parce qu’elle est modifiée par de nombreuses autres déterminations concrètes – elles-mêmes induites par ces rapports de la propriété privée – telles que les variations aveugles de l’offre et de la demande, ou encore la péréquation tout aussi aveugle des taux de profit entre les différentes branches de la production, ou encore l’inflation monétaire qui modifie les prix nominaux, la lutte des classes qui peut élever le prix de la force de travail plus ou moins durablement, etc.
Comme toutes les déterminations qui font que les prix diffèrent de la valeur sont aveugles, imprévisibles, d’effets variables selon leur importance du moment et leurs imbrications, le rapport entre la valeur d’une marchandise et son prix n’est pas déterminable mathématiquement. La valeur n’apparaît pas, seul le prix qui en diffère (et pour cette raison, les économistes affirment que la théorie de la valeur ne sert à rien, n’a pas de valeur puisqu’elle ne permet de dire les chiffres des prix!) Plus généralement, c’est ainsi toute l’essence du capitalisme qui n’apparaît pas directement, qui est un « secret » qu’il faut découvrir, par un travail intellectuel particulier, derrière les apparences non seulement des mouvements des prix (des « lois du marché ») mais aussi de la liberté d’entreprendre et d’agir, de l’égalité des droits, de l’Etat comme représentant l’intérêt général des individus associés, bref, derrière tous les aspects de la vie quotidienne. Et ce secret, pour un matérialiste, se trouve dans l’activité de production, dans les rapports concrets (et pas seulement juridiques) entre les possesseurs de ses moyens et ceux qui les font fonctionner. « C’est toujours dans les rapports immédiats entre les maîtres des conditions de la production et les producteurs directs qu’il faut chercher le secret intime, le fondement caché de toute la structure sociale, ainsi que la forme politique des rapports de souveraineté et de dépendance, bref, de la forme de l’Etat à une époque historique donnée »48.
Ce « fondement caché » étant un rapport social, c’est dire qu’il n’a rien de naturel, ou de divin, ou d’inéluctable: les hommes peuvent lui en substituer un autre. Le connaître n’est évidemment pas connaître toute la réalité sociale, mais c’est le point de départ de l’analyse qui permettra de « s’élever » jusqu’à sa connaissance, qui est aussi celle des conditions de sa transformation, et donc d’une activité révolutionnaire consciente. C’est là un processus que nous allons examiner afin, notamment, d’y préciser le rôle qu’y joue la théorie.
2.2.2 La théorie dans le processus de la connaissance
On ne reviendra ici que brièvement sur le procès de la connaissance tel que l’analysent le matérialisme et la dialectique puisqu’il a déjà été maintes fois discuté à travers de nombreux commentaires sur la formule canonique connaissance sensible-théorie-connaissance scientifique (ou d’autres formules du même ordre comme, pratique-théorie-pratique, phénomène-essence-phénomène, concret-abstrait-concret).
La connaissance sensible est celle qu’acquièrent les hommes empiriquement dans leurs activités pratiques de la vie quotidienne. Elle n’est pas le fait d’une personne isolée, mais le produit de toutes les activités humaines à travers lesquelles les hommes acquièrent une certaine connaissance de la réalité, collectivement puisqu’ils la façonnent collectivement. Au cours de l’histoire, ces connaissances empiriques se coagulent progressivement en un ensemble de pensées plus organisées, plus vérifiées et approfondies par de nouvelles activités, et progressivement plus scientifiques. C’est que ces nouvelles activités sont aussi de nouveaux instruments avec lesquels les hommes diversifient et perfectionnent leurs rapports avec la nature, ce qui perfectionne et élève de même le niveau et l’amplitude des connaissances qu’ils acquièrent, qu’ils transmettent et qui sont mises en œuvre de génération en génération.
Examinons d’un peu plus près ce processus pour en saisir les différents moments.
Pour « connaître le goût d’une poire, il faut la transformer en la goûtant ». On connaît ce célèbre aphorisme de Mao49 (ou dans le même genre celui d’Engels: « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange »). Il a souvent servi à ceux (courant dit « spontanéiste ») qui, estimant inutile de faire connaître le marxisme dans le mouvement ouvrier et de l’y développer, prétendaient que la connaissance découlait tout simplement et toute entière de la pratique, et que donc la lutte ouvrière spontanée se suffisait à elle-même, sans intervention « extérieure ». Or, dire qu’il n’y a pas de connaissance séparée de la transformation, du façonnage par les hommes de la réalité est une chose, et c’est vrai, mais cela ne permet pas d’en conclure à l’inutilité d’un travail théorique spécifique pour aboutir à une connaissance exacte de la totalité du phénomène.
La métaphore de la poire de Mao concerne la connaissance sensible des objets et phénomènes produits des rapports entre les hommes et la nature50. Il est ici en accord avec Marx (voir Th. F. n°1) qui critique cette sorte de matérialisme qui ne saisirait de tels objets et phénomènes que passivement, intuitivement, en observant de l’extérieur leur seule apparence, alors qu’ils ne peuvent être saisis par l’homme d’abord que par son activité pratique, qu’en tant que création, production humaine. Mais, et c’est le cas lorsqu’on goûte une poire, il ne s’agit là que de connaissance empirique, limitée, en l’occurrence à celle d’un seul caractère de la poire, son goût. Mais évidemment, la poire est un objet plus complexe, ayant de nombreux caractères. La connaître dans toute sa réalité, c’est notamment, connaître les éléments chimiques qui la composent, comment et à quelles conditions ils naissent et se développent. C’est alors pouvoir agir sur ce développement, créer de nouvelles variétés de poires. Transformations de la réalité qui passent donc aussi par la connaissance des éléments internes qui déterminent le développement d’une poire de telle ou telle espèce par un travail théorique et pas seulement pratique, par le développement de la science agronomique.
Le développement de la science en même temps que celui des activités humaines est d’ailleurs un fait indiscutable. Là n’est pas la question. Elle est, une fois écartée la conception idéaliste d’un développement de la science indépendant des activité pratiques de la production de la vie, et notamment, indépendant des rapports sociaux dans lesquels elles s’exercent, une fois, donc, admis la conception matérialiste de déterminer le rôle de la théorie dans la connaissance de la réalité sociale.
Chaque génération trouve déjà là une somme de connaissances léguées par les générations précédentes (nous ne discutons pas ici de la qualité de ces connaissances) qu’elle doit s’assimiler de façon critique, c’est-à-dire en rejetant le faux pour développer le vrai au regard de l’expérimentation dans l’activité pratique. Ce qui nécessite aussi un certain travail intellectuel. Et le nécessite d’autant plus que le contenu scientifique, théorique, de cette assimilation, est de plus en plus important au fur et à mesure de l’histoire. Ainsi, ce n’est pas seulement directement, immédiatement, mais de plus en plus indirectement, par le biais de ce travail intellectuel sur les connaissances acquises, que la pratique est à la base du progrès de la connaissance. C’est pourquoi, Mao précisait dans son ouvrage De la Pratique qu’en « fait la majeure partie de nos connaissances sont le produit d’une expérience indirecte… », laquelle est faite non seulement d’informations et d’études sur des faits contemporains, mais aussi de « toutes les connaissances que nous tenons des siècles passés et des pays étrangers ». Donc, et contrairement à une légende tenace, Mao ne pense pas qu’il suffise de goûter la poire pour la connaître. Dont acte!
Ceci dit, « la science commence dans la vie réelle », elle est « l’exposé de l’activité pratique, du processus de développement pratique des hommes »51. Dans ce processus, ils se heurtent à des difficultés, des obstacles qu’ils tentent de surmonter en améliorant les moyens intellectuels et matériels dont ils disposent. Comme nous l’avons rappelé en reprenant ci-dessus la métaphore de l’Architecte, ce processus implique donc un moment spécial de travail intellectuel qui est celui du projet. Lequel, pour être réalisable, nécessite une connaissance précise des moyens dont on peut disposer, à partir de ceux existants et des transformations qu’on peut leur apporter. Et s’agissant de toute une formation sociale, sa connaissance est beaucoup plus complexe que celle dont a besoin l’architecte pour son projet.
La connaissance sensible, empirique, saisit les phénomènes apparents isolément les uns des autres. Par exemple, les économistes expliqueront les krachs actuels du capitalisme par la formation de « bulles » financières tantôt dans un secteur, tantôt dans un autre, comme s’il s’agissait à chaque fois d’erreurs particulières et non des manifestations d’une crise générale. D’autres feront intervenir comme facteur principal les trop hauts salaires ouvriers et les « rigidités » du code du travail, ou alors la hausse du prix de matières premières tel le pétrole, pour d’autres encore (à gauche), ce sera « le libéralisme débridé » et la mondialisation que les Etats ne combattent pas comme il faudrait, etc. Mais ils n’établissent aucun lien, aucune racine commune à tous ces phénomènes tels qu’ils apparaissent. Les crises n’auraient que des causes particulières, différentes à chaque fois, sinon qu’elles relèveraient de comportements erronés d’agents économiques n’appliquant pas « les lois du marché », sur lesquelles il y a d’ailleurs autant d’avis différents que d’économistes puisqu’aucun ne s’avère pertinent, ou d’agents politiques supposés ne pas vouloir que l’Etat bourgeois commande à l’économie bourgeoise.
Bref, on se trouve face à un chaos d’apparences phénoménales, comme s’il n’existait pas une réalité sociale basée sur certains rapports de propriété et formant un tout: le système, la société capitaliste. Comme si, en conséquence, chacun des maux engendrés par ce système, la pauvreté, le chômage, la santé, le travail, l’écologie, les guerres, etc., étaient des problèmes pouvant être traités indépendamment les uns des autres et sans remettre en cause ce mode de production lui-même, ces rapports de propriété, l’Etat qui en est et ne peut en être que l’instrument. La méthode matérialiste et dialectique permet au contraire de trouver pourquoi tous ces phénomènes forment un tout dans leurs rapports réciproques, en montrant comment ceux-ci s’articulent autour de la production des moyens de la vie, et donc autour de la répartition des moyens de cette production entre les individus (la propriété de ces moyens, la division du travail qui en est la manifestation dans l’activité, la répartition qui en découle des richesses produites). L’analyse magistrale du capital qu’a produite Marx en a ainsi dévoilé toute la réalité, essence et manifestations apparentes, et sa vérité a été parfaitement et exactement avérée par le mouvement concret du capitalisme jusqu’à aujourd’hui, et les comportements de ses agents.
Et c’est bien parce qu’on peut pratiquement constater dans tout le mouvement du capitalisme depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, et dans chacune de ses conséquences, la validité de son analyse par Marx qu’on peut alors aussi affirmer la validité de la méthode qu’il a utilisé pour la produire. Cette méthode, comme cela a été rappelé ci-dessus, consiste à partir de « la vie réelle », des activités pratiques pour en trouver le noyau rationnel qui en est le fondement, et prouver la vérité de ce fondement en démontrant qu’il explique cette vie réelle dans ses apparences concrètes.
Cette démarche scientifique commence donc par un travail d’investigation, d’analyse, de tri et de mise en ordre des phénomènes particuliers de la réalité sociale, afin de déterminer ce qui constitue leur essence commune dans le mode de production de l’époque considérée, plus particulièrement dans les rapports de production et de propriété de cette époque (autre chose est l’exposé qui explique cette réalité: il parcourt le chemin inverse, partant de cette essence pour arriver à la pleine compréhension de toutes ses manifestations concrètes particulières).
Le premier travail, le travail d’analyse, ne se fait évidemment pas ex nihilo. Il est une analyse critique des connaissances précédentes jugées à l’aune de leur capacité à expliquer la réalité dans ses manifestations concrètes. Marx, on le sait, a effectué un travail critique considérable sur tous ses prédécesseurs en économie politique52, en même temps qu’un travail considérable d’études et d’enquêtes sur les effets concrets du capitalisme en Angleterre, son fonctionnement, ses crises, notamment en utilisant les travaux précurseurs d’Engels sur la situation et les luttes de la classe ouvrière. Il explique lui-même53 le passage du concret qui se représente dans la pensée comme « une représentation chaotique du tout » au concret qui se représente « comme une totalité de déterminations et de rapports nombreux », comme un procès historique au cours duquel des économistes en arrivent, vers le 17ème siècle, à « dégager par l’analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé (à être décrits, n.d.a.) qui partent de notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’Etat, les échanges entre nations et le marché mondial ». Cette façon d’exposer le système économique en s’élevant de l’abstrait au concret est une « reproduction du concret par la voie de la pensée », « que la manière de s’approprier le concret » dans et par la pensée. Elle n’est pas ce que la pensée voudrait que le concret soit, ou ce qu’elle imagine qu’il est en ne considérant que les phénomènes apparents, ou en partant d’idéologies toutes faites sur la nature humaine, Dieu, etc. Elle est matérialiste.
Pour un matérialiste, c’est toujours dans la spécificité du travail que se découvre l’essence d’un mode de production puisqu’il est la base de la production de l’homme par lui-même. Spécificité, car il ne s’agit pas « du travail » en général, qui n’est qu’une abstraction rationnelle54, propre à toutes les époques, comme aussi par exemple, « la production », « l’homme », etc., mais du travail dans son caractère historique spécifique (avec quels moyens, dans quels rapports sociaux). Or exposer d’abord ce caractère dans le cas du capitalisme n’était pas possible à Marx qui avait découvert qu’il y revêtait deux formes, celle du travail concret de l’individu produisant des valeurs d’usage selon ses qualités personnelles, et celle qu’il prend du fait des rapports de propriété privée, le travail social abstrait, forme sous laquelle le travail concret est socialisé, validé socialement. Mais ce travail social abstrait (substance de la valeur55 d’une marchandise) ne peut apparaître, par définition, il est « caché ». Il ne se révèle que dans la marchandise qui le contient, et encore pas pour ce qu’il est, mais relativement dans le rapport d’échange de celle-ci avec d’autres. Et dans ces rapports, il apparaît sous des formes qui, sous l’effet de déterminations multiples, ne sont qu’un reflet déformé de la valeur d’échange, les prix, les salaires, les profits, etc. C’est parce que le travail spécifique du mode de production capitaliste n’apparaît que dans les marchandises que Marx a commencé l’exposé de son analyse du capital par celle de la marchandise, une chose pas si simple qu’elle ne le semble.
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches ». Telle est la première phrase du Capital. Mais derrière la marchandise, Marx dévoile tout de suite le travail. Ayant montré le caractère double de la première, produit devant satisfaire un besoin concret (valeur d’usage) et produit socialisé comme valeur (sous la forme valeur d’échange), il en déduit logiquement que le second, le travail contenu dans la marchandise, que la marchandise représente (objective), a aussi nécessairement ce double caractère: travail concret n’existant socialement que comme travail abstrait.
Ce double caractère du travail, tel est l’effet fondamental du rapport marchand simple, où la propriété des moyens de production est personnelle et sépare les producteurs. Lorsque ce rapport se transformera en rapports capitalistes, dans lesquels sont séparés, non seulement les unités productrices entre elles, mais surtout les moyens de production d’avec les producteurs immédiats, la loi d’échange des marchandises à leur valeur engendrera celle de l’exploitation (ou loi de valorisation du capital par la plus-value), qui est la loi de base du mouvement du capital (loi du développement des conditions de sa négation). La loi de l’exploitation rend compte de la concrétisation du double caractère du travail dans le rapport salarial où le capitaliste achète le travail à sa valeur marchande de force de travail, mais en utilise pour lui toute la valeur d’usage.
Il ne s’agit évidemment pas ici de redire l’analyse du capitalisme. Ce très bref rappel a seulement pour objectif de permettre de caractériser le procès de sa connaissance en quelques points essentiels:
1°) L’essence du capitalisme est dans le caractère spécifique de l’activité d’autoproduction de l’homme, le travail social tel qu’il est déterminé par la propriété privée des moyens de ce travail. Ainsi, la contradiction entre cette propriété privée et le fait que les hommes ne produisent leur vie que socialement – qui se résume dans la pensée par le concept de valeur – est à la racine du mouvement historique du capital, valeur se valorisant par l’exploitation des prolétaires. Devenant progressivement antagonique, elle contient la négation du rapport de propriété privée, laquelle, poussée jusqu’au bout par l’activité révolutionnaire, est l’étape ultime de l’abolition du capitalisme.
2°) Cette essence est cachée. Ce qui ne veut pas dire irréelle, mais seulement qu’elle ne se manifeste que sous d’autres formes, à commencer par l’argent et les prix, qui ne disent pas ce qu’elle est (par exemple, les prix diffèrent nécessairement de la valeur car ils contiennent d’autres déterminations qu’elle). Donc elle ne peut être saisie que par une démarche intellectuelle spéciale qui la représente, sous forme de concept, dans le cerveau. Il n’y a pas d’instrument, pas de microscope ou autre, pas d’expérience de laboratoire pour déceler la valeur sous le prix. Dans ce domaine, « l’abstraction est la seule force qui puisse servir d’instrument »56 au chercheur. C’est le moment théorique du procès de la connaissance où l’essence est trouvée et saisie comme concept. Elle est une composante de la réalité sociale concrète qui ne peut être saisie qu’abstraitement.
3°) Le passage de la connaissance sensible des phénomènes sociaux à celle de leur essence est évidemment une réduction du concret. Cette réduction non seulement n’est pas la réalité, mais même ne saurait permettre de la déduire mécaniquement comme un simple produit du concept, et prétendre la connaître parce qu’on en connaîtrait l’essence. Passer de l’essence à celle de ses manifestations particulières dans tel phénomène particulier, c’est faire intervenir de multiples autres déterminations, tous les phénomènes sociaux agissant les uns sur les autres. Lorsque l’essence ne peut être saisie que théoriquement et abstraitement dans son concept, alors que les apparences le sont par tous les sens de l’activité pratique, sa vérité ne peut être avérée que dans sa capacité à permettre une compréhension vraie des phénomènes ou des choses.
Vraie signifie que les mouvements et rapports de tous les phénomènes, toutes les activités et leurs résultats qui constituent la réalité sociale trouvent leur explication et leur cohérence dans cette compréhension, la vérifient pratiquement et l’attestent. « La question de l’attribution à la pensée humaine d’une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme a à faire la preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde… »57.
Evidemment, en ce qui concerne la théorie d’une formation sociale, la preuve de sa vérité par la pratique n’est pas une expérience de laboratoire. En la matière, la pratique sociale (praxis) n’est cette vérification que sur une période suffisamment longue et sur une étendue suffisamment large pour qu’un jugement puisse être porté sur l’adéquation de cette théorie avec les résultats constatés.
Le rapport théorie-pratique est une unité dialectique propre à l’activité humaine d’autocréation, à la nature humaine. Il est interne au processus de développement de tous les hommes, même si la division du travail capitaliste a poussé à l’extrême la division du travail entre les puissances intellectuelles et les prolétaires58. Ainsi exacerbée, cette division s’oppose à l’unité théorie-pratique, tend à la nier au point qu’elle devient une contradiction majeure du système capitaliste, une manifestation particulièrement significative du niveau d’antagonisme atteint entre le développement des forces productives et les rapports de production. La nécessité du communisme est, notamment, que la poursuite du développement historique de l’humanité exige l’abolition de cette contradiction.
Etant dialectique, l’unité théorie-pratique implique le moment théorique comme un moment particulier de son mouvement. Ce moment est celui d’un travail particulier de réduction du concret sensible, empirique, chaotique des apparences à leur essence, celle-ci étant saisie par l’abstraction du concept. Le concept n’est donc pas un simple reflet dans la pensée des apparences phénoménales. Cela parce qu’il les relie toutes ensembles et les ramène à leur racine, origine, cause interne. Et parce que ce passage par l’abstraction est ainsi le moyen de penser autrement le concret, de le penser non seulement dans toutes ses déterminations et apparences phénoménales particulières, mais comme l’unité que celles-ci forment, déterminée par ce que leur essence a de commun, par leurs liaisons, rapports, transformations réciproques59. C’est alors que le concret peut être scientifiquement pensé et compris comme à la fois unité et multiplicité des phénomènes de la réalité sociale, comme totalité. Le concret ainsi compris est le résultat le plus élevé du processus de la connaissance60.
S’élever est le mot juste employé par Marx, car le concret n’est pas « vulgaire » pour être le domaine des pratiques, des besoins, des luttes, ni la pensée « noble » parce qu’elle planerait au dessus de ce monde réel alors qu’elle en fait partie, et qu’elle n’est intelligente que dans la mesure où elle contribue à le comprendre pour le faire progresser comme développement des qualités et de la liberté des hommes. Le concret est supérieur à la théorie car il est la totalité des activités humaines, de tous les phénomènes sociaux dans leur essence, leurs apparences et leurs rapports réciproques. « Le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité… La méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est que la manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l’esprit »61.
Ceux qui récusent ou négligent la nécessité d’un travail théorique spécifique pour appréhender l’essence d’une formation sociale donnée, récusent en fait qu’il soit possible de comprendre cette réalité historique comme un tout cohérent, résultat de la façon dont les hommes y produisent pratiquement leur vie, avec des moyens déterminés et dans des rapports plus ou moins adéquats à ces moyens. Pour eux, les apparences phénoménales ne cachent rien qui ne puisse être compris par les individus par leur seule activité pratique empirique, par leur connaissance sensible de ces apparences. Nous reprendrons plus loin la critique de cette position. Mais l’autre face de la médaille est le dogmatisme. C’est la position de ceux qui croient avoir compris la marche du monde parce qu’ils en auraient compris l’essence. Ils prétendent en général, pour autant qu’ils se disent marxistes, que toute formation sociale se comprend à partir du niveau de développement des forces productives, dont se déduiraient mécaniquement des rapports de production déterminés, et à partir d’eux, tous les rapports sociaux, toute la superstructure. Non seulement, ils ne comprennent pas que les forces productives, en tant qu’elles sont produites par les hommes, sont aussi déterminées par l’ensemble de leurs rapports sociaux dans cette activité, mais ils ne peuvent pas non plus comprendre le concret dans toute sa diversité, tous ses phénomènes devant être expliqués en tant que tels – leur contenu ne se réduisant pas à leur essence, étant aussi déterminé par leurs rapports réciproques. Les dogmatiques sont en fait une variété des idéalistes, souvent brutale parce qu’ils prétendent pouvoir et devoir diriger la société au nom de leur prétendue science!
Bref, la théorie qui pense l’essence n’est pas la réalité pensée, elle est seulement nécessaire pour penser la réalité. Elle n’est pas non plus un préalable à l’activité. La lutte des classes, notamment, existe indépendamment de la théorie marxiste qui explique le système capitaliste et le développement des conditions matérielles de sa négation. La théorie n’agit pas. Ce n’est pas elle qui fait se révolter les prolétaires contre le capital. Ils ne luttent contre le capital parce qu’ils ont d’abord compris la théorie de la valeur et tout ce qui s’en suit: ils luttent pour leur besoins, en partant d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent, des phénomènes qui sont effectivement ceux qu’ils constatent comme les oppressant (leurs conditions de vie) et comme des dominations insupportables (la police, la justice, le pouvoir politique, etc.) ou comme des monstruosités barbares (les famines, guerres, et autres désastres). Leur lutte commence toujours à propos de besoins immédiats et contre les pouvoirs les plus visibles, les plus responsables en apparence, en général ceux de la superstructure étatique et médiatique. Mais cette lutte pour les besoins développe aussi le besoin de connaître la réalité jusque dans ses causes62 puisqu’elle découvre nécessairement tôt ou tard que s’attaquer aux seules apparences (comme par exemple réclamer de l’Etat qu’il dirige l’économie au service du peuple, ou penser transformer la répartition des richesses sans révolutionner la propriété des moyens qui les produisent) ne mène à aucune amélioration durable de leur situation63. Ils deviennent théoriciens par besoin, en faisant pratiquement la révolution. Mais nous verrons plus loin qu’ils doivent le devenir.
La lutte pour les besoins est aussi une lutte pour des projets de transformations dont on pense qu’elles seront à même de les satisfaire. Et évidemment, la satisfaction effective et durable de ces besoins dépend de la validité de ces projets, c’est-à-dire d’une connaissance de la réalité qui aille jusqu’aux causes les plus essentielles des phénomènes qu’on veut transformer, ainsi que jusqu’aux conditions et moyens (existants ou à créer) pour y parvenir. Comme cela a déjà souvent été dit, la théorie, parce qu’elle découvre l’essence des phénomènes, donne « la vraie parole de la lutte »64, éclaire sur ses buts possibles dans l’immédiat et nécessaires à plus long terme. Si elle n’est pas un préalable à la lutte de classe, elle est une nécessité pour en maîtriser le cours le plus consciemment possible, donc pour en abréger le procès aussi bien que les souffrances, pour qu’elle soit une lutte d’hommes non pas aveugles, manipulés par des utopistes ou des réformistes, des gourous ou des arrivistes, mais ayant l’intelligence des conditions, moyens et nécessités du procès révolutionnaire.
La connaissance de la réalité sociale, donc l’appropriation critique et le développement de la théorie qui en est un moment, est évidemment indispensable au développement d’une conscience juste. Toutefois, il y a toujours eu, et il y a encore dans le mouvement révolutionnaire une tendance qui affirme que la conscience juste, communiste, ne peut provenir que des rapports immédiats des prolétaires avec les capitalistes. Pour les tenants de cette position, la conscience communiste serait un produit naturel et spontané de ces rapports. Il y a pour eux identité de l’être social et d’une conscience sociale juste, et détermination des deux ensemble par la situation dans les rapports d’exploitation capitalistes: prolétaires et prolétariat se confondraient comme une seule et même chose, de sorte que le prolétaire développerait nécessairement la conscience de l’être de classe prolétarien, la conscience communiste. La théorie en tant qu’elle a été ou serait produite par des intellectuels non prolétaires, ou par une organisation spéciale des seuls prolétaires révolutionnairement actifs, extérieure donc à l’ensemble des prolétaires, ne saurait être un élément du développement d’une conscience de classe communiste. C’est cette question que nous allons donc maintenant étudier.
2.3 Etre social et conscience sociale
La conscience est un jugement que porte l’individu sur sa vie dans le monde, ce qu’il y fait, ce que les autres y font, sur leurs rapports, les causes et conséquences de leurs activités, les projets, les buts que lui et les autres devraient entreprendre de réaliser pour améliorer leur vie. Elle est fondée sur ce qu’on croît être la réalité de ce monde, et de soi dans ce monde, et ses causes. Elle est un jugement sur l’adéquation des actes, les siens et ceux des autres, à cette réalité telle qu’on la comprend, et telle qu’on pense nécessaire de la transformer. Elle est conscience de soi agissant dans le monde.
Si chaque individu a bien une conscience personnelle en tant qu’individu particulier, celle-ci est néanmoins déterminée pour l’essentiel par une conscience sociale, qui est en général induite par l’idéologie dominante. Les hommes s’autoproduisant socialement, ils produisent aussi, ce faisant, une conscience sociale. Celle-ci est d’abord une justification de leurs activités sociales, de leur société telle qu’ils l’ont produite, et que cette conscience les pousse à reproduire (toute communauté a d’abord pour objectif social sa reproduction). Le matérialisme affirme non seulement l’unité de l’être et de la conscience, mais aussi le primat de l’être social sur la conscience sociale, et de celle-ci sur la conscience individuelle. Ceci en ce qui concerne la généralité du rapport être-conscience dans un mode de production donné. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience »65. Mais l’être social, s’il se comprend d’abord comme membre d’une communauté, se comprend aussi dans les sociétés de classe comme exclu de cette communauté, et alors ne la considère pas comme sienne (c’est une conscience immédiate pour l’esclave, plus progressive pour le prolétaire plus ou moins soumis au fétichisme de la Nation). Les divisions de la société en classes créent des êtres sociaux de classe, qui se différencient et vivent dans ces situations qui s’opposent, deviennent antagoniques. Ce qui ne veut pas dire que ces êtres, qui vivent des situations sociales antagoniques, les perçoivent spontanément comme telles, ni n’en comprennent les causes. Ainsi la conscience de l’individu pourra avoir un contenu différent, non seulement suivant son appartenance de classe, mais également chez les individus d’une même classe.
L’unité de l’être et de la conscience est dialectique. C’est-à-dire que la conscience fait partie de l’être, elle est un élément qui le constitue tout en étant déterminée par lui, par la compréhension, vraie ou fausse, qu’il a de lui en tant qu’être social (son activité, les moyens avec lesquels il l’exerce, sa position dans la division du travail, etc.). Par exemple, tout prolétaire a évidemment une conscience, mais celle-ci n’est pas nécessairement celle de son être de classe, de son existence antagonique à celle de la bourgeoisie. Au contraire, bien des prolétaires sont pétris de conscience fétichisée et d’idéologie bourgeoise. Donc, une chose est d’affirmer l’unité de l’être et de sa conscience, autre chose de savoir si cette conscience est toujours et automatiquement un reflet plus ou moins exact de l’être social, de la réalité sociale qui le détermine. Unité des deux termes d’une contradiction ne veut pas dire leur identité66!
Lénine répondait à un certain Bogdanov qui défendait l’identité de l’existence et de la conscience sociales: « L’existence sociale et la conscience sociale ne sont pas plus identiques que ne le sont en général l’existence et la conscience. De ce que les hommes, lorsqu’ils rentrent en rapport les uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s’ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l’existence sociale »67. Et il poursuivait: « Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience sociale de l’humanité »68. Cette deuxième proposition, de caractère dualiste, est erronée. Il n’y a nullement indépendance: la conscience est toujours un reflet, plus ou moins exact, de certains aspects de la réalité perçus au cours de l’activité (connaissance sensible) par l’être agissant (même des mythes religieux pouvaient refléter certains aspects vrais du réel, des rapports des hommes à la nature). Conscience et être sont inséparables (et il n’y a donc pas d’être purement objectif, sans conscience particulière). Il est par contre exact de dire qu’il n’y a pas identité entre ce qu’est réellement l’être social et la conscience qu’il en a. C’est même ce qui a toujours été dans l’histoire jusqu’à nos jours: les hommes n’y ont jamais eu une conscience juste de leur être social réel, des causes et effets réels de leurs comportements sociaux, du mouvement de l’histoire. Ils en ont eu très longtemps une conscience religieuse (sous des formes extrêmement diverses), puis aussi, sous le capitalisme, une conscience fétichisée, réifiée. L’erreur serait de confondre la correspondance réciproque entre l’être agissant et sa conscience avec leur identité, avec une conscience reflétant la vraie réalité de l’individu comme être social. Il n’y a identité de l’être et de la conscience que si celle-ci est conscience juste de cet être.
Marx avait très tôt compris et affirmé cette non identité. Par exemple, il écrivait en 1845: « Peu importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce qu’il sera contraint de faire en conformité avec cet être »69. Nous verrons que la deuxième phrase de ce passage est une affirmation qui, concernant les prolétaires et donc le procès de la révolution communiste, est une affirmation discutable en ce sens qu’elle laisse envisager ce procès comme une sorte de mouvement obligatoire et mécanique dans lequel l’activité des prolétaires serait automatiquement le fait d’une conscience « conforme », identique à leur être social. Il est vrai que Marx pense alors « qu’une grande partie du prolétariat anglais et français est déjà conscient de sa tâche historique… »70, opinion plus qu’optimiste, qu’il invalidera plus tard (et qu’on ne pourrait toujours pas partager aujourd’hui), qui implique qu’il n’y a rien de plus à dire sur le rôle de la conscience dans ce procès puisqu’elle est déjà là avant. Mais ce qu’il importe de souligner ici, c’est que Marx affirme lui aussi une différence, au moins momentanée, entre ce que le prolétariat imagine, selon sa conscience, être et faire, et ce qu’il est et fait véritablement71.
Il précise cette position dans sa fameuse Préface à la Critique de l’Economie Politique en y affirmant avec raison que les transformations de la structure économique d’une société, dans le mode de production de la vie réelle, doivent être soigneusement distinguées des formes de conscience par lesquelles les hommes les appréhendent et selon lesquelles ils mènent leurs luttes. « Lorsqu’on considère de tels bouleversements (ceux d’une « époque de révolution sociale », n.d.a.), il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater de manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout »72.
Marx observe aussi dans cette Préface qu’à « la structure économique de la société » correspond « des formes de conscience sociale déterminées ». En général, la forme dominante est celle qui correspond à l’idéologie de la classe dominante qui justifie les rapports sociaux, donc les individus qui en sont les produits, tels qu’ils sont. Par exemple, en ce qui concerne le capitalisme, ce sera cette forme de conscience qui le justifie par de soi-disant lois économiques naturelles, par une soi-disant liberté et égalité des individus, etc. Mais le caractère antagonique de ses rapports sociaux y fera aussi émerger puis se développer une forme de conscience juste qui appréhende sa réalité jusque dans son essence, qui appréhende le développement des conditions de sa négation et oriente alors la lutte des prolétaires comme œuvrant à cette négation.
Si on considère (cf. ci-dessus le premier paragraphe de cette section 2.3) que la conscience est un jugement que l’on porte sur l’adéquation des activités et de leurs buts à la réalité telle qu’on pense qu’elle est et peut être transformée, ce qui détermine une conscience juste par rapport à une conscience fausse est donc: 1°) la connaissance de cette réalité sociale, approfondie et pas seulement superficielle, de ses causes et pas seulement de ses effets, en tant qu’elle est en mouvement, historiquement transitoire, et non pas statique, et 2°) en conséquence, une action qui soit l’intelligence de cette réalité (des moyens pour la transformer, des limites dans lesquelles on peut le faire à un moment donné, du processus général de cette transformation qui peut inclure différentes phases et étapes).
Nous savons que la réalité est d’abord comprise comme connaissance sensible, connaissance pratique, empirique des apparences phénoménales. Je ne reviendrai pas ici sur tous les fétichismes engendrés par ces apparences dans le capitalisme73. Le fait est qu’ils constituent la base de l’idéologie dominante et de son influence dans les masses, à partir de laquelle ne peut se développer qu’une conscience fausse et des activités qui finalement, à la longue, mènent à des catastrophes, dont les exemples sont dans les temps modernes si flagrants, si fréquents, si meurtriers qu’il n’est pas nécessaire d’en dire ici davantage.
La conscience juste s’oppose à cette conscience fétichisée en ce qu’elle s’appuie non seulement sur l’expérience pratique, mais aussi sur une connaissance de la réalité comme totalité de l’essence et des apparences comprises selon leurs déterminations particulières et leurs rapports réciproques. Ce qui nécessite, nous l’avons vu, l’effort d’un travail intellectuel particulier, d’un travail théorique. C’est une condition nécessaire pour que l’activité puisse être « intelligence de la nécessité », activité d’une conscience juste, projet de transformation, de création du nouveau, réalisable parce que pensé selon les conditions, les possibilités objectives existantes et pouvant être développées. Donc, activité d’une transformation non utopique, mais néanmoins radicale en ce qu’elle vise à atteindre jusqu’à la racine de la réalité qu’elle veut transformer, c’est-à-dire en ce qu’elle appréhende le processus plus ou moins long qui y mène, ne coupe pas l’activité immédiate de ce processus mais au contraire l’y place comme un de ses moments subordonné. La conscience juste, c’est l’exercice de la liberté dans des conditions et avec des moyens déterminés, donc dans certaines limites. Elle est la construction de l’homme par lui-même comme progressivement plus libre (plus conscient de ce qu’il fait et plus maître de ses buts), plus riche de capacités et donc aussi de besoins.
La conscience juste, dans la mesure où elle l’est (car évidemment elle ne l’est jamais parfaitement, tout comme la vérité n’est jamais que relative), est donc aussi par elle-même une force, et pas seulement un résultat. Elle n’est pas un jugement extérieur fruit d’« esprits éclairés », elle est non seulement liée à une activité pratique sociale, mais un moyen de pousser plus loin cette activité en la rendant plus efficace et plus radicale. La qualité de la conscience fait partie de la réalité, donc fait partie aussi bien de ce qui doit être transformé que des moyens de ces transformations.
Affirmer ce rôle actif et créateur de la conscience ne contredit pas la thèse matérialiste que toute pensée trouve ses fondements dans la matière des « circonstances ». La conscience est toujours immanente à l’être agissant. Dire que c’est l’être social qui détermine la conscience sociale est une formule juste dans sa fonction générale d’affirmer que la conscience n’est pas un produit d’une pensée pure (qu’elle soit morale, droit, philosophie, etc.) indépendante de la matière, mais toujours dépendante de la réalité de la production de la vie réelle. Mais c’est aussi une formule lapidaire qui laisse ouverte une interprétation mécanique, non dialectique. Ainsi, reprenons l’exemple du prolétaire. C’est un être social double, contradictoire. Il est agent du capital dans les apparences que montre l’échange marchand entre individus privés74, et agit comme tel en voulant améliorer sa situation particulière par la lutte corporatiste ou nationaliste. Il agit alors selon une conscience fétichisée75, adéquate à la reproduction du rapport capitaliste, et correspondant à ce qu’il croit qu’y est et qu’y fait son être: un individu privé, indépendant, libre, qui vend son travail et en reçoit l’équivalent (et non celui de sa seule force de travail). Mais aussi, et contradictoirement, le fait qu’il vive dans le rapport capitaliste comme exploité, et jusqu’à y être réduit à y vivre comme « expulsé », nié comme être humain, seulement considéré comme marchandise-force de travail jetable « comme un kleenex », et le fait aussi qu’il constate que seule la lutte commune des prolétaires peut aboutir à des résultats significatifs, ces faits deviennent une base pour qu’il prenne conscience que le prolétaire n’a d’avenir que dans la négation de sa situation de prolétaire que rend possible l’union des prolétaires en classe, et qui n’est possible que dans l’abolition de cette classe par la révolution communiste.
Ce qui est donc vrai, c’est que la conscience communiste ne peut se développer comme puissance réelle, efficace, victorieuse, que dans la classe prolétaire qui, seule en tant que classe76, a tout intérêt à se supprimer, à mener jusqu’au bout le procès révolutionnaire.
Les apparences phénoménales ne peuvent jamais masquer complètement l’essence, car elles en sont, malgré tout ce qu’elles cachent ou déforment, une manifestation. Nous verrons plus loin que la possibilité d’une conscience juste de la réalité sociale ne commence à exister qu’avec le développement du capitalisme. Mais nous pouvons déjà observer ici que la possibilité d’une conscience plus juste de cette réalité se développe historiquement, au fur et à mesure que les moyens matériels et les conditions sociales de la production de la vie, de cette réalité qui la détermine, sont de plus en plus des créations humaines (de moins en moins des productions fournies de façon prépondérante directement par la nature, comme par exemple dans les sociétés agraires où la terre et le climat ont le rôle essentiel). Plus les hommes produisent eux-mêmes les moyens de leur vie, plus aussi ils ont les moyens, potentiellement au moins, d’en avoir une conscience juste puisqu’il s’agit de plus en plus de ce qu’ils ont eux-mêmes créé. Mais il faut évidemment qu’ils s’approprient tous ensemble ces moyens, matériels et intellectuels, de la production de leur vie pour avoir conscience de ce qu’ils créent, c’est-à-dire se l’approprier comme activité et résultat, agir librement. Il faut donc qu’ils abolissent l’appropriation privée capitaliste, la division du travail du rapport capitaliste de production, autrement dit, l’aliénation (ou désappropriation) générée par ce rapport77.
Une conscience juste, une conscience communiste, a pu commencer à émerger et se développer avec le capitalisme parce que les contradictions qui sont les siennes et qu’il pousse jusqu’à l’antagonisme, sont la manifestation du mûrissement des conditions matérielles de sa négation comme aussi de celles, plus ou moins embryonnaires, de l’affirmation du communisme. Un exemple parmi d’autres de ces conditions est celui de la tendance à la diminution drastique du temps de travail contraint qui accompagne la croissance de la puissance productive, et pousse à la diminution relative de la classe ouvrière employée dont pourtant la bourgeoisie ne peut se passer pour exister78, tandis que grossissent néanmoins les rangs des prolétaires, et la potentialité d’une vie libérée de la domination du travail contraint.
Certes, nous savons qu’une conscience révolutionnaire ne se développe dans les masses qu’en rapport dialectique avec une activité révolutionnaire collective et organisée contre la bourgeoisie79, et non par la seule arme de la critique théorique, littéraire, ou verbale.
En tant que matérialistes, nous savons également que les fondements de l’idéologie bourgeoise étant dans les fétichismes engendrés par les rapports de production capitalistes, elle se perpétuera dans la mesure où ces rapports continueront à exister (sans oublier que les idéologies survivent en général un temps plus ou moins long aux faits matériels qui les ont engendrées).
Bref, nous savons – et l’expérience l’a maintes fois confirmé – que la conscience juste et l’activité révolutionnaire correspondante ne se développent pas automatiquement, ni également chez les prolétaires. Durant cette « époque de révolution sociale », seule, dans une première période plus ou moins longue, une minorité d’entre eux acquièrent une conscience relativement exacte de l’être social prolétaire, du prolétaire comme être d’une classe dont ils comprennent les déterminations jusque dans leurs racines de rapports de propriété, et la situation jusque dans ses rapports avec toutes les autres classes, comme élément de cette totalité qu’est la réalité sociale. Cette minorité y parvient parce que non seulement elle se rebelle contre la situation des prolétaires, mais aussi parce qu’elle se livre à des efforts particuliers pour en comprendre les causes et les moyens d’en sortir.
Cette minorité, Marx l’a appelée « la fraction communiste »: « théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien »80. Ce qui ne sont pas des qualités insignifiantes. Mais elles n’existent que dans l’activité concrète, dans le fait d’y être « la fraction la plus résolue des partis ouvriers, la fraction qui stimule toutes les autres ». En effet, il ne s’agit pas de proclamer: voici la théorie juste à laquelle doit se plier la lutte. Mais au contraire, vive la lutte et voici la théorie qui la stimulera, l’aidera à aller jusqu’au bout. Stimuler n’est pas exciter les luttes qui se font déjà, mais c’est les radicaliser au sens propre du verbe: aller à la racine, et donc, entre autres, montrer la racine des phénomènes auxquels elles s’attaquent, tandis que l’idéologie bourgeoise s’attache à limiter leurs objectifs aux apparences (elle peut même les exciter à sa façon en agitant des chiffons rouges, par exemple « l’étranger », pour qu’elles ne s’attaquent pas au vrai ennemi, comme le toréador le fait avec sa muleta). C’est énoncer « la vraie parole de la lutte »81. Ce n’est pas dire ce qu’elle ne contient pas et qu’on voudrait qu’elle contienne, mais au contraire dire ce qu’elle contient, mais dont elle n’a pas encore conscience, manque qui amène les prolétaires à ne pas pouvoir obtenir de résultats transformant réellement et durablement leur situation parce qu’ils ne peuvent évidemment pas aller jusqu’aux racines s’ils ne les connaissent pas! Il ne s’agit donc pas d’inventer de toutes pièces un monde idéal, mais de parvenir à rendre visible ce qui est caché par les apparences phénoménales.
Cependant, l’affirmation que, dans la société capitaliste, le développement d’une conscience juste dans le cours de la lutte de classe implique un travail théorique, d’emprunter « les chemins escarpés de la science », soulève des protestations indignées chez certains. Leur argument se ramènent toujours à celui-ci: la théorie se constitue comme une puissance, un pouvoir extérieur aux prolétaires.
Pour certains, il y aurait ainsi une contradiction insurmontable, et très caractérisable, chez Marx lui-même entre le primat qu’il accorderait à la pratique sur la pensée, et une œuvre construisant tout un système « doctrinaire » de concepts (tels que forces productives, rapports de production, superstructure, valeur, plus-value, etc.) qui conduirait à une sorte de domination de la théorie sur la pratique, de ce système de concepts sur la réalité concrète: celle-ci devrait se plier à celui-là, la théorie dirait le mouvement inéluctable de l’histoire, passée, présente ou future.
Une telle position a effectivement existé dans le mouvement communiste, mais pas chez Marx: c’est par Staline et ses épigones qu’elle fût systématisée sous l’appellation de « matérialisme historique » (et aussi de « socialisme scientifique », terme repris à Engels qui l’utilisait dans un sens différent: contre les utopistes). Sous prétexte de posséder le marxisme (mais un marxisme si éloigné de l’original qu’il relève de plein droit de celui dont Marx disait ironiquement qu’alors lui-même n’était pas marxiste!), ils avaient la prétention de décider quel cours devaient suivre les luttes de classe dans le monde, pour être conforme à leur « science »: leurs acteurs devaient donc suivre les ordres du Parti (qui selon eux « a toujours raison »), et de son Chef ultime, Staline, soi-disant détenteurs de cette science, ou être traités comme des contre-révolutionnaires. Or même Marx, auteur en la matière d’une œuvre considérable dont le caractère scientifique n’a cessé d’être attesté par les faits concrets, n’a jamais prétendu avoir établi une telle « science ». Il a, en ce domaine, seulement établi une méthode de recherche (exposée, notamment, dans le passage de la Préface à la Critique de l’Economie Politique cité pour partie ci-dessus). Et il ne l’a appliquée qu’à l’analyse du capitalisme, seul mode de production dont il ait trouvé et formulé les lois, expliqué les contradictions et prévu le mouvement historique (jusqu’aux développements actuels du fameux « capital financier » et de ses crises). Il n’a fourni que l’analyse scientifique du capitalisme (et encore sans avoir eu le temps de la développer dans le domaine de la superstructure). Et les lois de ce mode de production ne sont pas pour lui des lois qui s’imposeraient mathématiquement au mouvement des prolétaires comme des lois chimiques ou physiques s’imposent à celui des atomes. Mais sont des lois qui, décelant les causes des mouvements du capital, découvrent ce faisant les éléments matériels qui le nient et qui sont ceux sur lesquels peuvent s’appuyer les prolétaires pour l’abolir tout en créant de nouveaux rapports sociaux communistes (c’est-à-dire fondés sur l’appropriation commune des moyens matériels et intellectuels de la production de la vie). Création qui sera celle de leur inventivité et de leur génie, dont nulle loi ne peut décider par avance.
Mais si l’opposition à ce « scientisme » stalinien frelaté était, et est toujours fort justifiée, elle ne doit pas non plus aboutir à jeter le bébé avec l’eau sale (ou « stale ») du bain. L’idée que la théorie n’est pas un moment nécessaire de la connaissance et de la transformation du concret, que les concepts marxistes, telle que la valeur, n’auraient rien à voir avec une connaissance vraie du concret, que la théorie impose la domination d’une puissance extérieure aux prolétaires sur leurs luttes spontanées, les seules dont ils seraient les maîtres et qui serviraient leurs intérêts, sont des idées fausses. Cela a été assez argumenté précédemment.
Néanmoins, il est évident que cette thèse, qui présente la théorie comme une force extérieure au prolétariat et le dominant, se nourrit du fait que dans la société capitaliste la division du travail dépouille en général les prolétaires des moyens de l’appropriation des sciences, quelles qu’elles soient. Il s’ensuit que les grands théoriciens révolutionnaires tels que Marx, Engels, Luxembourg, Lénine, Mao et quelques autres si peu nombreux, ont toujours été des intellectuels d’origine non prolétaire. Et comme il a existé des myriades d’autres intellectuels qui ont prétendu donner des leçons à la classe ouvrière pour en fait la fourvoyer dans des impasses réformistes ou utopistes, pour aussi bien souvent, carrément tourner leur veste et devenir de petits ou grands notables du système bourgeois, il s’est développé un anti-intellectualisme chez certains qui amalgament dans la même opprobre tout travail théorique, toute production intellectuelle qui ne serait pas l’œuvre de prolétaires patentés. Ainsi ils ne nient pas formellement l’utilité du travail théorique, voire même sa nécessité dans la formation d’une conscience juste, mais récusent tout ce qui, à leurs yeux, proviendrait de l’extérieur du prolétariat. Tout au plus, selon eux, des non prolétaires peuvent faire un travail utile s’ils se contentent d’informer, de raconter les luttes prolétaires spontanées (mais les yeux et les oreilles n’ont-ils pas aussi un caractère de classe?).
Or, non seulement la domination des fétichismes et de l’idéologie bourgeoise qui en découle pèse aussi sur les prolétaires, dont la parole n’est donc pas nécessairement la vérité de leur propre lutte, mais surtout ce n’est pas essentiellement cette division du travail intellectuels-exécutants qui fait que la théorie nécessaire à la conscience juste est relativement extérieure aux prolétaires82. Une preuve en est qu’au cours d’un procès révolutionnaire, quand le besoin de théorie se fait sentir avec force, ils sont nombreux à se l’approprier et à devenir aussi des théoriciens. Ils prouvent alors que l’essentiel en la matière n’est pas dans la capacité à l’être, qui existe chez des individus de toute origine, race, classe, etc., mais dans le besoin de théorie qu’induisent les nécessités de la lutte prolétaire, et notamment, nécessité pour s’en rendre maître et la mener jusqu’au bout. Besoin qui les motive pour ce travail particulier et ardu. C’est que acquérir une conscience juste de la réalité sociale, dans son état comme dans son mouvement, nécessite, cela a été rappelé précédemment, de la saisir comme une totalité de phénomènes, dans la base économique comme dans la superstructure, dans leurs rapports réciproques et contradictoires comme dans l’unité qu’ils forment, par là tous ensemble interdépendants, comme phénomènes particuliers mais déterminés aussi par tous les autres. Appréhender tout cela ne peut pas seulement être le fait de la connaissance sensible, celle des rapports limités et superficiels du « vécu » de la vie quotidienne et immédiate (ce que Lénine caractérisait dans son Que Faire? comme les rapports ouvriers-patrons). Autrement dit, la conscience juste de l’être social prolétarien ne coïncide pas totalement, voire même parfois coïncide peu, avec la conscience immédiate du prolétaire particulier. La concordance n’advient en général que dans le processus au cours duquel la lutte n’en reste plus à réclamer une amélioration à tel ou tel patron particulier, voire à imaginer pouvoir obtenir par un vote « de gauche » que l’Etat « mette l’économie au service des hommes », mais s’élève au niveau d’une lutte du prolétariat contre toute la classe bourgeoise en tant que telle, contre l’Etat qui la représente et l’organise. Le prolétariat (toute classe en général) est un sujet, un être social, collectif, différent de la somme des prolétaires particuliers qui le constituent. Différent de chacun d’eux en même temps que les déterminant tous. La classe est porteuse d’une puissance, d’un intérêt commun, d’une activité qui lui sont propres. C’est la fraction qui en a la conscience juste, autrement dit la fraction communiste, minoritaire dans un premier temps, qui structure les prolétaires particuliers en classe organisée collectivement.
C’est tout le processus complexe du développement d’une conscience juste que récusent en fait les critiques de la thèse qu’elle ne peut pas se développer dans le cadre des seuls rapports ouvriers-patrons, ni même dans le cadre plus large des seules apparences phénoménales de l’ensemble des rapports sociaux, mais qu’il y faut, à partir d’elles, l’effort d’un travail théorique pour comprendre la réalité comme totalité.
Pour avoir une idée de la valeur de ces critiques, on peut se reporter, à titre d’exemple contemporain assez représentatif, à un article de la revue Echanges83 commentant le livre Conscience et Lutte de Classe.
Il est d’abord remarquable que l’auteur s’étonne qu’avec un tel titre ce livre « traite peu de la question de la conscience de classe… par contre, le fétichisme, lui, est mis en exergue ». Comme si pour lui, les fétichismes spécifiques au mode de production capitaliste ne concernaient en rien la conscience des prolétaires, comme s’ils n’étaient pas au fondement de l’idéologie bourgeoise et de la conscience fausse qui domine les agents du capitalisme, et en tant que tels une des puissances essentielles de sa reproduction! Comme si la conscience juste ne se développait pas contre eux dans le cours des luttes de classe! Négliger ou minimiser l’importance des fétichismes dans la conscience spontanée des prolétaires (la conscience des bourgeois ne nous intéresse pas ici), c’est évidemment une bonne raison pour négliger ou minimiser le rôle de la théorie dans la formation d’une conscience juste. Et c’est comme souhaiter que les prolétaires ne s’y intéressent pas, ou ce qui revient pratiquement au même, prétendre qu’ils acquièrent seuls à travers leurs luttes ce que sont les racines du capitalisme et le processus qui mène à leur éradication. Des théoriciens extérieurs au prolétariat (tels Marx, Engels, et quelques autres) ne sont donc pour Echanges que des « diffuseurs de conscience ». Et « ce qui nous oppose généralement à tous les créateurs de partis et diffuseurs de conscience, c’est bien le fait que la conscience vraie est celle de l’être conscient, pris au sens de la classe consciente ». Dire que la conscience, vraie ou fausse, est celle de l’être conscient est une simple tautologie. Préciser que cet être de la conscience vraie est l’être de classe, ne nous dit rien du tout sur le fond de la question: y a t-il identité entre les prolétaires et le prolétariat? Et sinon comment le prolétaire prend-il conscience de son être de classe, c’est-à-dire de la réalité sociale qui détermine cet être, des fondements de cette réalité, de ses contradictions, etc.?
D’ailleurs, si la conscience des prolétaires était spontanément celle de l’être de classe, on ne pourrait pas expliquer, par exemple, pourquoi les prolétaires de France se sont si longtemps assez massivement reconnus dans le PCF. Cela ne saurait nullement principalement s’expliquer par le fait que c’était parce que le PCF, en tant que Parti, était nécessairement « extérieur » à eux, puisqu’au contraire la plupart s’y reconnaissaient et le soutenaient librement. L’explication principale en est que la ligne politique du PCF correspondait à la conscience fétichisée, basée sur la seule connaissance sensible, qui était celle de ces prolétaires eux-mêmes, issue de leurs vies, mais de vies dont ils percevaient surtout les apparences. Par exemple, celle du salaire comme prix du travail, de la propriété comprise seulement dans sa forme juridique et financière, de l’Etat comme possible instrument de l’intérêt général, du citoyen comme puissance des individus sur l’Etat, etc.
L’affirmation par les théoriciens d’Echanges que la connaissance sensible, celle des situations directement vécues par les prolétaires, est la seule source d’une conscience vraie apparaît avec la plus grande netteté dans des phrases comme celle-ci: « seul le prolétaire qui souffre de sa condition de prolétaire, qui laisse sa vie à la porte de l’usine ou la perd au chômage, a une conscience vraie de sa situation. Seul celui qui souffre de la faim a une conscience vraie de la famine, l’autre est intellectuelle et donc fausse conscience ». Pour Echanges, ce qui est non directement vécu est « intellectuel », et ce qui est intellectuel est « fausse conscience ». Ainsi, non seulement un Marx n’aurait eu que fausse conscience de l’être social prolétaire, mais l’ouvrier français lui-même ne peut pas avoir conscience de la situation de l’ouvrier bengali, ou de l’ouvrière chinoise, ou de tout autre « damné de la terre » puisqu’il est loin de vivre ce qu’ils vivent! Prétendre que tout ce qui n’est pas vécu directement, et qui ne peut donc être connu qu’intellectuellement serait nécessairement « fausse conscience », c’est nier la possibilité d’une connaissance de la réalité comme totalité puisque l’essentiel des faits apparents ne peuvent en être connus que par la connaissance indirecte d’une part, et que d’autre part, il y faut nécessairement l’intervention de l’analyse théorique (le moment théorique dans le procès de la connaissance que nous avons défini ci-dessus section 2.2.2) pour les connaître jusque dans leur essence. Il est d’ailleurs étrange de voir ceux qui s’inquiètent, ce qui est certes loin d’être dénué de fondement, des risques de domination du prolétariat par un Parti, repousser le travail particulier qui permettrait aux prolétaires de s’emparer de la théorie qui leur convient, qui réponde aux besoins de leur lutte, car plus ils le feraient et plus aussi cela contribuerait à élever leur capacité à être maîtres de leur destin.
Une chose est de dire que, du moins en tant que classe, seuls les prolétaires se révoltent concrètement et jusqu’au bout contre le capital, contre la condition de prolétaire. Une chose aussi est de dire que leur révolte n’est pas d’abord une critique intellectuelle, par et selon une théorie, mais une critique par l’action pratique, par les armes. Mais cela n’est nullement contradictoire avec la nécessité de la théorie, avec le fait d’affirmer que cette lutte concrète rencontre et induit le besoin de théorie pour être menée jusqu’au bout. Théorie qui est un travail intellectuel particulier qui nécessite de sortir du seul champ de la connaissance sensible, de s’approprier de façon critique la théorie existante, de passer par l’abstraction des concepts, comme cela a été montré précédemment. « Avoir une conscience vraie de la famine » pour parler comme Echanges, ce n’est pas seulement ressentir la famine. Marx observait ceci: « La faim est la faim, mais la faim qui s’apaise avec de la viande cuite que l’on mange avec un couteau et une fourchette est autre chose qu’une faim qui avale de la chair crue à l’aide des mains, des ongles et des dents ». L’une tient à un manque de gibiers pour les chasseurs, l’autre à des causes sociales: par exemple, on sait bien aujourd’hui en ce qui concerne le capitalisme, que le niveau de développement atteint par les techniques agricoles permettrait de nourrir plus que toutes les populations actuelles, dont beaucoup pourtant souffrent de la faim. Ressentir la faim est une chose. Se révolter contre cet état jusqu’à l’abolir en est une autre: il faut en connaître les raisons. Et c’est cela qui est connaître la faim concrètement pour ce qu’elle est: pas seulement une souffrance éternelle, mais une faim ayant des causes, des caractéristiques historiques et sociales. Les découvrir, c’est savoir ce qu’on peut faire, et c’est cela avoir une conscience vraie de la faim dans une époque déterminée. De causes naturelles (calamités naturelles, mauvaises récoltes, faiblesse des moyens agricoles et surpopulation par rapport aux rendements, etc.), on est passé à des causes de plus en plus sociales (par exemple, le partage et l’usage de la terre spécifiques aux rapports d’appropriation capitalistes, les techniques et productions agricoles que ces rapports déterminent, la répartition des produits qu’ils impliquent, etc.), et celles-ci ne se comprennent pas du premier abord mais nécessitent un important travail théorique (dont fait par exemple partie la géniale analyse de Marx sur la rente foncière).
D’une façon générale, il a fallu attendre que les rapports des hommes à la nature soient suffisamment développés pour qu’il soit possible aux hommes de mieux comprendre la nature et leurs propres activités d’autoproduction, d’avoir une connaissance à contenu plus scientifique de ces rapports, du monde et d’eux-mêmes. En particulier, au fur et à mesure de l’histoire humaine, la réalité sociale, l’être social, sont de moins en moins soumis à la nature et déterminés par les conditions naturelles, c’est-à-dire sont de plus en plus déterminés par des conditions sociales, des moyens (instruments, science, organisation sociale) créés par les hommes. De sorte que leur volonté peut, ou pourrait, s’exercer plus librement, qu’ils peuvent, ou pourraient se fixer des buts plus librement, ceci dans la mesure où ils prennent, ou prendraient, la peine de vouloir comprendre ce qu’ils font, pourquoi ils le font et pourquoi cela donne ces résultats dont ils sont aujourd’hui les premiers responsables, les principaux auteurs. Ainsi la conscience juste devient, à l’époque contemporaine, un élément déterminant de leur auto-développement, la conscience fausse de leur ruine. Cet aspect différencie84 la révolution communiste de toutes les révolutions antérieures, et c’est pourquoi nous allons nous y arrêter un instant.
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CHAPITRE 3. DETERMINISME ET CREATIVITE
3.1 Les hommes, auteurs et pas seulement acteurs
Il y a toujours eu des divergences parmi les tenants du matérialisme se réclamant peu ou prou de Marx sur la question de savoir si, appliqué à l’histoire, il conduirait ou pas à un déterminisme mécanique des moyens de production sur les rapports sociaux, ainsi que sur le déroulement de l’histoire humaine. Selon le déterminisme mécanique (dit aussi économisme), les hommes ne feraient l’histoire que comme des acteurs jouant un scénario dont ils n’écriraient que le premier acte, la production des moyens de production. Ils seraient ensuite obligés d’être les acteurs de la suite du scénario dont l’auteur serait en quelque sorte ces moyens, puisqu’en découleraient mécaniquement tels rapports de production, telle forme de société, telle idéologie, bref, tout ce qui constitue l’histoire. Ils seraient les acteurs des actes suivants sans en être les auteurs (ou alors des auteurs dont la plume serait serve).
Formellement pourtant, la plupart des déterministes économiques reconnaissent que ce sont les hommes qui font l’histoire. Ils ne contestent en général pas des affirmations du type « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classe », ou même, à la rigueur: «… dans l’histoire de la société, les facteurs agissant sont exclusivement doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue »85.
Mais ils rétorquent que ce but déterminé, ce dessein conscient, sont eux-mêmes déterminés par le niveau de développement des forces productives. Ce sont bien les individus qui agissent, mais ils ne seraient libres de rien dans l’organisation de leurs rapports sociaux, seraient contraints, sans même le savoir, d’agir, de faire l’histoire selon ce déterminisme économique.
Des assertions de ce type existent parfois, plus ou moins clairement énoncées, dans certains passages de l’œuvre de Marx. Par exemple, quand il approuve chaudement un commentateur russe du Capital qui écrit qu’il (Marx) y démontre la nécessité d’une nouvelle organisation sociale « dans laquelle (l’actuelle) doit inévitablement passer, que l’humanité y croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience, ses desseins… Si l’élément conscient joue un rôle aussi secondaire dans l’histoire de la civilisation… »86. Ce que le jeune Marx disait déjà en 1843: « tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré »87. Ailleurs encore: « la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste, surgit » du prolétariat du fait qu’il est une classe « expulsée de la société, et se trouve de force dans l’opposition la plus ouverte à toutes les autres classes »88. Et analysant les journées révolutionnaires de février 1848, Marx écrivait ce passage qu’aiment citer ceux qui théorisent que les prolétaires n’ont pas besoin de théorie: « Dès qu’une classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société s’est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire: écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La classe ouvrière n’en était pas encore à ce point, elle était incapable d’accomplir sa propre révolution »89. Dire que la classe ouvrière a échoué parce qu’elle n’était pas encore mûre pour la révolution relève de la tautologie! Et c’est justement pour contribuer à ce mûrissement que Marx a consacré l’essentiel de ses efforts après 1848 à élaborer son œuvre théorique, ce qu’il n’aurait évidemment pas fait s’il avait pensé que le prolétariat n’avait pas besoin d’une telle théorie pour aller jusqu’au bout de « sa propre tâche »!
Donc, si l’on s’en tient à la lettre de citations sorties du contexte de l’ensemble de l’œuvre de Marx, on pourrait en tirer la conclusion qu’il défendait une position parfaitement déterministe-économiste, qui se caractériserait ainsi (et qui est caractérisée ainsi par ces déterministes):
1°) Une révolution « doit » arriver inéluctablement quand le développement des forces productives se heurte à des rapports de production devenus des « entraves », et même elle ne peut arriver que lorsque ce développement est carrément bloqué puisque « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir… »90.
2°) Une révolution prolétarienne n’est possible que si non seulement les forces productives ne peuvent plus se développer, mais aussi soient déjà développées de telle sorte que la concentration de la production (oligopoles, mondialisation) soit suffisamment avancée pour qu’à cette « socialisation » du travail doive et puisse correspondre celle de la propriété par le biais des nationalisations que cette révolution prolétarienne effectuera91.
3°) Les prolétaires acquerront, qu’ils le veuillent ou non, une conscience communiste, et sans avoir besoin de s’occuper d’acquisitions et de recherches théoriques. Ils iront jusqu’au bout comme poussés par l’inertie de leur propre mouvement. Et s’ils n’y parviennent pas, c’est que les conditions économiques, objectives, n’étaient pas mûres. Donc de toute façon, comme pour un déterministe économique, la subjectivité ne saurait déborder ces conditions objectives, aucune tâche théorique, aucun travail pour opposer une conscience juste à l’idéologie des fétichismes n’aurait une quelconque utilité.
Un tel déterminisme n’a rien à voir avec la méthode matérialiste et dialectique qui a été brièvement rappelée ci-dessus. Ni non plus avec la position de Marx comme le démontre non seulement le contenu de l’ensemble de son œuvre, mais le fait même qu’il l’ait produite, ainsi que l’appui qu’il a apporté aux révolutions du 19ème siècle, notamment la Commune de Paris (alors que le développement des forces productives était évidemment loin d’être bloqué). Et il n’a jamais renié la position du Manifeste du Parti Communiste qui affirme l’existence des communistes comme ceux qui ont une conscience vraie de la réalité sociale, des conditions du communisme et, dans ses grandes lignes générales, du processus qui y mène. C’est dire que pour Marx, il y a une conscience communiste – c’est-à-dire du procès qui mène à l’abolition des rapports capitalistes et à l’appropriation par tous des moyens intellectuels et matériels de la production (la société communiste qui en découlera sera l’œuvre future de ce tous)92 – qui précède l’instauration de la « base économique » de la société communiste, et qui joue un rôle révolutionnaire moteur.
Affirmer que la matière existe indépendamment de la qualité de la conscience qu’on en a, que le mouvement réel de l’autoproduction des hommes s’est déroulé, jusqu’ici du moins, sans que ceux-ci qui en étaient les acteurs en aient eu une conscience juste, n’est pas affirmer une loi éternelle de l’histoire, n’est pas contradictoire avec le fait de dire que cette conscience peut devenir une conscience juste, et qu’à l’avenir les hommes pourront faire leur histoire consciemment, cela notamment et comme nous allons maintenant le voir, dans la situation particulière du capitalisme (mais déjà la révolution bourgeoise avait une certaine conscience de ce qu’elle faisait, développer l’individu privé par exemple, même si elle s’illusionnait sur le type d’hommes et de société qui en résulterait). Et nous verrons alors que ce n’est pas seulement que la conscience peut devenir adéquate à la réalité, mais que c’est un besoin pour le succès du procès de la révolution communiste.
3.2 La révolution communiste: une lutte nécessairement consciente
Dire que le rôle de la conscience est « secondaire » dans le mouvement de l’histoire est vrai si on entend par là que les hommes, jusqu’ici du moins, ont été poussés à développer certains types de société sans savoir les rapports entre ces formes sociales et les moyens de production qui déterminaient leurs rapports avec la nature, la façon de produire leurs vies. Les causes des grandes tendances essentielles de ce mouvement leur échappaient.
Mais dire que la conscience est « secondaire » est néanmoins ambigu et dangereux dans la mesure où cela induit à faire croire sans importance le rôle de la conscience, de la volonté et du projet qui en découlent, à négliger qu’elle est en rapport dialectique avec l’activité d’autoproduction, qu’elle en est aussi un élément et un outil, comme elle est, en tant que conscience sociale, un élément de la réalité sociale, de la matière qui produit l’homme et qu’il transforme.
Certes, la volonté est toujours celle de satisfaire un besoin, et d’abord un besoin relatif à la production de la vie, d’améliorer, faciliter, développer cette production. Par exemple, l’astronomie s’est développée dans l’Egypte antique, observe Marx, d’abord pour prévoir les crues du Nil et organiser en conséquence les activités agricoles. Et chez les peuples commerçants, pour orienter les caravanes et les navigations. Même si l’astronomie a longtemps pris la forme d’une conception religieuse du cosmos, elle reflétait néanmoins une certaine part de la vérité. Ainsi la conception géocentrique du système solaire de Ptolémée manifestait quand même l’idée d’un mouvement de rotation entre terre et soleil, ce qui a permis pendant des siècles de pouvoir mieux naviguer. Ainsi, une conscience même fausse du cosmos a joué un rôle actif et fait progresser le développement des forces productives par le biais de celui des échanges.
Dans l’unité dialectique sujet-objet, homme-matière, c’est toujours de mouvement, de transformations réciproques, de création du nouveau qu’il s’agit (même si cela nécessite la destruction de l’ancien périmé, même si la critique et la destruction sont l’acte premier de la création, font partie de la création)93. Et dans cette activité créatrice (autocréation), les hommes sont auteurs, et pas seulement acteurs94, dans tous les domaines, et pas seulement dans la production des moyens de production. Ils produisent tout ce qui fait et produit leur vie. Observant cet auto-développement, Marx le décrit bien ainsi: « L’objet d’art – comme tout autre produit – crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet ». Elle diversifie et élève la qualité des besoins du sujet « consommateur », et celui-ci, ainsi enrichi, stimule à son tour le producteur (le développement de ses moyens), « engendre l’aptitude du producteur en le sollicitant sous la forme d’un besoin déterminant le but de la production »95. Voilà l’art et la jouissance de la beauté qui, pour le dialecticien Marx, déterminent la production et le producteur! Développement des besoins et des talents créatifs vont de pair et stimulent celui des moyens de production, l’habileté et la créativité du producteur.
Evidemment, dire que l’homme crée la réalité sociale qui le produit, et que le travail de son cerveau n’a rien de « secondaire » dans cette autocréation, s’oppose à la thèse du déterminisme économique, mais ne veut pas dire pour autant qu’il la crée totalement librement, à sa guise. Il est toujours limité par la réalité sociale dans laquelle il vit, ses moyens, outils et connaissances, mais aussi son idéologie (longtemps la religion a freiné la science, par exemple), ses rapports sociaux (par exemple, le système des castes, le corporatisme féodal, l’appropriation capitaliste). Limité par les moyens disponibles veut dire qu’il ne peut créer qu’à partir d’eux, et donc qu’il ne peut pas « brûler les étapes », par exemple passer d’un coup du système féodal (ni même du système capitaliste) au communisme. Limité par le système social et son idéologie dominante veut dire qu’il faut les critiquer et les révolutionner pour progresser.
Or, plus les hommes ont amélioré leurs moyens de production, plus aussi ils ont développé les sciences et leurs instruments d’investigation. Ce mouvement s’est extraordinairement accéléré avec le capitalisme, de sorte qu’ils disposent aujourd’hui de moyens puissants pour comprendre leurs rapports avec la nature, le monde dans lequel ils vivent étant pour une large part façonné, construit par eux au lieu qu’autrefois ils le subissaient plutôt. Ils devraient donc aussi dans ces conditions se comprendre eux-mêmes, avoir une conscience juste de ce qu’ils font, qui les fait ce qu’ils sont. Le paradoxe est que ce n’est pas le cas. Il est qu’au très haut niveau atteint par les sciences de la nature (et cela bien qu’une très faible partie seulement de l’humanité puisse se consacrer à leur développement, lequel est de plus limité à la production du profit), correspond une connaissance extrêmement superficielle du système capitaliste, d’où l’ignorance des causes fondamentales de toutes les catastrophes qu’il produit, comme des contradictions qui le minent. Les scientifiques sont capables d’envoyer des robots sur Mars, ou de percer les mystères des plus infimes éléments des atomes comme aussi des cellules du corps humain, mais – sauf très rares exceptions – ne comprennent rien aux mystères du système social capitaliste dans lequel ils vivent et qu’ils contribuent à produire et reproduire. Par exemple, ils constatent les dégâts écologiques, mais sont incapables d’en comprendre l’origine, et donc les moyens d’y remédier sérieusement, dans les rapports d’appropriation capitalistes. Ils possèdent les sciences, mais pas cette conscience qui leur permettrait de contribuer à remédier aux conséquences désastreuses de ces rapports96.
Si les puissances intellectuelles du monde bourgeois n’ont en général pas une conscience juste de ce monde, c’est évidemment parce qu’une telle conscience est révolutionnaire, détermine une activité révolutionnaire qui remet en cause la place, la fonction de la science actuelle comme puissance active du capital dans la production (transformée en moyens et forces vivantes de production), enrôlée et associée au capital financier, donc qui remet aussi en cause le statut, les privilèges des puissances intellectuelles, et cela jusqu’à en remettre en cause le fondement, c’est-à-dire la propriété intellectuelle qu’elles ont accaparée, ce qui est la négation de l’essence de l’intellectuel bourgeois contemporain (ce qu’il considère comme son « moi ») qui détient une part de cette propriété. Mais c’est évidemment, comme tout propriétaire bourgeois, au nom de sa liberté d’être ce qu’il est et de faire ce qu’il fait qu’il s’opposera à cette activité révolutionnaire, par exemple, à la « violence aveugle et destructrice des masses », au partage du travail contraint répulsif, etc.
Il y a néanmoins un mouvement historique qui pousse au développement d’une conscience plus juste. La possibilité d’une conscience juste de la réalité sociale ne naît pas brusquement un beau jour, et elle ne devient pas tout à coup réalité avec Marx. « Dans toutes les formes de société où domine la propriété foncière, le rapport à la nature reste prépondérant. Dans celle où domine le capital, c’est l’élément social créé au cours de l’histoire qui prévaut »97. Aux débuts, l’essentiel était fourni aux hommes par la nature à laquelle ils prenaient. Mais de plus en plus les moyens de la production de leur vie sont leur création, en même temps que de plus en plus leur vie est sociale, faite de besoins et produits nouveaux qu’ils produisent et échangent ensemble sur une plus grande échelle, donc ils sont faits d’activités et de rapports de plus en plus sociaux, tout cela voulant dire des individus plus riches et plus libres. Au fur et à mesure de cette histoire humaine, c’est donc ce qu’ils créent ensemble, « c’est l’élément social qui prévaut » dans la détermination des individus. Et plus il en est ainsi, plus leur vie est ainsi autocréation par des moyens qui ne dépendent que d’eux, plus les hommes peuvent évidemment avoir conscience de ce qu’ils font, de la matière dont ils héritent et qu’ils transforment, et surtout comment ils le font.
Prenons par exemple la révolution bourgeoise en France. Elle n’a évidemment pas eu conscience que la consécration de la propriété privée personnelle des moyens de production ne pouvait nullement être le fondement de la société libre, égalitaire, fraternelle qu’elle prétendait instaurer dans ses justifications idéologiques. La réalité contraire est bien établie (de même que la destruction de la propriété privée personnelle des moyens de production, censée fonder cette société bourgeoise idéale, par la propriété privée capitaliste). Néanmoins, elle n’est pas pour autant une révolution sans conscience aucune de ce qu’elle faisait. Elle est la première révolution qui réalise une volonté politique clairement assumée d’établir une société qui ne soit pas fondée sur un ordre de nature plus ou moins divine, mais construite par les hommes eux-mêmes en tant qu’individus. Elle affirme que la société est celle que les hommes font, et est en cela un grand pas en avant, même si ce qu’ils ont fait n’a pas correspondu à ce que les idéologues bourgeois prétendaient. Par là, comme par le fait qu’elle affirme le développement de l’individu comme la conquête de la liberté (et bien qu’elle se trompe en en voyant la condition dans la propriété privée qui conduit à l’aliénation, le contraire de la liberté), elle constitue une avancée de la conscience juste.
La bourgeoisie a aussi pu élaborer une ébauche de science économique parce que le système marchand systématisait et faisait nettement apparaître que la richesse n’y provenait plus d’une production pour soi-même (sa communauté, sa famille et ses éventuels serviteurs), mais d’une production pour l’échange, une production de marchandises. Donc une production qui doit se présenter sous une forme séparée du besoin immédiat du producteur, autonome et universellement identique pour pouvoir entrer et circuler comme équivalent général dans la sphère des échanges généralisés98. Dans le capitalisme, c’est la forme argent, par laquelle les marchandises s’échangent sous la forme prix. Ce sont ainsi développés dans les échanges, c’est-à-dire à la superficie du système de production, toutes ces formes dérivées de la valeur, le prix, le profit, l’intérêt, le salaire, etc., formes apparentes dont les rapports semblent organiser et déterminer « l’économie » dans son ensemble. Comme elles semblent exister a priori, qu’elles sont universelles dans la sphère des échanges généralisés, qu’elles semblent extérieures aux individus, elles sont saisies par la « science » économique bourgeoise non comme les formes sous lesquelles apparaissent le travail effectué dans les rapports de production capitalistes, mais comme des choses naturelles, quantifiables, objectives, donc pouvant faire l’objet de cette « science » qui découvrirait les lois de leur formation et de leurs rapports, les « lois du marché ».
Ce faisant, cette science économique a néanmoins le mérite à ses débuts de poser, à sa façon, la production et les échanges comme la base réelle de la société99. Ce qui est là aussi un pas vers une conscience juste, et on sait que Marx s’appuiera de façon critique sur les travaux des premiers économistes bourgeois, notamment Ricardo qui avait approché le concept de valeur, pour élaborer le Capital. Ceci dit, la caractéristique essentielle de cette science économique est qu’elle en reste aux apparences phénoménales, et qu’elle ne conçoit la base économique qu’abstraitement parce qu’elle conçoit « la production », « les échanges » comme des catégories éternelles et non pas historiquement déterminées par la façon de produire dans certains rapports particuliers (rapports de propriété et de production). De même, elle ne conçoit « le travail » que comme abstraction, et est incapable d’en saisir le double caractère spécifique aux mondes marchand et capitaliste. Bref, la caractéristique essentielle de la science économique se résume en ceci qu’elle ne voit absolument pas la racine des phénomènes, dont elle prétend cependant donner les lois, dans le rapport d’appropriation capitaliste, et ainsi en ignore l’essence sociale et politique particulière.
Cette conception bourgeoise de la réalité induit cette domination des fétichismes dans la conscience des individus du capitalisme déjà évoquée précédemment. Mais ce qui est remarquable avec ces fétichismes modernes, c’est qu’ils sont le produit de rapports sociaux, de rapports d’appropriation particuliers. Autrefois, la nature était nourricière pour l’homme qui lui prenait, plus qu’il ne produisait, mais aussi hostile. Elle apparaissait comme peuplée de forces mystérieuses, bonnes ou mauvaises, qui prévalaient dans la production de la vie, et les hommes la peuplaient de fétiches, divinités qui animaient ces forces. Mais plus ils se sont éloignés du monde animal en produisant eux-mêmes des moyens d’existence, plus la puissance de ces moyens à transformer la nature selon leurs besoins devenait l’élément essentiel dans la production de leur vie, et plus les dieux ont quitté la terre pour le ciel. Les nouveaux fétiches du monde capitaliste sont donc d’une toute autre nature: ils ne sont plus le résultat d’une faiblesse des moyens des hommes face à la nature, mais de rapports d’appropriation privée qui privent les hommes de leur puissance sociale, les séparent dans la poursuite de l’intérêt privé, de l’accaparement privé. Ces fétichismes (et toute l’idéologie bourgeoise qui en découle, y compris la science économique) peuvent donc être supprimés par les hommes, abolis par une révolution, puisqu’ils sont le produit de rapports construits par eux100, dépendent de la façon dont ils exercent leurs activités.
La lutte des prolétaires part d’abord de la nécessité de satisfaire leurs besoins immédiats. Mais mener cette lutte jusqu’au bout, c’est abolir jusqu’à ces rapports d’appropriation. C’est donc aussi rencontrer le besoin de les connaître comme cause et comme essence: c’est rencontrer le besoin de théorie. Et ce qui est ici la spécificité du procès de cette lutte jusqu’au bout, jusqu’au communisme, est que le développement d’une conscience juste (qui soit la vérité de l’activité réelle) y est non seulement pour la première fois possible dans l’histoire de l’humanité, mais aussi nécessaire à la réalisation de ce procès.
« A l’époque actuelle, la domination des individus par les conditions objectives, l’écrasement de l’individualité par la contingence, ont pris des formes extrêmement accusées et tout à fait universelles, ce qui a placé les individus existant devant une tâche bien précise: remplacer la domination des conditions données et de la contingence sur les individus par la domination des individus sur la contingence et les conditions existantes »101.
Faire prévaloir la domination des individus sur les « circonstances », alors que jusqu’ici prévalait et prévaut encore celle des secondes sur les premiers102, est plus que seulement transformer ces « circonstances », ce qui n’est pas nécessairement – et n’a pas été jusqu’à aujourd’hui – abolir leur domination. Et le faire est l’originalité du procès de la révolution communiste par rapport aux révolutions précédentes, notamment la révolution bourgeoise.
La bourgeoisie n’avait qu’à libérer et instituer complètement dans tous les domaines de la société une situation déjà largement acquise sur le plan économique. En effet, la structure économique marchande existait pour l’essentiel avant la révolution politique bourgeoise qui, une fois victorieuse n’a eu qu’à faire sauter les dernières entraves, devenues évidentes, au développement de cette structure tels que le monstrueux parasitisme rentier nobiliaire, ecclésial et monarchique (« abolition des privilèges »), les règles corporatistes, les entraves fiscales et juridiques à la libre circulation des marchandises et des hommes sur le territoire national. Le plus difficile pour elle a été de le faire grâce à l’action du peuple, mais tout en empêchant le prolétariat naissant, ou déjà bien développé comme dans les révolutions de 1830 et 1848 en France, d’accéder au pouvoir et d’améliorer sa situation. Pour le prolétariat, la tâche est très différente. Il doit créer des rapports de production entièrement nouveaux, notamment en abolissant les divisions capitalistes du travail (donc de la propriété et des revenus) jusqu’à celle de la séparation ultime du capitalisme moderne: puissances intellectuelles-exécutants. Ces nouveaux rapports n’existent pas dans le monde capitaliste, au contraire ce sont des rapports contraires, ces divisions, qui s’y développent. Seules y existent des conditions objectives qui permettront de les créer (en résumé: de créer une appropriation commune effective des moyens de production de la vie). Parmi celles-ci, on peut rappeler le niveau élevé de la productivité du travail qui tend à réduire le travail contraint à un minimum qui laisse la part essentielle au temps libre, lequel permet de lutter avec succès pour cette appropriation. C’est l’existence de ces conditions objectives qui permet de construire dans sa tête le projet réaliste du procès menant au communisme. Réaliser l’appropriation par tous des moyens devenus essentiellement sociaux, c’est prendre conscience qu’étant des créations des hommes, ils peuvent et doivent leur appartenir. C’est conquérir l’intelligence des « circonstances » au lieu d’être plus ou moins aveuglément dominés par elles (ce qui est inévitable tant qu’elles sont une contrainte dans les rapports hommes-nature). C’est pourquoi, la conscience communiste comme conscience juste du mouvement de la négation du capital, et corrélativement de l’affirmation du communisme, est une condition indispensable à la réalisation du procès révolutionnaire communiste. En revanche, une conscience juste de la révolution bourgeoise n’était nullement une condition de sa réalisation: elle n’avait qu’à libérer la structure économique, déjà là sous-jacente, de l’enveloppe des derniers avatars monarchiques du système féodal défunt, ce qu’elle pouvait faire, et a fait, sous l’égide d’une conscience assez largement fausse (liberté, égalité, illusions sur la propriété privée, sur l’Etat, etc.).
C’est Marx qui a observé le premier que dans les « révolutions antérieures », telles les révolutions bourgeoises, le « mode d’activité » était déjà là. Ce qui distingue la révolution communiste de « toutes les révolutions antérieures » écrit-il, c’est que dans celles-ci « le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes; la révolution communiste est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit toutes les classes… »103. Il s’agit de la suppression du travail contraint, « répugnant », ou à tout le moins de sa réduction à un minimum tel qu’il ne détermine plus l’activité et les individus. Supprimer ce travail contraint est un but du procès de la révolution communiste104 que la révolution politique permet d’entamer immédiatement en supprimant la multitude de fonctions et productions inutiles que le capitalisme a développées, et en partageant entre tous ceux aptes à travailler la quantité restante de travail contraint105. Il s’agit d’une répartition volontaire et consciente du travail contraint par le prolétariat à qui il était jusque là réservé. Chacun ayant ainsi à sa disposition un temps libre important peut alors s’approprier les connaissances qui lui permettent de s’associer librement (c’est-à-dire en ayant les moyens d’une participation personnelle réelle et consciente aux décisions communes) aux autres hommes dans la maîtrise des moyens de la production et des conditions sociales de la vie. C’est-à-dire qu’alors les hommes produisent leur vie consciemment106, transforment les « circonstances » consciemment parce qu’ils les comprennent. De sorte qu’effectivement, dire que la révolution communiste se distingue de toutes les autres par le fait qu’elle restreint, partage, puis abolit le travail contraint, répulsif, ou dire qu’elle s’en distingue parce que les individus y acquièrent la maîtrise des moyens de production, et par là la capacité à « traiter consciemment » leur auto-développement, c’est une seule et même affirmation: c’est le procès par lequel ils soumettent les conditions matérielles et sociales de cet auto-développement à leur puissance d’individus associés réellement, c’est-à-dire sans dominations des uns qui possèdent les moyens de cette puissance sur les autres qui en ont été par eux dépossédés. « L’appropriation de ces forces (conditions sociales, moyens matériels et intellectuels, n.d.a.) n’est elle-même pas autre chose que le développement des facultés intellectuelles correspondant aux instruments matériels de production »107 qui médiatisent les rapports des hommes avec la nature (et impliquent donc aussi un développement correspondant des sciences de la nature). Cette conscience vraie qui caractérise la révolution communiste est celle d’hommes agissant, se développant librement108, donc aussi avec la conscience que leur développement pour être le plus riche, c’est-à-dire dans toutes ses dimensions, notamment scientifiques et artistiques, dépend de la richesse du développement des autres avec qui ils échangent leurs qualités, construisent, apprennent. De sorte que leur conscience est aussi celle de l’importance essentielle de ces relations humaines riches, et remplace la conscience morale aliénée et aliénante de la charité ou de l’égoïsme du monde bourgeois109. Là aussi, sous cet aspect, la révolution communiste diffère de la révolution bourgeoise en ce que cette dernière ne faisait qu’assurer la domination des bourgeois tels qu’ils étaient déjà, égoïstes, mesquins, hypocrites, parfois charitables, tandis que la première transforme tous les individus, prolétaires y compris, qui doivent eux aussi, par leur propre activité révolutionnaire, « balayer toute la pourriture du vieux système qui leur colle après, et devenir aptes à fonder la société sur des bases nouvelles »110.
Bref, on peut résumer schématiquement les propos ci-dessus en six points:
1°) Il n’y a aucune loi qui établirait que, dans l’histoire, la conscience ne jouerait jamais qu’un rôle « secondaire », mécaniquement et strictement déterminé par la structure économique d’une société. Et d’ailleurs, c’est tout le contraire qui se passe au cours du procès de la révolution communiste (et a fortiori ensuite dans le communisme): la conscience juste y joue, progressivement mais nécessairement, un rôle qui devient déterminant. Les moyens de production dont les hommes disposent y posent toujours certaines limites à l’activité humaine, mais ils en comprennent les causes, maîtrisent leurs rapports à la nécessité, ne lui sont pas aveuglément subordonnés.
2°) La possibilité d’une conscience juste a été établie par le capitalisme lui-même en ce qu’il a réalisé que ce sont des forces créées par les hommes eux-mêmes, des forces socialement construites, qui prévalent comme facteurs déterminants de leur existence, de ce qu’ils sont. C’est pourquoi, il est possible – et Marx en est le meilleur exemple – d’avoir conscience que toutes les dominations sur les hommes propres au capitalisme (classe possédante, aliénations, fétichismes), étant sociales, peuvent être abolies par une révolution sociale.
3°) La conscience communiste, non seulement reflète la compréhension du capitalisme, non seulement des causes de sa putréfaction et de son évolution vers un système de plus en plus totalitaire et destructeur, mais comme ayant aussi créé un potentiel de moyens permettant d’entamer le procès d’une révolution sociale vers une société communiste. Elle a un rôle actif, créateur pour élaborer à partir de ce potentiel le projet d’un procès révolutionnaire réaliste menant à l’abolition des rapports de l’appropriation privée des moyens de production.
4°) Il ne suffit pas d’affirmer que la possibilité d’une conscience juste est devenue réelle avec le capitalisme. Il faut affirmer sa nécessité pour le développement jusqu’à son terme de la révolution communiste. Car alors, il ne s’agit pas seulement de révolutionner le pouvoir politique pour l’adapter à une structure économique déjà existante dans ses principales caractéristiques, ni donc de remplacer la classe dominante par une autre telle qu’elle est, et qui reste ce qu’elle est dans son essence (ce qui était le cas de la bourgeoisie succédant à l’aristocratie). Il s’agit de créer des rapports sociaux entièrement nouveaux, de transformer jusqu’à l’abolir la classe elle-même qui s’empare du pouvoir politique, le prolétariat. Il s’agit donc d’un procès révolutionnaire de transformations dont la base matérielle, y compris dans la structure économique, n’existe qu’en germes, plus ou moins développés suivant les situations historiques: elle doit donc être créée pour beaucoup dans tous les domaines. A partir de ces germes, il reste à inventer comme projet à réaliser, se critiquant et s’affinant en se réalisant. Un tel projet ne peut se forger dans toute son ampleur qu’en rapport avec une conscience juste du capitalisme, jusque dans ses racines qui subsistent durant la phase de transition.
5°) La seule alternative à ce procès d’une révolution communiste est la destruction des hommes et de la planète. Cette destruction n’est pas une hypothèse d’école, ni un catastrophisme idéologique. Par la façon dont il développe les forces productives, le capitalisme y œuvre sans cesse avec des moyens toujours plus perfectionnés et sur une échelle toujours plus vaste. De sorte qu’à la longue, il réaliserait par lui-même sa propre négation – mais en anéantissant l’humanité avec lui – si le prolétariat, le seul élément qui peut la réaliser tout en affirmant la poursuite de l’auto-développement de l’homme dans le communisme, ne parvenait pas à assumer cette tâche historique111. Et cela exige, entre autres conditions, un combat sans merci contre les fétichismes – et donc aussi un travail théorique conséquent – qui sinon finissent par se développer avec l’aggravation de la crise en nationalismes et étatismes exacerbés, en diverses formes de fascismes, en guerres qui finiraient alors probablement en quelque apocalypse nucléaire. Or ces fétichismes ne s’éradiquent pas spontanément car ils reposent sur des phénomènes apparents qui paraissent à première vue très naturels, objectifs, rationnels (à la différence des fétichismes religieux): les prix, les salaires, les profits et toutes les catégories de l’économie bourgeoise, et sans oublier l’Etat et les idéologies fondées sur l’individu qui aurait trouvé son essence adéquate, suprême et définitive comme libre propriétaire privé. De même, la concurrence, la lutte de tous contre tous, la soif d’accaparement, l’égoïsme, etc., semblent être des comportements tout aussi naturels (la fameuse soi-disant « nature humaine ») que ces catégories économiques.
6°) L’éradication des fétichismes, c’est-à-dire le développement d’une conscience juste, est donc une tâche essentielle du procès révolutionnaire historiquement spécifique qui réalise la transition du capitalisme au communisme. Or le matérialisme nous fait savoir qu’on ne peut en général éradiquer une idéologie qu’en abolissant ses fondements qui sont des rapports de production (d’appropriation) déterminés. Ce qui ne peut évidemment pas advenir immédiatement par une révolution politique, s’agissant notamment de la division du travail intellectuels-exécutants. Si la possibilité d’y parvenir existe bien dans la société capitaliste parce qu’il y est devenu possible d’en saisir les fondements, cela nécessite un travail théorique pour les trouver derrière les apparences. Travail que, dans un premier temps, seule une minorité des individus engagés dans la lutte de classe s’astreignent à entreprendre. Ce n’est qu’avec l’élargissement et l’accentuation de cette lutte qu’une masse de plus en plus grande de prolétaires rencontrent « le besoin de théorie » parce qu’ils rencontrent des obstacles, des problèmes pratiques que d’abord ils ne soupçonnaient pas112. Et ce n’est qu’après une révolution politique que ce besoin peut être massivement satisfait parce qu’alors, non seulement les moyens matériels de l’information et de l’éducation auront changé de main et pourront servir à cet usage, mais aussi parce que les premiers bouleversements dans la structure économique, immédiatement possibles sur la base des « acquêts » du capitalisme (suppression des productions de valeurs d’usage humainement inutiles et des gaspillages, diminution et partage du travail contraint), permettront de créer le temps disponible pour que les prolétaires puissent développer en masse, par l’exercice d’activités pratiques plus riches et par l’éducation, une conscience juste de la réalité.
Dire cela n’est pas considérer comme vain ou inutile de travailler dès aujourd’hui à ce que la minorité communiste soit la plus grande, la plus cohérente, la plus lucide possible, et puisse être efficacement un stimulant, un ferment de la lutte des prolétaires. Une des conditions à cela est encore le travail théorique, car il contribue à fonder et affermir l’unité des communistes, leur capacité à être ce ferment efficace au sein de cette lutte, à y développer les capacités de plus nombreux prolétaires à en voir clairement les tenants et aboutissants. Or ce travail théorique est aujourd’hui, il faut le reconnaître, dans une situation fort déliquescente, en partie parce que le mouvement prolétarien spontané actuel ne nourrit ni ne suscite ce travail du fait qu’il est faible, divisé, sporadique, mais aussi parce que cette situation est elle-même en partie due au fait que ce travail est très négligé par les partisans d’un renversement du capitalisme qui le considèrent souvent comme de peu d’utilité, voire comme nocif en tant qu’il serait nécessairement « extérieur » ou inaccessible aux prolétaires.
Pour ne prendre qu’un exemple parmi cent dans l’actualité de cette négligence et de ses conséquences pratiques, on peut choisir celui des crises financières (« bulles » qui éclatent en « krachs ») qui secouent régulièrement, et à de courts intervalles, le système. On en trouve en général l’explication dans un gonflement exagéré du crédit (c’est-à-dire des « liquidités », de la masse monétaire en circulation) qui crée une richesse factice et un capital fictif, lesquels disparaissent dans des krachs sous forme de créances non remboursées. Mais ce constat crève les yeux, et n’importe quel étudiant en première année de science économique le connaît! La vraie question est que c’est ce gonflement lui-même qui est à expliquer puisqu’il se reproduit sans cesse, et en s’aggravant, sans que les experts et autres fonctionnaires du capital n’y puissent quoi que ce soit. Ce qu’il faut donc expliquer, et qui ne l’est pour ainsi dire jamais, c’est pourquoi ce gonflement toujours plus ample du crédit est inhérent au mouvement du capital, absolument nécessaire à sa valorisation bien qu’en même temps il le conduise effectivement à des crises de plus en plus catastrophiques113. Ce n’est que si cela est compris, qu’on comprend alors aussi le fait essentiel qui est cette négation du capital que constitue la contradiction où il se trouve de périr (ne plus pouvoir se valoriser) s’il n’augmente pas la masse des crédits114, et de se précipiter de crise en crise s’il le fait. Comprendre ce fait est essentiel car sa conséquence pratique l’est, à savoir que ce n’est pas une simple critique des exubérances, des exagérations, de la domination du capital financier qui peut produire le moindre résultat pour les prolétaires puisqu’il ne s’agit pas de quelconques dysfonctionnements du système qui pourraient être corrigés par le pouvoir d’Etat, mais d’une crise du capitalisme comme mode de production. Ce qui amène à devoir aussi expliquer pourquoi l’Etat, par l’inflation, les subventions massives au capital, l’organisation de l’aggravation de l’exploitation des prolétaires, l’augmentation de la dette publique et de la fiscalité qui pèse sur le peuple, fait peser sur eux l’essentiel du poids de ces crises (une autre part étant payée par les petits épargnants grugés), sans pour autant pouvoir en empêcher la répétition. Ces résultats sont assez visibles et vécus par le peuple pour qu’il les constate spontanément. Ce qui est surtout à expliquer, c’est pourquoi l’Etat doit le faire, ne peut que le faire, pourquoi c’est la seule solution dans la situation où est le capitalisme aujourd’hui. Comprendre cette nécessité, c’est donc comprendre pourquoi le peuple n’a rien à espérer de cet Etat, d’un changement de gouvernement, sinon une habileté plus ou moins grande à pratiquer la même politique.
Ce simple exemple brièvement exposé illustre bien que sans le travail théorique qui permet d’expliquer l’inéluctabilité du gonflement du crédit et l’essence de l’Etat, les communistes ne peuvent pas stimuler la lutte des classes vers de réelles solutions. Ils n’ont alors d’anticapitalistes que le nom, et ne servent à rien, ou pire, qu’à désorienter les prolétaires vers des impasses (ce qui est le rôle actuel de la gauche, y compris celle qui se prétend « la plus à gauche », « à gauche de la gauche », etc., qui se contente de critiquer les exagérations de la finance et de promettre qu’elle la mettrait au service du peuple pourvu qu’il lui confie le gouvernement).
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CHAPITRE 4. LES COMMUNISTES ET LE TRAVAIL THEORIQUE
L’appropriation et le développement critique de l’analyse marxiste du capitalisme (des causes et conditions de sa négation comme des possibilités du procès de la révolution communiste) est un des points fondamentaux qui distinguent et délimitent les communistes des autres organisations, associations ou partis, qui se disent aussi anticapitalistes.
Mais selon certains, le matérialisme de Marx déboucherait sur une contradiction insurmontable quant à la question des rapports entre la conscience et l’activité révolutionnaire. Elle serait entre l’affirmation, d’une part, d’un déterminisme unilatéral et mécanique de la conscience, comme aussi finalement de tout le mouvement de l’histoire, par le niveau de développement des forces productives, et l’affirmation, d’autre part, d’un subjectivisme notoire (toute l’histoire est celle de la lutte des classes, les hommes font leur propre histoire selon leurs buts conscients, « la conscience de la nécessité d’une révolution radicale surgit »115 du prolétariat et il n’a pas besoin de se livrer à des efforts théoriques, etc.). Marx oscillerait donc entre un matérialisme non dialectique et un vulgaire spontanéisme idéaliste! Comme nous avons examiné dans les chapitres précédents les rapports entre la conscience et l’activité pratique révolutionnaire en nous référant souvent à des analyses de Marx, il est intéressant, en guise de conclusion, de porter un jugement spécifique sur sa position en la matière, et ce faisant, sur la continuation du travail théorique sur la base de ses travaux.
Il faut reconnaître que certains de ses écrits, pris à part de l’ensemble de son œuvre, relèvent de ce déterminisme économique unilatéral et mécanique que nous avons critiqué. Le plus célèbre, mais pas le seul, est cette fameuse Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique, que nous avons particulièrement citée pour cette raison qu’elle a servi, et sert encore, de caution « marxiste » à toutes sortes d’avatars déterministes de Marx.
Ce qui frappe au premier abord dans cette Préface – et bien que Marx n’y présente son schéma du mouvement de l’histoire que comme le simple « fil conducteur » des études qu’il y a consacré – c’est l’absence de dialectique, dont Marx fut pourtant un maître incontesté. Les forces productives détermineraient des rapports de production, qui à leur tour détermineraient la superstructure politique et idéologique, ainsi que la conscience des individus. En particulier, la conscience semble ne rien déterminer, et la révolution ne pourra advenir que lorsque les forces productives ne pourront plus se développer, étant entravées par les rapports de production116.
Dans ce schéma, les différentes instances semblent s’empiler comme des poupées russes, de la plus déterminante à la plus déterminée. Le texte de la Préface n’est d’ailleurs pas aussi caricatural que cette lecture qu’en font les déterministes puisqu’il parle plus souvent de « correspondance » entre elles plutôt que de détermination, ce qui est déjà une formulation plus juste, plus dialectique. Mais cela n’en change néanmoins pas fondamentalement la ligne générale. Et celle-ci aboutit en particulier à la brève esquisse d’une « science de l’histoire » que Marx a pu être tenté de formuler. Science qui, selon cette conception esquissée, expliquerait la succession « des modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne » avec la même rigueur mathématique que les sciences de la nature peuvent en expliquer les phénomènes. Tentation qui affleure dans son œuvre, par exemple quand il écrit que son point de vue est que «… le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire… »117. Tentation déterministe-économiste qui aboutit à cette formulation erronée citée au début de ce chapitre selon laquelle « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ». Formulation donc qui laisse possible une lecture faisant de la révolution une simple conséquence d’un blocage complet du développement des forces productives, et de sa nécessité, la tâche de pouvoir continuer leur développement, comme si elles étaient sans contenu de classe, un simple développement scientifique et technique!
Certes, il est exact que ces grandes époques historiques passées, sur de longues périodes, sont caractérisées dans leur essence en tant que modes de production, c’est-à-dire par leur « structure » (ou « base ») économique telle que la détermine le couple forces productives-rapports de production, unité dialectique. C’est bien l’évolution de cette contradiction (de ses termes) qui détermine le mouvement général de chacune de ces époques, qui poussée vers l’antagonisme, contient la négation du mode de production considéré et l’émergence d’un nouveau, de nouveaux rapports sociaux entraînant un développement supérieur des forces productives. Toutefois, dans la mesure où au cours de cette histoire les hommes ont construit leur puissance aussi comme puissance politique (c’est-à-dire une organisation de plus en plus consciente de leur société, moins dominée par les forces aveugles de la nature), dans la mesure où cette puissance politique a pris la forme d’un Etat extérieur aux individus avec le capitalisme, qui est une puissance réelle sur « l’économie » et dominant de façon de plus en plus totalitaire et violente l’ensemble de la société, capable d’opérer toutes les destructions aptes à maintenir les rapports de production tels qu’ils sont dans leur essence, alors ce développement historique de l’humanité (la transformation radicale des rapports sociaux) ne peut se poursuivre qu’à travers une révolution politique qui renverse cet Etat. Elle est la première tâche révolutionnaire, et c’est un acte volontaire, subjectif, qui a commencé avec la révolution bourgeoise, tandis que dans l’histoire passée, le passage d’un mode de production à un autre a pu être seulement objectif, advenu mécaniquement plus que voulu.
Certes, cette révolution politique ne peut pas se confondre, toujours à l’époque du capitalisme, avec la révolution sociale achevée (la suppression de tous les rapports d’appropriation privée, le communisme), qui reste à accomplir. Elle n’est qu’un moment du procès révolutionnaire communiste. Mais cette révolution n’est pas déterminée uniquement par « l’économie » (au sens que les forces productives ne peuvent plus se développer), même si une crise économique est souvent une cause de l’accentuation de la lutte des classes. Car bien d’autres facteurs peuvent aussi la déclencher, tandis que toutes sortes de forces sociales, de revendications diverses encore marquées par les besoins engendrés par le mode de vie et l’idéologie du vieux monde (y compris les utopies qu’il sécrète) en constituent le substrat hétérogène à partir duquel doit se dégager la prise de conscience qu’il s’agit bien d’abolir les fondements réels du capitalisme et du procès révolutionnaire menant à leur éradication.
Cependant, ces formulations à tendance déterministes-économistes de Marx qui apparaissent dans ce passage de la Préface et quelques autres ne sauraient être prises pour sa position dernière, complètement développée. Une preuve en est déjà que la critique exposée dans les chapitres précédents du déterminisme économique comme soi-disant loi permanente de l’histoire est largement fondée sur l’ensemble de l’œuvre de Marx lui-même. Et cela aboutit à cette conclusion que ce sont les hommes qui font leur propre histoire, certes avec les moyens dont ils disposent pour produire leur vie, dans des « circonstances » sociales déterminées, mais aussi en les transformant, en créant à partir d’eux, donc dans certaines limites, des moyens et conditions nouveaux, qu’ils inventent dans leurs cerveaux avant de les réaliser: ils sont à la fois auteurs et acteurs. Ces moyens et conditions sont à la fois des limites à l’exercice de leur liberté et aussi une base matérielle pour l’élargir. Et elle s’élargit avec le développement historique au point qu’arrive une époque, celle du capitalisme développé, où la possibilité de la conscience juste, donc de la liberté, existe.
Le matérialisme et la dialectique établissent que la réalité sociale est un tout en mouvement, et que c’est la totalité qui détermine les parties, en ce sens que chacune d’elle est déterminée par ses rapports avec toutes les autres. Mais ils permettent aussi d’établir que cette totalité ne forme pas un obscur chaos de relations réciproques aléatoires: elle s’ordonne autour de son essence qui est l’activité d’autocréation de l’homme (la praxis). Or bien évidemment, cette activité a une condition fondamentale: la satisfaction des besoins vitaux (qui sont historiques), à commencer par la production des besoins matériels de la vie, donc des moyens de cette production. La vie est bien sûr produite collectivement par le travail social. Ce dont il est toujours fondamentalement question dans sa production, ce sont donc des moyens du travail et des rapports des hommes dans le travail, d’où découle la répartition de ses produits. C’est pourquoi tous les problèmes que se posent les hommes, et les solutions qu’ils leur trouvent, ont là leur fondement. Le pillage, le vol ou l’oisiveté rentière ne produisent rien. Ils ne peuvent exister que si d’autres produisent, ce qui reste donc la base réelle. De même si on considère les artistes, les littérateurs, les philosophes, les politiciens et quelques autres. La production dans ses caractères historiques spécifiques, « la structure économique » d’une société donnée est donc effectivement le phénomène social central autour duquel s’ordonnent, s’organisent et se développent tous les autres. Mais aussi les hommes produisent les moyens de cette production, et de telle sorte qu’ils en améliorent l’efficacité, la puissance productive du travail. Et cela les amène aujourd’hui jusqu’à la capacité de pouvoir être délivrés de la domination de cette nécessité du travail contraint sur leurs vies. Ils ont un rôle actif qui détermine aussi la structure économique et ont les moyens de le faire selon leur volonté pourvu qu’ils se débarrassent des obstacles (rapports de propriété, Etat, fétichismes) qu’y oppose le capital. Obstacles qui sont de pures créations humaines, donc que les hommes peuvent abolir en en prenant conscience.
Ainsi, et pour reprendre une critique de la Préface déjà énoncée ci-dessus, la méthode matérialiste et dialectique n’aboutit pas à affirmer que les mouvements révolutionnaires, qui font basculer l’histoire dans un mode de production nouveau, ne peuvent advenir que lorsque les forces productives ne peuvent plus se développer dans le mode précédent. Bien d’autres facteurs interviennent dans le déclenchement d’une révolution. C’est le rôle des communistes d’en faire l’analyse concrète et de penser et stimuler la poursuite du procès révolutionnaire en conséquence.
D’ailleurs, toute l’activité de Marx dans le mouvement ouvrier de son époque118 démontre qu’il n’était pas l’adepte définitif d’un tel déterminisme, mais voulait contribuer à ce que la révolte prolétarienne telle qu’elle existait soit la plus efficace et la plus consciente possible quant à ses objectifs politiques et sociaux, et à l’organisation de la lutte qui en découle. Sa tendance à affirmer parfois un déterminisme mécanique, comme dans la Préface, doit être replacée dans le contexte de cette époque où il lui fallait combattre la domination quasi absolue des idéalistes, que ce soit chez ceux qui inventaient des idées de systèmes sociaux utopiques, ou chez ceux qui prétendaient changer la réalité sociale par la force de leur pensée critique. A tous ceux là pour qui l’Idée était la force créatrice de tout système social, Marx n’opposait pas que cette force était le développement des forces productives, mais que « ce n’est pas la Critique, mais la révolution qui est la force motrice de l’histoire… »119. De plus, même dans ses passages les plus déterministes, Marx ne va jamais jusqu’à affirmer ce scientisme qui sera une des plaies du « communisme » version Staline, selon lequel il y aurait une science du mouvement de l’histoire qui s’appliquerait jusqu’à son futur, notamment au procès révolutionnaire, dont les hommes devraient exécuter les lois, dont la plus fondamentale serait que tout ce procès serait déterminé par le développement des forces productives120. Lois qui seraient énoncées par les soi-disant détenteurs de cette science que seraient le Parti, et surtout, son Chef. Pour Marx, la science historique ne peut connaître que ce qui a existé ou existe déjà, au moins en germe. Le reste est science-fiction. Il prend d’ailleurs comme un compliment qu’un lecteur du Capital lui ait reproché de « s’être borné à une simple analyse critique des éléments donnés au lieu de formuler des recettes (comtistes? – c’est-à-dire scientistes, n.d.a.) pour les marmites de l’avenir »121. Dans le même ordre d’idée, Marx disait n’utiliser l’expression « socialisme scientifique » qu’en « opposition au socialisme utopique qui veut inspirer au peuple de nouvelles chimères ».
Faire « une simple analyse critique » du capitalisme contemporain serait bien nécessaire aujourd’hui. Non seulement pour déterminer où en sont arrivées les conditions de la négation du capitalisme, mais aussi afin de pouvoir travailler à épurer la lutte prolétarienne des idéologies qui la polluent, qui la détournent de sa propre vérité, et dont la force de conviction n’est au mieux fondée que sur une description de certaines apparences. Et cela peut parfois amener à « tordre le bâton dans l’autre sens », car il y a toujours un contexte qui amène à devoir privilégier tel ou tel axe d’attaque. Or ce travail est délaissé, en particulier parce que la bourgeoisie a réussi à faire triompher, en exploitant avec ténacité et habileté la caricature hideuse du communisme fournie par les staliniens, l’idée que ce régime criminel fut une application concrète fidèle de la théorie de Marx, et donc la vérification pratique de son caractère erroné, de sorte qu’en somme, on aurait Staline = Lénine = Marx! Ce qui revient effectivement à dire qu’il n’y aurait de travail théorique possible en matière d’économie politique et d’analyse de la réalité sociale que dans la recherche du meilleur fonctionnement possible du système capitaliste. Ce à quoi se consacrent des milliers d’économistes, sociologues, psychologues, des milliers de philosophes, journalistes, écrivains, politiciens qui nous expliquent les bienfaits inégalables de la propriété privée, du « libre marché », des droits de l’homme, de la démocratie, de l’Etat serviteur de l’intérêt général, etc. Et plus les crises et catastrophes s’accumulent, plus ils expliquent que ça ira mieux demain, du moins si les peuples écoutaient leurs conseils de se serrer un peu plus la ceinture, de voter pour blanc bonnet au lieu de bonnet blanc, de lutter contre les étrangers, d’être nationalistes, etc.
Exit la théorie marxiste, tout juste bonne à être l’objet de quelques commentaires universitaires à titre de pensée du 19ème siècle parmi d’autres. Mais voilà que l’analyse du capitalisme faite par Marx s’avère, encore une fois, se vérifier parfaitement, concrètement, au vu des crises contemporaines. Mi ironiques, mi inquiets, des économistes bourgeois annoncent « Marx est de retour ». Ce serait tant mieux si ce « retour » se voyait un peu plus dans les analyses et activités des multiples courants qui se disent radicaux, anticapitalistes.
Toujours est-il que, pour peu qu’on s’engage dans le travail approfondi d’une analyse concrète de l’évolution générale du capitalisme, on y découvre qu’elle se caractérise par le renforcement accéléré de ce qui le nie, par l’aggravation de ses contradictions jusqu’à des antagonismes exacerbés qui le minent de l’intérieur. Au cours de la centaine d’années passées, les destructions générées par ce système ont atteint des proportions inouïes, concernant tant des masses gigantesques de richesses matérielles que des centaines de millions d’hommes, notamment à travers des crises économiques, des guerres à répétition usant de techniques létales sans cesse plus « perfectionnées », des conditions de vie très dégradées, notamment pour les masses du « tiers monde », etc.
C’est un mouvement du capital où la destruction atteint de tels niveaux qu’on peut en arriver à croire qu’il pourrait finir par se détruire lui-même à force de détruire le monde entier. Mais ce négatif apparaît comme moyen possible d’un positif pour le développement humain lorsqu’on sait ce qui le mine: « une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité… l’épidémie de la surproduction »122. C’est-à-dire que le capitalisme a développé, et continue à développer, une efficacité productive si puissante qu’elle devient antagonique avec le système fondé sur les rapports de la propriété privée parce qu’elle en arrive à ruiner la production de plus-value qui en est le carburant123. Or cette efficacité est aussi une arme pour supprimer ce système de propriété, en substituant la domination du travail riche et libre à celle du travail contraint et répulsif124 (lequel a toujours entraîné, depuis que l’homme produit, la lutte pour sa répartition, c’est-à-dire la division du travail et de ses moyens, qui est aussi la division de la propriété et la division en classe). Arme qui peut être utilisée par les prolétaires après une révolution politique. En effet, « la bourgeoisie n’a pas seulement forgée les armes qui la mettent à mort, elle a aussi produit les hommes qui utiliseront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires »125.
La vérité de la lutte prolétaire, c’est l’antagonisme avec la bourgeoisie. Les prolétaires sont tôt ou tard amenés à vouloir détruire la bourgeoisie parce que et dans la mesure même où la bourgeoisie les détruit, niant leur qualité d’humains, leur existence en tant qu’hommes, en les réduisant à « n’être rien »126. Négation qui tend à devenir presque absolue, quasiment physique, quand les prolétaires sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir vendre leur force de travail, ou alors à un prix qui ne leur permet même pas d’en assurer la reproduction parce qu’ils ne vivent que la précarité, le chômage, et souvent, la famine. Que « l’expulsion » de la société pour reprendre le mot de Marx.
Les prolétaires sont soumis à un processus de destruction, et c’est ce qui les pousse à vouloir détruire ce qui les détruit. Mais c’est la cause de ce procès qu’il leur faut aussi découvrir pour réussir dans leur entreprise. Souvent, l’ignorant, il leur est arrivé de se tromper de cible. C’est, par exemple, le cas célèbre des luddites anglais, ou encore celui des canuts lyonnais, qui détruisaient les machines en quoi ils voyaient la cause du chômage. C’est également le cas des émeutes prolétaires rageuses et sporadiques de ces dernières années, dites « des banlieues » par les médias au lieu de prolétaires, lorsqu’elles détruisent écoles, bus, ou voitures des voisins. C’est aussi, bien plus faux et surtout plus catastrophique, le cas de ceux qui, se laissant submerger par l’idéologie bourgeoise de la concurrence (qui présente la concurrence comme une lutte naturelle et vitale pour les travailleurs, alors qu’il s’agit de luttes entre capitaux et capitalistes inhérentes à ce système) et du nationalisme (la nation comme soi-disant communauté des prolétaires et des bourgeois les unissant dans la concurrence face aux autres nations), en arrivent à soutenir « leur » entreprise, « leur » bourgeoisie et « leur » nation contre les autres, et cela parfois jusqu’à soutenir des formes de fascisme (le fascisme étant la forme extrême du nationalisme et de l’étatisme dans le capitalisme développé).
Les communistes ne disent pas aux prolétaires qu’ils devraient renoncer à détruire. Cela, c’est le point de vue bourgeois (« participez », « soyez constructifs », « votez », etc.) qui prétend qu’il est possible de pouvoir construire une situation humaine pour les prolétaires tout en ne détruisant pas les rapports de propriété capitalistes. L’histoire a assez démontré le mensonge d’une telle affirmation. Pour les prolétaires, le résultat éventuellement (rarement) bénéfique de la « réforme » n’a jamais été plus qu’un plat de lentilles obtenu pour abandonner une lutte radicale. Et aujourd’hui, réforme signifie ouvertement une régression qu’il faudrait accepter pour que ce ne soit pas pire! La réforme, même quand elle est dite « de gauche », même quand elle modifie, le plus souvent très légèrement et toujours momentanément, le rapport salaires-profits, ne fait qu’organiser la reproduction des rapports capitalistes et stimuler l’accumulation du capital127. C’est-à-dire qu’elle contribue à la poursuite du mouvement des destructions toujours plus amples et plus catastrophiques qui est le sien. Ce mouvement a d’ailleurs atteint de tels résultats dans la destruction qu’il est étrange d’entendre reprocher aux révolutionnaires d’être des « nihilistes », des désespérés ne cherchant qu’à détruire sans rien pouvoir construire, alors que la classe révolutionnaire ne détruit que ce qui détruit les masses populaires et la planète. Elle a son propre point de vue sur la façon d’appliquer la formule de l’apologiste du capital Schumpeter de « la destruction créatrice ».
C’est que, s’ils savent qu’il faut détruire pour construire, les communistes ne préconisent évidemment pas n’importe quelle destruction à l’aveuglette. Ils travaillent à déceler les cibles réelles, à alerter sur les leurres et les impasses, les fausses solutions comme les faux amis, et à faire de toute action immédiate un progrès vers l’abolition des classes, c’est-à-dire vers la réalisation de ses conditions, qui leur sont connues grâce à l’analyse théorique. Il y a les cibles les plus immédiates, par exemple, la destruction des pouvoirs politiques et médiatiques bourgeois, de la propriété privée juridique, etc. Ces cibles nécessitent une très solide organisation de combat pour être atteintes. Mais elles sont néanmoins bien visibles. Aussi les communistes s’attachent-ils plus particulièrement à développer la conscience que cette efficacité de la puissance productive, qui mine la valorisation du capital et le pousse aux destructions les plus inouïes, est aussi une arme qu’ils ont la possibilité et le devoir d’utiliser s’ils veulent s’autodétruire comme classe et s’auto-développer comme humains.
Cette arme, c’est pour la caractériser brièvement le haut niveau de la productivité, c’est-à-dire la puissance des sciences et de leurs applications dans la production (la « machinerie », l’ensemble des moyens et processus mécaniques). Soit celles-ci sont aux mains du capital, et alors leur puissance « expulse » massivement les prolétaires de la société et même de la vie. Mais c’est alors aussi finalement la destruction de la bourgeoisie puisque la masse des profits tend nécessairement par là même à s’étioler128. Destruction à laquelle les mesures qu’elle prend pour tenter d’y échapper ne peuvent alors que déclencher une apocalypse de crises violentes, de guerres, et d’épuisement de la nature. Soit le prolétariat, prenant le pouvoir, utilise cette arme pour faire du temps libéré par la « machinerie », non pas un temps de chômage et de mort, mais un temps pour accroître la liberté, pour s’approprier les connaissances lui permettant de devenir réellement possesseur réel des moyens de la production et maître de l’organisation sociale: mais alors, cela réalisé, c’est qu’il n’y a plus de prolétaires! Il n’y a plus qu’une activité riche et libre pour tous. C’est un développement supérieur de l’humanité qui se construit, le « règne de la liberté », une société communiste d’hommes conscients de leurs rapports et d’eux-mêmes, des activités qu’ils poursuivent consciemment.
Cette arme qu’est une productivité élevée peut donc détruire le capital de deux façons, selon que ce sont les capitalistes qui continuent à l’utiliser dans les efforts aveugles de chacun d’eux pour valoriser le capital dont il est le fonctionnaire, ou selon que les prolétaires, détruisant le pouvoir étatique bourgeois, en font le moyen d’un procès révolutionnaire abolissant la propriété bourgeoise et, avec elle, toutes les classes. La dialectique de la négation de la négation n’est pas un automatisme naturel: elle est le fruit de l’activité humaine, de ruptures révolutionnaires. Il est donc vital, non seulement pour les prolétaires mais pour l’humanité dont ils représentent les intérêts à ce stade historique, qu’ils acquièrent la conscience de cette situation et de ce moyen comme de l’ensemble des autres conditions de ce procès révolutionnaire que nous ne détaillons pas ici. Ce qui implique un travail théorique particulier.
Cette question – dite parfois à tort, et abstraitement, de « la fin du travail » alors qu’il s’agit concrètement de la fin de la domination du travail contraint, de la fin de la détermination des rapports sociaux et de l’essence des individus par le travail contraint129 – est essentielle aujourd’hui d’abord pour les prolétaires, et c’est pourquoi ils doivent s’en emparer. En effet, ils n’ont pas seulement à lutter contre l’exploitation, comme ils l’ont toujours fait, ni même aussi à refuser le travail parcellisé, abrutissant et complètement répugnant comme ils l’ont fait, par exemple, en Mai-Juin 1968. Ils ont à faire face à une diminution irrémédiable de la quantité de ce travail lui-même. Faut-il regretter la fin de cet esclavage? Ou faut-il abolir un système, des rapports de propriété qui font du remplacement de ces travaux sordides par les machines une calamité pour les prolétaires (et au-delà pour l’humanité) qui sont « expulsés », privés des moyens élémentaires de la vie que, pourtant, ces machines peuvent produire à foison avec un minimum de main d’œuvre?
La réponse est évidente. Cependant, les organisations se réclamant de l’anticapitalisme, et en particulier, du marxisme, et qui prétendent contribuer à la lutte des classes, quand ce n’est pas la diriger, l’ignorent dans leur grande majorité. En général, elles en restent au mieux aux vieux schémas des luttes de l’époque où le travail ouvrier de masse était prépondérant, au cœur de la production, où l’ouvrier était la figure essentielle de l’ensemble des travailleurs qui produisaient les moyens de la vie. Au lieu de poser le problème du chômage, de la précarité, de « l’expulsion » des prolétaires, dans le contexte de cette rapide et inexorable diminution du travail répulsif et contraint – et d’en montrer les immenses avantages potentiels pour le peuple – elles réclament plus de « croissance » pour plus de travail, poussent à l’étatisme et au protectionnisme national ou européen, fustigent le seul capital financier, dit « libéral », tout en faisant les yeux doux au capital entrepreneur qui crée des emplois sur le sol national. Dans cette ambiance délétère, on voit même parfois des ouvriers qui acceptent de travailler plus que l’horaire légal pour « sauver leur emploi », ce qui est une acceptation de l’aggravation de leur taux d’exploitation qui n’aboutit qu’à reculer d’un peu de temps le sort que le capital leur réserve de toute façon, tandis qu’elle contribue à stimuler une concurrence entre ouvriers qui leur nuit à tous au lieu de les unir, mais qui fait le bonheur du capital satisfait de cette course au moins-disant salarial.
Or le niveau élevé atteint par la puissance productive de la « machinerie » indique qu’il s’agit pour les prolétaires d’en prendre acte à leur profit en luttant, au contraire de l’orientation qu’on vient d’évoquer, pour travailler beaucoup moins et tout à fait autrement130. Ce qui implique qu’ils prennent conscience de cette possibilité ainsi que des conditions de sa réalisation, donc d’abord d’avoir à renverser et détruire l’Etat bourgeois, puis de s’approprier le contrôle et la maîtrise de la production – de ses moyens matériels et intellectuels comme de ses buts, de la répartition du travail nécessaire entre tous comme de ses résultats.
Mais cette situation historique n’est pas encore prise en compte par le mouvement ouvrier, pas même par les organisations qui se veulent communistes révolutionnaires. Si ce n’est par quelques petits groupes utopistes qui proclament carrément « la fin du travail » comme but immédiat, ce qui est évidemment purement chimérique131 dans l’état actuel des moyens de production (les robots ne font pas encore tout!) et des nombreux besoins non satisfaits des peuples. Mais n’oublions pas que les chimères que les communistes utopiques du 19ème siècle inventaient ont néanmoins contribué à faire mûrir la conception matérialiste, au sens de fondée sur la connaissance des conditions réelles, du procès révolutionnaire communiste que Marx a établie. De la même façon, ces chimères d’aujourd’hui sur la fin du travail jouent aussi ce rôle provisoire. Il est d’ailleurs significatif que celles des utopistes du 19ème siècle étaient l’invention de communautés de travail (phalanstères, coopératives, etc.), tandis que celles de ceux du 21ème siècle sont fondées sur le refus du travail, sur le rêve de la possibilité immédiate d’une société sans travail! Même les chimères ne sont pas sans aucun lien avec la réalité!
A partir d’une révolution politique prolétarienne, la question du travail, de ses buts, de son contenu, de sa répartition, de la propriété de ses moyens, ne peut évidemment d’abord se poser que dans les conditions des divisions du procès de production léguées par le capitalisme. Ainsi, il est clair que des divisions telles que intellectuels-exécutants ou villes-campagnes ne peuvent pas être abolies en un instant. Un autre exemple de division de ce procès qui nécessite un travail théorique particulier pour être traitée correctement selon les intérêts de la révolution communiste est celui de la mondialisation du capitalisme dans sa forme contemporaine. Elle diffère en effet de celle qui caractérisait les colonialismes des 19ème et 20ème siècles. Il s’agissait alors d’empires protectionnistes dans lesquels la division Centre-Périphérie reposait sur une division du travail essentiellement fondée sur l’exploitation des matières premières des colonies par une main d’œuvre autochtone semi-servile. Par contre, la forme de mondialisation qui s’est imposée dans la seconde partie du 20ème siècle est celle d’un marché planétaire relativement ouvert, où les capitaux et les marchandises circulent assez librement, et où s’est développée une industrie de transformation moderne dans nombre d’ex-colonies, tandis que les pays impérialistes du Centre concentraient les fonctions de propriétaire des procès de production (fonctions financières et scientifiques ainsi que la prééminence militaire)132. Analyser les caractéristiques de la mondialisation actuelle est indispensable pour travailler à la nécessaire unité internationale des prolétaires133 en tenant compte des contradictions qui se sont développées entre pays dominants du Centre et dominés de la Périphérie, mais aussi en tenant compte du fait que ceux-ci, à l’exception notable de la Palestine, ont conquis leur indépendance et que s’y sont développées des bourgeoisies autochtones qui utilisent le nationalisme pour asseoir davantage leur domination, améliorer leur place dans le marché mondial, et s’enrichir davantage sur le dos même du peuple qu’elles ont enrôlé sous cette bannière avec laquelle elles cherchent à étouffer la lutte de classe.
L’analyse du rôle des Etats dans cette époque de crise généralisée quasi permanente, ponctuée régulièrement de « krachs » qui réduisent momentanément cette surproduction proliférant de capital, est aussi un travail qui reste à développer et à propager. Il s’agit de cerner au mieux, dans tous les détails concrets, comment ces Etats (et leurs associations comme l’U.E. ou l’OTAN) deviennent un pouvoir de plus en plus totalitaire, parce qu’il leur revient de s’occuper de la valorisation du capital, condition de base de la reproduction de la société capitaliste, ce qu’ils ne peuvent réussir dans la situation actuelle qu’en intervenant de façon autoritaire dans tous les domaines de la société civile pour y imposer les conditions de cette valorisation. Parce qu’elles sont de plus en plus dures, tout doit y être soumis: le travail bien sûr, mais aussi santé, éducation, médias, vie familiale et personnelle, etc., rien ne doit échapper à la dictature bourgeoise. Réglementations, lois, propagande, police, caméras, fichages, contrôles partout, liberté nulle part. Partout, la dette publique explose pour financer toutes les conditions de la valorisation du capital, et même le financer directement, et le peuple doit la rembourser par les impôts et l’inflation, en même temps qu’il doit entretenir une classe politique pléthorique, grassement rémunérée, avide, ainsi que l’énorme bureaucratie de conseillers, comités, et autres multitudes d’organismes qui l’accompagne. Mais il est des gens se disant anticapitalistes qui, ignorant l’essence même de l’Etat actuel, prétendent qu’il peut servir les intérêts du peuple pour peu qu’ils soient au gouvernement!
Diminution drastique du travail contraint, mondialisation, Etat, capital financier, crises, ce ne sont là que quelques uns des phénomènes qui doivent être analysés dans le cadre de la réalité du capitalisme contemporain et de son mouvement. Mais évidemment, ce ne sont pas les seuls: le champ du travail théorique s’étend à l’ensemble de cette réalité puisque, comme cela a été rappelé dans les chapitres précédents, elle est une totalité de multiples déterminations concrètes en rapports réciproques. Si Marx a parfaitement découvert et expliqué ce que sont le capital et son mouvement dans leur généralité, en tant que mode de production d’une période historique déterminée, il reste à préciser, pour savoir quelle est la réalité concrète du capital aujourd’hui, à quel stade ce mouvement en est aujourd’hui, et de faire cette analyse complètement, c’est-à-dire jusqu’à en tirer les conséquences pratiques quant aux conditions et aux potentialités particulières de la lutte des prolétaires aujourd’hui134, quant aux forces qui nient le capital et en quoi elles peuvent concrètement constituer des moyens d’une possible abolition des classes.
Il arrive parfois d’entendre certaines organisations ou individus parler du « retard subjectif » des prolétaires (de leur conscience) relativement à la « situation objective » (qui devrait les engager à faire la révolution). Mais « retard » n’explique rien (sauf à laisser supposer que les prolétaires sont intellectuellement retardés?). Leur conscience immédiate reflète leur vie immédiate dans les rapports sociaux capitalistes, la connaissance sensible qu’ils en ont. Ce soi-disant « retard » n’est que la manifestation de la puissance particulièrement élevée des fétichismes engendrés par ces rapports dans leur configuration actuelle, base sur laquelle l’idéologie bourgeoise peut se développer efficacement, et d’autant plus que la bourgeoisie a établi sa mainmise quasi absolue sur tous les moyens matériels importants de l’éducation et de l’information. Constater que la bourgeoisie n’a plus que cette arme de l’idéologie et celle de la puissance armée à sa disposition parce que pour le reste, la société bourgeoise, s’enfonçant dans la crise, offre de moins en moins de perspectives d’amélioration, ou même seulement de maintien de leur situation à ses membres, y compris dans les rangs de la moyenne et petite bourgeoisie où de plus en plus nombreux sont ceux qui descendent « l’échelle sociale », n’est pas constater un « retard » de la conscience révolutionnaire. C’est bien plutôt pouvoir se fixer le terrain du combat révolutionnaire: non pas le développement des productions nationales, plus de « croissance », plus de travail, mais une lutte, et donc une organisation, pour contrecarrer cette idéologie bourgeoise néo-fascisante et pour pouvoir répondre à la violence armée que déchaîne déjà la bourgeoisie dans le monde et qui ne pourra que l’être davantage à l’avenir. Si retard il y a, c’est dans l’incapacité de la plupart de ceux qui se déclarent anticapitalistes à développer ce travail théorique et organisationnel nécessaire. Cette incapacité se double souvent du pire quand ils propagent eux-mêmes des idéologies fétichistes, par exemple sur l’Etat bourgeois (qui pourrait être utilisé au service du peuple), sur le capital financier (qui serait un « mauvais » capital distinct du « bon » capital de production), sur le statut de « citoyen » (être juridique dépossédé de l’exercice réel du pouvoir), etc.
Mais il est toujours temps d’entreprendre ce travail. En particulier, le travail théorique doit permettre de poser les bases de l’union des communistes non sur des doctrines issues d’analyses du passé, relatives à d’autres situations fort différentes, mais sur l’analyse marxiste de la réalité du capitalisme contemporain135. Seule une unité organisationnelle fondée sur une telle analyse permettra de commencer à contribuer utilement à la lutte des prolétaires, en y combattant toutes les influences bourgeoises qui aujourd’hui la dominent encore. C’est le premier pas à accomplir dans la situation actuelle de dispersion des maigres forces se réclamant du communisme.
Tom Thomas
Mai 2008
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NOTES
Abréviations utilisées pour les références aux œuvres de K. Marx:
E.S.: Editions Sociales.
I.A.: Idéologie Allemande, E.S., 1976.
Th. F.: Thèses sur Feuerbach.
K: Le Capital, E.S., 1975, I, II, III, pour les livres, 1, 2, 3, pour les tomes.
GR I, et II: Les Grundrisse, Manuscrits de 1857-58, tomes I et II, E.S., 1980.
Cri. Ec. Po.: Contribution à la Critique de l’Economie Politique, E.S., 1972.
De F. Engels:
A.D.: F. Engels, Anti-Dühring, E.S., 1971.
1 Il me faut renvoyer à mes ouvrages précédents, notamment: L’hégémonie du capital financier et sa critique; La crise chronique ou le stade sénile du capital; Les mondialisations.
2 Dans tout cet ouvrage, le terme homme ne sera utilisé que comme un raccourci pour dire « les hommes historiques réels », et non pas l’Homme comme genre.
3 I.A., p. 15. « L’existence est pour tout être aimable et désirable; elle est activité, force en acte ». Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre 9.
4 Notamment dans ses Thèses sur Feuerbach et l’Idéologie Allemande, textes non publiés à l’époque. Et sans oublier qu’il a d’abord été un admirateur de Feuerbach, le considérant comme un matérialiste novateur pour son époque.
5 Th. F. n°3.
6 Th. F. n°2.
7 I. A. p. 39.
8 Dans le stalinisme, cas exemplaire d’un tel matérialisme, c’est le Parti, et surtout son Chef génial, soi-disant détenteurs de la science, qui éduquent.
9 C’est, on le sait, ce que Marx a appelé « le fétichisme de la marchandise », les rapports sociaux prenant la forme apparente de rapports entre choses (cf. K I, 1, p. 83-94).
10 Dans le capitalisme, «… le moyen – l’augmentation de la productivité – est sans cesse en contradiction avec la fin – la valorisation ». K, III, 1, p. 263.
11 K, I, 1, p. 29.
12 Pour reprendre une image classique, c’est la chaleur dégagée par la poule couveuse qui, cause externe, chauffe l’œuf, mais cette chaleur ne peut agir que sur le germe et la matière nutritive contenus dans l’œuf dont seule la transformation réciproque, cause interne, produit le poussin. Une poule qui couverait une pierre, cela ne donnerait rien!
13 I. A., p. 37.
14 Aragon, Caupolican.
15 « En effet tout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble; et, conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre détail ». Balzac, Le Cousin Pons.
16 A. D. p. 52.
17 Th. F. n°1.
18 I. A., p. 26-27. M. Vadée observe très justement que Marx ayant écrit en allemand « die Tat », cela est fort mal traduit par « le fait », puisque die Tat c’est l’activité, l’action, le faire. (M. Vadée, Marx penseur du possible, p. 229, éd. Méridien-Klincksieck, 1992).
19 «… Le premier besoin lui-même une fois satisfait, l’action de la satisfaire et l’instrument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins – et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique ». I. A. p. 27.
20 GR I, p. 431. Et encore: « Si nous considérons la société bourgeoise dans son ensemble, c’est toujours comme résultat dernier du procès de production qu’apparaît la société, c’est-à-dire l’homme dans ses rapports sociaux. Tout ce qui tel le produit, etc., a une forme solide, n’apparaît que comme un moment, qui s’évanouit dans ce mouvement. Les conditions et les objectivations de ce procès en sont elles-mêmes des moments uniformes. Certes, les individus ne se présentent que comme sujets de ce procès, mais ils entretiennent également des rapports entre eux, qu’ils reproduisent soit simplement, soit d’une manière élargie. C’est donc leur propre procès en mouvement constant qu’ils renouvellent, parallèlement au monde de la richesse qu’ils créent ». GR II, p. 200.
21 «… A chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de… circonstances qui, d’une part, sont bien modifiées par la nouvelle génération, mais qui, d’autre part, lui dictent ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique; par conséquent, les circonstances font tout autant les hommes que les hommes les circonstances ». (I. A., p. 39). On remarquera une fois encore le caractère dialectique, loin de tout déterminisme unilatéral et mécanique, de l’analyse de Marx. Néanmoins, la conception de l’histoire exposée dans ce passage est celle d’un mouvement continu. Il y manque les ruptures révolutionnaires qui font passer d’un type de société à un autre, ce que Marx exposera dans d’autres textes.
22 Ce qui différencie du terme « pratique » qui désigne aussi n’importe quelle activité individuelle, empirique, locale, limitée. Marx observe aussi que ce sont les physiocrates qui ont, les premiers, commencé à voir la vie sociale comme une totalité. Notamment Quesnay avec son fameux ouvrage du Tableau Economique (1758).
23 Cri. Eco. Po., p. 163-164.
24 Cri. Ec. Po., p. 4 et 5.
25 K. I, 2, p. 59, note 2. « Par conséquent », « qui en découlent », affirmations abruptement tranchées, qui font écho au célèbre aphorisme: « le moulin à bras vous donnera la société avec suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». (Misère de la Philosophie, éd. Pléiade, I, p. 79). Une fois encore, on est là dans la généralité abstraite qui caractérise un mode de production, l’essence d’une époque historique. Cf. le passage référencé, note 26 ci-après.
26 K. I, 3, p. 193.
27 « Bien mieux, l’endettement de l’Etat était d’un intérêt direct pour la bourgeoisie qui régnait et légiférait… En fait, le déficit de l’Etat était l’objet même de la spéculation et la source principale de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de 4 ou 5 ans, nouvel emprunt… Chaque nouvel emprunt offrait une nouvelle occasion de dévaliser le public… ». K. Marx, Les luttes de classe en France, éd. La Pléiade, t. IV, p. 239.
28 K. III, 3, p. 172.
29 « Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique que la manière de le fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique ». K. I, 1, p. 182.
30 «… ce droit, bien qu’il corresponde à une situation sociale dans laquelle l’échange n’était nullement développé, a pu pourtant développer, dans la mesure même du cercle bien déterminé où cet échange s’était quand même développé, les déterminations de la personne juridique, précisément celles de l’individu de l’échange, et ainsi anticiper (du point de vue des déterminations fondamentales) le droit de la société industrielle ». K. Marx, GR. I, p. 185-186.
31 Marx observe ironiquement que, bien évidemment, ni l’une ni l’autre de ces sociétés ne pouvaient vivre de la politique ou de la religion (cf. K. I, 1, note p. 93). Il n’y a que dans la société bourgeoise que l’économie est à la fois le facteur déterminant et dominant, toute la superstructure elle-même y devenant un agent, une force économique, non seulement l’Etat, mais la production intellectuelle et artistique, le sport, etc. Car, dans le capitalisme, le profit, l’argent, sont devenus le contenu de toute la réalité sociale: tout y est marchandise, produit et traité comme tel.
32 Dit autrement, il s’agit de l’abolition de la domination sur les hommes de toutes les conditions et produits de leur vie qu’ils ont eux-mêmes créées (les conditions organiques), argent, marchandises, capital, machinerie, classes, Etat, idéologies religieuses ou laïques, etc. Autrement dit encore, de l’abolition des aliénations.
33 I. A., p. 24. Observons ici le rôle moteur de « la transformation des besoins » dans le développement historique des hommes.
34 « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux… Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ». Marx-Engels, Manifeste du P.C.
35 Ce mouvement du capital n’est ici évidemment qu’évoqué ultra-brièvement. Bien d’autres facteurs contribuent à entraver son développement. Pour une analyse plus détaillée, voir T. Thomas, La crise chronique ou le stade sénile du capitalisme, éd. Contradictions.
36 Ce que Marx observait déjà en son temps: « Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent)… ». I. A., p. 37.
37 Pour une argumentation sur ce point, voir T. Thomas, A propos des révolutions du 20ème siècle, ou le détour irlandais, éd. Albatroz.
38 Parce que, comme expliqué dans la préface, l’ouvrage Conscience et Lutte de Classe ne la développait pas suffisamment.
39 K. I, 1, p. 182-183, souligné par moi T. T. « Personne ne commence rien sans que l’esprit ait d’abord vu ce qu’il veut. Il a devant lui l’image de ce qu’il prévoit ». Lucrèce, cité par P. Nizan, Les matérialistes de l’antiquité, éd. F. Maspéro, p. 103.
40 K. I, 1, p. 61.
41 Dire cela n’est évidemment pas ignorer que le but du capitaliste est la production de plus-value. Mais que, pour y parvenir, il doit aussi créer des objets utiles, répondant à des besoins concrets (qu’il aura éventuellement suscités par la publicité).
42 K. I, 1, p. 180-181, souligné par moi T. T.
43 Lettre d’Engels à Franz Mehring, O. Choisies, éd. Du Progrès, Moscou, t. III, p. 528.
44 Cette appropriation critique de la pensée antérieure est une part importante des travaux de Marx, notamment vis-à-vis des économistes tels Petty, A. Smith, Ricardo et quelques autres, ou vis-à-vis de philosophes tels Hegel ou Feuerbach.
45 Théorie qui concevait la pensée comme un reflet des circonstances (du monde extérieur), et ne lui accordait au mieux comme rôle qu’un vague « effet en retour » sur celles-ci, sans envisager le lien dialectique et l’inversion des pôles de la contradiction.
46 Voir sur ce point Conscience et Lutte de Classe, éd. Contradictions, chapitre 1 et 2. A propos des manifestations apparentes des rapports de production, Marx tirait cette conclusion: « il est tout aussi naturel que les agents réels de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles… car ce sont là précisément les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et auxquelles ils ont affaire ». K. III, 3, p. 208.
47 « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu particulier. Dans la réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Th. F. n°6.
48 K. III, 3, p. 172.
49 Dans son essai « De la Pratique ».
50 Dans d’autres domaines, relevant notamment des sciences dites « dures », la connaissance de phénomènes extérieurs à l’activité humaine peut procéder d’observations et expérimentations scientifiques faites en laboratoire. Cependant, il y aura toujours besoin d’instruments pour décomposer, isoler des éléments de ce qu’on veut analyser, jusque dans sa structure intime. Il y a donc toujours une certaine forme de transformation par l’homme de ce qu’il observe pour le connaître. Mais dans ces cas, il ne s’agit pas de connaissance sensible, mais de la recherche théorique de l’essence des choses.
51 I. A., p. 21.
52 Travaux dont les résultats apparaissent notamment dans les « Théories sur la plus-value », (4ème Livre du Capital, trois tomes aux Editions Sociales), ainsi que dans les Grundrisse.
53 Cri. Ec. Po., p. 164-165.
54 Voir GR. I, Introduction, p. 19.
55 Que Marx définit parfaitement par sa substance, ce travail abstrait (c’est-à-dire quelconque, indifférent, comparable à tout autre), sa grandeur (la quantité de ce travail), et sa forme (la valeur d’échange, puisque la valeur d’une marchandise ne peut se révéler que dans son rapport d’échange avec une autre marchandise).
56 K. Marx, Préface à la première édition allemande du Capital, K. I, 1, p. 18.
57 Th. F. n°2.
58 Le jeune Marx de 1843 est encore sous l’effet de cette division quand il présente la connaissance et l’activité révolutionnaire comme une juxtaposition de deux éléments extérieurs l’un à l’autre: « la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles comme le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles ». Critique du Droit Politique Hégélien, E.S., p. 212. Nous rappellerons plus loin que le prolétariat, poussé à s’emparer effectivement de la théorie existante (le marxisme de Marx) par les besoins de sa lutte révolutionnaire, élabore aussi en même temps le projet communiste dans le cours de celle-ci.
59 « Le concept ne reflète plus seulement l’apparence des choses, des phénomènes, leurs aspects isolés, leur liaison externe, il saisit les choses et les phénomènes dans leur essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne ». (Mao, De la Pratique).
60 Ceci posé contrairement à cette phrase de Lénine: « Les concepts sont les produits les plus élevé du cerveau ». (O. Complètes, Moscou, éd. Du Progrès, t. 38, p. 157). L’abstrait est moins élevé que le concret compris.
61 GR. I, Introduction, p. 35. Egalement Cri. Ec. Po., p. 165.
62 « La théorie ne se réalise jamais dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins… Les besoins théoriques seront-ils immédiatement des besoins pratiques? Il ne suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité pousse elle-même à penser ». K. Marx, Critique du Droit Politique Hégélien, E.S., p. 206.
63 Tout ce passage ainsi que celui qui suit a été plus largement argumenté dans Conscience et Lutte de Classe, T. Thomas, éd. Contradictions.
64 Voir Conscience et Lutte de Classe p. 85-86. Par exemple, elle montre que derrière la lutte pour l’égalité des classes, il y a celle pour l’abolition des classes, ou que derrière la lutte salariale, il y a la lutte pour abolir le salariat (le rapport salarial), et elle donne, ce faisant, les conditions matérielles de ces abolitions comme étant le développement du temps libre et du travail riche, l’abolition de la propriété privée des moyens de production.
65 Préface à la Cri. Ec. Po., p. 4. Et aussi: « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». I. A., p. 21.
66 Les deux pôles d’une contradiction « sont tout aussi inséparables qu’opposés ». A. D., p. 52.
67 « Matérialisme et Empiriocriticisme », éd. Du Progrès, Moscou, p. 456.
68 ibidem, p. 460 (ou O. C. t. 14, p. 339).
69 La Sainte Famille, éd. La Pléiade, t. III, Œuvres Philosophiques, p. 460. Souligné par Marx.
70 Ibidem. A quoi bon alors s’acharner à produire l’analyse du capitalisme et tout le reste de son oeuvre?
71 Différenciation sur laquelle Marx reviendra souvent. Par exemple: « La structure sociale et l’Etat résultent constamment du processus vital d’individus déterminés; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation (dans leur conscience, n.d.a.) ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils oeuvrent matériellement… ». (I. A., p. 19).
72 Cri. Ec. Po., p. 4 et 5. Toutefois, il y a aussi dans ce passage une sorte de fatalisme: quelle que soit la conscience qu’ils ont de ce qu’ils font, les hommes mèneraient (seraient « contraints » de mener selon la citation référencée note 69) « ce conflit jusqu’au bout »! Nous verrons plus loin que le développement d’une conscience juste est une condition nécessaire du procès révolutionnaire menant au communisme, et qu’il y faut un travail théorique.
73 Voir T. Thomas, Conscience et Lutte de Classe, éd. Contradictions, chapitres 1 et 2.
74 Marx écrit à ce propos: « qu’il est tout à fait naturel que les agents réels de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles: capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire, car ce sont là précisément les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et auxquelles ils ont affaire ». K. III, p. 208.
75 Laquelle est, selon Marx, « la conscience ordinaire des agents de la production ». K. III, p. 47.
76 Des membres d’autres classes peuvent agir avec le prolétariat, selon une conscience communiste, mais c’est alors qu’exceptionnellement, ils « se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique » (Manifeste du P.C.), et qu’ils « voient la situation de cette classe ». (I. A., p. 37).
77 Voir pour une argumentation plus développée sur ce point, T. Thomas, « Propriété et Possession, Aliénation et Liberté, selon K. Marx », éd. Contradictions.
78 L’exploiteur ne peut pas se passer de l’exploitation qui le fait ce qu’il est, mais l’exploité peut très bien se passer de l’exploiteur. « Pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude… Elle (la bourgeoisie, n.d.a.) ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui ». Marx, Engels, Manifeste du P.C.
79 Voir, Conscience et Lutte de Classe, op. cité., chapitre 3.
80 Manifeste du P.C.
81 Voir note 64.
82 Et évidemment, bien plus extérieure encore aux intellectuels bourgeois puisque cette théorie permet d’annoncer la fin de la société bourgeoise de laquelle ils tiennent leurs places privilégiées et leurs émoluments très confortables.
83 N° 120, printemps 2007, p. 64 à 69. Echanges, BP 241, 75866 Paris Cedex 18.
84 Différence que Marx, on le sait, pointait comme celle du règne de la liberté succédant à celui de la nécessité qui caractérise l’histoire depuis les origines.
85 F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, O. Choisies, éd. du Progrès, Moscou, t. 2, p. 425-426.
86 K. Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital, K. I, 1, p. 27-28.
87 Lettre à Ruge, éd. Gallimard, Pléiade t. III, O. Philosophiques, p. 345, souligné par Marx.
88 I. A., p. 37.
89 O. Choisies, éd. du Progrès, Moscou, t. 1, p. 222.
90 Préface à la Cri. Ec. Po., p. 5.
91 Théorie que j’ai dite « de l’enveloppe ». Pour sa critique, voir T. Thomas, La Transition au Communisme, éd. Albatroz, et aussi Propriété et Possession, op. cité.
92 Et donc, il ne faut pas confondre la conscience communiste (conscience de la situation concrète et des tâches révolutionnaires qui en découlent à un moment donné) avec celle du communisme.
93 Evidemment, il se peut, dans le cas du capitalisme développé, que la destruction, qui est la tendance immanente de ce système, soit telle qu’elle soit seulement régressive (cas du fascisme par exemple), voire totale compte tenu de la puissance destructrice qu’il met en œuvre. Nous en reparlerons plus loin.
94 La métaphore est de Marx: les hommes « sont les auteurs et les acteurs de leur propre histoire ». Misère de la Philosophie, éd. Gallimard, Pléiade, t. 1, p. 83-84.
95 Cri. Ec. Po., Introduction, p. 157 (éd. Pléiade, I, p. 245).
96 On pense alors au célèbre aphorisme de Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », sauf qu’aujourd’hui, il s’agit de la ruine des hommes et de la nature! De plus, il ne s’agit pas de simple conscience morale, sans connaissance des causes et des conséquences: le « veut bien faire » moral ne vaut pas sans le « qu’est-ce que bien faire? », qu’est-ce qui aujourd’hui produit l’homme plus riche de qualité et de besoins élevés. Ce à quoi, il n’est de réponse que matérialiste.
97 Cri. Ec. Po., p. 171. Souligné par moi.
98 Il ne s’agit pas pour lui d’échanger seulement un surplus de sa production, mais bien que celle-ci est d’abord produite pour l’échange, pour le « marché ».
99 Elle était alors, au 18ème siècle et jusqu’à Ricardo, un progrès de la conscience, mais, restée à l’analyse des seules apparences, elle est aujourd’hui parfaitement grotesque.
100 « Mr. Proudhon, l’économiste, a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports déterminés de production. Mais ce qu’il n’a pas compris, c’est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc. ». K. Marx, Misère de la Philosophie, Pléiade, t. 1, p. 78.
101 I. A., p. 444-445.
102 Domination qui est notamment une forme de l’aliénation moderne: l’homme dominé par les choses qu’il a créées, argent, machines, Etat, etc. Voir T. Thomas, Propriété et Possession, Aliénation et Liberté, op. cité.
103 I. A., p. 37. Plus précisément, elle supprime le travail en tant que « travail répugnant », mais pour le développer en tant que « travail attrayant » (I. A., p. 524), libre activité.
104 Pour un développement sur ce point, voir T. Thomas, K. Marx et la Transition au Communisme, opus cité.
105 Voir T. Thomas, Crise, Technique et Temps de Travail.
106 « Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l’ont précédé jusqu’ici en ce qu’il bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu’ici, qu’il dépouille celles-ci de leur caractère naturel (caractère que revêtent l’argent, les prix, le profit et toutes les catégories de l’économie bourgeoise, n.d.a.) et les soumet à la puissance des individus unis ». I. A., p. 65, souligné par moi, T. T.
107 I. A., p. 71.
108 Rappelons que librement ne veut pas dire toute puissance, liberté « absolue », mais intelligence des conditions, des circonstances, des nécessités.
109 « La conscience que les individus auront de leurs relations réciproques aura, elle aussi, un caractère tout différent et donc sera aussi éloignée du « principe d’amour » que du dévouement et de l’égoïsme ». I. A., p. 445.
110 I. A., p. 37.
111 C’est en ce sens que Marx écrivait: « nous avons montré que les individus de l’époque actuelle sont contraints d’abolir la propriété privée parce que les forces productives et les formes d’échange ont atteint un tel niveau de développement qu’elles sont devenues, sous le règne de la propriété privée, des forces destructrices et parce que les antagonismes de classe ont atteint leurs limites extrêmes ». (I. A., p. 445). « Contraints » pour survivre, certes. Mais rien n’assure que les dits individus prendront conscience de cette contrainte, ni qu’ils s’organiseront en conséquence en force révolutionnaire. C’est pourquoi, il faut y travailler.
112 Pour une argumentation plus précise sur ce procès du développement de la conscience juste, voir T. Thomas, Conscience et Lutte de Classe, opus cité, chapitres 3 et 4.
113 Pour un développement sur ce point, voir T. Thomas, L’Hégémonie du Capital Financier et sa Critique, éd. Albatroz.
114 C’est un moyen indispensable pour contrecarrer la baisse du taux de profit en accélérant la rotation, l’accumulation et la concentration du capital.
115 I. A., p. 37.
116 Cf. note 90.
117 Préface à la première édition allemande du Capital, K. I, 1, p. 20.
118 Par exemple, son soutien et son admiration de la Commune de Paris, alors que le développement des forces productives capitalistes était encore loin d’être achevé!
119 I. A., p. 39: écho de la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach: « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ».
120 La bourgeoisie, qui subsiste dans ce procès, est ignorée comme produit de rapports de propriétés (à l’exception des koulaks), elle est vue comme n’étant que des saboteurs ou des espions contre-révolutionnaires qui s’opposent au développement des forces productives. Voir T. Thomas, A Propos des Révolutions du XXème Siècle, ou le Détour Irlandais, éd. Albatroz.
121 Postface à la deuxième édition allemande du Capital, K. I, 1, p. 26.
122 Marx, Engels, Manifeste du P.C.
123 Pour une argumentation sur ce point, voir T. Thomas, La crise chronique ou le stade sénile du capitalisme, opus cité.
124 Pour une argumentation sur le travail riche comme condition du communisme, voir T. Thomas, K. Marx et la Transition au Communisme, opus cité.
125 Marx, Engels, Manifeste du P.C.
126 Observons ici que la bourgeoisie tend à se détruire elle-même en détruisant les prolétaires, et réciproquement.
127 Dire cela n’est pas affirmer qu’il faille renoncer aux « luttes partielles », mais qu’il faut savoir qu’elles ne changent pas le mouvement historique du capital, sinon qu’elles contribuent à l’accélérer.
128 Au-delà des « contre-tendances » que Marx a parfaitement décrites, mais dont l’effet se tarit dans le capitalisme contemporain. Ainsi par exemple, on voit aujourd’hui que la contre-tendance qu’a été l’extraordinaire ampleur prise par la « mondialisation » n’a contrecarré la crise de valorisation du capital que pendant quelques années.
129 Voir sur ce point T. Thomas, Ni fin du travail, ni travail sans fins, éd. Albatroz.
130 Les luttes locales, entreprise par entreprise ou même branche par branche, pour défendre son emploi particulier ou vendre sa peau le plus cher possible, sont certes une première forme spontanée de résistance aux méfaits du capital. Mais il ne faut pas cacher aux prolétaires qu’elles ne peuvent être que des luttes défensives d’arrière garde qui ne changent rien à la tendance générale, aujourd’hui accélérée, de l’augmentation du chômage, du sous-emploi, de la précarité, et finalement, de la paupérisation des masses. Les communistes doivent savoir, et doivent oser, expliquer cette réalité qui n’est désespérante que s’ils ne savent pas aussi en montrer les potentialités révolutionnaires en oeuvrant pour transformer ces luttes défensives et dispersées pour l’emploi en une lutte unie et offensive pour la diminution et le partage du travail contraint, et sa transformation en travail riche: travailler tous, moins et autrement.
131 Voir note 129.
132 Voir T. Thomas, Les Mondialisations, éd. Contradictions, ouvrage qui, notamment, distingue les trois grandes phases historiques de la mondialisation en tant qu’il s’agit d’un phénomène fondateur et inhérent au capitalisme.
133 Unité qui sera plus que jamais nécessaire au prolétariat, non seulement pour sa victoire politique, mais aussi après, étant donné les divisions mondiales de la production.
134 Ce travail d’analyse concrète n’est pas « dépasser Marx » comme se flattent de le faire certains (prétentieux au vu des résultats de leurs tentatives de dépassement), mais se servir de Marx, de son travail théorique. Le seul domaine important où Marx peut être, et a effectivement été, dépassé concerne le peu qu’il a dit sur la transition au communisme, qui s’est avéré insuffisant, voire erroné sur certains points (cf. K. Marx et la Transition au Communisme, opus cité). Mais c’est qu’il ne pouvait évidemment pas avoir eu la connaissance de l’expérience pratique, indispensable à toute théorie, que nous avons aujourd’hui! Il a seulement pu et su tirer de l’expérience de la Commune de Paris la théorie de cette transition comme dictature du prolétariat.
135 Il y a toujours une difficulté dans une analyse matérialiste et dialectique de la réalité sociale, et en particulier du capitalisme qui est un système social en transformation rapide et permanente. Il s’agit en effet de la comprendre à la fois dans sa structure interne, comme une totalité organique de phénomènes concrets se déterminant réciproquement, comme un complexe de contradictions – c’est-à-dire d’en faire une analyse en quelque sorte comme d’un phénomène déterminé dans son état, son contenu – et aussi de la comprendre simultanément comme une réalité en mouvement, se transformant sous l’effet de ses contradictions internes, jamais exactement identique à elle-même – c’est-à-dire d’en faire une analyse historique. Les conditions de l’existence et de la reproduction du capital le sont en tant qu’elles sont en perpétuelles transformations réciproques: leur passé et leur avenir font partie de ce qu’est le capital. C’est justement la dialectique qui permet de penser la réalité à la fois dans ses structures internes et le mouvement qu’elles induisent nécessairement de par leurs rapports (contradictions).
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. MATERIALISME ET DIALECTIQUE: GENERALITES
1.1 Le matérialisme
1.2 Quel matérialisme?
1.3 La matière du matérialisme
1.4 Base et superstructure
1.5 Une époque de révolution sociale
CHAPITRE 2. THEORIE ET ACTIVITE CONSCIENTE
2.1 Pensée et activité
2.2 Connaître la réalité sociale
2.2.1 Essence et apparence
2.2.2 La théorie dans le processus de la connaissance
2.3 Etre social et conscience sociale
CHAPITRE 3. DETERMINISME ET CREATIVITE
3.1 Les hommes, auteurs et pas seulement acteurs
3.2 La révolution communiste: une lutte nécessairement consciente
CHAPITRE 4. LES COMMUNISTES ET LE TRAVAIL THEORIQUE
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L’URSS a été désastre pour le prolétariat mondial.Son histoire est l’histoire de la défaite scientifique complète du prolétariat.Mais ce n’était qu’une bataille, la guerre des classes continuent.
Le prolétariat a cru(et croit malheureusement encore) que la Planification-Étatisation de l’économie signifie la fin des rapports de production capitalistes.Mais c’est une très grave erreur scientifique.
En effet, seul le mouvement Planification-Étatisation-travail varié peut transformer la société capitaliste en société communiste.
Les Planification-Étatisation à eux seuls ne peuvent pas supprimer le travail salarié, ne peuvent pas engendré l’activité libre correspondant à la négation suprême de la propriété privée.Seul le mouvement du travail varié dans le cadre de la Planification-Étatisation est révolutionnaire jusqu’au bout, jusqu’à la défaite complète de la propriété privée.
Le travail varié est la solution que Marx découvre(Voir le Capital livre 1, aussi Anti-duhring de Engels chapitre sur le socialisme ) face à la contradiction absolue entre la subordination des travailleurs à la division du travail et les forces productives.
Le travail varié est la négation de la subordination de l’individu à la division du travail, et par là même, l’arme la plus redoutable du prolétariat pour détruire à jamais la propriété privée.
Je rappelle que la condition du travail varié est la grande industrie.Le fonctionnement normal de la grande industrie est le principe du travail varié.
Sous le socialisme, le principe de la production est absolument le principe du travail varié, et par conséquent, le plus grand développement possible des aptitudes physiques et intellectuels du travailleur.
Le socialisme est donc la formation de l’homme intégral sachant exécuter n’importe quelle fonction productive.Cet homme intégral est la condition du travail libre, par conséquent du communisme.
C’est donc le plus puissant moyen pour juger les régimes du siècle précédent qui se disait socialistes.Mais aussi pour débusquer les classes exploiteuses dans toutes leurs formes.
Lénine, Staline,etc. ont trahi le prolétariat.C’est ce que dit le matérialisme historique.