INTRODUCTION
Les intellectuels officiels sont aujourd’hui saisis d’une nouvelle boulimie. Chaque mois, ou presque, ils produisent force articles et livres sur la meilleure façon qu’aurait le capitalisme de résoudre le problème qui mine la paix sociale: le chômage, total ou partiel. Leur constat est quasi unanime. A quelques exceptions près, tous admettent qu’il n’y a et qu’il n’y aura plus assez de travail pour occuper tout le monde à « plein-temps » (euphémisme pour dire « aux niveaux de salaires actuels »).
Il y a peu, ils nageaient dans un relatif optimisme. Ils nous bassinaient du miracle japonais, des dragons et autres tigres asiatiques. L’échec consommé du pseudo « communisme » soviétique signait, selon eux, le triomphe définitif du capitalisme qui, débarrassé de la guerre froide, allait assurer la prospérité mondiale. C’était l’époque où de joyeux drilles comme G. Aznar publiaient des livres aux titres de contes de fées1. D’autres, comme A. Lipietz, se voulaient plus réalistes dans une perspective de gestion par la « gauche plurielle », mais développaient aussi une vision idyllique d’un capitalisme partageant le travail et les richesses et assurant ainsi à tous une vie décente.
Dans « Partager le travail, c’est changer le travail », j’ai montré que le système de vases communicants, par lequel Aznar, Lipietz, and Co. proposaient de faire passer un peu de travail par ici contre un peu de revenu par là, ne pouvait pas fonctionner. Mais cela n’était pas très difficile, et nos réformistes le savaient bien eux-mêmes comme ils le montrent aujourd’hui que leur « gauche plurielle » est au pouvoir: s’ils développent le temps partiel, ce n’est pas comme un « scénario bleu », mais comme misère, précarité, petits boulots, etc.
Dès qu’ils parlent du travail, tous ces illusionnistes entrent immédiatement dans la plus grande confusion. Ils en parlent comme d’une catégorie éternelle et immuable alors justement que « le » travail n’existe pas. Le travail n’existe que sous une forme sociale et historique déterminée qui, dans le capitalisme, est le salariat. Nous montrerons que ce qui disparaît aujourd’hui, c’est le travail producteur de plus-value, le fondement du salariat (même si la forme salariée s’est aujourd’hui étendue à la rémunération de travail improductif). Et que si le problème de créer du travail dans le capitalisme devient insoluble c’est, premièrement, qu’il ne peut y exister que sous cette forme et, deuxièmement, qu’il l’élimine lui-même inévitablement. C’est bien pourquoi, dès que ces messieurs, ou du moins leurs amis politiques, sont au pouvoir, ils ne font et ne peuvent faire que ce que le mouvement naturel du capitalisme permet de faire. En tentant de répartir une forme de travail qui, lentement mais sûrement, disparaît, ils n’aboutissent qu’à répartir la pénurie entre ceux qui sont déjà dans la pénurie. C’est ce que nous montrerons dans les chapitres suivants en décortiquant leurs actes aussi bien que les conseils qu’ils prodiguent à profusion au gouvernement quand ils n’en font pas directement partie.
Et c’est bien parce que cette disparition d’une certaine forme sociale de travail, prévue et expliquée par Marx depuis plus d’un siècle, manifeste aujourd’hui son évidence et s’accélère, que ces intellectuels doivent enfin en parler. Mais parce qu’eux la découvrent, voilà d’abord qu’ils croient qu’il s’agit d’un phénomène nouveau. Voilà ensuite qu’ils tentent d’en faire une sorte d’apothéose du capitalisme: les machines produiraient les richesses qu’il n’y aurait plus qu’à équitablement distribuer.
Les voilà donc qui prophétisent. Pour certains, la « fin du travail » succède au « tous à mi-temps » devenu obsolète. Cette emphase outrancière traduit certes leur désir de se faire de la pub en « frappant un grand coup ». Mais elle est surtout bien commode pour détourner l’attention. A prophétiser qu’il n’y a plus qu’à distribuer des richesses produites en abondance quasiment sans travail, ou si peu, on saute à pieds joints au dessus des problèmes: les rapports sociaux d’appropriation dans lesquels ces richesses peuvent (ou justement ne peuvent pas) être produites, qui déterminent quels besoins elles satisfont ou pas, de quelles façons elles sont produites, etc. Nos « radicaux » nous invitent à laisser de côté toutes les questions relatives à la production matérielle et à la place des hommes dans cette production, pour nous consacrer à celles de produire du « sens », de « l’expression de soi », du « lien social », de la « citoyenneté ». Bref, selon eux, il serait possible et souhaitable de produire l’individu social et la société indépendamment du travail, c’est-à-dire, nous disent-ils, dans la politique, l’art, des activités d’entre-aide mutuelle et d’écologie, les loisirs, l’amour, etc.
Ainsi dans un livre à succès, la critique que D. Meda fait du travail aujourd’hui ne porte pas sur la division sociale du travail, ni même sur l’exploitation salariale, qui vouent la masse au travail aliéné, à la misère, au chômage. Non, car pour elle, « le » travail quel qu’il soit ne peut être que ces horreurs par nature. Aussi, la seule chose qu’elle reproche au capitalisme est d’en avoir fait la valeur centrale de la vie. Elle propose d’effacer cette erreur d’un trait de plume en proclamant « le travail, une valeur en voie de disparition ». Il s’agirait seulement de remplacer une valeur idéologique par une autre. Dans le même registre littéraire, V. Forrester brode de belles phrases autour de « l’horreur économique », autre grand succès médiatique, tout comme l’ouvrage de J. Rifkin, préfacé longuement par M. Rocard, qui titre lui aussi « la fin du travail », tout comme celui de J. W. Wilson, éminent conseiller du président Clinton, « When work disappears ». Gloser sur la disparition « du » travail, c’est le thème à la mode pour répandre l’idée qu’il faudrait en prendre son parti et accepter des mesures drastiques!
Comme nous allons maintenant le voir plus en détail, au delà de quelques divergences secondaires sur le fait de savoir si le travail disparaît un peu ou beaucoup et sur ce que devrait être l’ampleur des richesses redistribuées, et sous quelle forme, ces réformateurs radicaux en paroles développent tous le même discours de fond. Ils affirment que si le travail est en voie de diminution ou de disparition dans « la sphère marchande » (autrement dit, productrice de plus-value), on peut occuper les gens à des activités « non marchandes ». Lesquelles seraient rémunérées via une redistribution étatique assurant un revenu minimum à chacun, plus ou moins élevé selon le degré de mystification des auteurs. Il ne leur vient même pas à l’idée que plus ils prélèveraient de plus-value dans la « sphère marchande » pour la redistribuer dans l’autre, plus ils accentueraient ses difficultés, celles-là mêmes qui sont à la source du chômage, à mettre en œuvre du travail (ce qui est la critique que leur portent facilement les « libéraux »). Comme ils pensent « l’économie » comme un système objectif, naturel, mécanique, produisant naturellement des richesses en abondance par le simple effet de l’efficacité d’une machinerie toujours plus perfectionnée, ils ne leur restent plus qu’à se pencher sur la question de leur redistribution vers cette « sphère non marchande », éden de la citoyenneté, du sens de la vie, du lien social, de la liberté.
Ce faisant, nos radicaux ne se gênent pas pour faire semblant de s’inspirer de Marx en ce qu’il a, dans la célèbre conclusion du Capital, distingué la sphère de la nécessité de celle de la liberté. Nous aurons donc aussi à dénoncer cette fraude.
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CHAPITRE 1. SUR LA DISPARITION DU TRAVAIL
1.1 CONSTATER N’EST PAS COMPRENDRE
Il n’est pas nécessaire de refaire le constat de la montée du chômage sous ses diverses formes (total, partiel, par périodes, etc.). C’est maintenant admis: il s’agit d’une tendance lourde et durable, même si elle peut être entrecoupée de phases de rémissions temporaires.
Tout le monde aussi sait aussi qu’il y a un lien évident entre cette baisse de la quantité de travail que le capital peut mettre en œuvre et l’augmentation de la productivité. En gros, on estime qu’en France, une heure de travail produit aujourd’hui 25 fois plus qu’en 1830, tandis que la durée annuelle moyenne du travail pour chaque salarié y est passée de quelques 4000 à 1500 heures en un siècle et demi environ. C’est dire qu’effectivement le perfectionnement de la production mécanique s’accompagne de la diminution fantastique de la quantité de travail nécessaire à la production de biens pourtant de plus en plus nombreux, divers et sophistiqués. Nous verrons toutefois plus loin les limites de ce simple constat2.
Ce phénomène a d’ailleurs connu récemment une accélération inouïe puisque la productivité a autant augmenté dans les 25 dernières années que durant les 140 précédentes. Ce qui est à mettre en parallèle avec le fait que le chômage en France est resté à peu près stable à environ 2 % de la population active entre 1896 (année où apparaît la catégorie « chômeurs » dans les statistiques) et 1974 (avec des exceptions en 1921 et 1936), alors qu’il quintuple ensuite.
Tant et si bien que des arithméticiens nous informent que si toute la quantité de travail nécessaire à la production actuelle était répartie harmonieusement sur toute la population en âge de travailler, cela ferait 800 heures de travail pour chacun3 (mais la répartition harmonieuse du travail n’est pas une question d’arithmétique).
Enfin, chacun observe aussi que, dans le même temps, cette formidable accélération du couple productivité/chômage s’est accompagnée d’un fort accroissement des biens produits, tant en quantité qu’en variété et en sophistication. Malgré la croissance démographique, la production mondiale par habitant a été multipliée par deux dans les vingt dernières années.
Mais les inégalités dans la répartition de cette richesse ont été, elles aussi, considérablement accrues. Les statisticiens publient régulièrement des chiffres éloquents à cet égard. Comme: 15 à 20 % du patrimoine total en France, 50 % du capital financier (titres divers, parts de société, etc.) sont détenus par le 1 % des ménages les plus riches. Ou encore: la part des 20 % des habitants les plus riches de la planète est passée de 70 à 85 % du P.I.B. mondial entre 1960 et 1993, celle des 20 % les plus pauvres diminuant de 2,3 à 1,4 %. Ou encore: en France, les revenus du patrimoine ont doublé entre 1982 et 1995 tandis que la part des salaires dans le P.I.B. a baissé de 9 %. Cette litanie est sans fin. Mais à quoi sert-il de ressasser les chiffres qui confirment que plus le capital s’accumule et plus s’accroît nécessairement la part qu’il reçoit si on n’en tire pas la conclusion qu’il faut se débarrasser du capitalisme?
Or c’est justement ce que refusent de faire nos littérateurs. Aveugles aux causes du phénomène, ils se bornent à des conclusions simplistes du genre « y a qu’à ». « Y a qu’à prendre aux riches ». Comme si leurs richesses étaient dans un tonneau où il suffirait de puiser, et non pas dans la maîtrise de toutes les complexités de la production, l’appropriation des connaissances, la domination de tous les rouages de la société. Comme si elles n’étaient pas protégées par tous les professeurs « y a qu’à » affirmant que le capitalisme n’est pas en cause en claironnant des absurdités telles que: « Ce n’est pas la production des richesses qui est en cause, mais leur distribution équitable. Il ne s’agit donc pas d’un problème économique, mais d’une question de volonté politique et de conception de la démocratie »4.
On touche ici au fond de la conception fétichiste qui ne voit l’économie que comme une chose, un mécanisme, que le pouvoir politique pourrait diriger à sa guise, et qui voit l’Etat comme le pouvoir du peuple par le miracle qu’il manifeste le contraire, que le peuple en est dessaisi dans sa vie concrète, et d’abord dans son activité essentielle, le travail. Nous retrouverons ce fétichisme comme le point commun fondamental de toutes les propositions que nous analyserons dans les chapitres suivants.
Quelques uns se veulent plus malins. Ils disent ne pas contester la nécessité du profit pour que le capital puisse mettre en œuvre du travail. Ils prétendent alors que l’argent que l’Etat consacre sous diverses formes aux chômeurs suffirait à les payer comme travailleurs. Autrement dit, le capitalisme serait idiot: les chômeurs lui coûteraient aussi chers que de les payer à travailler. Il serait donc possible de salarier tout le monde sans que cela ne coûte à un capital déjà en mal de plus-value. Bon dieu, mais c’est bien sûr! J. Nikonoff5 dépasse en la matière Aznar et Lipietz en chiffrant à 1000 milliards de francs le coût du chômage au lieu des 400 milliards de ses prédécesseurs! Peu importe, de toute façon cet argent n’est pas disponible, sauf à éliminer d’abord les chômeurs d’une façon ou d’une autre6.
Un autre constat aurait du amener à s’interroger les théoriciens qui veulent supprimer le chômage en diminuant le temps de travail, tout en conservant « l’économie » capitaliste. C’est que depuis 1974 jusqu’à aujourd’hui, la durée du travail est en forte diminution, de 45 à 39 heures hebdomadaires, alors que le chômage n’a cessé de progresser.
Et encore faut-il bien noter que la baisse du nombre d’emplois a été freinée par le développement du temps partiel, payé partiellement bien sûr, ce qui masque quelque peu l’ampleur du chômage.
Voilà bien des problèmes pour les théoriciens qui veulent à la fois le capitalisme et la justice sociale. Aussi, le plus commode pour éviter cette quadrature du cercle est évidemment de décréter la « fin du travail », de faire ses « adieux au prolétariat », et de s’envoler dans le monde virtuel d’une « sphère non marchande » où chacun vivrait librement du revenu des machines que répartirait équitablement l’Etat.
Il nous faut donc, dans un premier temps, revenir au monde réel. Nous allons voir qu’y disparaît seulement une certaine forme sociale du travail, le salariat, parce que disparaît un certain type de travail qui lui correspond, que Marx appelait le travail immédiat, ou travail producteur de plus-value. Mais dans le même temps, se dessine l’émergence d’un travail différent.
1.2 QUEL TRAVAIL DISPARAÎT?
1.2.1. Travail et formes historiques du travail
Dire qu’il n’y a plus assez de travail pour tout le monde apparaît d’emblée comme une absurdité tant sont nombreux les besoins, même les plus élémentaires, insatisfaits pour tant de gens. Et pourtant, l’Etat paie des agriculteurs pour laisser leurs terres en jachères, alors que non loin de là, on n’a pas assez à manger; beaucoup n’ont pas de logements décents, alors même que des chômeurs existent en nombre pour en construire. Et ainsi de suite. Chacun connait ce type fort banal de constat.
Mais alors, si ce n’est pas le travail qui manque ni les hommes disponibles pour le faire, d’où vient le problème du travail qui « disparaît »? Pour répondre à cette question, il n’y a pas d’autre moyen que de regarder de plus près ce dont on parle. Il sera alors possible de préciser ce qui disparaît, et qui n’est pas justement « le » travail. Car ce mot désigne plusieurs choses.
Dans son acception la plus générale, le travail désigne les activités que déploient les hommes pour produire les conditions de leur vie en affrontant la nature. Ceci pour satisfaire des besoins qui sont non seulement très divers, mais aussi historiques et croissants (en même temps que croissent les moyens de les satisfaire, fait justement remarquer Marx). En ce sens, travail est utilité et nécessité, et s’oppose à oisiveté, loisir. « Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer à la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production »7.
Ici, ce n’est pas seulement que le travail est connoté comme peine, effort, mais surtout comme obligation, contrainte. On le sait utile, mais comme nécessité imposée pour vivre.
Mais ce travail n’est pas seulement une condition naturelle de l’homme qui serait, comme tout animal, dans la nécessité de produire les conditions de sa vie. Une première différence est que celles-ci ne sont pas, chez l’homme, immuables mais historiques et sociales (le érémiste a besoin de l’électricité, César non). Une deuxième est celle que Marx a illustrée dans sa fameuse comparaison entre l’abeille et l’architecte. Celui-ci « a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur… il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience… »8. Ces caractères spécifiques du travail humain fondent la différence avec l’animal, la seule chose qu’on pourrait appeler nature humaine. Car c’est par là que se développent l’intelligence et la conscience, que les hommes enrichissent leurs besoins et les moyens de les satisfaire, bref, qu’ils se construisent comme hommes toujours nouveaux, qu’ils construisent leur évolution au lieu que l’animal s’adapte passivement à celle de la nature. Qui est démuni, ou simplement désapproprié des moyens de cette construction, est mutilé dans sa qualité d’homme. Il n’y a donc pas lieu, comme le ressassent les Meda, Gorz et consorts, de vouloir « donner » un sens à la vie dans des « sphères » artificielles puisque le travail, en ce sens fondamental, est la vie même de l’homme. Il n’y a pas à inventer « du sens » ailleurs que dans le travail qui construit l’homme, mais à enrichir ce travail, à le libérer de l’aliénation capitaliste. D’ailleurs, s’il y avait fin du travail, il y aurait fin de l’homme.
Tout autre chose sont les différentes formes du travail, suivant les modes historiques de production et les différentes conditions sociales dans lesquels les hommes le pratiquent. Suivant le niveau de développement des moyens de travail dont ils disposent, les hommes entretiennent avec la nature et entre eux-mêmes des rapports spécifiques, lesquels déterminent des formes sociales particulières d’effectuation du travail.
C’est dire que si, des origines jusqu’à nos jours, le travail est toujours une obligation, une contrainte exercée sur l’homme, celle-ci ne s’exerce jamais de la même façon.
Dans les communautés primitives à peine sorties du règne animal, cette contrainte est directement celle de la nature sur le groupe. Il lui prend, par la chasse, la pêche, la cueillette, le peu dont il a besoin. La nature semble d’ailleurs le lui donner, et la notion de travail n’existe pas comme représentation, langage. Pas plus que celle de progrès ou d’évolution, le groupe ne visant qu’à se reproduire à l’identique, comme simple élément de la nature, pareil à tous les autres (conception cyclique, l’homme ne transforme rien, rien n’évolue).
Puis quand se perfectionnent, extrêmement lentement pendant des millénaires, les outils, des surplus peuvent être produits et donc échangés. Le développement d’activités fondées progressivement de plus en plus sur l’échange est aussi simultanément développement de la spécialisation, de la division du travail et des divisions de classes, la production de surplus permettant l’existence de groupes se nourrissant de l’activité des autres. Le premier grand exemple historique en fut le système de l’esclavage antique, puis du servage féodal. Là, la contrainte apparaît comme domination humaine systématiquement organisée, fondée sur la force. Mais de façon immédiate et transparente puisque la relation de dépendance est posée en tant que telle: l’esclave, dans une moindre mesure le serf, sont posés comme non êtres, ou êtres en tout cas inférieurs. Le travail, qui leur est réservé, est alors évidemment lui aussi représenté comme activité dégradante, punition, par les maîtres et apologistes du système (philosophes grecs, théologiens, etc.).
Le serf est attaché au seigneur, mais aussi à la terre, et il reçoit directement une part de son travail. Par là, il préfigure le petit propriétaire, l’individu idéal de la révolution bourgeoise, libre de vivre des fruits de son travail. Pour celui-ci, la contrainte devient abstraite et opaque: d’une part son travail se représente dans une abstraction, l’argent, d’autre part les conditions sociales de la production ne sont plus fixées par les règles corporatistes mais s’imposent à lui aveuglément, par les valeurs d’échange qu’il ne peut que constater dans les prix. C’est la contrainte du « marché », puissance extérieure aussi mystérieuse que dévastatrice, puissance des choses (prix, taux, etc.) sur les hommes obligés de s’incliner devant « les marchés ».
Avec les progrès de la navigation et l’accroissement du commerce marchand, sont développées les premières formes de capital, et de travail salarié, et toutes les contraintes imposées sur les activités humaines par ces fétiches modernes: les prix, taux d’intérêt, de profits, etc. Plus se développe le capitalisme, c’est-à-dire la concentration, l’accumulation et l’appropriation des moyens matériels et intellectuels de la production, plus le travail salarié s’étend aussi à la masse des travailleurs tout en se vidant, pour la majorité d’entre eux, de tout contenu humain, en étant réduit à un acte vide, de pure exécution, sans implication ni but personnels, même souvent quand il s’agit de travail dit qualifié.
Le salarié semble vendre librement sa capacité de travail, et selon « le prix du marché » qui apparaît plus fixé par la concurrence que par le patron lui-même. Si le prix du travail apparaît ainsi fixé par des conditions extérieures, son effectuation est faite sous les ordres du patron: c’est par lui que passent finalement les contraintes spécifiques du mode de production capitaliste sur le travail. Le patron apparaît ainsi au salarié sous la figure d’un fonctionnaire du capital qui ne fait pas ce qu’il veut, mais aussi, plus ou moins âpre à les faire trimer et à se sucrer lui-même au passage. On peut donc lui demander d’être plus gentil et de partager mieux, mais il n’est évidemment pas l’inventeur ni le responsable des lois du capital.
La bien plus grande efficacité de la forme salariale du travail par rapport aux précédentes n’est pas à démontrer9. C’est que d’abord le travail, comme rappelé ci-dessus apparaît libre, et ses conditions être objectives. La contrainte d’avoir soi-même à gagner sa vie est beaucoup plus efficace que celle du fouet. Ensuite, elle permet de généraliser la production de surtravail à toute une population (et non plus seulement aux esclaves ou aux serfs). Mais surtout, maintenant le mécanisme de sa production (par le seul salarié) et de son appropriation par le seul (capitaliste) en est caché, alors qu’il était transparent dans le servage et l’esclavage. Dans le rapport salarial, en effet, le contrat est « libre » et « égal » entre l’ouvrier et le patron, et le salarié croit être payé, et devoir être payé, pour tout son travail (c’est-à-dire sa valeur d’usage), quand il ne reçoit, et ne peut recevoir, que le prix de sa force de travail (c’est-à-dire sa valeur d’échange).
Dès lors qu’avec la propriété privée, chacun semble ne pouvoir vivre que de son travail et que le travail est ainsi généralisé presqu’à tous, sa représentation idéologique change aussi. Il devient cette « valeur centrale » dans la société. Mais non par décision de quelques penseurs, mais parce que c’est la réalité qui se reflète ainsi dans le cerveau des hommes de cette société (bien évidemment, ce n’est pas un reflet unilatéral, l’idéologie de la valorisation du travail joue aussi comme accélérateur de l’efficacité productive, comme l’a montré, par exemple, Max Weber pour le protestantisme).
Reflet très partiel d’ailleurs, puisqu’il ne rend compte, dans l’idéologie dominante, que de l’aspect apparent de l’échange libre et égal. Les idéologues bourgeois ne veulent parler que « du » travail en général10 et refusent d’y distinguer ce qu’il y a de permanent, le travail utile, répondant à des besoins, et ce qu’il y a de purement social et historique, le travail comme valeur d’échange, marchandise, qui est le caractère spécifique du salariat.
C’est cette même erreur que réitèrent aujourd’hui les Meda, Gorz, etc. Ce qui les amène à parler de la disparition « du » travail, alors qu’il s’agit seulement, comme nous le verrons, de la disparition du travail sous cette forme spécifique qu’il revêt dans le capitalisme, le salariat, qui implique que ne peut être considéré comme travailleur que celui « qui rend une plus-value au capitaliste, ou dont le travail féconde le capital »11. Erreur qui n’est pas anodine puisque cela leur permet d’éviter d’avoir à rendre compte du rapport étroit entre le capitalisme et la disparition du travail dont ils parlent.
Or justement, tout le problème est là: parler du travail qui existe concrètement, socialement, et non « du » travail en général comme catégorie philosophique. Car dans les systèmes où les conditions de la production appartiennent à un pôle, le capital, c’est celui-ci qui décide de mettre en œuvre, ou pas, du travail utile, et à sa façon, en achetant la force de travail. Il ne le fait, évidemment, que si cela lui permet de fonctionner selon sa nature de capital. C’est-à-dire que si cela lui permet de dégager du surtravail pouvant être réalisé sous forme de plus-value et venir augmenter le capital engagé au départ (capital constant et capital variable). Lapidairement, chacun dira: pas de production sans profit « rémunérant » le capital. «… Désormais, la notion de travail productif ne renferme plus seulement un rapport entre activité et effet utile, entre producteur et produit, mais encore et surtout un rapport social qui fait du travail l’instrument immédiat de la mise en valeur du capital ».
Ce qui est spécifique au capitalisme n’est pas la nécessité que tous ceux qui peuvent travailler produisent du surtravail, qui est évidente (pour les divers besoins sociaux de solidarité, d’assurance, la préparation des développements futurs, etc.). Ce qui l’est, c’est la particularité que le surtravail revêt dans ce mode de production. Non pas seulement qu’il soit approprié privativement (car cela aussi existe dans d’autres modes de production), mais surtout, et c’est cela qui est essentiel pour comprendre le problème du chômage qui nous intéresse ici, qu’il soit le but de la production (ou plus précisément encore, ce but est le surtravail dont le produit est réalisable sous forme de plus-value). C’est seulement dans le capitalisme qu’il commande seul et absolument le travail, qu’il en est la condition. On ne peut rien comprendre au chômage si on ne part pas de ce qui est LA condition de mise en œuvre de travail (salarié nécessairement) par le capital.
Il en résulte que si le travail « disparaît » aujourd’hui, alors que tant de besoins sont insatisfaits et pourraient l’être aisément, ce n’est pas que « le travail » manque, mais le travail producteur de plus-value. Dit autrement, c’est seulement le travail salarié, le rapport social spécifique du salariat, qui est en cause. Une autre question est de savoir ce qui peut remplacer ce travail là, dans quels autres rapports sociaux le travail peut s’effectuer, les hommes être hommes.
Dans un premier temps, il s’agit d’abord d’établir pourquoi il y a une disparition plus ou moins ample du travail salarié en même temps qu’impossibilité pour le capitalisme de développer d’autres types de travail, d’où le chômage.
1.2.2. Pourquoi le travail salarié disparaît?
Il faut nécessairement, pour parler du travail aujourd’hui, le considérer sa forme d’existence concrète, le travail salarié. Elle lui est évidemment donnée par le capital, puisqu’il est le seul maître des moyens de travail, et donc le seul à pouvoir le mettre en œuvre12. Et le capital considère le travail de façon double. Comme valeur d’échange, marchandise qui coûte la quantité de travail nécessaire à sa production, quand il l’achète. Comme valeur d’usage quand il l’utilise.
Dans cette utilisation, il faut que la quantité de travail fournie par le travailleur soit supérieure à la quantité de travail nécessaire à le produire, puisque le surtravail est, nous l’avons rappelé, la condition du travail. Pour le capitaliste, tout est là: dans la nécessité et l’obsession de la mesure. On ne peut mesurer que des quantités, et en matière de travail humain, cette mesure ne peut être, grosso modo, que celle du temps de travail13. C’est pourquoi, aux yeux et dans la tête du capitaliste, en tout cas dans ses comptes, le travail utile doit absolument pouvoir être réduit à une quantité, un temps de travail productif (nous discuterons plus loin ce que recouvre plus précisément ce terme).
Le capital doit donc employer du travail qu’il peut métamorphoser en quantité. Mais il ne l’emploie que dans le but de grossir lui-même en accaparant la plus-value. Les apologistes du capital n’ignorent d’ailleurs pas que le capital n’embauche du travail que s’il peut en espérer du profit. Par contre, refusant d’analyser le caractère du travail productif comme valeur d’échange, ils ne voient pas que la seule source du profit ne peut être que dans le travail qui peut prendre cette forme quantitative purement sociale. Et ils voient encore moins que le capitalisme engendre lui-même, et malgré lui, la disparition de ce travail là (et ce sera sans doute ce que l’histoire pourra retenir de plus positif de cette période). Ce qui fait qu’il n’y a aucune possibilité de vaincre le chômage tant que perdure la domination de ce rapport social.
C’est ce phénomène, paradoxal puisque suicidaire, qu’il faut d’abord bien comprendre.
Pour cela, on peut se contenter pour l’essentiel de raisonner sur la formule simplifiée de la reproduction du capital: un capital A est engagé pour acheter du capital constant Cc (machines, matières premières, etc.), du capital variable Cv (coûts salariaux) et dans le but de produire une plus-value (surtravail) pv qui viendra s’agglutiner à A pour donner un capital supérieur A’. Ce que résume la célèbre formule A’= Cc + Cv + pv, A’ étant aussi la valeur d’échange du produit, la quantité de travail social fournie par les travailleurs engagés dans ce processus (dans cette quantité, on appelle « travail nécessaire », la part qui représente Cv).
On sait que le capitaliste a deux façons, dans ce schéma simplifié14, d’accroître pv.
D’abord par l’accroissement de la quantité de travail fournie. En allongeant la durée de travail. En augmentant, pour un même temps, son intensité (suppression des temps morts, augmentation de la rapidité des gestes, cf. le taylorisme). C’est ce qu’on appelle la plus-value absolue. Mais évidemment, il y a une limite physique vite atteinte dans ce domaine.
C’est pourquoi l’essentiel, aujourd’hui, vient de la plus-value dite relative, c’est-à-dire l’accroissement de la productivité (du nombre de marchandises produites dans un même temps de travail) qui est à la fois tout le génie du capital, et sa perte.
Il s’agit de réduire, par le développement du machinisme, le coût salarial par marchandise produite. Cela ne change certes pas la valeur globale des marchandises produites dans un même temps (même quantité de travail), mais diminue celle de chacune d’elle, qui peut alors être vendue à un prix individuel inférieur au prix social moyen (conquête de parts de marché et augmentation de la masse des profits), ou à ce prix moyen (mêmes parts de marché et surprofit sur chaque vente). Mais évidemment, cet avantage ne dure que le temps que les concurrents fassent la même chose (c’est pourquoi Marx appelait ces profits, tirés de la plus-value relative, « profits extra »). Dès qu’ils l’ont fait, la situation ne présente globalement plus que ces deux nouveautés: la valeur individuelle des marchandises a baissé (à qualité égale en tout cas), la quantité de travail humain employée pour les produire également.
Cette baisse des prix (hors évènements extérieurs tels que situations monopolistiques ou ententes oligopolistiques, nouveaux produits, rapport offre/demande ponctuellement perturbé, etc.) est constatée en permanence. Par exemple: « Entre mars 96 et décembre 97, Renault a abaissé le prix de revient par voiture de 3850 francs et a rétrocédé la moitié de cette économie au client. De la même manière, en 1997, P.S.A. a gagné 3,3 milliards de francs sur les coûts de production, dont 2,9 milliards ont été rétrocédés au client sous forme d’enrichissement du véhicule et de baisse des prix »15. Ou encore le coût d’unité de puissance des semi-conducteurs qui a été divisé par 10 000 en quinze ans, d’où une baisse de plus de 50 % du prix des microprocesseurs, puis des ordinateurs. Et ainsi de suite.
Une diminution des prix des marchandises équivaut à une baisse du prix de reproduction de la force de travail. On sait que ce coût varie historiquement avec les besoins, qui s’élargissent. Donc souvent (selon le « marché du travail » et la lutte des classes) la baisse des salaires ne sera « que » relative: c’est la part de quantité du travail social contenue dans le salaire qui diminue. Ou si l’on veut: une plus grande richesse sociale est produite, mais la proportion que le travailleur peut acheter avec son salaire diminue (même si le « niveau de vie » du travailleur peut croître). La quantité de travail (mesurée par le temps) qu’il a fournie à la société a, peut être, diminuée de moitié en un siècle, mais il reçoit en retour une part encore bien moindre de la richesse produite. C’est la tendance que constatent tous les jours les statisticiens quand ils relèvent l’accroissement exponentiel des écarts entre la masse des richesses qui va au pôle capitaliste et celle qui va à celui du travail (cf. ci-dessus & 1.1).
Du point de vue de la quantité de travail vivant employée par le capital, on peut donc résumer les choses ainsi:
– L’augmentation de la productivité est liée à celle du capital fixe (ou capital mort: les installations, les machines). Ainsi en France, la part du capital fixe investie par travailleur a augmenté de moins de 4 fois sur cent ans, entre 1850 et 1950, mais de plus de 10 fois entre 1950 et 1990. Respectivement, dans ces mêmes périodes, la productivité horaire par travailleur a été doublée et quintuplée. Ce phénomène est important à garder à l’esprit pour comprendre qu’aujourd’hui le capital pourra attacher beaucoup plus d’importance à faire des économies de capital fixe (notamment par son utilisation en continu et la flexibilité du travail) que de salaires: ce dont nous reparlerons à propos de la réduction du temps de travail. Avec le capital fixe croît évidemment aussi le travail scientifique (conception, développement, maintenance des machines automatiques). Mais décroît encore plus la quantité de travail employée. Car il ne faut pas imaginer que la quantité de travail vivant économisée par les machines pourrait être compensée par la quantité de travail vivant qu’elles contiennent. Il est évident que de nouvelles machines ne sont mises en œuvre que si elles économisent, au bout du compte, plus de travail qu’elles n’en ont absorbé pour être construites, le seul but étant d’augmenter pv par la diminution de Cc + Cv.
– L’augmentation de la productivité permet de bénéficier d’une « plus-value extra ». Mais elle ne peut être que temporaire. Lorsque tous les concurrents se sont adaptés au progrès technologique, alors « la valeur sociale du produit mécanique (son prix de marché n.d.l.r.) descend à sa valeur individuelle ». Finalement, à produit égal, coûts de production et prix de vente ont été abaissés.
– Il en résulte la disparition du « profit extra », en même temps que des difficultés accrues pour la réalisation de la plus-value puisque tant la quantité de travail que les salaires relatifs ont diminué. Par contre, la masse des marchandises produites ne cesse de s’accroître. De sorte que la concurrence devient féroce pour « la conquête des parts de marché », accentuant la « guerre des prix » qui permet au plus fort d’éliminer le plus faible à coups de dumping. On voit bien le phénomène avec les primes à l’achat de voitures que multiplient les grandes marques. L’ensemble des constructeurs pouvant produire aujourd’hui 80 millions de voitures par an alors qu’il ne s’en vend que 55 millions, il y aura nécessairement des éliminations.
– A long terme, ce sont tant la production que la réalisation de la plus-value que minent les hausses de productivité qui ont d’abord pour effet de l’augmenter. Ce qui est une conclusion banale si on a gardé en tête que seul le travail vivant est producteur de plus-value en même temps que composante essentielle de la consommation dans laquelle elle peut se réaliser. La diminution de sa quantité par les hausses de productivité est donc une tendance mortelle pour un système entièrement fondé sur la production de plus-value (surtravail).
Si le capitalisme s’est au contraire considérablement développé depuis deux siècles, c’est qu’il y a évidemment des contre-tendances qui permettent d’inverser temporairement ce mouvement de fond. Citons-en très brièvement quelques unes parmi les principales:
– L’élargissement des besoins et de la production, la création de nouveaux produits dont l’usage devient socialement indispensable dans un mode de société déterminé (on sait que les besoins sont sociaux au delà des besoins purement physiologiques). Mais cet élargissement se heurte inéluctablement à la diminution relative de la consommation évoquée ci-dessus. (Remarque: augmenter les salaires ne résout rien, à terme, de ce problème puisque ce serait diminuer pv qui est le seul moteur de la production, et que, d’autre part, augmenter la consommation des plus pauvres en diminuant celle des plus riches peut être juste socialement mais ne change rien à la consommation globale, sinon le type de biens consommés)16. Donc le capital doit trouver d’autres moyens d’élargissement.
– Il les cherchera et trouvera dans deux directions essentielles et liées: l’expansion mondiale (la fameuse « mondialisation »), et l’extension de la dette publique et du crédit, qui accroissent les dépenses et la consommation (toutes choses dont nous parlerons plus loin).
– Les crises et la guerre sont, enfin, un moyen d’une redoutable efficacité pour détruire des masses énormes de capital « excédentaire » et permettre de relancer le processus de valorisation. (Remarque: la responsabilité immédiate du capitalisme dans les centaines de millions de morts dus aux centaines de guerres impérialistes (mondiales, régionales, coloniales) depuis un siècle ne rentre bizarrement pas dans les bilans des « historiens » modernes).
– Enfin, il y a bien sûr les économies en capital, qui sont notamment de deux ordres. La diminution des salaires, y compris en valeur absolue (par exemple aux U.S.A., les salaires, pour une base 100 en 1972, étaient passés à 89,5 en 1992), et par toutes les formes de travaux précaires et à temps partiel. L’augmentation de l’intensité du travail et du temps d’utilisation des machines, qui se traduisent notamment aujourd’hui par les mots « flexibilité », « aménagement » du travail, etc. Ce sont des façons de compenser les problèmes de production de plus-value relative par une « modernisation », si on peut dire, de la vieille formule de l’augmentation de la plus-value absolue. Ainsi aux U.S.A., «… on travaille en moyenne un mois de plus par an qu’on ne le faisait en 1980… Aujourd’hui, de nombreuses personnes ont deux emplois, parfois plus, pour s’en sortir… dans 6 millions de foyers aux U.S.A., deux personnes cumulent 4 emplois »17.
Malgré l’efficacité réelle de ces contre-tendances sur un certain laps de temps, la tendance lourde est celle rappelée ci-dessus (& 1.1) de la « disparition du travail ». Même si le terme « disparition » est largement exagéré, le constat en est quasi unanimement reconnu aujourd’hui. Il prouve pratiquement que c’est bien à cela que mène nécessairement le développement de la productivité.
K. Marx trouverait dans ce constat une preuve posthume de l’extraordinaire acuité de son analyse du capitalisme et de ses prévisions quant à son évolution. Le premier, il a mis à jour que celui-ci ne pouvait accroître la masse du profit (ce qui est nécessaire pour maintenir son taux quand croît le capital constant) qu’en augmentant la part du surtravail par rapport à celle du travail nécessaire (le rapport pv/Cv, ou taux de plus-value), et que son principal moyen pour le faire était de diminuer Cv (productivité). D’où la contradiction fondamentale puisqu’en diminuant la quantité de travail employée, il diminue aussi ce qui est la seule source de plus-value.
« A mesure que les machines se généralisent dans une même branche de production, la valeur sociale du produit mécanique descend à sa valeur individuelle. Ainsi se vérifie la loi d’après laquelle la plus-value provient non des forces que le capitaliste remplace par la machine, mais au contraire de celles qu’il y occupe… Quelle que soit la proportion suivant laquelle, par l’accroissement des forces productives, l’industrie mécanique augmente le surtravail aux dépens du travail nécessaire, il est clair qu’elle n’obtient cependant ce résultat qu’en diminuant le nombre des ouvriers occupés par un capital donné… L’emploi des machines dans le but d’accroître la plus-value recèle donc une contradiction, puisque des deux facteurs de la plus-value produite par un capital de grandeur donnée, il n’augmente l’un, le taux de la plus-value qu’en diminuant l’autre, le nombre des ouvriers »18.
Mais a-t-on compris le mécanisme du chômage seulement en décrivant ce qui se passe quand la productivité augmente? Nullement, car enfin, économiser de la peine, de la souffrance, du travail humain par la machine est en soi une excellente chose dont on ne voit pas pourquoi elle devrait condamner des hommes par dizaines de millions à l’inactivité et à la misère. D’abord, cela ne fait disparaître qu’un certain type de travail (ce qu’on appelle en gros le travail manuel ou d’exécution), ce qui laisse a contrario des possibilités pour bien d’autres types (par exemple, dans les domaines illimités des travaux scientifiques). Et de plus satisfaire décemment les besoins des hommes laisse encore du pain sur la planche et ne devrait pas poser de problèmes tant les forces disponibles, hommes et machines sont nombreuses et efficaces.
Ce n’est pas l’efficacité productive qu’apportent les machines qui est coupable du chômage, ni les chômeurs qui sont « paresseux » ou trop « exigeants ». Mais ce sont les rapports sociaux dans lesquels le capitalisme fonctionne, ou plutôt qui sont le capitalisme même, qui entrainent, seuls, les contradictions, relevées ci-dessus et qui font une catastrophe de ce qui devrait n’être qu’un progrès.
1°) Les rapports d’appropriation privée font que le surtravail soit la condition du travail, le but de la production, et doive nécessairement pouvoir se réaliser sous forme de profit. C’est-à-dire sous forme d’un rapport au travail passé, mort, qui est accumulé privativement comme capital. Et plus croît la masse du travail mort accumulé, plus doit croitre proportionnellement la masse du profit, du surtravail. Quand ce n’est plus possible, crises et guerres viennent détruire les forces productives « excédentaires », hommes et machines. « Le simple fait d’économiser du travail n’est pas ce qui est caractéristique (de la machinerie)… puisqu’à l’aide de la machinerie, le travail humain fait et crée des choses qu’il ne pourrait absolument pas créer sans elle… Ce qui est caractéristique, c’est l’économie de travail nécessaire et la création de surtravail »19. Mais le capital pose « le surtravail comme condition du travail nécessaire… »20, au lieu que le surtravail serait, dans une société maîtrisée par ses membres, posé seulement en fonction des besoins d’investissements et de protection sociale.
2°) Ces rapports d’appropriation impliquent une séparation des producteurs (ou des unités de production) dans laquelle les acteurs sont isolés et indifférents les uns aux autres. Dans une telle situation, la valeur d’échange (la quantité de travail socialement nécessaire) est la seule mesure possible de comparaison et d’égalisation des travaux. La domination de la valeur d’échange, cela veut dire que le travail humain doit pouvoir lui aussi se présenter sous cette forme, être métamorphosé en pure quantité, pour pouvoir être productif de cette valeur en étant intégré au produit (en devenant le produit).
De là découle le paradoxe de la productivité dont nous avons parlé ci-dessus: le capitalisme ne produit la richesse que sous la forme d’une quantité de travail vivant (la valeur), et en même temps, ne peut l’augmenter qu’en diminuant cette quantité. Conclusion: « le capital est contradiction en acte: il tend à réduire au minimum le temps de travail tout en en faisant l’unique source de la richesse ».
Voilà pourquoi, ce sont bien les rapports capitalistes d’appropriation qui sont en cause. Non pas parce qu’ils font disparaître « du travail », mais parce qu’ils font disparaître le travail qui peut se présenter sous forme de quantité, le travail humain qui peut s’intégrer au produit, dans le processus même de la fabrication, sous cette forme valeur d’échange, qui est réductible à cette forme. Marx l’appelle aussi « travail immédiat ». La contradiction en acte peut tout aussi bien se formuler ainsi: les rapports de séparation et d’appropriation privée tendent à réduire au minimum la quantité de travail immédiat alors qu’ils en font le seul contenu de la richesse.
Maintenant, on arrive enfin au cœur de la question. Ce qui disparaît, c’est ce travail là.
Les observateurs officiels le remarquent souvent eux-mêmes à leur façon quand ils notent avec constance que c’est surtout le travail non ou peu qualifié (qui correspond, en gros, au travail immédiat) qui disparaît. « C’est toutefois la composante la moins qualifiée de cette main d’œuvre (ouvrière) qui voit son effectif régresser alors que la part des ouvriers qualifiés demeure pratiquement stable… »21. « Les inégalités de salaire comme le chômage frappent majoritairement les travailleurs non qualifiés… trois chômeurs sur quatre sont employés ou ouvriers (alors que ces catégories représentent moins d’un actif sur deux). Entre 1985 et 1995, le taux de chômage des ouvriers est passé de 10 à 16 % tandis que celui des cadres et des professions intellectuelles n’a pas dépassé 4 % »22. Nous verrons plus loin qu’on ne peut pas expliquer exclusivement, ni même principalement, cette disparition par les délocalisations des industries vers les pays à bas salaires.
En poursuivant le but de produire de la plus-value, le capital fait disparaître le fondement même de la valeur. La machine elle-même ne produit que des valeurs d’usage, elle se substitue au travail immédiat en tant qu’il est valeur d’usage dans son effectuation, mais pas dans son deuxième caractère de valeur d’échange. Au contraire, c’est toujours le travail immédiat qui « introduit » le capital fixe lui-même comme valeur d’échange dans le produit. Celle-ci disparaît donc en même temps que le travail immédiat.
C’est pourquoi, la conclusion logique que Marx tire de son analyse de « la suppression du travail immédiat comme facteur décisif de la production », c’est « l’écroulement de la production fondée sur la valeur d’échange ».
La portée de cette découverte est considérable. Pour en rester à la seule question du chômage, elle indique que ce n’est pas « le » travail qui disparaît, mais simplement le travail immédiat. C’est-à-dire le travail qui est activité directe sur la matière, qui produit directement un objet, qui, même médiatisé par les outils, les machines, peut s’objectiver dans le produit sous forme de quantité. Ce travail est essentiellement mouvement, gestes, pratique. Nous verrons plus loin que tend au contraire à se développer un autre type de travail, qui ne transforme rien directement mais se représente dans les machines et qu’on pourrait qualifier d’intellectuel, scientifique au sens large. Ce travail est recherches, réflexions, études, aux résultats aléatoires. Il n’est pas réductible en temps, étant essentiellement qualitatif. Et nous verrons aussi que le capitalisme en freine considérablement l’extension.
C’est en tant que mouvement que le travail immédiat a pour mesure naturelle le temps23. Tout geste est aussi temps déterminé, mesurable, et compressible. Et si celui du plus habile, du plus qualifié, est plus efficace que celui qui l’est moins, on peut encore dire que la quantité de travail que fournit le premier dans un même temps est un multiple de celle du second24.
Le capitaliste sait bien, au moins intuitivement, que ce travail là est le fondement de la valeur, lui qui n’a de cesse de chercher les moyens de comptabiliser son temps, de le contrôler, de l’intensifier en accélérant la rapidité des gestes, toutes choses qui passent par leur décomposition et leur simplification (cf. Taylor, Ford, Ohno, etc.). Car non seulement plus un geste est simple et plus il peut être rapide, mécanique, et chronométré, mais aussi plus, en dépouillant ainsi l’ouvrier de son savoir-faire, on le dépouille de la maîtrise de son temps, de son travail, de ses qualités.
Ce processus de dépossession des savoir-faire est aussi appropriation et accumulation des connaissances par le pôle capitaliste, qui enrôle de plus en plus à ses côtés la science pour augmenter la productivité et forcer l’ouvrier au surtravail. La puissance directement productive devient celle de la science, et des machines dans lesquelles elle se représente. En regard, le travail immédiat n’est plus qu’une force insignifiante. Au bout du compte, l’exécutant n’exécute même plus rien. Il se tient à côté de la machine pour la mettre en route suivant un programme déterminé par les ingénieurs, la surveiller, la réparer. « Il vient se mettre à côté de la production au lieu d’en être l’agent essentiel »25. Le temps n’est plus quantité de travail, mais, pour une part plus ou moins importante, simple temps de contrôle, de surveillance. Et ce qui coûte cher au capitaliste n’est plus tant la peine de l’ouvrier mais la panne du robot ou son inemploi (d’où l’importance extrême d’un usage des machines le plus continu, le plus intensif possible). Bref, le travail immédiat n’est plus qu’un « moment subalterne au regard du travail scientifique en général, de l’application technologique des sciences physiques et mathématiques »26.
Finalement, on voit bien que les théories de la disparition « du travail » sont l’œuvre d’apologistes du capitalisme, qui le considèrent comme le mode de production naturel et intangible, comme « l’Economie ». Si « l’Economie » ne peut plus créer « du » travail, à cause des machines, alors passons à autre chose. Leur hantise, ce dont ils ne veulent absolument pas parler, c’est du capitalisme pour ce qu’il est, un rapport social et purement social, et donc du travail sous sa forme sociale concrète, valeur d’échange produisant de la valeur d’échange. Lequel, et seulement lequel, « disparaît ».
La contradiction dont nous aurons à reparler est celle qui oppose ces rapports sociaux, qui exigent cette valeur (et donc le travail immédiat) pour fonctionner et mettre en œuvre du travail, et un développement des forces productives et des activités humaines qui ne peut être fondé aujourd’hui que sur celui du travail scientifique, déjà principale puissance productive de notre temps et ouvrant de gigantesques perspectives à un développement des capacités et des besoins des hommes, dont nul ne saurait fixer les limites par avance. Mais ne pouvant pas être valeur d’échange, ce type de travail est contradictoire au système des rapports d’appropriation capitaliste. Il ne peut pas y être développé dans toute son ampleur.
C’est à la lumière de ce mouvement général, de ces profondes modifications du travail en tant que puissance humaine qui se heurtent à la forme sociale particulière qu’il doit nécessairement revêtir dans le capitalisme, qu’on va pouvoir maintenant analyser de plus près les différentes thèses sur la « disparition » du travail et de création d’une « sphère non marchande » où pourraient se développer de nouvelles activités salariées.
1.3 LA DISPARITION « PHILOSOPHIQUE » DU TRAVAIL
Toute la classe intellectuelle médiatisée a encensé le livre de Mme Meda, « Le travail, une valeur en voie de disparition »27. Il s’agit de la pensée du summum de l’élite bourgeoise française, munie de ses diplômes les plus prestigieux, le nec plus ultra. Elle assume merveilleusement bien la fonction de sa caste: faire disparaître le problème dans les têtes pour éviter qu’il soit traité dans sa réalité. Pour elle, il ne s’agit pas en effet de discuter du travail concret, de son existence sous sa forme sociale concrète de valeur, mais de son existence comme valeur spirituelle (philosophique, éthique, morale) « centrale » dans « notre » civilisation.
Mme Meda « nous » critique tous en bloc, elle ne cesse d’employer le « nous ». Le travail est horrible, aliénant, supplice (on saura assez avec elle et les autres que le mot travail vient de « tripalium », instrument de torture). Mais le problème, selon elle, c’est que « nous » l’avons mis comme valeur centrale dans « notre » civilisation. Mais Madame, lui répondrait le prolétaire s’il la lisait, nous n’avons jamais eu le moyen, jusqu’à aujourd’hui de décider quoi que ce soit. Surtout pas de pénétrer dans votre domaine réservé, la production des « valeurs » idéologiques « centrales » d’une civilisation qui n’est pas la nôtre.
Heureusement, poursuit-elle, « notre » faute sera corrigée malgré « nous » puisque « le travail disparaît ». Du moins si « nous » ne nous acharnons pas à vouloir en créer encore et encore, si « nous » abandonnons « notre » idéologie matérialiste et productiviste pour penser à « nous réaliser » ailleurs que dans le travail, dans la politique, la citoyenneté, la philosophie… Bref, voyez les grecs pour l’exemple d’une « bonne société » fondée sur de vraies valeurs, autres que l’horrible travail28.
Il n’est pas inutile, bien qu’ennuyeux, d’expliquer d’un peu plus près les thèses de la superstar universitaire. Parce qu’elle traite d’un problème que, même si elle le qualifie mal (la fin du travail), elle doit reconnaitre comme essentiel, ce qui est déjà significatif, en même temps qu’il lui faut alors imaginer, en tant qu’organisatrice qualifiée de la pensée bourgeoise, comment proposer un capitalisme sans prolétaires. Ce en quoi, elle mérite bien d’être reconnue comme un des chefs de file (avec les Lipietz, Gorz, etc.) de l’idéologie bourgeoise moderniste.
Comme tous ses pairs, ce qui la tracasse au premier chef c’est la survie de cette société capitaliste-démocratique qui leur est si douce. Comment arrondir les angles de la fracture sociale? Eviter les affres d’une lutte des classes qu’on croyait définitivement enterrée avec la fin du pseudo communisme?
Elle déclare ses soucis sans détour. La question «… qui m’intéresse – et qui devrait intéresser au premier titre l’homme politique et le citoyen – est la suivante: quelles sont les conditions nécessaires à l’élaboration et au maintien d’une bonne société, c’est-à-dire une société capable de constituer un tout bien lié... »29. Et encore: « la question fondamentale… (est) notre capacité à faire perdurer ce qu’on pourrait appeler une bonne société »30. Qu’une « bonne société » soit un but, c’est enfoncer des portes ouvertes tout en restant bien vague. Qu’il faille pour cela « faire perdurer » la société présente, avouons à Mme Meda que ce n’est ni en « notre » capacité, ni dans « nos » intentions (mais « nous » ne sommes ni elle, ni ses amis de l’intelligentsia).
Arrive alors le diagnostic. Elle affirme que quelques intellectuels ont un jour, il y a environ deux siècles, inventé de fonder ce fameux « lien social », cette union de toutes les classes dans une société « apaisée », sur « le travail ». Ils ont tout bonnement, selon Meda, inventé le travail, qui auparavant n’existait pas comme « valeur centrale » parce qu’il n’était pas nommé ainsi! Puisqu’aujourd’hui le travail disparaît, on peut répondre à la bonne question, l’unité sociale, en inventant une ou plusieurs autres « valeur centrale », que bien aimablement la philosophe nous fournira.
« L’énigme que nous cherchons à résoudre est donc la suivante: comment en sommes nous arrivés à considérer le travail et la production comme le centre de notre vie individuelle et sociale? »31. Meda parle toujours de ce que « nous » tous aurions fait, et en reste au domaine des idées, des représentations. Pour elle, le travail n’est qu’une « catégorie » intellectuelle. Précisément, il est « une catégorie profondément historique dont l’invention n’est devenue nécessaire qu’à une époque donnée… »32. « L’invention » du travail, ça c’est une trouvaille! Ce n’est, selon elle, que lorsque le travail est devenu « rémunéré » en argent qu’il aurait été reconnu comme tel par la société et en serait devenu « le rapport social fondamental »33.
Or, il est déjà absurde de dire que le travail est un rapport social. Car même une agrégée de philosophie devrait savoir qu’un rapport exige au moins deux termes. Le travail s’effectue dans certains rapports sociaux, fonctions des moyens de travail et de leur mode d’appropriation, ce qui est tout autre chose. Il est encore plus absurde de dire que si le travail n’était pas socialement échangé contre de l’argent, c’est qu’il n’existait pas! Puisque les rapports de classes étaient de relations de dépendance directe, et que le travail s’appelait sous d’autres noms tels que corvée, esclavage, etc., c’est, pour Meda, qu’il n’existait pas! Il n’aurait existé selon elle que lorsque des intellectuels l’auraient appelé par ce nom avec la naissance du salariat.
Enfilons quelques perles medesques
D’abord, elle nous parle d’apparition et d’invention. « Au 18ème siècle, le travail apparaît comme le moyen d’accroître la richesse… »34. Et avant, le moyen, c’était quoi? L’oisiveté? La religion? La politique? Certes, il y a toujours eu la guerre et le pillage, mais ce n’était que transferts et non accroissement. Poursuivons l’explication medesque de cette « apparition ». « C’est le travail lui-même que l’on a inventé au 18ème siècle… auparavant les gens… ne percevaient pas leurs activités comme du travail »35. Marx ironisait déjà sur les Meda de son temps, parlant comme « un maître d’école pédant (pour qui) les rapports de l’homme avec la nature ne sont pas des rapports pratiques, fondés sur l’action, mais des rapports théoriques » (des représentations, des valeurs idéologiques). Or bien évidemment, «... à l’exemple de tout animal ils commencent par manger, boire, etc., c’est-à-dire non pas par se trouver (s’inventer) dans un rapport, mais par se comporter activement... »36. Ce n’est qu’après qu’ils baptisent de noms et de concepts tout ce qui a trait à ces actes.
Ensuite, Meda nous dit ce qu’est cette apparition. « Le travail, c’est-à-dire la participation rémunérée des individus à la production... »37. Le serf n’a jamais travaillé? Et Meda qui ne produit rien?
Ce que notre maître d’école ne voit pas, c’est que si le travail a été posé au 18ème siècle comme valeur centrale par des intellectuels, c’est tout simplement parce que ce n’est qu’alors que la bourgeoisie a fait triompher, face aux nobles parasites et oisifs, le travail comme la vraie source de la richesse et du pouvoir. Ce qui s’est passé, et déjà avant le 18ème siècle, c’est un développement des moyens de production entrainant la possibilité et l’exigence de vivre de son travail, d’être libre propriétaire de ses moyens de travail, d’une individualisation de la peine et des résultats. D’où le développement parallèle de l’idée de travail individuel comme cause de l’enrichissement personnel. Idée qui s’est poursuivie dans le rapport salarial, présenté comme échange égal entre propriétaires libres. Alors, petit à petit, la forme salariale du travail est devenue sa forme usuelle, se confondant avec « le travail » en général dans les esprits bornés. Confusion dans laquelle se précipite Meda.
Ce n’est pas nouveau. K. Marx se moquait déjà des économistes de son temps qui déclaraient que le salariat, « cette forme historique déterminée, spécifique, du travail social, telle qu’elle apparaît dans la production capitaliste… est la forme éternelle, universelle… car pour eux travail salarié et travail sont identiques »38. Mais cela suffit à Meda pour affirmer que le travail est une « invention » vieille de deux siècles seulement.
Elle consacre de longs développements à nous expliquer que les communautés primitives n’avaient pas de mot désignant le travail, que pour les grecs, le travail était encore quasi animal, dégradant, les vrais hommes de la cité fondant leur société sur des activités plus nobles (politiques, philosophiques, etc.), qu’au moyen-âge, ce fondement était la religion.
Certes, les communautés primitives se percevaient comme partie d’une nature donatrice et non en confrontation avec elle. Certes, la société grecque était fondée sur l’esclavage, ce qui permettait aux citoyens de se dissocier complétement du règne animal en se consacrant à la politique, aux arts, etc. (créant des activités purement humaines). Certes, le serf était censé échanger avec le seigneur un service contre sa protection suivant l’ordonnancement du monde voulu par Dieu. Mais ce n’est évidemment pas parce que la représentation de l’activité existait comme naturelle et animale, ou punition divine instituant un ordre terrestre inverse du céleste, que l’activité elle-même n’existe pas.
Le récit biblique de la « chute » d’Adam et Eve exprime que pour nos lointains ancêtres, le travail était déjà représenté comme au cœur de l’existence de l’homme sur terre. Les esclaves n’ont pas laissé d’écrits, mais quand même le souvenir de violentes révoltes. Et les travailleuses du moyen-âge étaient bien plus conscientes que Meda ne peut seulement l’imaginer:
« Toujours de soie nous tisserons
Et n’en serons pas de mieux vêtues,
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours faim et soif aurons…
Et nous sommes en grande misère,
Mais s’enrichit de nos salaires
Celui pour qui nous travaillons »39.
Mais le fait d’établir comme une « invention », un choix idéologique, ce qui fonde chaque société, et d’affirmer que c’est celle du travail comme « valeur centrale » qui est ce fondement depuis le 18ème siècle, permet à Meda d’offrir une merveilleuse solution au problème qui la hante: comment avoir la bonne société, bien unie, tout en laissant intacte « l’économie » capitaliste en général et les privilèges substantiels des universitaires en particulier? Il suffit d’inventer une autre « valeur centrale ». Et ça tombe bien: puisque l’économie, c’est maintenant, selon Meda, des machines qui font le travail pour « nous » comme autrefois les esclaves pour les grecs, « nous » pouvons suivre leur exemple et « nous » consacrer à toutes les activités nobles concernant la vie de la cité, l’art, l’amour, etc.
Passons sur l’ignorance crasse de Meda quand elle recopie les racontars sur Marx qui aurait fait l’apologie « du travail » alors même que, bien avant elle et bien plus sûrement, il a dénoncé le travail salarié et les conditions atroces du travail ouvrier. Ce n’est pas son ignorance qui est intéressante, mais qu’elle soit un porte parole encensé de tout un courant qui reconnait: premièrement, l’impossibilité pour le capitalisme de permettre à chacun de travailler; deuxièmement, l’impossibilité pour la démocratie de survivre dans cette « fracture sociale » croissante; troisièmement, et là Meda est originale par rapport à beaucoup d’autres de sa caste, la recherche de nouvelles activités ne doit pas conduire aux petits boulots à la Lipietz, mais permettre une réelle participation des hommes à la vie de la cité.
Ce qui est conforme à sa conception du travail comme horreur et aliénation par nature. Dans cette conception, la « sphère » économique, celle du travail, ne peut en aucun cas « produire du lien social ». Car elle est le domaine du privé, du chacun pour soi, du vil matérialisme, de l’argent. L’horreur ne serait pas dans des rapports sociaux concrets de séparations et d’appropriation, que Meda ignore, mais dans le fait que le matériel, la technique, seraient vils par nature, contrairement au spirituel, au philosophique. La production de biens matériels en abondance, voilà ce qui avilit l’homme. « Tout se passe comme si Marx n’avait pas saisi la raison exacte pour laquelle le travail est aliéné… la volonté d’abondance »40. Passons encore une fois sur l’ignorance, ou le mensonge, du professeur (Marx est le premier à avoir montré que le capitalisme produit n’importe quoi, n’importe comment, « produit pour produire »). Voilà l’ennemi désigné: la poursuite de l’abondance matérielle (a contrario, il y aurait donc l’éloge de la frugalité, qui élève l’esprit selon la vieille tradition religieuse). Encore une fois, Meda confond ce qui est spécifique à un mode de production historique (et qui amène effectivement à perdre sa vie à la gagner, à tout réifier), avec des généralités abstraites (la production, la richesse).
Aussi, pour Meda, tous ceux qui veulent transformer le mode de production, changer le travail dans son contenu comme dans sa forme sociale, sont des utopistes malfaisants car ils ne pourraient, au mieux, que perpétuer l’horrible chose comme « valeur centrale » et dominatrice. Il n’y a rien à faire, «… le caractère aliénant du travail ne disparaîtrait pas du fait de l’appropriation collective des moyens de production. Que les capitaux soient détenus par les travailleurs plutôt que par les capitalistes changerait finalement peu de choses aux conditions concrètes du travail… »41. Passons sur cette nouvelle bêtise qu’un capital qui serait détenu par les travailleurs signifierait l’appropriation collective des moyens de production. Comprenons que ce que le maître d’école veut nous dire, c’est qu’il n’y a aucun espoir de changer le travail en s’en appropriant les conditions: autant donc ne pas se fatiguer et en laisser la propriété aux bourgeois et à leurs intellectuels!
Puisqu’il n’y a rien à faire pour changer les conditions de la production, Meda nous invite à vivre ailleurs. A quitter l’enfer de l’économie et l’horreur du travail pour rejoindre le paradis de la vie citoyenne. Les citoyens sont gens qui, selon elle, débattent, discutent, décident, et ce faisant s’unissent. Il y a un modèle: Athènes (que M. Le Pen adore aussi). Ce qu’il faut, c’est distinguer, comme Aristote, l’action, noble, produisant une œuvre, du travail, vil, ne produisant qu’une chose simplement nécessaire. Cela se dit aujourd’hui chez les universitaires, privilégier « l’agir communicationnel » dans un monde supposé devenir celui de l’information et de la communication. Vieille tarte à la crème car, pour le coup, cela fait effectivement deux siècles que les bourgeois ont décrété la discussion et l’association politique comme « valeurs centrales »; deux siècles qu’ils ont inventé pour cela un personnage imaginaire, le citoyen, comme le double idéal de l’homme concret, et la sphère politique comme son éden terrestre, tout comme le céleste est le domaine de cet autre double imaginaire, les anges. La vraie invention, « valeur centrale » purement idéologique, du 18ème siècle est non pas celle du travail, mais du citoyen.
Cependant, une trouvaille idéologique, même aussi merveilleuse, n’empêche pas qu’il faille malgré tout revenir à notre triste condition terrestre, qui nous impose encore malheureusement de nous préoccuper des viles choses matérielles. Qui va nourrir Meda et tous ceux qu’elle convie aimablement à partager avec elle le banquet de la citoyenneté? Pas de problème: l’économie peut fournir l’abondance pour tous, il suffit que les citoyens commandent à l’Etat de le lui commander. Et voilà la vieille thèse idéaliste du « politique qui commande à l’économie »42 qui reprend du service. Ce que les individus concrets ne commanderaient pas, les citoyens le feraient par leur soi-disant association, l’Etat.
On retrouve chez Meda tous les ingrédients triviaux de la supercherie démocratique. D’abord, « considérer l’économie comme un simple instrument technique qui nous indique comment produire certaines richesses »43. Puis, définir l’Etat comme instrument de « l’intérêt général », qui ne soit « plus pris en otage par une classe »44, ayant « pour objectif primordial la réalisation concrète d’une certaine cohésion » (nationale donc). Comme « le problème essentiel que connaissent nos sociétés… n’est pas celui d’une raréfaction de la production (mais) celui des critères de répartition des richesses produites… »45, l’Etat n’a qu’à changer ces critères. Car si les profits, les divers revenus financiers, les salaires, etc., résultent de « critères », on peut évidemment en changer comme de chemise et décréter, par exemple, que le capital fonctionnera avec un profit de 1 %, voire 0,5 %, ou même 0 % tant qu’on y est! Plus dirigiste que dans l’ex-URSS! Et on peut aussi imaginer « organiser la distribution de la richesse nationale… d’une autre façon que par le seul biais du travail »46. Nouvelle ânerie medesque, comme si les revenus du capital ou de l’oisiveté n’existaient pas! Meda, qui croit que le travail est un rapport social, s’imagine aussi qu’il est un critère de répartition des richesses, et même aujourd’hui le seul! Et même juste, puisque le salaire selon elle y «… récompense la contribution apportée par chacun à la production nationale… »47. On aimerait connaître sa contribution à la production!
Bref, Mme Meda bouleverse la science. Alors que ce pauvre Marx en est resté selon elle à un vulgaire syndicalisme, n’imaginant la résolution des conflits que « dans la seule sphère de la production » (dire qu’on lui a tant reproché la dictature du prolétariat!), elle nous livre sa découverte: « une sphère spécifiquement politique (est) susceptible non seulement de donner ses règles et ses limites à la production… »48, mais plus encore, de créer un espace nouveau où les hommes vivraient dans d’autres rapports, dans une autre société, comme dans une deuxième vie.
C’est la « théorie des deux sphères » qui, nous le verrons, unit de Meda à Gorz, de Rifkin à Lipietz, toute la caste des intellectuels bourgeois « radicaux ».
Le problème pour Meda, c’est qu’il lui faut éliminer le chômage pour que renaisse le citoyen, et que renaisse le citoyen pour éliminer le chômage. Par où commencer? Elle s’interroge elle-même à sa façon en avouant qu’il lui manque un « instrument ». Et pas n’importe lequel: un instrument pour mesurer le bonheur! Ses propos « semblent utopiques car nous ne disposons d’aucun instrument qui nous indiquerait combien il est bon, pour une société de disposer d’individus en bonne santé, aptes à la paix et au débat, non racistes, vivant dans un air moins pollué… »49. Voilà son problème: dans une société où tout n’est que quantité de travail, se mesure par l’argent, il n’y a que ce critère, que cet instrument pour « juger » des rapports entre les hommes, valider leurs actes. L’argent est évidemment incapable de mesurer « combien il est bon », car aucune qualité ne peut se réduire à une quantité. Damned! Comment donc nous persuader, « nous », que Meda imagine ne raisonner tout aussi que par l’argent, que l’abandon d’une quantité de travail horrible (et du salaire qui va avec) vaut bien l’acquisition d’une « quantité » de bonheur dans une vie « citoyenne » (le fameux refrain réformiste: vous gagnerez moins, mais serez tellement plus heureux!). Hélas pour elle, il n’y a en la matière ni mesure ni instrument. Qu’elle se rassure néanmoins, il y a beaucoup mieux: nos besoins, nos désirs, et la conscience que les moyens existent tout à fait pour les satisfaire. Et si le capitalisme mesure effectivement tout en terme de quantités de travail, s’il n’a effectivement aucun critère qualitatif, ne visant que l’accroissement du surtravail, certains parmi « nous », qui envisagent, à la différence de Meda, d’autres rapports d’appropriation des conditions de la vie, savent qu’il n’est pas besoin d’instrument de mesure pour apprécier et réaliser ces bonheurs, mais d’une révolution sanctionnant non pas la fin du travail, mais la fin du salariat, et de la mesure de toute chose par l’argent. Ce n’est pas d’instrument de mesure dont nous avons besoin, mais de prendre la mesure de nos forces.
1.4 LA DISPARITION MECANIQUE
La thèse de la disparition du travail par les machines était déjà invoquée par l’empereur romain Dioclétien. En France, la révolte des Canuts de 1834 en est un épisode fameux. Il n’y aurait donc pas lieu d’en reparler aujourd’hui puisque les faits ont toujours invalidé ces peurs ancestrales, si ce n’est qu’elle revient en force sur le devant de la scène à travers de nombreux livres à succès, dont celui de J. Rifkin50, de sorte que l’un de ces auteurs, A. Gorz, peut écrire: « un consensus a commencé à se dégager… d’ici vingt ans, 20 % de la population active pourrait suffire à produire la totalité de la richesse comptabilisable »51.
Rifkin ne fournit aucune analyse de la disparition du travail que, comme tous les autres, il ne considère pas sous sa forme sociale concrète. Il accumule les exemples d’entreprises ou de branches qui réduisent les emplois à cause de la mécanisation. Mais montrer que le progrès technique détruit des emplois là où il est appliqué est un truisme puisque c’est son rôle. Ca n’a pas empêché que le capitalisme puisse développer l’emploi, dans certaines limites en tout cas. Dans la branche des transports, pour ne citer qu’un exemple, les conducteurs de diligence d’hier seraient un exemple de disparition totale pour Rifkin, mais les cheminots, chauffeurs routiers, aviateurs, sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’eux. Le problème n’est donc pas de citer des exemples à la pelle comme le fait Rifkin, ce qui ne démontre rien. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi le capitalisme ne développe plus l’emploi globalement, alors que les besoins humains et les moyens de les satisfaire n’ont pas de limite connue.
Quitte à rester dans les généralités, constater que les machines sont de plus en plus efficaces ne devrait amener qu’à se féliciter qu’elles remplacent les hommes dans leurs travaux pénibles, répétitifs, contraignants, et qu’elles leur permettent donc de se consacrer à des travaux plus librement choisis, d’ordre intellectuel notamment (par exemple le travail scientifique, qui n’a pas d’autre borne que les infinis). « La machine est innocente des misères qu’elle entraine; ce n’est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l’ouvrier de ses vivres. Là où elle est introduite, elle rend le produit meilleur marché et plus abondant »52. Seul le rapport social d’appropriation fonde la « loi » que le travail n’existe que s’il y a surtravail, interdit de produire assez pour que chacun vive dans des conditions décentes, freine l’élargissement et le développement du travail intellectuel.
Mais à partir du moment où on se borne à la trivialité que les machines sont responsables du chômage, alors on peut arriver, comme Rifkin, à cette proposition absurde: les machines doivent payer. L’augmentation de la productivité qu’elles procurent doit aller aux hommes sous forme de baisse du temps de travail, ou d’augmentation des salaires, voire des deux à la fois. Quelle belle idée! Voilà encore les machines comparées à des sortes d’esclaves mécaniques qu’il n’y aurait aucun scrupule à exploiter.
Seulement Rifkin ne peut pas s’adresser aux machines. C’est à leur maître qu’il lui faut envoyer la facture. Les rapports sociaux dans lesquels le travail s’effectue lui sautent donc immédiatement à la figure. Car que vont inévitablement lui répondre les maîtres, actionnaires, managers, ingénieurs, gestionnaires et autres fonctionnaires du capital? Que les machines, ce sont de lourds investissements, que personne n’épargne et n’investit sans exiger une part de profit proportionnelle à son capital, bref, qu’il y a les « lois incontournables » de l’économie. Elles impliquent que loin de pouvoir payer, les « machines » doivent au contraire être payées, pour employer le langage absurde de Rifkin, de plus en plus. Car elles ne sont pas seulement des machines mais du capital fixe (un rapport social d’appropriation). Plus il croît et plus la masse de profit doit croître aussi.
Les conceptions fondamentales de Rifkin rejoignent finalement celles de Meda. « L’économie » est la sphère où sont produites les richesses selon les lois immuables du capitalisme. Puisque les machines y remplacent les hommes, il faut créer des activités « ailleurs », dans ce que Rifkin appelle avec d’autres « le tiers-secteur » des emplois « non marchands ». Les « machines paieront »: il suffit de distribuer plus équitablement les richesses qu’elles produisent en abondance. Quelle puissance les y obligera? L’Etat, suivant l’idéologie que « le politique commande à l’économique ».
Nous reparlerons plus loin de l’ensemble de ces solutions redistributives. Disons ici qu’elles sont finalement le seul intérêt de Rifkin par rapport à Meda. Il ne se contente pas comme elle de philosopher sur la fin du travail et de prédire une résurrection d’Athènes. Il tente de rentrer dans le concret et de dire à quoi pourraient être utilement occupés tous les chômeurs aujourd’hui, quel serait le revenu minimum que « les machines » pourraient assurer à chacun. Mais considérant « les machines », la « richesse », etc., comme de simples choses, il montre ainsi aussitôt l’irréalisme ou la misère de ses propositions qui veulent concilier la production capitaliste avec une « bonne société ». Il ne voit pas que si le travail immédiat salarié disparaît, la plus-value disparaît avec lui, le capital ne fonctionne plus et la richesse à distribuer s’évanouit (ce scénario se produit déjà partiellement dans les crises). Alors, tenter de faire croire qu’on peut faire croître un « tiers-secteur » non-marchand, totalement improductif (de plus-value), qui vivrait de la plus-value que le secteur marchand a déjà tant de mal à produire et à reproduire malgré les apparences53, relève de la mystification.
Nous verrons que si tous les réformistes se rejoignent dans cette mystification de proposer une solution au chômage par la création de travail dans un « tiers-secteur » non-marchand, c’est qu’ils se rejoignent d’abord dans la mystification de l’économie vue comme un simple mécanisme productif et du pouvoir politique pouvant répartir à sa guise la richesse qu’il produit.
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CHAPITRE 2. LE TRAVAIL A TOUT PRIX
La « fin du travail » est évidemment une supercherie si on considère la situation actuelle dans le monde, où au moins 250 millions d’enfants sont encore obligés de travailler dans les conditions les plus sauvages. Aussi, nombre d’auteurs contemporains critiquent à juste titre les affirmations à l’emporte pièce sur « la fin du travail ». Soit qu’ils rappellent que la robotisation intégrale n’est pas pour demain. Soit qu’ils se montrent confiants dans la capacité du capitalisme à croitre sans cesse, estimant qu’il ne s’agit aujourd’hui que d’un mauvais moment à passer pour cause de mutation technologique. Néanmoins, ils sont tous obligés de reconnaitre que, pour le moment au moins, il n’y en a pas assez. Mais eux veulent du travail à tout prix.
Ils sont libéraux ou réformistes, de droite ou gauche, et affirment s’opposer dans leurs propositions face au chômage. Nous allons voir que, comme ils le démontrent d’ailleurs eux-mêmes tout simplement quand ils se succèdent au pouvoir, il n’en est évidemment rien, les rapports sociaux réels s’imposant à tous dans une « pensée unique ».
2.1 LES LIBERAUX
Ils sont les défenseurs ouverts du mode de production capitaliste quand les réformistes en sont les défenseurs hypocrites et honteux. Ils savent bien que la croissance et l’emploi n’y posent qu’une condition, le profit. Celui-ci leur apparaissant provenir naturellement du capital lui-même, quelle que soit sa forme (industrielle, commerciale, financière, etc.), ils s’imaginent que la crise actuelle ne serait due qu’à une inadaptation transitoire des travailleurs aux profondes mutations technologiques en cours. Elles nous mèneraient vers une nouvelle ère, une « société de l’information », qui serait nécessairement mondiale du fait de l’extension et de la rapidité des nouveaux moyens de communication qui, se jouant des frontières, permettent le déplacement incessant des capitaux par simple message informatique, généralisent immédiatement toute innovation, toute évolution des conditions de la production. La flexibilité, la souplesse, l’adaptation perpétuelle seraient les qualités nécessaires au développement dans ce monde nouveau caractérisé par le perpétuel changement. Donc, pour eux, les puissances politiques doivent tout faire pour favoriser ces qualités en supprimant toutes les « rigidités » contractuelles (la réglementation du travail, le poids des « charges sociales », etc.) qui causeraient le chômage en freinant cette évolution. La ficelle est cependant assez grosse d’invoquer des mutations technologiques, c’est-à-dire d’éventuels problèmes de formation de la main d’œuvre, pour mettre dans le même sac, des « rigidités » de salaires, de rythmes de travail et de facilités de licenciement, c’est-à-dire des problèmes de plus-value.
Suivant la vieille théorie du « déversement » (dont A. Sauvy a été le défenseur le plus connu)54, les emplois disparus dans un secteur se « déversent » dans un autre. C’est ainsi que les progrès agricoles ont poussé les paysans à devenir en masse ouvriers, puis ceux de la mécanisation ont « déversé » les ouvriers vers le secteur « tertiaire » (bureaux, banques, commerces, services, loisirs, etc.). Et, aujourd’hui, nous entrerions dans cette nouvelle époque « quaternaire » fondée sur de nouvelles activités de communication.
Cette théorie du déversement est une sophistication de la vieille théorie de la « compensation » selon laquelle les pertes d’emplois causées par l’introduction de machines plus performantes seraient compensées par des créations d’emplois pour construire ces machines et les alimenter en matières premières et énergie plus abondantes. Marx a critiqué cette théorie en son temps55 en faisant remarquer que de nouvelles machines ne sont introduites que si elles économisent une plus grande quantité de travail qu’elles n’en coûtent à construire, sinon, cela ne serait pas rentable pour le capitaliste. Il ajoutait aussi, semblant annoncer Sauvy, que la mécanisation, parce qu’elle s’accompagne du développement de la richesse à un pôle, «... permet d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs… »56 tels que domestiques, serveurs, laquais pour ces riches. Mais Sauvy ne connait rien d’improductif, pour lui aussi, un travail est « le » travail. Il n’imagine pas que ce genre de services ne crée aucune plus-value et ne peut donc suppléer longtemps à la diminution du travail productif. C’est ce même raisonnement que tiennent aussi les partisans des emplois du « tiers-secteurs » (qui peuvent le plus souvent s’assimiler à des emplois domestiques), et nous y reviendrons.
On pourrait se borner à constater que la théorie du déversement est ruinée par les faits. La tendance lourde de la diminution de la quantité de travail salarié est bien reconnue par tous aujourd’hui. Malgré tous les déversements, « l’économie française n’offrait plus en 1991 que 57 % de la quantité de travail qu’elle proposait en 1856: 34,1 milliards d’heures contre 60 milliards. Alors que sur cette période, le Produit Intérieur Brut a été multiplié par 10 et la productivité par 18, il a fallu que la durée annuelle du travail chute de plus de 3000 heures à 1000 heures pour que l’emploi connaisse une légère croissance de 19 millions de personnes en 1896 à 22,1 millions en 1990 »57. Seule la baisse du temps de travail a permis un léger accroissement du nombre d’emplois. Mais on sait qu’une telle diminution a ses limites dans le capitalisme, comme cela a été rappelé au chapitre 1.
Mais il faut aussi l’expliquer. Dire qu’il y a déversement est une évidence: la production, les besoins changent et s’élargissent toujours, le rythme des innovations est croissant. De nouvelles activités se créent donc sans cesse. Mais que la société de demain produise de l’information, ou n’importe quoi d’autre, le fait est que l’augmentation de la productivité est globale, touche toutes les branches, y compris le « tertiaire » (cf. l’informatique dans les banques, etc.). Si à l’instant t1, une économie produit 1000 marchandises dans le secteur primaire avec 100 salariés, et idem dans les secteurs secondaires et tertiaires, cela fait une production de 3000 pour 300 salariés. Si à l’instant t2, se développe un quatrième secteur, mais que la productivité accrue permet de produire 1000 dans chacun des quatre avec seulement 60 ouvriers, cela fera une production de 4000, mais seulement 240 emplois au lieu de 300, malgré un « déversement » de 60.
Un même genre de raisonnement fait dire aux libéraux (reprenant la fable célèbre et cynique de Mandeville) que la productivité rendant les riches plus riches, cela augmentera leur consommation, que ce soit de domesticité (improductive) comme le disait Marx, ou de produits des industries de luxe (productives), et développera l’emploi dans ces secteurs. Mais au mieux, ces emplois ne sont qu’un transfert d’emplois perdus en plus grand nombre ailleurs, car l’accumulation de la richesse à un pôle plutôt qu’à un autre ne change rien au fait que la productivité horaire a été globalement quintuplée dans les quarante dernières années, quand elle n’était que doublée dans les 100 précédentes.
Bref, l’activité ne peut donc se déverser que dans des branches elles-mêmes de plus en plus productives, de plus en plus automatisées, et concourant à automatiser les autres (métros sans conducteurs, supermarchés sans caissières, banques sans guichets…). Quand les paysans étaient « déversés » dans les mines et les usines, quand les ouvrières étaient « déversées » dans les banques, assurances ou les premières grandes surfaces, il s’agissait encore d’activités fortes utilisatrices de main d’œuvre pas ou peu qualifiée, de travail « immédiat ». Ce n’est plus le cas pour les « nouvelles technologies » de la société informatisée, les micro-processeurs sont partout. Dans des pays économiquement attardés, comme la Chine par exemple, des centaines de millions de paysans sont chassés des terres vers les zones urbaines, comme au 19ème siècle en Europe. Mais ils n’y trouvent ni les mines ni les industries faiblement productives qui existaient alors, mais surtout le chômage.
Aussi, en réalité, les théoriciens libéraux (comme tous les autres de gauche, comme nous le verrons) ne placent pas tant leurs espoirs de croissance dans le développement de nouvelles activités que, plus globalement, dans la recherche d’une relance de la production par la seule voie possible dans le capitalisme: la valorisation du capital. Elle est la condition indispensable pour employer du travail aussi bien dans les branches existantes que dans les nouvelles qui, sans cette condition, ne peuvent non plus se développer. Elle ne peut être réalisée qu’en diminuant la part du coût salarial (Cv) dans la valeur globale des marchandises produites ou/et en augmentant l’intensité du travail, voire même la durée du travail.
Ce sont ces préconisations, vieilles comme le capitalisme, pensée unique d’un système unique, que vont mettre en œuvre ouvertement les libéraux (hypocritement, les réformistes).
La « flexibilité », leur maître mot, consiste à n’employer le salarié qu’exactement quand le capital peut l’utiliser productivement et à ne le payer que pour ce temps: stricte adaptation du travailleur aux rythmes de la machine et à son utilisation la plus intensive possible, soumission à toutes les nécessités de la valorisation du capital dans ses différentes formes (ouvertures en continu des magasins, des banques, etc.). La flexibilité est pour le travailleur ce que le « juste à temps » est pour la matière utilisée dans la production: rester au plus près possible du « zéro stock » afin que le capital n’achète rien qu’il ne puisse absorber et valoriser immédiatement. Tel est le fond des « nouvelles technologies » de la communication: supprimer les temps morts dans la circulation et la valorisation du capital tout au cours de ses métamorphoses (financier, marchandise, commercial, etc.). Ces mesures correspondent au fait qu’aujourd’hui l’importance du capital fixe est telle que c’est surtout de son utilisation maximum que le capitaliste peut espérer améliorer sa rentabilité. Nous y reviendrons plus loin à propos de la réduction du temps de travail. Remarquons aussi que, là encore, c’est bien le travail « immédiat » qui est en jeu et non le travail intellectuel. Ce qui montre que le capital sait, au moins intuitivement, lequel est directement productif de plus-value.
La flexibilité, le travail sans temps morts, juste quand il faut, les temps morts mis à la charge de l’Etat (Assedic, R.M.I., etc.), trouvent leur expression juridique dans toutes les formes de précarités du contrat de travail: CDD, stages, CES, CIE, intérim, plans « sociaux », ce sont les gouvernements de gauche qui ont le plus et le mieux œuvré dans ce sens, ces « formes particulières d’emploi » selon l’expression consacrée passant de quelques 500 000 en 1982 à environ 1 500 000 en 1996. Les deux-tiers des emplois créés en 1997 l’ont été dans l’intérim.
Un autre aspect du même phénomène est le développement du temps partiel (à salaire tout aussi partiel). La proportion de salariés concernés est passée en France de 8 % en 1980 à 16,7 % en 1997, soit environ 3,5 millions (mais 32 % des femmes actives pour 6 % des hommes). Souvent, c’est le cumul du temps partiel et d’un CDD ou d’un intérim. De la sorte, non seulement le fameux « coût du travail » diminue pour le capital, puisque la loi du 31.12.92 institue un abattement de 30 % des cotisations patronales de Sécurité Sociale, mais en même temps, l’intensité du travail augmente puisqu’un travailleur est beaucoup plus productif dans les quatre premières heures. Deux travailleurs à mi-temps valent donc beaucoup plus qu’un à plein temps pour le capitaliste. Evidemment, le CNPF et les apologistes du capital présentent les choses mielleusement. Le temps partiel serait celui du « temps choisi » (par qui? Officiellement plus de 40 % des temps partiels disent vouloir travailler plus), du temps pour des aspirations personnelles (lesquelles quand on est dans la misère?). Là encore, il s’agit essentiellement de travail non ou peu intellectuel.
Mais cela n’est pas encore suffisant aux yeux des libéraux. Puisque les chômeurs sont encore 5 à 7 millions58, c’est qu’il faut aller encore beaucoup plus loin dans la flexibilité et la baisse du coût salarial pour relancer la croissance.
Un des chantres du libéralisme, Mme Béatrice Majnoni d’Intignano, rappelle cette vieille loi du rapport social capitaliste: la production se développe là où le profit est le meilleur. Selon elle, si les U.S.A. ont moins de chômeurs que l’Europe, c’est tout simplement que la protection sociale y est inférieure de 12 à 15 %59. Le dilemme serait « soit protéger les travailleurs au risque du chômage, soit préserver les emplois, mais alors obliger les travailleurs à se qualifier ou à travailler pour des salaires de misère et pour survivre »60. Passons sur cette trivialité que Mme B.M.I. met tous les travailleurs, du cadre sup à l’employé, dans la même situation « protégée » (tous des « nantis »), qui veut simplement dire chez les gens d’en haut comme elle que ce sont ceux d’en bas qui coûtent trop chers et empêchent l’embauche. On l’excusera d’oublier qu’en tant qu’universitaire, elle fait pleinement partie des charges qui grèvent la plus-value. Mais pour l’ensemble du travail immédiat, productif, son choix est exact: chômeur ou trimeur.
Le tableau qu’elle trace est éloquent. Il montre la difficulté où en est arrivé le capitalisme pour produire la plus-value au point que même les conditions de vie les plus basses lui paraissent encore trop lourdes à supporter. En Europe, on offre « des salaires minimum élevés, des allocations chômage généreuses, des assurances maladies, des retraites précoces… Tout le mal vient de ce que les salaires minimums sont trop élevés pour l’entreprise… que les revenus minimums sont assez élevés pour décourager de travailler… »61. Encore mieux que Marie-Antoinette et son histoire de brioche! Mais même si on aimerait voir tou(te)s les B.M.I. vivre avec le R.M.I. (mais alors la bourgeoisie crierait au crime totalitaire), il est vrai qu’en Europe les minimums sont un peu moins minimum que dans le reste du monde. Alors, comme la valeur d’échange des produits s’établit nécessairement (et quoiqu’en pensent les phraseurs du volontarisme politique) au plan mondial, il faut faire « encore un effort ».
La gauche, nous le verrons, dit exactement la même chose, reconnaissant que le « secteur marchand » (euphémisme pour désigner le capitalisme) ne peut plus créer d’emplois sans que soit abaissé le « coût du travail ».
La profonde similitude des analyses est telle d’ailleurs que Mme B.M.I. en arrive au même type de proposition que les théoriciens les plus radicaux de la gauche, tel A. Gorz: l’allocation universelle ou revenu d’existence (R.M.E.), distribué à tous, chômeurs ou non. Pour B.M.I., l’allocation universelle «… assurerait le minimum vital… chaque citoyen ou résident y aurait droit, selon le principe communiste à chacun selon ses besoins… »62. Bigre! Il est vrai que les besoins des autres sont très faibles selon B.M.I. Elle estime qu’avec 1500 à 2000 F par mois, chacun l’aurait, « principe communiste » en prime. Certes, les autres revenus s’y ajoutent pour ceux qui ont travail ou fortune. Restent les « sans »! A. Gorz, et c’est sa seule différence, propose un peu plus. Nous critiquerons globalement ces propositions plus loin. Laissons pour le moment le dernier mot à M. Rocard: le capitalisme est « une société cruelle mais efficace »63. Efficace dans la cruauté en tout cas!
Avec lui, nous passons des libéraux aux réformistes, autant dire de Charybde en Scylla.
2.2 LES REFORMISTES
Les réformistes assument avec constance dans l’histoire la tâche de défendre hypocritement le capitalisme en prétendant que, grâce à l’Etat, on peut en conserver la soi-disant efficacité tout en en effaçant la cruauté. En France, le P.C. et le P.S. sont ainsi depuis plus d’un demi-siècle les principaux chantres d’un « bon capitalisme ».
Pour masquer le mieux possible l’hégémonie totalitaire du système capitaliste et apparaître comme proposant une réelle alternative, il leur faut évidemment lui porter quelques critiques. Cela se limite en général à fustiger verbalement les « mauvais » capitalistes, spéculateurs, financiers, qui ne songent qu’à s’enrichir sans laisser assez de miettes au bon peuple. Et ils promettent qu’eux seront de bons dirigeants éclairés, qui les obligeront à mieux partager. Comme ils y échouent avec une remarquable régularité (sauf en ce qui concerne les 3 P, places, planques et portefeuilles, dont ils regrettent qu’hélas on ne puisse en avoir que deux à la fois), il apparaît toujours un nouveau parti qui se prétend « vraiment de gauche » ou « à gauche de la gauche », affirmant qu’il sera, lui, plus fidèle à ses promesses, plus réformiste, avant que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets. Ce sont aujourd’hui les Verts (et les trotskystes) qui, en France, tentent de jouer ce rôle d’avant-garde du réformisme. C’est donc les analyses de leur théoricien le plus connu, A. Lipietz, que nous pourrons prendre, à titre principal, comme référence de ce courant.
En matière de chômage, il constate que le chômage augmente dès que la croissance est inférieure à 2,5 % par an. Aussi « la cause est entendue: la croissance ne peut plus vaincre le chômage. Pour ramener celui-ci à un taux de 5 %, il faudrait, cinq ans de suite, une croissance de 4 à 5 %. Seule solution: inventer un modèle de développement plus riche en emplois »64. La messe est déjà dite sur l’essentiel. Il ne s’agit pas de créer des emplois plus riches, mais simplement de créer plus d’emplois, peu importe lesquels. Inutile de rappeler l’éternelle justification réformiste: peu est mieux que rien, rien est mieux que moins que rien, et ainsi de suite.
Créer plus d’emplois va amener à proposer d’appliquer la morale du partage dans deux directions. Le partage des emplois existants par la baisse du temps de travail, la création d’emplois « sociaux » financés par plus d’impôts.
2.2.1 Diminuer le temps de travail
Puisque la croissance de la productivité s’accompagne de la diminution de la quantité de travail que peut employer le capital, la seule façon de maintenir l’emploi est de diminuer le temps de travail de chacun. Cela n’a rien de nouveau, c’est exactement ce qui se passe depuis plus d’un siècle et demi, période pendant laquelle le temps de travail annuel est passé d’environ 4000 à 1500 heures. Depuis le début de la crise, l’emploi n’a d’ailleurs pas diminué, augmentant même d’un million en France entre 1973 et 1994. Ceci parce que le temps de travail moyen annuel d’un individu y a diminué de 300 heures dans cette période65. Tout à fait insuffisant toutefois pour empêcher la montée du chômage à plus de 5 millions.
Il ne faut toutefois jamais attendre des réformistes autre chose que des propositions qui, au nom du réalisme, du possible, aillent dans le sens de ce qui se fait déjà, mais qu’ils présentent comme le fruit de leur esprit novateur et de leur volonté politique (et ils trouveront toujours quelques patrons particulièrement réactionnaires pour leur servir de faire-valoir). L’idée de diminuer le temps de travail pour partager le travail entre salariés et chômeurs est vieille comme les crises. Dès 1930, les syndicats américains réclamaient la semaine de 32 heures, et le Sénat U.S. vota les 30 heures (loi refusée par Roosevelt) le 6 avril 193366.
Dans les années 80, le must de la phraséologie en la matière a été trouvé par l’inénarrable Aznar. On pourrait selon lui être tous à mi-temps, sans baisse des salaires, pour ne pas mettre les salariés en grève, ni des profits, pour ne pas que les capitaux aillent voir ailleurs, ceci par un simple transfert des 400 milliards que le chômage coûterait à l’Etat.
L’absurdité de cette thèse était tellement évidente que même ses amis de la nouvelle gauche s’en sont écartés. Ainsi Lipietz doit convenir que le coût du chômage est largement surévalué pour les besoins de la cause. Il serait selon lui ni de 1000 milliards (selon la dernière version, de J. Nikonoff), ni même de 400 milliards, mais de 210. Et de plus reconnait-il67, ce n’est pas une somme disponible puisqu’on ne peut justement pas la transférer à un autre usage avant d’avoir créé des emplois nouveaux.
Tous calculs faits, l’éminent polytechnicien arrive au résultat que la semaine de 32 heures ne pourrait être supportable pour le capital (selon ce qu’il décrète être le « juste » profit) qu’à condition de diminuer les salaires supérieurs à 12 000 francs mensuel, et que cela ne créerait qu’un maximum de 2 millions d’emplois68. Même si ce chiffre largement exagéré était vrai, il resterait encore sur le carreau 3 à 5 millions de chômeurs, que les progrès de la productivité ne manqueraient pas de faire croitre rapidement à nouveau. Lipietz lui-même estime à 2 à 4 % ceux induits par les horaires réduits (ouvriers plus dispos, machines mieux utilisées en continu, temps de travail plus flexible), s’ajoutant aux 2 à 3 % d’augmentation annuelle normale. Soit 4 à 7 % de quantité de travail en moins à production constante, ce qui annihile en trois ou quatre ans l’efficacité de la mesure en terme d’emplois.
Car Lipietz est bien d’accord, le capital doit conserver son taux de profit. «... Il y a des conditions à une réduction réussie. Elle doit être acceptée par les salariés (leur laisser un niveau de vie inchangé) et viable pour le patronat (laisser aux entreprises une rentabilité et une compétitivité inchangée) »69. On peut douter de l’acceptation des salariés gagnant plus de 12 000 francs par mois! Quant au patronat, une rentabilité inchangée, c’est-à-dire des profits croissants en même temps que le capital engagé, il ne demande pas mieux, mais ce n’est pas aujourd’hui avec la diminution du temps de travail qu’il peut l’obtenir. Ou alors, il lui faut des compensations.
Celles-ci peuvent être salariales. Mais il les cherchera surtout en terme d’une meilleure utilisation du capital fixe (les installations, les machines) qui, comme nous l’avons déjà noté, constitue aujourd’hui le poste de loin le plus coûteux en capital. Pour la même production, une machine X utilisée 24 heures sur 24, c’est deux fois moins de capital immobilisé que deux machines X travaillant chacune 12 heures (la même valeur est produite dans le même temps mais avec un Cc plus faible, donc une pv, relative, plus grande). C’est pourquoi, les négociations sur la baisse du temps de travail s’accompagnent le plus souvent, et notamment bien sûr dans les branches à forte dominante mécanique (ou « intensité capitalistique » dans le langage des économistes), de remise en cause de l’aménagement du temps de travail dans le but de l’utilisation la plus intensive possible des machines. Travail en continu, suppression des pauses, flexibilité, etc., sont alors développés en contrepartie d’une baisse du temps de travail. Par exemple, une étude montre que déjà entre 1929 et 1976, aux U.S.A., l’industrie de transformation américaine, en relevant le temps d’utilisation de ses machines de 0,46 % par an a économisé 200 milliards de dollars, qu’elle aurait dû sinon investir pour obtenir la même production70. Chez Volkswagen en Allemagne, la semaine est passée en 1994 à 28,8 heures. Les ouvriers ont accepté une réduction de 11 à 13 % de leurs salaires. Mais aussi « les voitures peuvent être fabriquées si nécessaire en quatre équipes à horaires courts, ce qui a permis pour certains modèles de faire passer le temps d’utilisation des équipements de 3700 à 4600 heures annuelles »71. Ces nouveaux gains de productivité rencontreront évidemment les mêmes limites que celles signalées au chapitre 1, notamment en ce qu’ils aboutissent à accélérer la baisse de la quantité de travail vivant utilisée.
Mais, de plus, il faut distinguer les déclarations de principe qui se veulent rassurantes (Lipietz voulant faire croire aux gogos dont les Verts cherchent les voix que « la réduction du temps de travail s’autofinance largement »72), de la réalité qui est toute différente quand il passe aux propositions concrètes. Là, il préconise non seulement une baisse des salaires, mais aussi une assez brutale taxation supplémentaire du capital pour financer les emplois du « tiers-secteur » dont nous parlerons ci-après. Ce qui fait qu’on passe de l’objectif d’une acceptation généralisée par les salariés et le patronat à un programme concret qui mettrait tout le monde en colère. C’est bien pourquoi, une fois au pouvoir, les Verts n’appliquent pas ces propositions.
Mieux que les propositions contradictoires du théoricien, les actes de la « gauche plurielle » montrent l’inanité de sa « volonté politique » face aux réalités du capitalisme. Pour faire passer son projet, qui ne porte que sur une minuscule réduction à 35 heures, Mme Aubry a dû concéder que toute entreprise qui augmenterait l’emploi de seulement 6 % en 1998 en diminuant le temps de travail de 10 % obtiendrait 9000 F de subvention par salarié la première année, puis 1000 F chacune des quatre années suivantes. Soit un coût pour l’Etat d’environ 54 000 F par emploi ainsi créé. Et encore, l’entreprise ne s’engage sur ces emplois que pour deux ans, pouvant licencier après! Si bien qu’il ne resterait au bout du compte qu’un solde positif d’emplois d’environ 300 000 au coût final faramineux de 300 000 F de subvention par emploi73.
La « gauche plurielle » accoucherait donc, par le moyen de la réduction du temps de travail, de seulement quelques 300 000 créations d’emplois supplémentaires en cinq ans! Et ce, au travers d’un monstre bureaucratique dont elle a le secret (et qui nourrira, soyons-en sûr, de nombreux fonctionnaires qui lui sont chers). Car enfin, d’où viennent ces fastueuses subventions? D’impôts supplémentaires bien évidemment. Ce qui revient à prélever une part plus grande de la richesse sociale, produite par le travail mais qui retournera aux seuls capitalistes subventionnés, pour qui le coût salarial (Cv) sera ainsi abaissé. Deux remarques s’imposent alors.
Premièrement, il serait bien plus simple de diminuer directement ce coût salarial, comme le préconisent les libéraux (par abaissement des impôts ou des charges sociales), plutôt que de le faire par ce circuit bureaucratique qui prend aux entreprises par l’impôt pour leur rendre par la subvention.
Deuxièmement, la conséquence en sera une baisse pour les salaires, puisque les entreprises ainsi subventionnées baisseront leurs coûts salariaux, ce que les autres devront faire aussi pour mettre leurs prix à niveau.
Au bout du compte, la solution réformiste rejoint complètement la solution libérale: pour que le capital embauche, il faut « l’aider » à dégager une plus-value suffisante. Donc intensifier l’utilisation du capital fixe par la flexibilité et baisser le coût salarial (Cv). C’est la loi même du capital qui s’impose au pouvoir politique, et non l’inverse. C’est un mouvement qui n’a même pas l’apparence d’une réforme tant il est classique, constant. Avant même la loi Aubry et ses fastueuses subventions, la revue « Capital » remarquait74: « La substitution de la CSG, supportée par tous les revenus, aux cotisations payées par les seuls salariés… la fiscalisation progressives des cotisations « famille » supportées par les entreprises… l’exonération de cotisations patronales pour les salaires inférieurs à 1,33 le SMIC. Au total, ces transferts auront allégé la taxation du travail de près de 200 milliards de francs. Enorme, mais pas suffisant ».
Deux cents milliards ici, une centaine rajoutée par Aubry, mais ça ne suffit pas à relancer l’embauche! Alors il ne reste plus à nos intellectuels de gauche qu’à constater cette impuissance du « secteur marchand » et à proposer un nouveau tour de passe- passe: la création d’emplois dans un secteur « non-marchand ».
2.2.2 Le « tiers-secteur »
A la recherche éperdue de nouveaux emplois pour maintenir la paix sociale, nos théoriciens à gauche de la gauche constatent deux évidences. Premièrement, le développement des forces productives est tel que chacun devrait pouvoir vivre dans le bien être si les richesses étaient équitablement réparties. Deuxièmement, il existe de nombreux besoins sociaux non satisfaits (issus souvent des tares du capitalisme lui-même) dans des domaines tels que l’éducation, la santé, la pollution, etc. Conclusion: une meilleure répartition des richesses produites par la sphère marchande permettrait de financer des emplois « d’utilité sociale » qui, non rentables (non productifs de plus-value), se situeraient dans une sphère non marchande, ou « tiers-secteur ».
Ainsi, Lipietz explique que ce « tiers-secteur » est indispensable, car « le chômage est structurel », et qu’il ne peut être constitué que d’emplois « subventionnés en permanence »75. « Comment récupérer les laissés pour compte? Le marché seul n’apporte pas de réponse »76. Le fait que le capitalisme (le marché) n’apporte pas de réponse ne l’amène pas à s’interroger sur la valeur de ce système, mais, paradoxalement au contraire à vouloir le pérenniser par l’intervention de l’Etat. Celui-ci se chargera d’occuper les oisifs à des activités, qui seront claironnées de grande utilité car il faut calmer l’aigreur de ceux qui croient payer des impôts pour nourrir des bouches inutiles, et la colère de ceux qu’on traite comme tels.
Les modes de subventionnement de ces emplois font l’objet de propositions diverses. Mais beaucoup se rejoignent pour proposer une sorte de revenu minimum (Revenu Minimum d’Existence, allocation universelle, revenu de citoyenneté, chaque théoricien y va de son nom de baptême) qui remplacerait l’ensemble des prestations sociales et allocations diverses, le complément de coût budgétaire étant couvert par des impôts supplémentaires. En réalité, ce R.M.E. ne pourrait être que très minimum puisque « pour attribuer à chaque français un revenu d’existence de 1600 francs par mois, il faut trouver 1100 milliards… quatre fois plus que le total actuel des transferts de solidarité (allocations familiales, RMI, aide au logement, etc.) »77. Ce qui veut dire une charge fiscale insupportable pour un revenu de sous-misère (sauf pour ceux qui auraient un travail complémentaire suffisant, mais c’est justement ce qui manque!). Ce qui n’empêche pas nos ténors de droite comme de gauche (B.M.I., A. Gorz, le prix Nobel M. Friedman, et bien d’autres) de se rejoindre pour louanger cette formule, même s’ils affichent quelques divergences sur sa présentation idéologique (et sur son montant, mais prétendre arriver à 5000 ou 6000 francs par mois n’est qu’hypocrisie). Pour beaucoup, celle-ci est que ce RME serait ce que la société consent comme solidarité, pour le reste à chacun de trouver un travail.
Mais qu’y a-t-il là de nouveau par rapport à tous les « minima sociaux » déjà existants dont la cruelle insuffisance est patente? Pas seulement que tout le monde toucherait ce RME. Mais surtout que cela abaisse le salaire du montant de ce RME. Car là où un patron doit aujourd’hui offrir un salaire nettement plus élevé que les minimas actuels pour embaucher (le fameux « effet de seuil »: travailler entraine la suppression du RMI, de l’allocation chômage, etc.), demain, il n’aurait qu’à offrir un petit complément au RME, qui serait maintenu, pour que l’individu accepte un travail. C’est donc en réalité, derrière une façade idéologique de solidarité, toujours la même nécessité qui est poursuivie: l’abaissement du salaire (Cv) qui, dans le capitalisme, est un moyen essentiel pour permettre de relancer la production de plus-value et, à cette condition, d’engager du travail.
Mais l’irréalisme de ces propositions est total (et illustre parfaitement le schéma général des contradictions du système exposé au premier chapitre). Car dans la situation actuelle, la légère redistribution des richesses déjà pratiquée (les allocations diverses versées aux ménages, RMI, allocations chômage, famille, logement, dépenses de santé, etc.) implique des taux de prélèvements obligatoires (fiscaux, cotisations) que tous les économistes jugent unanimement, et à juste titre, comme un frein insupportable au développement de la croissance (de l’accumulation du capital). Multiplier cette redistribution par quatre ou plus serait aggraver une situation déjà critique. Il ne faut pas être prix Nobel pour comprendre qu’abaisser le coût du travail d’un côté en augmentant l’impôt de l’autre ne change pas grand-chose à la production de plus-value, puisque les contribuables soit consommeront moins (pour les particuliers), soit verront leurs profits amputés (pour les entreprises).
Finalement, nos réformistes une fois au pouvoir, quand ils doivent passer des paroles aux actes, ne peuvent qu’accompagner et aider le mouvement « naturel » des choses dans le capitalisme. C’est-à-dire organiser la baisse généralisée du coût du travail immédiat, tout en essayant de renforcer le capital fixe et la concentration en France des emplois supérieurs en appuyant le développement mondial du capitalisme français et l’accentuation de la division sociale du travail au niveau international.
Nous verrons dans le chapitre suivant que cette mondialisation tant décriée par la gauche et ses intellectuels est au contraire organisée et développée par elle aussi bien, sinon mieux, que par la droite. Restons en pour le moment aux emplois du « tiers-secteur ». Que peut valoir leur présentation idéologique d’emplois « d’utilité sociale », « non marchands »? Les emplois « marchands » sont eux aussi « d’utilité sociale », car ils répondent nécessairement à des besoins sociaux. On peut évidemment contester cette utilité, préconiser d’autres choix de production, d’autres façons de produire, etc., mais pas que le travail « marchand » présente nécessairement un caractère utile. Il n’y a pas de valeur d’échange sans valeur d’usage, et réciproquement, dans le capitalisme.
Réciproquement, en effet, si des besoins comme l’éducation, la propreté des espaces publics, la santé, etc., sont plus ou moins partiellement satisfaits par des emplois financés par l’impôt, cela n’implique pas qu’ils soient « non marchands ». Le « privé » peut tout aussi bien (ou tout aussi mal) s’en charger dès lors que le coût salarial est suffisamment bas pour permettre de réaliser le taux de profit « normal ». L’étatisation d’une activité n’a jamais, ne peut jamais à elle seule, effacer le rapport social capitaliste, le rapport marchand. Le « service public » est une mystification idéologique qui sert les intérêts de la bureaucratie syndicale, d’une certaine « aristocratie » ouvrière, et nourrit le mythe de l’Etat (« l’intérêt général »).
Le « tiers-secteur » n’a rien d’original quant aux activités qu’il recouvre, sauf qu’il s’agit de « petits boulots » précaires et mal payés. Qu’ils soient payés directement par l’Etat (comme les 350 000 emplois Aubry qui sont en réalité des emplois au rabais, précaires, dans des activités jusque là protégées par le statut des fonctionnaires). Ou qu’ils soient subventionnés par lui (entreprises et associations faisant écran comme gestionnaires sous-traitants assurant des services de propreté, d’aide aux personnes âgées, de formation, etc.). Dans tous les cas, il ne s’agit jamais de rien d’autre que de développer des emplois insipides et médiocres à coût salarial abaissé. On est exactement dans la même logique que celle des libéraux qui affirment que si le travail peu qualifié (qui constitue évidemment le gros des chômeurs) ne trouve pas à s’employer, c’est qu’il est encore trop cher pour permettre un profit suffisant. Dès qu’on abaisse ce coût (et le seuil des minimas sociaux), comme aux USA ou en Angleterre, on stimule effectivement la création de « petits boulots » qui « valent toujours mieux que rien ».
Evidemment, les défenseurs du « tiers-secteur » jurent leurs grands dieux que ces emplois n’ont rien à voir avec les « petits boulots » minables qui se sont développés aux USA et en GB. La vérité éclate pourtant très facilement dès qu’ils abordent le concret. Ainsi Lipietz cite comme exemples: la salarisation de tâches domestiques (repasseuse), les travaux d’entretien des cités, des emplois de cantonniers (débroussaillage des routes, des berges, des forêts), etc. Mais il s’insurge qu’on puisse lui faire observer qu’il ne s’agit là que de tâches domestiques. « Je suis exaspéré par les gens qui taxent tous les emplois de proximité de petits boulots, comme si travailler chez les autres était forcément un petit boulot… Mais cela traduit un mépris sous-jacent de ce que leur mère a fait pour eux! Car c’est bien de cela qu’il s’agit: s’occuper d’eux, les surveiller, les torcher, les rassurer, c’était un petit boulot? »78. Lipietz a beau en appeler aux sentiments filiaux (à moins qu’il ne s’agisse d’une nostalgie œdipienne), torcher les gosses (ou les vieux) des autres est certainement à la fois fort utile et un fort médiocre travail. Ce ne sont d’ailleurs jamais des gens de sa caste qui travaillent « chez les autres » ou à « proximité » d’eux, mais plutôt des femmes sans qualification, souvent immigrées. Eux restent bien sûr dans les emplois des « hautes sphères ».
Le « tiers-secteur » dont il est un des ardents protagonistes aboutit bien, finalement, à développer cette société « en sablier » à laquelle il prétendait pourtant opposer, dans son dernier livre, une société « en montgolfière », ventrue d’une nombreuse classe moyenne. Image pour image, il fait irrésistiblement penser au patron qui, dans le film « Les trois frères », dit à celui qu’il licencie: « une société, c’est comme une montgolfière, pour monter, il faut lâcher du lest ».
Tous les tenants du « tiers-secteur » aboutissent au même type d’emploi, genre pion-éducateur-surveillant de cantine, agents de sécurité et sous-flics, trieur de déchets pour leur recyclage, aide aux personnes âgées, employés plus ou moins saisonniers dans l’hôtellerie-restauration (une mine paraît-il: « Thomas Piketty, économiste au CNRS, a mis en lumière que le poids excessif des prélèvements sociaux sur les emplois peu qualifiés aurait contribué à priver la France d’un million d’emplois dans l’hôtellerie et la restauration en comparaison avec les Etats-Unis »79, toujours la même nécessité du capital concernant le travail immédiat, peu qualifié, et là, il n’y a pas danger de délocalisation! C’est bien la loi interne du capital qui joue).
Un autre exemple d’encouragement aux boulots domestiques est le cadeau de 25 000 francs par an que la gauche plurielle accorde aux bourgeois qui veulent bien en utiliser. Ce qui rejoint tout à fait l’observation de Marx rappelée ci-dessus qu’avec l’augmentation de la richesse à un pôle, se développent les emplois de domestiques, et ceux dans les industries, commerces et loisirs de luxe, à l’autre pôle (les chantiers navals français ne vivent que de paquebots de luxe, les ports de pêche bretons sont transformés en parkings à yachts, les plus grandes industries mondiales du luxe sont françaises, etc.).
Donc d’une façon générale, on voit bien que le « tiers-secteur » n’est qu’une extension de la sphère marchande, suivant tout naturellement le mouvement du capitalisme qui est justement, pour pouvoir valoriser une masse toujours croissante de capitaux, de faire rentrer dans ce rapport de valorisation tous les secteurs de la vie (comme tous les lieux du monde). Il détruit sans cesse, depuis ses origines, toutes les activités autarciques, familiales, artisanales, privées, pour les faire rentrer dans les formes marchandes, effectuées dans un rapport salarial. Il n’est pas jusqu’aux activités les plus personnelles qui ne soient devenues « marchandes », comme de pisser (dans une sanisette), faire ramasser les crottes de son chien (par une moto-crotte), ou encore le ménage, la cuisine, la vaisselle, que dès l’école, les jeunes s’habituent à se faire servir par des domestiques salariés! Il n’est pas jusqu’à l’air pur, la mer, le soleil, qu’il ne faille aujourd’hui acheter à un « tour operator » ou autre marchand qui s’est approprié l’endroit le meilleur pour en jouir. Il n’est pas jusqu’aux organes vitaux, au sang, aux yeux, aux cœurs, aux grossesses, aux enfants mêmes, qui ne soient l’objet de trafic marchand.
Tout s’achète et tout se vend, le « tiers-secteur » entre entièrement dans cette extension de la sphère marchande à tous les aspects de la vie.
Tout autre chose est de dire que la plupart de ces petits boulots se développent hors des secteurs de la production proprement dite. Que, quand bien même ils répondraient à de réels et profonds besoins, ils n’ont pas pour effet un enrichissement (au sens strict) de la société capitaliste. Ils sont, globalement, une dépense, quelque soit leur utilité de principe parfois évidente (comme l’enseignement, la santé, etc.). Pour la société capitaliste, il s’agit de « faux-frais », d’une dépense qui vient en déduction de la plus-value globale (produite dans les secteurs comme l’agriculture, l’industrie, les transports, etc.). Evidemment, chaque entreprise de service, labellisée « tiers-secteur » ou pas, met en œuvre un certain capital et des travailleurs qui, faisant face à ce capital, effectuent un surtravail. Mais celui-ci n’est pour ce capital particulier que le support qui lui permet de s’approprier une part de la plus-value globale, selon un mécanisme complexe de péréquation que Marx a bien décrit (pour le commerce, la banque, etc.) et qui ne peut pas être redit ici. Pour reprendre simplement une image connue, deux femmes qui faisaient le ménage chez elles se salarient pour que chacune le fasse chez l’autre: elles créent deux emplois de service, mais aucune richesse supplémentaire. De même pour tous les emplois de service. Ils peuvent permettre des enrichissements particuliers, un hôtelier par exemple peut pomper une part de la fortune des riches et devenir une grosse entreprise, mais ils ne seront jamais directement producteurs de plus-value. Comme cela a été montré ci-dessus, les emplois « Robien », « Aubry », ou autres sont des dépenses financées par l’impôt, donc prélevées sur l’emploi productif et à son détriment.
2.3 REFORMISTES ET LIBERAUX
Il apparaît donc clairement que loin de s’opposer, libéraux et réformistes, droite et gauche, se rejoignent sur l’essentiel: pour créer du travail, il faut abaisser le coût salarial. Nous avons vu dans le premier chapitre les causes de cette « pensée unique » (la production de plus-value) en même temps que les impasses où elle mène nécessairement à terme. Nous verrons dans le troisième que la « mondialisation » si souvent invoquée par les intellectuels de gauche et de droite pour expliquer ces impasses catastrophiques n’est qu’un bouc émissaire plus ou moins commode.
Que ce soit les mesures de réduction du temps de travail (lois Robien, Aubry), ou celles concernant un revenu minimum, ou encore celles subventionnant des emplois (estampillés parfois non marchands pour mystifier les gogos), le point commun et le fond de l’affaire sont qu’elles aboutissent toutes à diminuer le coût salarial des travailleurs les moins qualifiés. C’est en effet la « meilleure » façon pour freiner la mécanisation et les pertes d’emplois, en rendant l’usage de la machine moins intéressant. Mais alors, c’est la consommation qui ne se développe pas. On sait, par exemple, que le solde positif de la balance commerciale de la France est dû essentiellement à la baisse relative de la consommation intérieure. Chaque pays poursuivant les mêmes buts, cela conduit à la crise mondiale.
Ce que reprochent les libéraux aux réformistes, c’est leurs moyens étatiques d’abaisser les coûts salariaux. Au lieu de prélever d’un côté de la valeur par l’impôt et de la redistribuer de l’autre par la subvention, il serait plus simple de diminuer directement l’impôt et les charges sociales. Ainsi joueraient les « libres » lois du marché plutôt que l’arbitraire décision bureaucratique toujours moins efficace et plus coûteuse puisqu’elle nécessite l’entretien d’une pléthore de fonctionnaires.
Mais la méthode de la gauche n’est pas seulement fondée sur le fait que les fonctionnaires sont une de ses bases électorales la plus solide. Plus encore, elle permet de consolider le pouvoir de la bourgeoisie dans son ensemble en renforçant le mythe de l’Etat garant de l’intérêt général. Toute l’astuce des réformistes consiste en effet à camoufler derrière ce label des manœuvres qui ne servent que les intérêts du capital en général. Ils présentent sans cesse l’Etat comme l’instrument du pouvoir du peuple qui limiterait les intérêts privés des gros capitalistes en redistribuant les richesses. C’est pourquoi ce système de vases communicants est intéressant: pour conforter cette idéologie. En effet, l’Etat y apparaît comme celui qui redistribue, alors même que la richesse qu’il prélève est produite par le seul travail et sert à valoriser mieux le seul capital. Cette mystification, tant qu’elle dure, permet le maintien du régime démocratique, c’est-à-dire du pouvoir bourgeois camouflé. Mais elle est aussi à la base de l’idéologie fasciste quand la crise fait apparaître l’impuissance de l’Etat et naître l’exigence qu’il soit puissant, qu’il décide, qu’il commande à l’économie, comme l’idéologie démocratique a fait croire qu’il devait et pouvait l’être.
Déjà à droite comme à gauche, de plus en plus nombreux sont ceux qui, obligés de constater que toutes ces mesures prises pour développer un travail moins bien payé ne suffisent pas à résorber le chômage, se demandent pourquoi l’Etat est ainsi impuissant à commander à l’économique de servir « l’intérêt général », comme c’est son rôle illusoire dans l’idéologie bourgeoise. Ils partent à la recherche de ce qui empêche ainsi la volonté politique de se manifester. Et alors, ils ne peuvent trouver que des boucs émissaires, tels l’immigration et, plus généralement, la mondialisation qui désarmerait la nation.
Nous allons donc être obligé de faire un bref détour pour examiner ce nouveau Satan, afin d’établir que non seulement, il n’est pas le responsable si complaisamment désigné de la destruction du travail salarié dans les métropoles, mais que ce sont les Etats qui construisent eux-mêmes ce que ses apologistes présentent ensuite comme un monstre qui les dominent et les désarment.
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CHAPITRE 3. UN BOUC EMISSAIRE: LA MONDIALISATION
Pour une grande partie de l’élite bourgeoise, du PC au FN, la mondialisation de l’économie serait le grand responsable de la débâcle. A cause d’elle, les Etats ne seraient plus maîtres des décisions économiques, les grandes firmes internationales échappant à leur autorité en se jouant des frontières, baladant leurs capitaux d’un bout à l’autre de la planète, délocalisant les entreprises, déchaînant la spéculation et ses bulles financières qui éclatent périodiquement en krachs boursiers.
Marchés, mondialisation, spéculation, bulles financières, krachs, le monde de l’élite intellectuelle bourgeoise est peuplé de noms, qui n’expliquent rien, mais jouent le rôle de monstres mystérieux déclenchant des cataclysmes et dirigeant la planète à leur guise. Depuis la célèbre main invisible de Smith, cette langue de bois est l’ultime « explication » que ces gens peuvent fournir pour rendre compte de la situation. On nage en plein fétichisme: que désignent précisément ces mots, d’où sortent ces monstres, d’où vient leur force? Ils n’en savent tout simplement rien, préférant d’ailleurs ne pas le savoir plutôt que de remettre en cause leur situation sociale.
Nous allons donc examiner un moment ce qu’ils disent de la mondialisation. Nous verrons ce qu’il y a derrière ce mauvais fétiche. Que loin d’être une cause, c’est d’abord une conséquence; loin d’accroître le chômage dans les pays développés, elle le freine; loin d’être source d’un dépérissement de ces pays, elle est facteur de leur croissance; loin d’y être un facteur d’appauvrissement du travail, elle y concentre les tâches les plus qualifiées; loin d’être l’ennemi de la volonté politique et des Etats, elle est très largement créée et développée par eux. Nous verrons qu’elle n’est que le mouvement du capitalisme (extension mondiale, développement de la division du travail à cette échelle, accumulation de capital circulant sous la forme argent et n’arrivant plus à quitter cette forme, etc.), et s’explique très simplement dès lors qu’on se réfère aux lois internes de ce système mises à jour par Marx.
3.1 LA MONDIALISATION ET LE TRAVAIL
Pour admettre que la mondialisation ne crée pas le chômage dans les pays développés, il suffit d’observer que la part des échanges entre ces pays (de l’OCDE) et le reste du monde s’est élevée à 3,52 % de leur PIB en 1994 contre 2,60 % en 1972. « Soit une progression d’un peu moins de 1 % sur une vingtaine d’années. Difficile d’accuser ce 1 % du choc survenu dans les années 1980 en Europe ou aux Etats-Unis »80. Bien au contraire, l’accroissement mondial des transactions crée des emplois dans les pays dominants. Par exemple, transformés en équivalent emplois, le solde positif des exportations sur les importations serait en France de 120 000 emplois en 1995, et sur le total des sept années précédentes « la progression des exportations a fait gagner 800 000 emplois »81.
Donc si on veut absolument que la mondialisation, plutôt que le rapport social capitaliste, soit responsable du chômage, ce ne pourrait être vrai que dans les pays dominés. Là, à leur tour, un siècle après l’Europe, les masses paysannes sont arrachées à la terre et poussées vers les villes. Ce sont elles aujourd’hui dont la masse fixe la valeur sociale mondiale de la force de travail simple, déqualifiée. Et cette valeur s’impose nécessairement, suivant la loi permanente du capitalisme, contre laquelle la volonté politique ne peut s’élever, sauf à détruire le rapport capitaliste lui-même.
En la matière, les délocalisations sont les arbres qui cachent la forêt. On observe en effet que si les investissements à l’étranger augmentent rapidement (les investissements internationaux croissants d’environ 15 % par an depuis 1985, quatre fois plus vite que le PIB des pays de l’OCDE), 80 % de ces délocalisations se font entre pays riches eux-mêmes (Amérique du Nord, Europe, Japon). Et si certains secteurs à forte intensité de main d’œuvre non qualifiée sont plus particulièrement touchés, comme le textile-habillement, les économistes observent tous que cet impact est globalement assez faible. Par exemple, seulement quelques 3 % des emplois non qualifiés détruits en France l’auraient été par la concurrence des pays à bas salaires, mais 15 à 20 % à cause du commerce général tous pays confondus82. « Aux Etats-Unis, on estime que la hausse des importations en provenance des pays du Sud a détruit environ 6 % des emplois non qualifiés de l’industrie manufacturière. Or l’industrie manufacturière elle-même ne représente que 18 % de la force de travail américaine »83 (6 % de 18 % = 1,8 % du total des emplois).
Le premier résultat de l’extension mondiale du capitalisme n’est pas la perte d’emplois, mais l’accentuation de la division sociale du travail et des inégalités entre pays dominants et pays dominés. Le travail qualifié, riche, complexe, se concentre dans les pays dominants, tandis que le travail moins qualifié se concentre dans les pays dominés. Ce n’est qu’une amplification d’un mouvement qui date des débuts du capitalisme, avec les colonies vouées à produire des matières premières pour la métropole. Ce n’est nullement une situation nouvelle qui, expliquant la crise actuelle, permettrait de la résoudre en retournant à un nationalisme désuet et aux barrières douanières.
Obligés de constater que la mondialisation est très favorable aux pays dominants, dont la France, en terme d’emplois aussi bien que d’enrichissement, les intellectuels bourgeois vont alors l’accuser d’autre chose. En quittant les frontières, le capital (qui est pour eux « l’économie ») échapperait au pouvoir de l’Etat. De sorte qu’il (ou elle) retournerait à une sorte d’état primitif, sauvage, non civilisé par un pouvoir politique l’obligeant à la solidarité. Pour l’idéologue de gauche, « l’économie » qui échappe au pouvoir de l’Etat est mauvaise, se livre à la « spéculation » au lieu d’investir productivement, recherche le profit au lieu d’enrichir la société, devient purement financière, transformant le monde en un vaste « casino » où règne « l’argent-roi » dont la puissance se substituerait ainsi à celle du citoyen, du politique, de l’Etat, de la Nation.
Ce genre de raisonnement qui trône dans les colonnes des revues les plus intellectuellement à gauche, tel Le Monde Diplomatique en France, est évidemment purement fétichiste. Mais il ne suffit pas de critiquer ce fétichisme de l’Etat-Nation. Il faut montrer l’action concrète de l’Etat sur « l’économie », montrer qu’elle est exactement le contraire de ce que prétendent ses apologistes. Dans le domaine que nous examinons ici, nous allons voir que l’Etat du capitalisme est toujours un agent actif, et même le plus actif, de cette mondialisation et « financiarisation » de l’économie. Nos théoriciens de la gauche de la gauche nagent alors en pleine contradiction. Ils invoquent la mondialisation pour expliquer son impuissance à soumettre l’économie à l’intérêt général, alors même que leur prétendu sauveur suprême, l’Etat, ne cesse de pousser et d’organiser cette mondialisation.
3.2 LA MONDIALISATION ET L’ETAT
Loin d’être unilatéralement soumis aux diktats de quelques « World Companies », les Etats ont au contraire toujours soutenu et organisé leur expansion mondiale. Les Etats marchands antiques (phéniciens, grecs…) ont fondé des empires commerciaux par la guerre. Au 12ème siècle, Venise inaugure un début de « mondialisation » entre l’Orient et l’Occident, et développe la circulation de l’argent et le crédit. Le capitalisme proprement dit prend son essor en Europe au 16ème siècle sur la base des Grandes Découvertes et de la colonisation des Amériques84.
Pour Le Monde Diplomatique, grand apologiste de l’Etat et constant pourfendeur de la mondialisation, elle aurait « commencé le 9 novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin, ou en 1991, lors du ralliement de Gorbatchev à la croisade américaine dans le golfe arabo-persique ou encore le 8 décembre 1991, lors de la dissolution de l’Union Soviétique… »85. Bref, à la fin du 20ème siècle.
C’est absurde, la mondialisation n’est absolument pas ce phénomène nouveau qui expliquerait que le pouvoir politique soit plus démuni aujourd’hui qu’hier. Dès 1848, le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels disait: « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour… », etc. Même un professeur à la Sorbonne, Mr. J. Marseille, est capable aujourd’hui d’observer: « En 1913… la France exporte 15 % de son PIB, chiffre qui ne sera dépassé qu’en 1978… Les exportations annuelles de capitaux s’élèvent alors à plus de 1 milliard de francs, soit près de 20 milliards de francs actuels, un chiffre largement supérieur aux capitaux que la France transfère aujourd’hui à l’étranger (12,8 milliards en 1995) ou qu’elle reçoit (15,8 milliards)… Autant dire que si la question de la mondialisation a pris, depuis quelques années, tant d’importance, envahissant les discours et les images médiatiques, c’est moins par défi de la nouveauté que par ignorance du passé »86. Le FMI décrit ainsi la situation d’avant 1914: « A leur apogée, les sorties nettes de capitaux de la Grande Bretagne représentaient 9 % du PNB et étaient presqu’aussi élevés pour la France, l’Allemagne, les Pays Bas. Cela est à mettre en parallèle avec les excédents actuels de 4 à 5 % du PIB enregistrés par les balances des transactions courantes japonaises et allemandes au milieu et à la fin des années 80 »87.
Bref, dire que la mondialisation n’a rien d’un phénomène original qui expliquerait une soudaine impuissance des Etats à dominer « l’économie » est tout à fait banal. Ce qui est plus caché, c’est que ce sont eux qui l’organisent au premier chef, ainsi que la « financiarisation » qui va de pair. C’est que, comme K. MARX l’a établi, le capitalisme étant accumulation pour l’accumulation nécessite un élargissement constant de la production et de la consommation. « La tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même de capital »88.
L’élargissement géographique en est un premier moyen, et l’origine même du capitalisme coïncide avec la colonisation du monde. Ce sont les Etats qui financèrent, essentiellement par l’emprunt, les conditions de l’exploitation de ces empires coloniaux par le capital (subventions et avantages financiers aux grandes compagnies coloniales, prise en charge des infrastructures nécessaires telles que routes et chemins de fer, dépenses militaires et administratives, etc.). Ce rôle actif des Etats n’a cessé de croître, et les guerres récentes pour le contrôle des mines au Zaïre, du pétrole au Moyen-Orient, etc., en montrent bien l’actualité permanente. Aujourd’hui, la dette publique va jusqu’à servir aussi à donner de l’argent (et des pots de vin) aux pays étrangers afin qu’ils achètent les produits des capitalistes nationaux. Ainsi le contribuable paie pour que Thomson vende des frégates à Taiwan, tout en enrichissant quelques intermédiaires, ministres, et éventuellement leurs maitresses au passage.
Or ce qui est caché là, c’est le rôle de cette dette publique dans le développement du capital financier, c’est-à-dire de ces masses d’argent gigantesques qui circulent dans le monde sous formes monnaies ou titres sans être directement attachées à un capital productif, formant ces fameuses « bulles » qui explosent périodiquement en krachs boursiers et monétaires, qui sont le capital de la « spéculation », celui qui, jouant sur la hausse ou la baisse de telle ou telle marchandise (monnaie, matière première, titres, etc.) semble faire de l’argent à partir seulement de l’argent, sans s’investir productivement, le type même du « mauvais » capital selon la gauche.
La dette publique est pour l’essentiel financée par l’emprunt auprès des banques qui drainent l’argent des particuliers, tout en prélevant leur dîme au passage (et déjà au 18ème siècle, des auteurs se lamentaient à propos de « l’apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents de change, brasseurs d’affaires et loups cerviers »89).
Or toutes ces dépenses, que la dette publique finance, ne correspondent directement à aucune activité productive de l’Etat. Ce sont… des dépenses. Et ce sont les impôts qui permettent de rembourser le principal et les intérêts de ces emprunts. D’où la cinglante ironie de Marx: « la seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique »90. Il paraît que Mr. le ministre des Finances Strauss-Kahn « juge la progression de la dette publique inacceptable puisqu’une partie de plus en plus importante des impôts finit dans la poche de ceux qui prêtent à l’Etat, au lieu de financer des dépenses utiles. En 1980, ces intérêts représentaient 5 % des recettes fiscales. Ce chiffre est passé à 12 % en 1990 et à 20 % en 1998, soit plus de 300 milliards de francs par an »91. Comme tous ses prédécesseurs, il fait croire aux contribuables qu’il juge inacceptable qu’ils paient pour que le capital fasse les profits nécessaires à son fonctionnement, mais il ne peut faire autrement qu’accroitre la dette qui est de plus en plus indispensable à sa valorisation.
Pour l’ensemble des pays de l’OCDE, la dette publique est passée de 40,6 % du PIB en 1980 à 70 % en 1995 (et encore cette dette « explicite » ne tient pas compte de nombreuses dettes « implicites », tel que les engagements de retraite non couverts par des actifs qui représenteraient 100 à 250 % du PIB!)92. Les Etats et autres institutions publiques sont les premiers emprunteurs sur les marchés nationaux comme à l’échelle mondiale.
Or à la dette publique correspondent des titres d’Etat (obligations, bons du trésor, etc.). Dans le jargon financier, c’est la « titrisation » de la dette. Pour leurs détenteurs, particuliers ou banques, ces titres ne sont rien d’autre que du capital-argent, donnant droit à intérêt comme tout capital, mais pouvant être acheté ou vendu à tout moment. Cette masse de titres de crédit ne correspond directement à aucun capital productif: c’est du capital « fictif », apparemment détaché des soucis de la production (un capital qui semble donc ne parcourir que le chemin A-A’ sans avoir à passer par la difficile métamorphose en capital-marchandise M). Cette masse énorme circule sous forme argent, sous forme « financière ». L’argent qui rapporte de l’argent en dormant, c’est d’abord en premier lieu cette dette publique, et c’est l’impôt qui finance le « profit » (ou intérêt) de ce capital financier.
Certes, il y a d’autres circuits qui alimentent aussi la formation d’un capital financier. Ce sont par exemple les masses de plus-value qui ne parviennent à se réinvestir productivement. D’une façon plus générale, c’est le développement inouï du crédit sous toutes ses formes qui démultiplie le capital en circulation (favorisant dans un premier temps la consommation). K. Marx faisait déjà remarquer, à une époque où ce phénomène était bien moins développé: « Avec le développement du capital productif d’intérêt et du système du crédit, tout capital semble doubler, voire tripler par suite des modalités sous lesquelles le même capital ou la même créance se présente dans différentes mains »93. Par exemple, une société peut vendre son capital une première fois à des actionnaires, puis emprunter à un banquier en gageant la partie fixe de ce même capital, puis obtenir un crédit de ses fournisseurs sur sa partie circulante, tandis qu’à leur tour, le banquier, le fournisseur, les actionnaires peuvent eux-mêmes escompter les titres qu’ils ont reçus en échange. Ou encore cette remarque de M. Aglietta constatant que dans un groupe ayant plusieurs filiales, « un même capital peut couvrir simultanément les exigences de capitalisation de la maison-mère et d’une de ses filiales et même éventuellement de la filiale de la filiale »94. Ainsi une masse énorme de titres financiers circulent qui ne constituent que du capital « fictif ». Les économistes avouent alors pudiquement que les « fondamentaux » ne sont plus respectés.
Mais là encore, tout ce système de crédit ne tient, tant bien que mal, que grâce aux Etats et à la dette publique. Car non seulement l’essentiel des capitaux financiers ne trouvent à se rémunérer que par l’impôt, en se plaçant en titres d’Etat (dont la masse fixe d’ailleurs les taux d’intérêt mondiaux), mais ce sont encore les Etats qui interviennent quand, bientôt, faillites bancaires et krachs viennent manifester la fiction de ces capitaux. Des détenteurs de titres la ressentent plus ou moins et doutent tout d’un coup de leur valeur. Ils veulent s’en débarrasser les premiers au plus vite pour en tirer le meilleur prix et déclenchent alors évidemment un mouvement similaire de panique chez tous les autres (comme déjà à l’époque de Laws, puis un peu plus tard des assignats). Alors ce sont les Etats qui, que ce soit via des institutions internationales comme le FMI, ou directement comme dans le cas du Crédit Lyonnais en France, de la Continental Illinois ou des Caisses d’Epargne aux Etats-Unis, viennent injecter des centaines de milliards pour « éteindre l’incendie » qu’ils ont eux-mêmes largement contribué à allumer. Ils sont « prêteurs en dernier ressort » comme disent les économistes. « Ils », c’est-à-dire encore les « peuples modernes », la dette publique finançant le remboursement des crédits privés. Par exemple dans l’actuelle « crise asiatique », l’Etat japonais a injecté déjà 1305 milliards de francs pour que les banques puissent effacer pour autant de mauvaises créances, et il en resterait encore le double dont moins de 20 % ont des chances d’être recouvrables95. L’action du F.M.I. consiste systématiquement à faire payer par les masses populaires le remboursement des fonds qu’il apporte pour étouffer les krachs financiers. Par l’augmentation de la pression fiscale, la diminution des dépenses sociales, l’augmentation des taux d’intérêts, etc. (Pour l’anecdote, les dettes que le peuple indonésien est ainsi appelé à éponger se montent à 40 milliards de dollars, soit l’équivalent de la fortune que le clan Suharto a amassé quand il était au pouvoir).
On ne peut quitter ce terrain du capital fictif sans dire un mot de son accroissement exponentiel ces dernières années via les « produits dérivés ». Ces « produits » (titres) financiers sont dits dérivés parce qu’ils ne portent pas sur des achats ou ventes d’actifs, mais sur des évènements pouvant affecter ces actifs, essentiellement des variations de cours (de matières premières, de taux de change, de taux d’intérêts, d’actions, etc.). Il s’agit d’une sophistication du système de la vente (ou achat) à terme qui permet, sans avancer un centime, de vendre (ou acheter) à un terme fixé, une action qu’on achète (ou vend) fictivement aujourd’hui pour un prix qu’on pense être inférieur (ou supérieur) à ce qu’il sera au terme fixé: on n’a plus qu’à empocher (ou débourser) la différence. Les contrats sur les variations de tous les titres financiers, les monnaies, les taux en tous genres, les cours des matières premières, etc., se sont multipliés, et même sur les variations des variations. Ce n’est ni plus ni moins qu’un système de pari, un gigantesque loto boursier, où des gains (mais aussi des pertes) fabuleux peuvent être réalisés par des « golden boys » pour des mises très faibles. « En 1995, l’encours notionnel sur produits dérivés dépassait 27 000 milliards de dollars contre 5700 en 1990 »96. Les paris (spéculation) sur le marché des monnaies ont « connu une progression de plus de 1500 % en 15 ans ».
Au total, on arrive ainsi à des sommes de capitaux financiers qui représentent plusieurs dizaines de fois la valeur des actifs réels telle qu’elle est estimée par les dirigeants d’entreprises eux-mêmes (valeur par action). Il s’agit évidemment, comme tout système de paris, d’un jeu à somme nulle: ce que les uns gagnent, d’autres doivent tôt ou tard le perdre. Mais ici, les pertes sont, comme rappelé ci-dessus, pour la plus large part assumées par les Etats, « prêteurs en dernier ressort », qui maintiennent de la sorte le gonflement de la masse de ces capitaux.
Avec la « financiarisation » de l’économie, le capital semble être dans toute sa pureté: l’argent (sa forme la plus universelle, la plus abstraite) rapporte de l’argent. La réalité est toute autre: incapable de se valoriser dans la production, le capital devient fictif en s’en détachant de plus en plus sous forme d’un monceau de titres divers « dérivés » les uns des autres. Ce qui importe ici de noter pour conclure sur ce point, c’est le rôle majeur, direct et essentiel des Etats dans les deux faces de la « mondialisation », l’extension géographique du capitalisme et sa « financiarisation ». La dette publique est le moyen de ce mouvement en ce qu’elle en assure le financement, crée le capital financier, et en garantissant sa rémunération, assure celle du capital en général dont elle fixe en quelque sorte le « taux de profit minimum garanti ».
Mais il n’y a là strictement rien de nouveau depuis les origines du capitalisme qui pourrait permettre d’expliquer la crise actuelle et de la surmonter par des mesures spécifiques.
C’est donc très frauduleusement que les réformistes présentent la mondialisation comme la cause d’une soudaine impuissance des Etats à diriger l’économie dans le sens d’une répartition plus équitable des richesses. Rifkin reprend le thème éculé des « multinationales » qui « dépassent » l’Etat-Nation et le rendent incapable de réaliser « le contrat social ». Lipietz dénonce: « les capitaux anonymes qui écumant la planète sont devenus les gendarmes et les gouvernements sont devenus les malfaiteurs »97. Mais les gouvernements développent eux-mêmes ces capitaux « anonymes » (il veut dire par là apatrides, cosmopolites). Et ils ne pourraient d’ailleurs strictement pas faire autrement, car réduire la dépense publique, ne plus garantir les crédits et les taux d’intérêt, supprimer subventions aux exportateurs et pots de vin aux clients, serait faire immédiatement tomber le pays dans la récession (on le voit bien avec les fameux « critères de Maastricht » limitant à un « maximum » de 3 % du PIB le déficit budgétaire, ce qui aboutit quand même à une augmentation de la dette publique, ce qui n’empêche pas nos intellectuels de gauche de proclamer la nécessité de le dépasser, ce qui sera fait de toute façon).
3.3 DE L’IMPUISSANCE DE L’ETAT A SA PUISSANCE
L’intellectuel de gauche s’imagine toujours qu’il est possible de séparer le « bon » capital, celui qui prenant la forme de capital fixe lui paraît être la source de la richesse (et des emplois) et avoir droit à un « juste » profit, du « mauvais » capital qui, restant sous la forme de capital financier, argent, lui paraît ne rien produire et donc recevoir un profit immérité dont l’origine serait honteuse: la spéculation ou la rente.
On touche là au comble du fétichisme. Non seulement le réformiste prend ainsi le capital pour une de ses apparences chosifiée (les usines, machines, etc.), mais il s’imagine que c’est lui qui produit le profit, ou au moins qui y contribue, alors que ce sont les hommes seuls. Non seulement, il ignore que le capital n’est qu’un rapport social d’appropriation, qui prend la forme de choses diverses (argent, marchandise, salaire, profit, etc.) suivant les différentes phases du parcours de sa valorisation, mais il ne voit pas que l’argent en est la forme la plus générale, l’alpha et l’oméga, aussi bien du point de vue de la généalogie (historiquement, le capital a d’abord été marchand, commercial et bancaire) que de son mode d’existence (A étant investi pour devenir A’). Quant au développement du capital « spéculatif », du capital fictif, nous avons vu, dans ses grandes lignes, le rôle essentiel de l’Etat dans cette affaire.
Il est évidemment absurde de vouloir que le capital n’existe que sous certaines de ses formes et pas sous d’autres, car elles sont entièrement interdépendantes et s’alimentent les unes les autres. Et tout gouvernement qui prétendrait éliminer la spéculation, en interdisant ou en imposant fortement la rémunération du capital-argent par exemple, ne ferait qu’effrayer le capital en général, entrainant la fuite des capitaux et la débâcle économique.
Que les réformistes proposent sans cesse de moraliser les individus, le capital, la société, est dans leur rôle antique de mystificateurs. Et on sait ce qu’il en est de leurs propres vertus comme de leurs actes. L’important n’est pas là. Il est plutôt dans les arguments qu’ils doivent fournir à leurs gogos d’électeurs pour leur expliquer pourquoi ils ne parviennent pas à réduire le chômage, à partager équitablement le travail et les richesses. Or ayant affirmé et martelé sans cesse, confortant des sentiments superficiels et illusoires, mais répandus, que l’Etat est la puissance des individus sur les choses, il leur faut donc expliquer son impuissance constatée. C’est là qu’intervient le fétiche mondialisation. Le remède est alors évident. Il faut rétablir l’autorité de l’Etat en protégeant la Nation du « diktat des marchés », de cette finance mondiale sans patrie, anonyme, cosmopolite. C’est la logique de la « préférence nationale » qui pare le capitalisme national de toutes les vertus. L’ennemi est dans l’apatride, le mondial, l’étranger.
La préférence nationale est, par exemple, ouvertement préconisée par Lipietz quand il réclame une « économie autocentrée »98, allant jusqu’à s’inspirer des échanges primitifs et autarciques, usant d’une monnaie qui n’a cours qu’entre voisins (du type SEL), pour préconiser l’usage d’une monnaie inconvertible comme moyen d’empêcher des échanges avec l’extérieur (système utilisé par les régimes fascistes d’avant guerre notamment). Il préconise en outre l’extension de la TVA, avec l’argument que cet impôt a un caractère protectionniste, étant déduit pour les exportations, mais ajouté pour les importations. Le caractère socialement inique de cet impôt indirect ne le gêne par contre pas. Il veut aussi renforcer le monopole des pays développés sur le travail « à forte valeur ajoutée », c’est-à-dire laisser le « privilège » du travail non qualifié aux pays pauvres, dans la pure logique de l’impérialisme.
Rifkin n’est pas en reste, qui propose lui aussi de créer une forte TVA aux Etats-Unis comme mesure protectionniste99. Comme quoi, chacun préconisant le protectionnisme, on ne voit pas comment cela améliorerait la situation générale.
Ainsi resurgit chez les réformistes, tout entichés du fétichisme de l’Etat, la vieille idéologie de la préférence nationale. Cette logique est celle que le Front National ne fait que prolonger et pousser à l’extrême. Faisons que l’économie puisse être dirigée par la volonté politique pour servir d’abord le national, et le chômage reculera disent les réformistes. Ce n’est pas loin du « La France et les français d’abord » du F.N.
Voilà pourquoi il fallait bien dire un mot ici de l’hydre de la mondialisation. Car soit on en fait la cause essentielle de l’impuissance des Etats à surmonter la crise, à réduire « la fracture sociale », et alors on se situe inévitablement dans la logique de la préférence nationale, laquelle mène au fascisme si la crise s’accentue. Soit on va voir derrière ce masque satanique pour y trouver le rapport social d’appropriation, le capital, dans sa contradiction fatale d’avoir à réduire sans cesse la quantité de travail immédiat pour augmenter celle du surtravail.
Nous devons donc maintenant en terminer avec ceux qui, tout en constatant le problème de la diminution de la quantité de travail, veulent à tout prix sauvegarder le capitalisme comme « technique » de production la plus efficace. Ils se regroupent tous, au delà de divergences secondaires, dans ce qu’on peut appeler la théorie des « deux sphères », marchandes et non marchandes. L’une serait celle de cette efficacité économique, l’autre de la vie citoyenne, solidaire, libre, « non cruelle » pour parler comme Rocard.
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CHAPITRE 4. L’ENFER ET LE PARADIS
4.1. DEUX SPHERES, UN MYTHE
L’universitaire se veut en général esprit supérieur, esprit « libre » et lucide qui ne se laisse embobiner par aucun « système » réel mais les critique tous. Ferrailler à la fois contre ceux qui veulent abattre le capitalisme et ceux qui veulent le défendre, voilà un combat digne d’un intellectuel qui ne s’en laisse pas compter et défend l’idéal démocratique. Par ces libertés verbales et inoffensives qui lui sont réservées, il « prouve » que la démocratie (dont il veut ignorer qu’elle n’est qu’une face du capitalisme) est la meilleure des sociétés. Aider au maintien du système en jouant le rôle du bouffon: le capital ne lui en demande pas plus pour mériter la place éminente et les émoluments confortables qui sont les siens.
Or l’avenir de ce meilleur des mondes inquiète nos universitaires. La crise pourrait bien raviver la lutte des classes et menacer leurs privilèges mandarinaux. Dans Le Monde du 8 avril 1998, Mr. Bourdieu, figure de proue des intellectuels critiques, s’inquiète vivement de ce que les déceptions engendrées par la gauche « renvoient vers l’extrême gauche les plus désespérés ». Quelle horreur, le spectre des Gardes Rouges! Mme Meda, Mr Gorz et beaucoup d’autres font publier livre sur livre pour expliquer comment recréer « du lien social », redonner du « sens » à la vie des chômeurs, précaires, trimeurs tout en sauvegardant « l’efficacité » capitaliste. Mr. Lipietz sanctifie les plus basses besognes et regrette ouvertement l’époque heureuse du fordisme où tout le monde, même les immigrés, pouvait être O.S. (les grévistes de Mai 68 ne connaissaient pas leur bonheur! Trimeur vaut toujours mieux que chômeur!). Tous cherchent à se démarquer des actes du gouvernement qu’ils ont activement sponsorisé: ils se disent « à gauche de la gauche ». Comme à chaque fois que les réformistes sont au pouvoir, et donc inévitablement en passe d’être rapidement déconsidérés, ils s’en préparent d’autres pour recommencer la même histoire à partir de la même promesse qu’ils sauront, eux, commander au capitalisme de mieux redistribuer les richesses.
Nous avons vu que leur nouvelle découverte consistait à proposer de créer des activités donnant du « sens à la vie », et recréant le « lien social » dans une sphère « non marchande », dont la possibilité serait ouverte, selon eux, par la diminution de la quantité de travail employé par le capital (la sphère marchande dans leur jargon). Ils ont entre eux quelques divergences de détail du genre: le travail est-il « fini » ou seulement en voie de disparition, à quel niveau peut-on fixer le revenu minimum d’existence, dans quelle mesure peut-on être libre du choix de son activité (ou inactivité) dans la sphère « non marchande » du temps « libéré »?
Mais tous sont d’accord sur l’essentiel: « l’économie » capitaliste produit les richesses dans sa sphère, et à côté pourrait se développer cette autre sphère non capitaliste des activités sociales, citoyennes, conviviales, épanouissantes, et tellement « communicationnelles ».
En examinant de plus près leurs propositions, nous avons vu que les activités qu’ils proposent sont des petits boulots bornés, rabougris, misérables (ce que Meda voit bien). Leur « tiers-secteur » n’est qu’une sorte de domesticité moderne, c’est-à-dire socialisée au lieu d’être privée. Il s’agit de tout juste nourrir ceux qu’on ne peut plus salarier « normalement », dont on considère la force de travail comme totalement déqualifiée. Nos réformistes réalisent cette observation de Marx dans Le Manifeste du Parti communiste: « De toute évidence, la bourgeoisie… ne peut plus régner parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui »100.
Bien sûr, cette nourriture n’est que misérable, et même souvent quasiment inexistante dans de nombreuses régions du monde. Mais ce qu’indique Marx dans ce passage, c’est que la bourgeoisie ne peut plus régner, ni même d’ailleurs simplement exister, quand elle ne peut plus exploiter le travail humain. Imaginer un capital qui fonctionnerait sur la base d’une quantité de travail faible, voire insignifiante, d’un côté, tandis que de l’autre, il nourrirait une masse d’individus non productifs de plus-value, c’est vouloir obstinément fermer les yeux sur ce qu’est le capital.
Cette cécité est le point commun de tous les réformateurs et le fondement de leur théorie des deux sphères. Pour la justifier, ils partent du constat généralisé de la baisse de la quantité de travail que peut employer le capital (la bourgeoisie). Ils rappellent ensuite qu’à ce travail étaient liées deux choses: le revenu, assurant l’existence matérielle, et le « lien social », le sentiment d’exister, d’être reconnu utile par les autres, que sa vie a un sens. Cette distinction posée, ils affirment que ces deux choses peuvent être séparées. En gros comme ceci: les machines produisent le revenu (sphère marchande), des activités nouvelles non capitalistes créent le lien social, le sens, etc. Leur grande découverte est donc que la bourgeoisie (le capital) peut nourrir les hommes sans être nourrie par eux, sans qu’ils produisent de surtravail: mais alors, elle, qui la nourrira?
La vérité, c’est évidemment que le monde actuel vit encore sous la contrainte de la nécessité, c’est-à-dire d’avoir à vaincre la pénurie et à suer pour vivre. Que des milliards de travailleurs sont encore voués à des tâches « horribles » et usantes pour produire les conditions matérielles de la vie de tous les hommes, à commencer par celle des nantis. Et que c’est bien d’abord dans la production de ces conditions que se vivent les rapports sociaux particuliers dans lesquels elle s’effectue, qui tissent aussi le lien social, ou plutôt les différents liens sociaux puisque la lutte des classes en est une forme essentielle, en opposition à la forme citoyenne-nationale-étatique illusoire.
Que ce soit sous l’angle du fonctionnement spécifique du capitalisme (la production de plus-value), ou plus généralement sous l’angle des fondements d’une société dominée encore par la nécessité, il est parfaitement mystificateur de prétendre distinguer la production des biens nécessaires de celle du lien social, de prétendre créer un revenu permettant de vivre indépendamment du travail (ce qui n’existe que pour les classes dominantes oisives), et une association des individus (lien social, société) non fondée sur cette production collective des conditions matérielles de leurs vies. Un lien social, un rapport créateur d’une communauté unie concrètement, serait d’abord que chacun prenne sa part du travail socialement nécessaire et sa part de la richesse ainsi produite. Et c’est justement cela que le capitalisme ne permet pas, en concentrant le travail riche, intellectuel, et les hauts revenus d’un côté, et les basses besognes, la misère de l’autre, brisant ainsi le « lien social » dans la réalité d’une société divisée en classe, ce qui l’oblige à essayer de le recréer artificiellement sur une autre scène, illusoire, celle du théâtre démocratique.
La mystification de cette distinction des deux sphères (production d’un côté, démocratie, lien social, « sens » de l’autre) repose sur cette conception purement fétichiste du capitalisme comme étant la sphère de « l’économie », sphère des rapports « naturels » et éternels entre les marchandises quantifiables. Travaux, gestes, peines, produits, s’y affrontent dans la concurrence, balance qui permet de les comparer comme on compare des quantités, ce à quoi tous ces actes humains sont réduits. Prix, coûts, salaires, profits, taux d’intérêt sont les mesures de ces quantités, réglant inexorablement ce monde de « l’économie ». Celui qui se présente comme le plus radical des réformistes, Mr. A. Gorz, nous le dit bien: « il n’existe pas d’autre économie d’entreprise, d’autre rationalité micro-économique, que la capitaliste »101. Et cette « rationalité » est celle de ces mesures, qui exigent des hommes un travail parcellisé, la soumission à la machine, et à une technologie qu’ils ne pourront de toute façon, chacun, que subir tant elle est devenue complexe. A. Gorz rejoint Meda pour affirmer que le travail ne peut décidément n’être « qu’hétéronome », extérieur à l’homme, domination sur lui d’une fatalité et de forces aveugles, non pas spécifiques aux rapports d’appropriation capitalistes, mais conséquences de la complexité de la science et de ses applications! Comme elle, il prétend qu’il n’y a qu’en dehors du travail, à côté de la sphère capitaliste de l’économie, que l’homme peut être « autonome ».
Ils décrivent volontiers la sphère non marchande comme faite d’associations, fonctionnant à l’autogestion, peuplée de citoyens libres et responsables. Mais ce ne sont là que des mots supposés décrire des formes qui, par elles-mêmes, rendraient les individus autonomes, maîtres de leurs choix. Dans la réalité, ils sont dépossédés par le pôle capitaliste, seul possesseur et maître réel des conditions de la production de la vie. C’est pourquoi d’ailleurs, tout en prônant l’autonomie des individus, nos théoriciens confient en réalité à l’Etat, négation de l’individu, le financement, et donc la mise en œuvre, du « tiers-secteur » ou de la « deuxième sphère ». Par là, on voit aussi qu’ils n’inventent rien, mais ne font qu’étendre la notion mystificatrice de « service public » qu’utilisaient leurs prédécesseurs de la vieille gauche selon laquelle les activités financées par l’Etat seraient, de ce simple fait, non marchandes, « d’intérêt général » parce que l’Etat servirait par définition l’intérêt général. En l’occurrence, on sait depuis longtemps qu’il ne s’agit que de l’intérêt du capital en général, et qu’il ne peut en être autrement puisque le rôle de l’Etat est d’organiser la reproduction de la société telle qu’elle est.
Le « tiers-secteur » repose entièrement sur cette idée d’activités financées par l’Etat qui, représentant le pouvoir des citoyens, pourrait décider à sa guise de la répartition des richesses.
Il est pourtant enfantin de comprendre que la répartition de la richesse ne peut, pour l’essentiel, que correspondre à celle de la maîtrise des conditions de la production. Chaque fraction du capital, industriel, financier, commercial, etc., doit avoir sa quote-part de profit. Chacun de ceux qui se sont appropriés une part de la maîtrise de ces conditions (que ce soit sous forme de propriété juridique ou intellectuelle) aussi. Ce que l’Etat s’approprie par l’impôt ne peut servir qu’aux dépenses générales intéressant l’ensemble du capital (enseignement, infrastructures, santé, paix sociale via le RMI et les flics, etc.) et au remboursement de la dette publique qui, comme nous l’avons vu, a pour fonction de faire prendre en charge par le peuple la valorisation du capital.
Tout ceci est tellement bien connu qu’il n’est pas nécessaire de s’étendre d’avantage. Le plus paradoxal est que les réformistes le savent fort bien. Ils ne cessent en effet de constater la tendance lourde et constante du capitalisme à accumuler les richesses au pôle capitaliste. Ainsi Mr. Rifkin le reconnait, comme tous les autres: « Moins de 0,5 % de la population des Etats-Unis exerce aujourd’hui un contrôle sans précédent sur l’économie du pays… Cette minuscule élite détient 37,4 % de la totalité des actions et obligations des entreprises et 56,2 % de la totalité des moyens de production privés… La classe des travailleurs intellectuels, qui représente au total 20 % de la population active perçoit… plus que le cumul des autres 80 % de la population »102. Monsieur Rifkin a tout à fait raison de ranger la classe des travailleurs intellectuels (dans laquelle il range pêle-mêle « les chercheurs, créateurs, ingénieurs de conception, du génie civil, conseillers en besoins logiciels, chercheurs en biotechnologies, spécialistes des relations publiques, juristes, banquiers… consultants financiers et fiscaux, architectes… producteurs de films… éditeurs, auteurs, journalistes, etc. ») parmi celles qui absorbent la richesse. Mais il n’en voit pas la raison dans l’appropriation des connaissances par ceux qu’il nomme « les travailleurs du savoir », ou dans le rôle de « chiens de garde » du capitalisme que jouent certaines de ces catégories intellectuelles selon l’expression de P. Nizan. Et alors, il ne peut que geindre, déplorer, en appeler à la morale, et bien sûr à l’Etat. Et bien sûr encore revient chez lui aussi la désignation du bouc émissaire chargé d’expliquer l’impuissance de l’Etat: la mondialisation.
La vérité est que l’Etat ne peut pas à la fois, d’un côté contribuer de plus en plus à la valorisation du capital et de l’autre augmenter sans cesse les prélèvements fiscaux pour le faire. La seule façon qu’il a d’organiser les conditions générales de cette valorisation est l’abaissement du coût salarial (cf. chapitre 2), la destruction des avantages acquis par les couches supérieures de la classe ouvrière et l’accroissement de la fiscalité pesant sur la petite et moyenne bourgeoisie. La masse des chômeurs lui sert d’argument (vis-à-vis de ceux qu’il présente comme des « nantis ») pour dégager ainsi quelques ressources qui lui serviront à financer le « tiers-secteur ». Il ne s’agit au bout du compte que d’un partage entre les moins riches et les plus pauvres, le partage de la misère.
Mais la mystification va encore au delà de cette éternelle promesse réformiste d’une meilleure répartition des richesses que la réalité du mouvement historique dément sans cesse. Comme conscients de la misère et de la médiocrité du « tiers-secteur » qu’ils proposent, ses théoriciens le présentent comme une sphère d’humanité, hors de l’emprise aliénante du capital. La qualité de vie y compenserait la faiblesse de la rémunération, et l’utilité sociale des activités leur total désintérêt personnel.
Or il n’y a plus, depuis longtemps, de sphère non marchande dans le capitalisme. Tout son mouvement historique a été au contraire d’étendre sans cesse les domaines de valorisation du capital. La santé, l’enseignement, les loisirs, l’art, la culture… tout y est entré depuis belle lurette (que ce soit sous les formes étatisées du capital en général n’y changeant rien). Et aujourd’hui, le capital recherche avec tant de difficulté son oxygène qu’il étend les rapports marchands jusqu’au trafic de sang et d’organes humains, jusqu’à s’approprier l’eau, l’air pur, le soleil, sachant que « l’âme » fait déjà depuis longtemps l’objet du commerce religieux aux mains de différentes sectes. Les associations et autres pourvoyeurs d’activités « sociales » sont dans des rapports marchands: leurs dirigeants en vivent grâce aux « petits boulots » qui sont de mauvais boulots, mais néanmoins en rapport avec la valorisation du capital, d’utilité générale pour lui, sans quoi d’ailleurs, ils ne subsistent pas.
Quant au temps libre, il n’est pas automatiquement temps d’une vie indépendante, où le « soi » se réaliserait. Ce n’est pas seulement que tous les loisirs sont payants. Au fond, sauf à être rentier, on ne peut en pratiquer que si on travaille. Or qui travaille n’a pas, ou peu, de temps libre. Et qui ne travaille pas n’a que la rue, du temps vide ou du temps pauvre; ou alors la lutte révolutionnaire.
MM Gorz, Aznar et autres prétendent que le temps libre sera celui de l’homme riche de ses propres activités, pouvant « faire les choses par et pour lui-même ». Mais quelles choses? Où les individus trouveraient-ils les ressources pour avoir des activités riches, intellectuelles, artistiques, « citoyennes », scientifiques, s’ils ont été privés de tout cela dans leur vie sociale? Comment pourraient-ils, d’un côté avoir été désappropriés de tout, éjectés par l’université, tronqués dans un travail déqualifié, abrutis par les médias, mystifiés par les intellectuels apologistes de l’Etat, puis, miraculeusement, exprimer d’un autre côté, dans le temps libre, une richesse dont ils ont été ainsi dépouillés? L’individu ne se divise pas en sphères. Chacun sait que la masse des déqualifiés sont aussi ceux qui ont le parcours scolaire le plus faible, les travaux les plus pauvres, les loisirs les plus vides. Les sociologues sont d’ailleurs nombreux à avoir constaté combien les occupations du temps libre étaient déterminées par l’appartenance de classe, et organisées suivant ce critère par le capitalisme. (Anecdote: regarder la télévision « a absorbé les deux-tiers de la diminution du temps de travail de ces 30 dernières années »103).
Mr. Gorz déclare la sphère de l’économie comme celle de la domination incontournable du capital s’étant annexé la science, celle de l’homme nécessairement aliéné, ne pouvant y dominer ni les fins ni les moyens. Nul besoin de chercher à renverser le capitalisme, puisque l’appropriation et la maîtrise des conditions de la production sont ainsi déclarées impossibles par elles-mêmes. Il suffit d’exiger de l’économie qu’elle paie « l’allocation universelle » à chacun, et voilà selon lui « les chemins du paradis ». Ceux qui mènent, dans son imagination, à un éden du temps libre, à la sphère de l’autonomie, du sens, de la sociabilité. Il ressuscite à sa façon le mythe de Janus.
Mme Meda qui prend la société grecque pour exemple en ignore les rapports de coercition parce qu’ils y sont externes (l’esclave et le travail sont inhumains, hors de la société qui apparaît donc comme purement politique), tandis que dans la société capitaliste la coercition est interne (l’ouvrier vend librement sa force de travail par contrat, le travail est reconnu comme base du système social, l’individu est d’abord socialisé par le travail). La concurrence impose les conditions générales du salariat, elle manifeste ainsi seulement la socialisation universelle du travail productif (d’où le concept de travail abstrait comme étant la substance de la valeur d’échange). Ce sont ces conditions générales (coopération, science, technique, etc.) du travail social lui-même qui apparaissent comme la contrainte du travail individuel.
Il en résulte que, dans le capitalisme, le rapport de production et le rapport politique ne sont plus absolument séparés, externes l’un à l’autre comme dans la société esclavagiste, mais imbriqués. Expliquons-en brièvement le lien fondamental. Le capital paie seulement le prix de la force de travail, bien qu’utilisant tout le travail vivant. Evidemment, l’ouvrier ne peut être socialisé que s’il est employé par le capital. Donc il ne peut être socialisé que comme cette quantité (prix de la marchandise force de travail) et à condition de pouvoir fournir une certaine quantité de surtravail. Pour le capital, tout est quantité. Mais du point de vue de l’ouvrier, c’est toutes ses qualités qu’il fournit, tout son travail vivant. Et c’est cette opposition entre le point de vue quantitatif du travail abstrait et le point de vue qualitatif du travail vivant qui est le fondement de l’ouvrier comme sujet politiquement actif, de sa « réalisation » en tant qu’homme, individu social, qui ne peut advenir qu’en opposition à sa socialisation en tant que force de travail, simple marchandise. C’est donc au sein même du rapport de production que l’ouvrier peut se poser comme sujet en s’opposant au capital qui ne peut le « réaliser » que comme marchandise. C’est là pour lui la source de la lutte politique. Et d’ailleurs, imaginer l’épanouissement de l’individu dans une vie politique coupée du travail, c’est comme imaginer l’épanouissement de la plante coupée de ses racines.
C’est bien pourquoi, la lutte ouvrière, même spontanée, immédiate, ne se limite jamais à la lutte salariale, qui reste dans le domaine quantitatif, même si elle pose déjà, en tant qu’affrontement avec le capital (elle gêne sa valorisation), l’ouvrier en tant qu’homme, commençant à construire sa propre communauté (le collectif de lutte). Mais elle se développe aussi en résistance contre cette chosification du travailleur, en refus d’être simple instrument de la machine, ne serait-ce que par la fuite devant le travail, le coulage, la démotivation. Le taylorisme, on le sait, a été une tentative pour briser cette résistance en enlevant à l’ouvrier toute autonomie dans son travail. Mais la lutte contre le taylorisme a abouti à des mouvements tels que Mai-Juin 68 en France, au refus des accords purement salariaux de Grenelle.
Les gens du pôle capitaliste le savent bien qui d’un côté cherchent à remplacer l’ouvrier par la machine pour éliminer cette résistance (mais alors, ils éliminent aussi la seule source de ses profits), et de l’autre tentent de raviver son zèle par le moyen de « tâches enrichies », de « cercles de qualité » et autres essais de reconnaître les qualités du travail vivant comme force productive essentielle (mais alors, ils lui redonnent une certaine maîtrise du travail, ce qui les amènent à bloquer immédiatement ce processus au plus bas niveau).
Bref, le fond de l’affaire, c’est ce double caractère du travail dans le capitalisme que Marx a clairement établi, travail vivant (le travail utile, concret) et travail abstrait (seul socialement reconnu, validé). Avant même d’engager la production, il y a, déjà là, l’opposition capital/travail (appropriation/désappropriation), la division sociale du travail, des rapports sociaux déterminés. Le travail n’est donc pas que peine, effort, discipline, technique, mais se pose d’emblée comme un rapport social, une question politique. Comme une opposition fondamentale entre la socialisation de l’homme comme marchandise (n’existant politiquement que comme un fantôme, le citoyen) et sa socialisation comme créant lui et les autres par ses activités. Dans sa lutte pour faire reconnaître que son travail (et donc aussi les hommes qui l’effectuent) est créateur, vivant, qualité, valeur d’usage sociale, la classe ouvrière pose, plus ou moins consciemment suivant les circonstances, la destruction du capital comme but.
C’est exactement dans cette lutte que les travailleurs se posent comme sujets, c’est le lieu exact de leur liberté dans les circonstances du capitalisme, c’est l’action qui donne du « sens », qui crée des « liens ». Car, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, le capital ne laisse absolument pas subsister en dehors de sa domination une sphère « d’autonomie », que ce soit dans le temps libre, la politique ou la culture. Il n’y a pas de no man’s land entre capital et révolution.
La liberté est dans le rejet des fétichismes induits par le rapport capitaliste, dans l’opposition radicale (à la racine) à ce rapport afin de se réapproprier la maîtrise de toutes les conditions, matérielles et intellectuelles, de la production de la vie. Donc, la vraie opposition n’est pas entre la sphère de l’économie et une sphère quasi religieuse, extra mondaine, décrétée non marchande par l’idéologie. Elle est entre les classes, entre le présent capitaliste et l’avenir communiste. Entre la classe qui, par fonction, doit déqualifier et détruire le travail vivant, en intégrant le plus qu’elle le peut ses qualités du côté des machines, et celle qui ne peut exister qu’en détruisant le capital dans un processus de réappropriation des conditions de la production (dans lequel la prise du pouvoir d’Etat n’est qu’un moment et qu’un moyen transitoire).
En préconisant de laisser intacte la sphère du travail productif, sous prétexte que, diminuant en quantité, il pourrait n’être plus considéré comme « la valeur centrale de la vie », et d’aller s’occuper et vivre « ailleurs » en tant qu’hommes libres, Gorz, Meda et Cie. se montrent finalement de parfaits soutiens du capital, qui ne les a d’ailleurs pas attendus pour créer cet « ailleurs » de chômage et de misère.
4.2. UN NOUVEAU REVISIONNISME
Souvent, les discours sur les « deux sphères » semblent reprendre, sans le dire, certaines des conclusions les plus célèbres de Marx. Par exemple, quand ils dénoncent l’horreur du travail dominé par la machinerie, l’aliénation du temps de travail et même une sorte de fin du salariat. Ainsi pour A. Gorz, «… la société qui demande à naître (est) une société dans laquelle le travail immédiat et le salariat auraient été presque complétement abolis »104.
C’est encore le cas quand, avec leur thèse des deux sphères, ils semblent reprendre la fameuse distinction de Marx entre domaine de la nécessité et domaine de la liberté. Par exemple ce passage si souvent cité de la fin du Capital: « En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur; il se situe donc, par nature, au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite »105.
Marx ne distingue pas une sphère du travail et une sphère du non travail. Mais il différencie deux situations, deux époques, suivant que le travail est dicté par des fins extérieures ou bien que le développement de la puissance humaine est « sa propre fin »106. Quelles sont ces « fins extérieures »? Ce passage, comme bien d’autres, le dit: la lutte « contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire ». Etant établi que, bien évidemment, ces besoins dépendent des conditions de la vie sociale à un stade historique déterminé (c’est une évidence de dire que les besoins de l’homme moderne ne sont pas ceux de l’homme primitif, que Louis XIV ne s’éprouvait pas pauvre parce qu’il n’avait ni électricité, ni téléphone, etc.). Dire que les besoins sont dictés par une nécessité extérieure, c’est dire qu’il y a obligation de les satisfaire non seulement pour ne pas mourir de faim ou de froid, mais pour pouvoir vivre dans la société telle qu’elle est, les besoins étant toujours en rapport avec le développement de la production et les formes d’organisation de la vie sociale qu’elle engendre (logement, transports, loisirs, vie familiale, éducation, etc.). Marx définit ainsi l’activité libre comme «… activité qui n’est pas déterminée, comme le labour (travail contraint), par la contrainte d’une finalité extérieure qu’il faut satisfaire, dont la satisfaction est une nécessité naturelle ou un devoir social, comme on voudra »107. Ces besoins dictés par la nécessité naturelle ou sociale sont effectivement satisfaits par « la production matérielle » de marchandises de toutes sortes, qui déterminent donc un certain type de travail « contraint », nécessaire. Et chacun a, ou devrait avoir, obligation d’en prendre sa part (qui ne travaille pas ne mange pas préconisait St. Paul à juste titre).
« Au delà » de la nécessité, c’est une autre situation, fondée sur le développement de la productivité, les machines décuplant la puissance de travail des hommes. Le travail ne disparaît nullement, mais pour une part de plus en plus en grande il peut n’être plus dicté par « la nécessité extérieure », être librement choisi, volontairement effectué, donc jouissance par lui-même. Les machines peuvent assurer les tâches répétitives, astreignantes, ennuyeuses, pénibles et laisser aux hommes le loisir de développer les activités les plus riches, intellectuelles, créatives, renouvelées, donc qui sont du domaine du besoin-désir plus que du besoin-nécessaire, de la volonté intérieure plus que de l’obligation sociale ou naturelle extérieure.
La distinction que Marx opère est donc entre deux sortes d’efforts: l’activité contrainte et l’activité choisie. Il ne s’agit nullement de deux sphères qui couperaient les hommes et leur collectivité en deux (homme Janus, société duale). Et si Marx envisage évidemment une période où coexistent temps contraint et temps libre, ce n’est pas comme une coexistence pacifique faisant « la part des choses » entre « l’économie » et le politique, le travail contraint et le travail libre, ni même comme une transition pendant laquelle le temps libre gagnerait petit à petit du terrain jusqu’à « la fin du travail ». Mais comme un antagonisme à dépasser, une lutte qui transformera et le temps contraint et le temps libre en temps pour une activité supérieure. Ce qui est toujours dans la logique matérialiste que l’homme se construit par son activité sociale, qu’il ne peut pas y avoir un homme libre et riche d’activités élevées pendant un moment et pauvre dans une activité bornée dans un autre puisque l’individu est un. Le royaume de la liberté n’est donc pas celui du temps libre qui coexiste avec le temps de travail contraint, mais « au delà » de ces deux faces de la même médaille (il y en a même une troisième, que Freud a explorée, le temps du sommeil et des rêves), de la même vie, du même individu. Il est fondé sur la suppression de la division entre travail et loisirs, sur un seul temps tout entier riche dans ses différentes activités choisies.
Comment y arriver? Fidèle à sa méthode, Marx n’invente rien, mais scrute les potentialités du mouvement réel. C’est le capitalisme lui-même qui fournit les moyens de réaliser cette transformation du travail. Il fournit le moyen matériel (le temps libre) et le moyen agissant, le sujet de la transformation (le prolétariat).
C’est le grand mérite historique du capitalisme que le développement extraordinaire de la productivité (l’usage destructeur qu’il en a fait est une autre chose). Elle est la base indispensable pour libérer l’homme du travail contraint, donc aussi de la dictature de la mesure, de la quantité, du temps (car tant qu’il y a contrainte, il y a aussi nécessairement nécessité de mesurer, de compter et comparer la part que chacun y prend aussi bien que la part du produit social qu’il reçoit, ceci quel que soit le système social108. En ce sens, la loi de la valeur est inhérente au travail contraint dès qu’il y a division du travail, donc échange). Mais le principal intérêt du temps libre que permet la productivité est d’être le moyen de permettre aux hommes d’accéder à un niveau d’activité supérieur, à un travail riche, qui soit expression et construction de leurs qualités les meilleures, donc leur satisfaction. Il sera ce moyen s’il est d’abord utilisé pour s’approprier toutes les conditions matérielles et intellectuelles de la production de la vie (ce qui est le long et complexe processus révolutionnaire). Marx écrit: « Le temps libre, qui est à la fois loisirs et activité supérieure aura naturellement transformé son possesseur en sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de l’activité immédiate »109. Ce qu’il indique d’important, c’est la transformation dialectique, chaque temps servant à transformer l’autre de telle sorte que l’activité de l’homme devienne une dans un travail qui soit sa propre fin, qu’il n’y ait qu’un seul temps: la vie, la construction et le développement de la vie. Pour cela, il faut que le temps libre soit lui-même le moyen d’une activité supérieure qui, dans les conditions actuelles, ne peut être que l’activité révolutionnaire par laquelle seulement le prolétaire (qu’il soit salarié ou chômeur) peut aujourd’hui se poser comme sujet. Cette transformation « en sujet différent » n’est pas la conséquence « naturelle » du temps libre, comme Marx semble ici l’indiquer par excès d’optimisme, parce que le temps libre (comme nous l’avons vu au chapitre 2) n’est pas « loisir et activité supérieure » sans lutte contre le capital qui l’occupe tout autant que le temps contraint.
Le prolétaire est le sujet de cette transformation réciproque de l’activité libre et du travail contraint. En effet, n’ayant que sa force de travail à vendre pour vivre, et dépouillé de toute maîtrise sur son travail et les conditions de sa vie, il se trouve sans autre moyen que l’opposition absolue au capital pour faire valoir ses qualités, pour pouvoir exister par une activité propre, libre, s’opposant à l’exigence du capital de ne considérer son activité que comme quantité, valeur d’échange. La première occupation vraiment libre du temps libre ne peut être que cette lutte révolutionnaire, dont la première étape stratégique est la conquête du pouvoir politico-militaire comme position à partir de laquelle peut s’engager le processus de réappropriation des conditions matérielles et intellectuelles de la production, de destruction de la division sociale des activités.
A partir de cette position, le temps disponible sera encore un moyen essentiel pour supprimer cette division en permettant à chacun d’acquérir les connaissances pour exercer réellement, et pas seulement formellement (comme dans feu « l’autogestion ») sa liberté. Car il ne faut pas oublier que non seulement avoir, mais aussi savoir, riment avec pouvoir. Ce temps disponible sera d’ailleurs démultiplié. Non seulement par la suppression de toutes ces fonctions parasitaires, gaspillages inouïs et productions absurdes qui abondent dans le capitalisme, mais aussi parce que tous les intellectuels, comme Gorz et autres, seront obligés de prendre leur part de ce qui subsistera comme travail contraint, contrairement au plan des « deux sphères » qui consiste en fait, quoiqu’ils en disent, à leur conserver les privilèges des fonctions intellectuelles en laissant les « petits-boulots » aux habituels démunis.
C’est donc un contre-sens ou une falsification que de voir chez Marx une contradiction entre la perspective d’un travail libéré et celle d’une vie libérée du travail. Il pose la perspective d’une vie libérée du travail contraint, dicté par la nécessité, et fondée sur le travail libre. De même, est-il absurde de le taxer de « productiviste » obnubilé par l’industrie parce qu’il met en valeur ce que le développement de la productivité recèle de potentialités pour celui des hommes. Il montre que celles-ci ouvrent une perspective unique: la fin de la domination du capital (travail mort et travail abstrait) sur le travail vivant (qu’on peut aussi appeler activité et qui est essence de l’homme). Pour lui, ce n’est pas la « fin du travail », mais seulement la fin du travail contraint, dont le salariat est la forme historique achevée, universelle, et tellement terriblement efficace qu’elle est en passe de disparaître. Cette fin est en effet d’abord l’œuvre du capital lui-même, mais qu’il ne peut évidemment pas achever pour les raisons qui ont été dites. A la place émerge le travail qui est activité supérieure, ce dont nous parlerons au chapitre suivant.
Le révisionnisme classique (« stalinien ») faisait du seul développement des forces mécaniques le moyen automatique de cette transformation. Ce qui lui évitait d’avoir à remettre en cause l’essentiel, la suppression de la division sociale du travail et des classes, la propriété étatique étant supposée, comble d’absurdité, être la propriété « du peuple tout entier ». La position des théoriciens type Gorz conduit à la même chose. Tout en prenant la posture apparemment inverse que les forces productives, c’est « l’horreur économique », « l’hétéronomie » et l’aliénation inéluctables, la domination obligée des choses et des technologies sur l’homme, ils imaginent aussi que leur développement conduit automatiquement à l’homme libre. Il resterait certes l’enfer de cette sphère de l’économie, de la production, mais heureusement, on y vivrait de moins en moins grâce aux machines. Et on vivrait de plus en plus une deuxième vie dans le paradis de la deuxième sphère où l’on serait comme un deuxième homme, riche d’activités autonomes réalisant notre vrai moi, l’enfer déversant aimablement ses richesses dans le paradis sous forme « d’allocation universelle » ou de « revenu d’existence ».
Peut-être les « chemins du paradis » de Mr. Gorz sont-ils tout aussi pavés de bonnes intentions que ceux dont on dit souvent que l’enfer l’est. Quoi qu’il en soit, il « oublie » rien moins que la réalité concrète du capitalisme, l’appropriation de toutes les conditions d’existence, de toutes les « sphères » par le capital. De sorte que, comme tous ceux qui parlent de « la fin du travail » comme « valeur centrale », il apparaît qu’il se donne seulement un moyen commode pour éviter d’avoir à parler de la transformation des rapports d’appropriation et du travail lui-même.
En tant qu’apologistes du capital, leur modernisme réside en ce qu’en affirmant la fin « du travail », ils propagent malgré tout l’idée que le travail salarié (qui est pour eux indistinct « du travail ») est fini, qu’il n’y en aura plus « assez pour tout le monde ». Leur posture progressiste réside en ce qu’ils déclarent que « c’est une bonne nouvelle », découvrant tout d’un coup pour les besoins de leur cause qu’il est une « horreur ». Mais leur imposture se montre tout aussitôt quand ils prophétisent que la bonne nouvelle est le paradis de la deuxième sphère sur terre où l’on pourra cohabiter avec « l’économie » telle qu’elle est. Le but du raisonnement est évident: inutile de faire une révolution, tout ça va se dérouler pacifiquement par les voies démocratiques qui sont celles du pouvoir bourgeois.
Pour nous en persuader, ils la proclament d’ailleurs vaine par avance. Selon eux, les travailleurs seront toujours dominés par l’énorme complexité de la machinerie moderne, de la science et de la technologie, par une organisation productive faite de multiples comportements individuels que personne ne peut maîtriser globalement (mais par contre, on pourrait miraculeusement maîtriser la répartition des richesses ainsi aveuglément produites!). Mme Meda louange là dessus Mr. Gorz qui a fait, il y a longtemps, ses adieux au prolétariat (bien que celui-ci n’ait aucun souvenir de l’avoir rencontré). Elle écrit: « Comme l’a bien montré A. Gorz en son temps, il n’y a aucune raison pour que ce sujet magnifié, le Prolétariat, ou même l’ensemble des travailleurs s’approprient le Plan au point de le considérer comme leur. Là encore, l’erreur marxienne est de croire que le grand sujet autonome est conscient… »110. Autrement dit, la démocratie est impossible puisque l’activité des hommes sera toujours dominée par des forces obscures, occultes, et le prolétariat inconscient. On ne saurait mieux caractériser le caractère formel de la démocratie bourgeoise! Le citoyen modèle athénien dont elle prône l’avènement sera donc encore moins puissant que le grec qui au moins dominait ses esclaves.
Comme Gorz, elle se noie en permanence dans cette contradiction. D’abord, elle affirme que les travailleurs ne pourront jamais maîtriser une technologie et une organisation sociale toujours plus complexes, échappant à l’entendement individuel, hétéronome à chacun. Même « l’appropriation des moyens de production ou l’organisation du travail par les travailleurs associés » ne pourrait pas permettre « la libération du travail » parce que tant que « l’efficacité productive reste le but, le travail est nécessairement subordonné au développement technique de l’industrie ou des services ». Qu’aucun individu, tel que le comprend la bourgeoisie, c’est-à-dire être privé et isolé, ne puisse rien maîtriser du monde est une évidence. Non seulement cet individu privé de l’idéal bourgeois ne peut rien comprendre, mais même rien faire du tout, ni seulement exister. Le seul humain qui existe concrètement est l’individu social, et en tant que tel, l’histoire a suffisamment montré qu’il pouvait quand même accomplir quelques progrès, à moins de penser que l’homme de Cro magnon avait le même niveau de compréhension et de maîtrise du monde que nous.
Mais voilà qu’ensuite, Meda et Gorz nous affirment que ce même travailleur dominé et impuissant va « se réaliser », va devenir un puissant citoyen dans le temps libre. L’imbécile contradiction saute aux yeux, et est démontrée tous les jours quand on observe à quelles activités épatantes la plus grande masse peut consacrer son temps libre: la rue, la télé, le foot, la drogue, etc.
Le moindre des paradoxes n’est pas qu’ils condamnent dans l’absolu la recherche de l’efficacité productive comme la suprême aliénation, et exaltent en même temps « la fin du travail » comme la suprême libération. Car l’un ne va absolument pas sans l’autre. Donc il faudrait se résigner à s’abrutir d’un côté dans la première sphère pour pouvoir s’épanouir de l’autre dans la seconde!
La vérité est ailleurs. Certes, le développement des forces productives se fait sous la domination du capital, avec toutes les horreurs, les nuisances, les destructions que cela entraine. Une autre orientation doit lui être donnée. Mais il reste qu’elle est le mouvement de l’histoire humaine depuis ses origines, et la condition nécessaire pour la transformation du travail contraint et du temps libre rabougri vide et impuissant qui lui correspond dans le capitalisme. Et une des nuisances du capital aujourd’hui est que, contrairement à l’idée complaisamment répandue, il freine ce développement qui est maintenant développement du travail qualifié, scientifique, intellectuel. Plus le travail scientifique devient la force productive essentielle, et bientôt presque exclusive, et plus le capital y oppose de la résistance. Le fait qu’il soit néanmoins obligé d’en tenir compte dans sa course à la productivité, qu’il y consacre des budgets importants, ne doit pas masquer que, contraint par la nécessité du profit, cette tendance n’est rien par rapport à ce qu’elle pourrait être si l’énorme majorité des individus n’en étaient pas tenus à l’écart, si leurs cerveaux n’étaient pas condamnés au chômage et aux petits boulots encore plus que leurs bras, si les cloisonnements de l’appropriation privée n’empêchaient pas une véritable coopération universelle. Ce que Meda et Gorz présentent comme une impossibilité absolue, une condamnation éternelle à rester dans l’ignorance, l’aveuglement et la domination des technologies est comme le reflet de la condamnation d’Adam et Eve à la punition du travail pour avoir, déjà, voulu goûter à l’arbre de la science. Or il ne s’agit en réalité de rien d’autre que de l’impossibilité pour le capital de socialiser le travail scientifique, parce qu’il n’est pas directement productif de plus-value et parce que ce serait remettre le pouvoir aux masses qui en ont été dépossédées.
Nous allons pouvoir maintenant revenir au mouvement réel, que nous avions abordé dans le premier chapitre avec la question « quel travail disparaît? » en la complétant par celle de savoir quel travail se développe, ou pourrait se développer.
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CHAPITRE 5. RETOUR AU REALISME
Nous avons vu dans le premier chapitre que le développement de la productivité s’accompagne d’un double mouvement du point de vue du travail employé par le capital. Augmentation du travail qualifié, scientifique, technique, ou expert (dans les branches commerciales et financières) et diminution du travail immédiat, du travail non qualifié.
Nous avons déjà noté que le travail immédiat a évolué au cours du développement capitaliste en travail de plus en plus déqualifié. Redisons ici qu’il est ce travail qui depuis l’origine est geste, force et habileté quantifiables, et fait directement face au capital. Celui-ci, comme inconsciemment fidèle à son essence d’avoir à réduire le travail vivant en simple quantité mesurable par le temps, et aussi plus consciemment pour désarmer et soumettre l’ouvrier en lui ôtant la propriété de son art, a tout fait pour réduire le travail immédiat à des gestes simples et répétitifs sous le prétexte officiel que l’efficacité croît avec la spécialisation. Taylor a été l’archétype de cette tendance. Plus le geste est simple, plus il peut être chronométré, mais aussi plus le travail est déqualifié et plus baisse le prix de la force de travail, l’ouvrier n’étant requis d’aucune habileté manufacturière particulière et la main d’œuvre devenant interchangeable (aussi bien les paysans chassés de leur terre, les femmes, les enfants, de n’importe quelle région du monde).
Il faut néanmoins noter que la main d’œuvre ouvrière, contrairement aux dires des prophètes de la « fin du travail » et du prolétariat, ne décroît pas en valeur absolue (disparaîtrait-elle d’ailleurs que ce ne serait pas la fin du travail, mais celle du capital). « De 1983 à 1992, la population ouvrière mondiale a augmenté de plus de 14 %. Dans les pays en développement, cette croissance était de l’ordre de 22 % … contre 6,7 % aux Etats-Unis et 4,7 % dans la CEE »111. Elle diminue cependant en valeur relative par rapport au « tertiaire », notamment dans les métropoles impérialistes qui concentrent les fonctions supérieures de recherche et de direction, les banques, etc. (Encore que les statistiques ne tiennent pas compte que les ouvriers chômeurs restent des prolétaires, et même que, plus généralement, le chômage en général génère une prolétarisation). Sur seulement 5 ans, de 1986 à 1991, la part relative de «… la main d’œuvre dite d’exécution diminue de 7 % alors que celle de la conception progresse de 6 %. Ce mouvement est lui-même parallèle à une progression rapide de l’accumulation du capital qui augmente de 9 % »112. Il est évident que le travail scientifique et technique croît en même temps que l’accumulation de capital fixe.
La rapide diminution du travail immédiat déqualifié est inéluctable comme on l’a exposé au chapitre premier. La question qui se pose est alors pourquoi le capitalisme, contrairement aux apparences113, développe si peu le travail scientifique puisque les possibilités, les besoins, les domaines où peut s’exercer la curiosité et la créativité humaine sont infinis? On connait la réponse: parce que ce type de travail n’est pas, ou très difficilement, transformable en travail abstrait, qu’il n’a pas de mesure quantitative significative. Il n’est donc pas réductible à une valeur d’échange, est non directement productif de plus-value (les cadres ont beau allonger leur journée de travail, nul ne peut dire s’ils fournissent une quantité de travail social plus grande que celle que représente leur salaire puisque le travail intellectuel n’est pas mesurable).
Les défenseurs de la division du travail capitaliste, qui veulent faire une masse indistincte, aux intérêts communs, de tous les salariés (comme le PCF), invoquent parfois Marx pour affirmer que les ingénieurs et autres travailleurs intellectuels en général sont tout autant productifs de plus-value que le prolétariat. Certes, Marx note dans un brouillon114 que « c’est précisément le propre du mode de production capitaliste que de séparer les différents travaux, donc aussi les travaux intellectuels et manuels… », et ajoute que, l’ensemble de ces travailleurs participant tous au résultat, au produit commun, et étant dans un rapport de salariés au capital, sont tous « des travailleurs productifs ». C’est l’idée du « travailleur collectif ». Elle est juste en ce sens que tous sont nécessaires et concourent à la réalisation du produit, donc à la plus-value, y compris alors les plus hauts directeurs. Mais ce très court passage d’un brouillon de Marx ne saurait faire accepter, sans confrontation avec l’ensemble de son œuvre, le membre de phrase où il semble dire que tout salarié serait face au capital, productif de plus-value comme étant sa position de fond.
Marx lui-même donne la piste à suivre dans la phrase suivante en indiquant que les travailleurs intellectuels dont il parle sont des «… personnes (qui) sont employées immédiatement (souligné par Marx) dans la production de la richesse matérielle… ». A son époque, les centres de recherche, les laboratoires, les bureaux des méthodes, d’ingénierie, etc., n’étaient pas développés en vastes unités autonomes, voire en entreprises indépendantes comme aujourd’hui. L’ingénieur était proche de la production, souvent formé dans la production et y participant encore dans le réglage, l’entretien, voire le fonctionnement des machines. Dans ce cas, on retrouve la notion de « travail immédiat », puissance humaine directement absorbée par le capital, sur laquelle Marx insiste comme étant la base de la production de la plus-value (aujourd’hui, de telles situations peuvent évidemment se retrouver: un chirurgien, un pilote, certains ingénieurs, par exemple, font un travail « immédiat » (et quantifiable) très qualifié115. Ce n’est pas le niveau de qualification du travail qui est le critère, mais son rapport concret, pratique, au capital dans la production). Il suffit d’ailleurs d’avoir lu ses œuvres essentielles pour savoir avec quelle force et quelle acuité Marx a analysé et critiqué « l’enrôlement » du travail scientifique par le capital au fur et à mesure de son développement. Et on ne peut pas lui prêter l’idée absurde que ce qu’il place si fermement « du côté du capital » serait aussi productif de plus-value.
Dans un processus productif, le travail scientifique a en général pour objet de préparer la production ou de nouvelles productions, d’accroître l’efficacité de ceux qui l’effectuent. Mais il n’est en général pas directement production dans le capitalisme moderne, qui n’a cessé de séparer davantage le travail intellectuel et manuel, de conception et d’exécution. En le faisant, il délimitait pour mieux le dominer ce qui est geste, mouvement, donc surtout quantité, mesurable par le temps, de ce qui est pensée, réflexion, science, non mesurable, qu’il ne pouvait pas s’approprier autrement qu’en se l’associant puisque le scientifique possède nécessairement irrémédiablement la maîtrise de son savoir. Or, on le sait, la substance de la valeur d’échange est la quantité de travail socialement nécessaire (travail abstrait) mesurée par le temps. C’est seulement cette grandeur qui peut permettre une comparaison, une égalisation sociale, du travail contraint. Et donc aussi qu’il peut y avoir une quantité de surtravail (quantité non payée), une plus-value sans laquelle la production capitaliste s’arrête.
Ici, il faut remarquer que la théorie du travail complexe par laquelle Marx faisait du travail qualifié un multiple du travail simple (et donc idem pour la quantité de travail fournie à laquelle pouvait faire face, sans que cela altère la production de plus-value, un salaire plus élevé, prix d’une force de travail supérieure) ne peut plus du tout valoir pour le cas du travail intellectuel devenu complétement séparé du travail immédiat. A l’époque de Marx, on est encore dans une situation où l’essentiel de la qualification se situait dans l’expérience, l’habileté, le « métier ». Le travail qualifié restait donc essentiellement dans le mouvement de l’homme, aidé par la machine (les grands progrès furent d’abord dans l’énergie, la vapeur, qui décuplait la force disponible mais ne se substituait pas à la qualification de l’ouvrier). Le travail qualifié restait donc dans le domaine de la mesure, et en ce sens, pouvait effectivement être regardé comme un multiple du travail simple (le mot même de multiple qu’emploie Marx est du domaine de la quantité).
Mais au fur et à mesure que le travail intellectuel se sépare de la production et s’approfondit en tant que tel, il ne peut plus être considéré comme un multiple de quoi que ce soit, car il ne se mesure plus. Ce qu’il fait, c’est faciliter, accroître la production de plus-value par ceux qui effectuent le travail immédiat, ouvrir de nouvelles productions qui élargiront les possibilités de valorisation du capital. Mais dans tous les cas, c’est le travail immédiat, qu’il soit qualifié ou pas, qui produit directement la plus-value. En diminuant sa quantité, le capitalisme introduit donc aussi une limite au développement du travail scientifique dans la mesure où son intérêt pour ce travail est en particulier de permettre d’augmenter la plus-value (il s’agit de productivité, on rencontre donc exactement le même paradoxe qu’avec l’usage des machines, et c’est pourquoi, on dira qu’ici la science joue le même rôle que le capital fixe).
Dire que les travailleurs intellectuels sont du côté du capital ne signifie pas qu’il n’y ait pas de contradictions entre les deux quant au partage de la plus-value qui constitue leurs salaires et revenus (qu’on pense par exemple aux « stock-options », aux pilotes salariés-actionnaires, aux notes de frais, etc.). Pour le capital d’ailleurs, le travail intellectuel est un coût. Mais globalement, ils sont une seule classe bourgeoise, qui s’arrange soigneusement pour se reproduire telle quelle. Les places ne sont plus héréditaires, mais plutôt globalement repartagées à chaque génération au sein de la classe par le biais d’un système d’éducation supérieure qui est réservé à ses membres pour l’essentiel. C’est ainsi que les dépenses d’éducation sont considérées comme un coût pour le capital en général, et comme telles, prises en charge par l’Etat. En France, cela représente environ 600 milliards par an, 8 % du PIB, ce qui est à peu près la moyenne des pays riches. Mais le système est organisé pour permettre l’appropriation gratuite par la minorité bourgeoise du patrimoine des connaissances, qui est pourtant purement social, produit du travail de toutes les générations passées. « Ainsi, les enfants d’ouvriers et d’employés ne représentent que 15 % des élèves du 3ème cycle universitaire alors que leurs parents constituent 50 % de la population active… » et « un diplôme universitaire d’ingénieur coûte deux fois plus cher (à l’Etat) qu’un diplôme de BEP (904 000 francs contre 440 000) »116. Et la différence est encore beaucoup plus grande si l’on considère les filières de la véritable « élite » bourgeoise, les grandes écoles, qui, ajoutées aux inévitables relations, donnent seules l’accès aux places qui comptent.
Ainsi, les travailleurs permettent aux fils de la bourgeoisie de se retrouver quasi-gratuitement propriétaires de la meilleure partie du savoir social. Enrôlés du côté du capital, ils s’en serviront pour augmenter la productivité en développant les machines et les automates, pour « dégraisser », « rationaliser », etc. Du point de vue du capital, ils sont comme ces machines: un moyen d’extraire plus de plus-value. Voilà ce qu’en dit très justement Marx: «… les forces naturelles et la science, produit du développement historique universel dans sa quintessence abstraite, leur font face (aux ouvriers) en tant que puissance du capital… elles entrent dans le procès de travail comme incorporées au capital… dans la machine, la science réalisée apparaît comme capital face aux ouvriers. Et de fait, toutes ces utilisations de la science… n’apparaissent elles-mêmes que comme des moyens d’exploitation du travail, des moyens de s’approprier du surtravail… »117. Voilà qui est clair: comme le capital, les puissances intellectuelles font face aux ouvriers.
« Incorporées » au capital: la science et la technologie sont en effet comparables au capital fixe. Le capital les achète comme une machine, en tant que faisant pour ainsi dire partie de la machinerie (sauf qu’on ne peut pas en connaitre les effets à l’avance, qu’ils sont aléatoires). Il y a un budget d’investissement pour la recherche-développement par exemple, engagé annuellement ou pluri-annuellement, qui est un pourcentage plus ou moins stable du capital engagé, sans normes de production, sans chronomètres. « Les cadres n’ont pas d’horaires » parce que ce n’est pas du temps de travail que le capital leur achète. Il ne pourrait pas d’ailleurs les empêcher aussi bien de ne penser à rien au bureau, que de travailler le week-end. Sauf quand ils sont directement actifs dans la production d’un résultat (cadres commerciaux par exemple), ce qui leur est demandé est de faire travailler les ouvriers et les employés plus efficacement.
Considérée comme du capital fixe, la science ne se développe qu’enserrée dans des contraintes identiques aux siennes. Améliorer la productivité: le coût qu’elle représente, ou plutôt que le couple science/machines représente, doit être moindre que l’économie de travail immédiat qu’il permet. Créer des produits nouveaux: il faut aussi qu’il y ait plus-value réalisable (ce qui passe le plus souvent par la destruction de capital dans les productions que ces produits remplacent). Et les nouveautés sont aussi d’emblée fabriquées plus mécaniquement, d’où baisse des prix (cf. par exemple les ordinateurs), et rencontrent très vite les mêmes problèmes d’accroissement de la productivité que les autres produits.
De sorte que le capitalisme est certes obligé de développer la science et les emplois techniques avec, et en même temps, que le capital fixe. Mais ainsi accouplée avec lui, la science ne peut se développer que suivant son principe aveugle (produire pour produire), de façon limitée et subordonnée à sa nécessité du profit. Ce qui se voit bien, par exemple, si on considère le rôle primordial des guerres et des dépenses militaires dans ce développement, ou encore si on considère le gaspillage insensé des ressources naturelles, les catastrophes écologiques, etc. Tous ces effets hautement nuisibles et menaçants pour l’avenir même de l’humanité ne sont pas imputables au développement des forces productives, mais essentiellement dus à cet enrôlement de la science par le capital. Appropriée par un petit nombre de spécialistes, chaque branche formant sa propre coterie au sein de la bourgeoisie (managers, ingénieurs, universitaires…) mais lui appartenant, corps et âmes et portefeuilles, la science en général, ce « produit du développement historique universel », est vidée de sa fonction humaine d’être facteur d’humanisation, moyen d’une conscience, d’une responsabilité et d’un comportement, supérieurs parce que mieux maîtrisé, de chacun. Au lieu de cela, elle est l’instrument du capital et de ses « fonctionnaires », scientifiques inclus. L’appropriation de la science par le capital, ou si l’on veut les scientifiques n’existant que comme fonctionnaires, éléments du capital, est la manifestation la plus crue du vol d’autrui, du dépouillement des individus de leur capacité à mieux maîtriser leur développement qui est le legs des générations passées. Elle est aussi l’achèvement de sa tendance à transformer tout ce qui est vivant en marchandise, que ce soit le travail immédiat en force de travail, ou le travail scientifique en capital fixe.
Donc, non seulement le capitalisme marque absolument tout le développement de la science (et de la production en général) de son empreinte destructrice et inhumaine, mais il le limite aussi drastiquement en le subordonnant à la production de plus-value. Il met au rebus les capacités intellectuelles de milliards d’individus. Appropriation-désappropriation, les deux choses sont d’ailleurs les mêmes, car elles signifient toutes deux l’impossibilité d’une maîtrise de leur développement par les hommes: les uns ne servent que la valorisation du capital, les autres sont exclus des moyens et des connaissances permettant de gérer aussi rationnellement que possible leurs activités collectives et leurs rapports avec la nature.
Ce développement limité apparaît non seulement dans le très petit nombre d’individus qui ont accès aux activités intellectuelles et créatives en général, mais encore dans le fait que la plupart d’entre eux exercent dans des branches sans intérêt pour le développement humain (activités bureaucratiques diverses, financières, commerciales…). C’est une situation tout à fait misérable au regard des domaines immenses et encore si peu explorés où les individus pourraient exercer leurs talents dans les directions les plus variées du vrai et du beau. Au regard aussi des potentialités fabuleuses qui s’offrent aujourd’hui pour le faire si on considère que le temps consacré au travail contraint peut être réduit à peu de choses par la réorganisation des rapports sociaux118.
Nous voyons donc le rapport d’appropriation spécifique et historique à l’origine de l’existence sociale du travail sous forme de travail salarié. Puis des difficultés croissantes à le faire exister sous cette forme. Nous le voyons développer le travail intellectuel, mais en l’isolant aux mains d’étroites couches bourgeoises, en le dévoyant pour en faire un simple auxiliaire de la production de plus-value, en étant enfin obligé, pour ces raisons, de le laisser rabougri, borné et destructeur.
A vrai dire, l’appropriation privée des connaissances se heurte aussi à ce que le travail intellectuel est au contraire le plus collectif qui soit. Il doit assimiler tout le travail des générations passées dont l’ensemble des sciences constituent l’abstraction synthétique. Il doit mettre en œuvre toutes les activités et expériences présentes, car la science, dans quelque domaine de la vie que ce soit, ne se développe qu’à travers l’échange le plus général et le plus systématique possible des observations, hypothèses, critiques, discussions, par lesquelles se dégagent petit à petit une avancée de la vérité (que celle-ci soit à un moment donné éventuellement formulée par un « génie » ne change rien au processus qui y a mené).
Nous avons vu que les apologistes du capitalisme, soit évacuaient en parole le travail comme « centre » de l’existence, soit l’enjolivait sans parler de son contenu, comme si livreur de pizzas ou architecte amenait au même être social (sinon au citoyen « égal »).
Il est pourtant bien évident que la qualité du travail, son contenu plus ou moins riche, c’est-à-dire la masse des connaissances qu’il mobilise, joue un rôle essentiel dans la construction (et non la « réalisation ») de soi. Du point de vue du « sens », le travail est certes affirmation d’une puissance, de qualités acquises. Mais cette affirmation ne peut être seulement la mienne. Elle ne peut être validée que par les autres. C’est dans la mesure où je satisfais à au moins un de leurs besoins que je verrais cette puissance, ces qualités, reconnues, qu’elles existeront, aussi pour moi. Plus le besoin que j’ai pu satisfaire est élevé, et plus cet échange m’affirme dans la qualité de mes qualités. Ainsi plus l’échange est riche, et plus grande est la jouissance, et plus l’homme est élevé dans son essence d’être social. Comme le dit Marx dans son très beau commentaire d’un texte de James Mill, en fournissant à ce besoin « l’objet de sa nécessité… j’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle, ma vraie nature, ma sociabilité humaine »119.
C’est que l’objet fabriqué (ou le service rendu) n’est pas une simple « objectivation » de l’homme, comme on le dit souvent, une sorte de parcelle de lui qui serait passée dans l’objet. Le produit de l’activité, qu’il soit matériel ou non, ne se substitue pas à l’homme. Il est la médiation entre lui et les autres, la manifestation que son activité a satisfait ces autres, qu’ils se construisent ensemble de leurs activités réciproques. Il n’y a d’ailleurs pas de créativité purement personnelle, dans aucun objet, aucune œuvre. Ce qu’il y a de personnel dans le produit, quel qu’il soit, c’est la façon, la conscience, l’habileté, l’intelligence, dont celui ou ceux qui l’ont fait ont, premièrement, saisi les besoins sociaux de leurs contemporains, et, deuxièmement, se sont saisis des moyens et des idées de leur époque pour les satisfaire au mieux, en sachant faire un objet, une œuvre, correspondant à ce que ces besoins, ces idées, ces représentations (si on se place dans le domaine artistique) ont de plus avancé, de plus beau, de plus apte à faire progresser les hommes vers une maîtrise et une liberté encore plus grande. Alors, une telle production peut servir de modèle, de base pour d’autres enrichissements.
C’est en ce qu’il est une manifestation des potentialités contemporaines les plus novatrices, un effort particulier pour briser ce qui est ancien et qui étouffe, pour élever l’homme qu’il construit, que le travail exprime « la vraie nature, la sociabilité humaine » de l’individu, qu’il est donc « sa propre fin ». S’il ne fait que répondre à des nécessités routinières, il ne mobilise plus ni la pensée ni même les sens et ressemble à une activité animale.
Cette créativité personnelle ne peut évidemment donc pas s’exercer si le travail est contraint, s’il n’est considéré que quantitativement, s’il est dominé par des buts étrangers à sa propre fin, comme dans le capitalisme. Seul un travail libre peut être aussi un travail riche (et effectivement c’est bien ce que les grecs avaient affirmé, en distinguant le travail vil de l’esclave, du travail « œuvre », science, philosophie, art, politique, du citoyen). Le travail libre ne répond pas qu’aux besoins de ceux qu’il satisfait par son produit, mais aussi aux besoins intérieurs de celui qui l’effectue. Il est le reflet des besoins que suscitent en lui tout l’environnement, la nature et les autres, il est l’existence du monde en lui, et son activité est sa réponse à ce monde concret, social. Réponse personnelle en ce qu’elle mobilise ses qualités propres, qu’il lui faut éprouver pour être au monde. Plus il pourra mobiliser de savoir, d’habileté, d’appréhension de la complexité, de beauté, et plus il se saura homme se construisant, exprimant au mieux, donc dans le plus grand plaisir, sa nature.
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les liens entre la satisfaction de ses besoins (désirs) propres et ceux des autres, entre travail riche et travail libre chez cet être social agissant suivant des buts déterminés et conscients qu’est l’homme.
Comme on le voit, le travail riche et libre est au delà du travail mis en œuvre par le capital et qu’a étudié Marx. Suivant l’angle sous lequel il analysait ce travail, il le définissait comme travail simple ou complexe (dans un rapport quantitatif), travail immédiat ou non-immédiat (dans son rapport au produit), travail nécessaire (le salaire) ou surtravail (la plus-value), travail productif (de plus-value) ou improductif, etc. Mais de même que Marx n’a pas voulu disserter sur le communisme, il n’a pas développé d’analyse du travail libre dans le communisme. On le sait, il ne voulait rien imaginer ni lire dans « les marmites de l’avenir ».
Il nous faut aussi revenir au présent pour conclure, et ne pas se laisser entrainer à tirer trop loin des plans à partir des prémisses qui se dégagent sous nos yeux aujourd’hui. Dans ce présent, il y a encore la domination de la nécessité, une réalité qui ne pourrait pas être abolie d’un coup de baguette magique par quelque régime que ce soit. Des centaines de millions d’individus triment encore dans ce monde comme des bêtes, dépouillés de tout, et même les besoins physiologiques minimum sont loin d’être assurés pour tous.
Cela suffit à montrer l’absurdité quasi criminelle de quelques nantis du monde impérialiste qui proposent de freiner le développement mécanique pour résoudre les problèmes du chômage et les désastres écologiques. Ils s’imaginent que si on retournait à la petite production, organisée en petites communautés, chacun serait une sorte d’artisan ou de paysan heureux, maître de sa vie, tandis que les ressources naturelles seraient préservées et les pollutions évitées. Chez eux, tout doit être petit pour être maîtrisable. C’est qu’ils ne voient que l’homme rabougri, étriqué, dominé par les choses et abêti du capitalisme. Cela est aussi la position de Meda et Gorz qui reprennent la critique réactionnaire de H. Arendt et d’autres affirmant que l’industrie et la technologie sont nécessairement inhumanité, aliénation, destructions, échappent inéluctablement au contrôle des hommes. Marx a été le premier à faire une critique violente et systématique de l’industrialisation capitaliste, et c’est faire preuve simplement d’ignorance que de le taxer de « productiviste » assimilant le progrès au développement mécanique aveugle. Car il est aussi celui qui a montré pourquoi le capitalisme se caractérisait par le « fétichisme de la marchandise », la domination sur les hommes des choses qu’ils ont créées, l’aveuglement de « la production pour la production ». Confondre la critique de la science et de la technique telles que le capitalisme les organise et les utilise avec une condamnation définitive sous les termes de « scientisme » et de « productivisme » est simplement faire l’économie de la critique des rapports sociaux capitalistes et des comportements qu’ils engendrent. Que le capitalisme engendre une « science sans conscience » (et une conscience sans science), que la finalité du profit conduise à des Bhopal et autres Tchernobyl, qu’il inonde le monde de produits insensés, comme l’automobile particulière, qu’il fasse de la machinerie un instrument de destruction et non de libération de l’homme, qu’il ait dépouillé les individus des moyens de coopérer en connaissance des causes et d’être responsables de leur vie collective, cela condamne le rapport social d’appropriation capitaliste, pas « la science » ni le « productivisme » comme moyens d’une liberté supérieure.
Prendre ces conséquences funestes pour la cause, ne conduit qu’à rechercher un « bon capitalisme », que ce soit dans l’illusion réactionnaire de l’écologiste primaire de « bloquer le développement industriel », ou dans l’utopie mystificatrice de l’intellectuel nouvelle gauche de « faire la part des choses » entre les deux sphères de l’enfer du travail et du paradis du temps libre. C’est la maladie congénitale des réformistes de vouloir toujours (et d’échouer toujours) s’appuyer sur un capital « domestiqué » d’un côté, tout en créant d’un autre côté un autre monde pour l’homme. Marx raillait déjà en son temps ces réformistes (à l’époque adeptes du « bon capitalisme » sous forme de l’étatisation de la propriété): « Bien sûr, certains socialistes disent: nous avons besoin du capital, mais non des capitalistes… Certes, je peux séparer le capital de tel capitaliste singulier… non du capitaliste qui en tant que tel fait face au travailleur »120 (les maîtres des conditions matérielles et intellectuelles de la production).
Il a été assez démontré que la sphère « non marchande » était celle des petits boulots, du R.M.I. et ses dérivés telle l’allocation universelle, ainsi que des loisirs étriqués. Mais il faut insister sur cet autre point qu’elle suppose une dépendance matérielle et idéologique accrue à l’Etat qui, dans le système réformiste apparaît plus que jamais comme la puissance des hommes, la puissance politique qui dirigera l’économie à sa guise, qui organisera et financera la sphère « non marchande », de qui les individus sont invités à tout attendre. En développant à outrance l’idée que l’Etat est le garant et l’organisateur de l’intérêt général, les réformistes contribuent activement, sans le vouloir, au développement de l’idéologie fasciste.
L’autre voie consiste à s’engager dans un processus de destruction des rapports d’appropriation, du capital. Nous avons vu qu’un moyen nécessaire en est la diminution du temps de travail contraint et le développement du temps libre, à la condition que les travailleurs puissent en faire un temps de réappropriation du pouvoir réel sur toutes les conditions de la production, donc notamment intellectuelles. Cela nécessite évidemment qu’ils exercent le pouvoir politique et militaire, le pouvoir d’Etat. Non seulement pour conquérir la propriété juridique des conditions matérielles de la production, ce qui est le plus simple, mais surtout pour détenir les moyens d’acquérir les capacités de diriger effectivement l’activité sociale, ce qui est plus complexe. Il est plus facile de se saisir de la fortune d’un capitaliste que des connaissances d’un intellectuel (et si Harpagon criait au voleur, à l’assassin, ma cassette, lui criera au liberticide, à la trépanation, mon cerveau, mes idées, la Révolution Culturelle chinoise l’a bien montré). De plus, arracher la science (et tout le domaine intellectuel) à la bourgeoisie implique d’en modifier aussi en même temps le développement et l’usage.
Le développement de la science exige que le plus grand nombre y participe. Bien sûr parce que plus de cerveaux travaillent et plus importants sont les résultats. Ce qui n’est pas tant d’ailleurs une question d’addition que le fait que le meilleur cerveau ne peut être cultivé que par ce que les autres lui apportent.
Mais il y a une raison bien supérieure encore. C’est que le développement de la science pour elle-même n’est pas le but. La science, les connaissances en général, ne sont ni le problème, ni la solution. Ce ne sont que des moyens. Ce qui est en jeu, ce n’est pas une quelconque perfection, une poursuite prométhéenne d’un rêve de toute puissance. Comme s’il pouvait y avoir de vérité absolue permettant de tout maîtriser! Dangereux sont les soi-disant « génies » qui ont cherché ou chercheraient à imposer leur pouvoir au nom de la science. Ce qui est en jeu, c’est « simplement » l’existence des hommes en tant qu’ils se construisent dans l’échange de leurs qualités, par la médiation de ce qu’elles produisent. Les connaissances scientifiques (parmi lesquelles le marxisme) synthétisent tous les progrès des générations passées à partir desquels les générations présentes peuvent, à leur tour, exercer et élever leurs qualités, se construire comme hommes plus conscients, plus maîtres de leur vie, plus riches d’intelligence et de beauté, avançant de quelques pas sur le chemin infini de la découverte et de la transformation du monde, qui sont le plaisir, ou le destin, des hommes.
L’appropriation des savoirs par tous a pour premier objectif d’en finir avec la division de la société en classes et de permettre un véritable gouvernement des hommes par eux-mêmes, une participation véritable (c’est-à-dire fondée sur de véritables connaissances) de chacun aux décisions collectives et à leur contrôle. Au delà, elle est la condition d’un développement maîtrisé des forces productives et de la disparition du travail contraint au profit du travail libre. L’appropriation collective des conditions de la production, donc en particulier aujourd’hui, de ses conditions intellectuelles, de la science, n’est nullement une fin en soi, ce n’est que le moyen de construire une communauté d’individus responsables et libres, pensant toujours mieux les choses de plus en plus complexes qu’ils font.
Mais d’abord, il faut le pouvoir prolétarien qui seul peut organiser la baisse du temps de travail en même temps que la lutte contre la division sociale du travail. Les individus décident collectivement des besoins sociaux nécessaires qu’ils veulent satisfaire, ils décident donc aussi de la quantité de temps de travail contraint à engager; c’est le Plan démocratique, et non plus la quantité de surtravail, qui décide de la quantité de travail et de la production. Mais ce n’est pas tout, ce travail contraint doit être partagé entre tous, non seulement en quantité mais aussi dans une lutte pour réduire l’écart entre manuels et intellectuels. L’économie du temps de travail contraint, rendue possible par le développement et la coopération des capacités scientifiques et techniques de tous, sera évidemment d’une ampleur inconnue jusqu’alors. Et pour reprendre Marx, c’est « la vraie mesure de la richesse ».
Dès aujourd’hui, la lutte pour le temps libre et le refus que les travaux contraints, pénibles et mal rémunérés soient réservés au bas peuple doivent être opposés aux propositions réformistes de partage du travail appauvri, de la misère des petits boulots.
Mais il n’y a pas de temps dans le capitalisme moderne qui puisse être libre, qui ne soit du temps exploité par le capital, manipulé par les appareils d’Etat. La seule liberté qui puisse être conquise dans l’immédiat est de forger une force idéologiquement et politiquement indépendante de la bourgeoisie, ayant pour premier but de s’assurer une puissance propre, un premier espace de liberté. Cette force ne pouvant pas exister à côté du capital qui a tout envahi, qui domine tout, à commencer par l’Etat, ne peut se réaliser que dans la lutte contre lui. Et pour le détruire, il faut en connaitre les racines dans ses rapports sociaux d’appropriation privés spécifiques et dans le mythe de l’Etat représentant de l’intérêt général. Les premières connaissances que doivent et peuvent s’approprier les prolétaires sont ces racines que Marx a mis à jour, ce qui explique évidemment la hargne avec laquelle la bourgeoisie veut le déconsidérer, ou pour les plus habiles, la ruse par laquelle ils déforment ses démonstrations pour mieux en anesthésier la puissance révolutionnaire.
En ce sens, les plus dangereux ennemis dans cette conquête d’un premier espace de liberté sont les illusionnistes hypocrites de la « gauche de la gauche », qui prétendent « distribuer les richesses » pour créer une « deuxième sphère » ou un « tiers-secteur ». Mais avant d’être distribuées, il faut qu’elles soient produites. Et ils veulent mordicus qu’elles soient produites par le capital, qui ne peut le faire qu’en diminuant encore et encore le coût du travail, puisque ce qu’il produit, c’est la plus-value. C’est pourquoi, ils ne peuvent empêcher que la part de la richesse sociale qui revient aux prolétaires soit toujours moindre, ni qu’augmente parmi eux la proportion des plus ou moins chômeurs, seule façon dont le capital puisse reconnaître la baisse de la quantité de travail employée. Ce qu’ils proposent est un temps d’activités pauvres, en contenu comme aussi en revenu: ce n’est pas une sphère de l’individu libre de développer ses qualités, mais de l’individu misérable de tous côtés. Le seul effet que recherchent ces propositions est de sauver le pouvoir bourgeois, la démocratie bourgeoise, en faisant croire qu’il existe une gauche plus à gauche que celle qui est au pouvoir et qui pourrait vraiment résoudre cette quadrature du cercle d’un « bon capitalisme » débarrassé de ses tares.
La conquête de la liberté commence par se débarrasser de la nécessité de cette idéologie là, tellement extérieure à nos besoins les plus urgents.
J’espère y avoir contribué121.
Tom Thomas
Juin 1998
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NOTES
1 « Tous à mi-temps, ou le scénario bleu » éd. Le Seuil, 1981, ou « Le travail c’est fini, à plein temps, toute la vie, pour tout le monde, et c’est une bonne nouvelle », éd. Belfond, 1990.
2 Observons toutefois qu’il n’y a pas une parfaite équivalence entre la quantité et le temps. Le travail est plus ou moins complexe, et aussi son intensité est variable. Donc dans un même temps il n’y a pas la même chose, ni la même quantité.
3 A. Gorz dans « Misères du présent, richesses du possible », édit. Galilée, 1997.
4 Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, février 1998.
5 Dans « Chômage nous accusons », édit. Arléa.
6 J’ai critiqué plus en détail cette arithmétique dans « Partager le travail, c’est changer le travail », éd. Albatroz.
7 K. Marx, Œuvres écono., Pléiade II, p. 1487.
8 K. Marx, Le Capital, Œuvres econo., Pléiade I, p. 728.
9 K. Marx dit que A. Smith fait « très finement » la remarque que « le véritable développement en grand de la force productive du travail commence seulement quand ce dernier s’est transformé en travail salarié… commence donc seulement dans des conditions qui ne permettent plus à l’ouvrier de s’approprier les résultats de son travail ». Théories sur la plus-value, E.S., T. 1, p. 64.
10 K. Marx fait remarquer « qu’on ne saurait, d’après les données du travail utile, conjecturer les conditions sociales dans lesquelles il s’accomplit. A-t-il été exécuté par le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste?… Rien ne nous l’indique ». Le Capital, Pléiade, Œuvres Eco. t. 1, p. 735.
11 Le Capital, id. p. 1002.
12 Nous excluons ici les cas marginaux de travail qui ne s’échange pas contre du capital, tels que domestiques, professions non salariées, etc.
13 Ici nous pouvons passer sur le fait bien connu qu’il s’agit nécessairement de quantité de travail social, d’une sorte de moyenne sociale, donc de « travail abstrait ».
14 On en négligera ici d’autres, qui ne viendraient que conforter le raisonnement de base, comme l’accélération de la rotation du capital dans les différentes phases du processus (capital financier, productif, commercial).
15 Le Monde, 02/04/1998.
16 Voir à ce sujet les amusantes remarques de Marx dans les Théories sur la P.V., E.S., t. 1, p. 320-322. Par ailleurs, on sait aujourd’hui combien cette théorie « keynésienne » a fait long feu.
17 W. J. Wilson, interview de l’Express 19/03/98.
18 K. Marx, Le Capital, éd. Pléiade, Œuvres écono., t. 1, p. 947.
19 K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 1, p. 327.
20 idem, p. 361.
21 C. Thelot et O. Marchand, in Sciences Humaines n°78, déc. 97.
22 Le Monde (supplément Economie) 6 mai 1997.
23 Cf. K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 1, p. 145.
24 Problématique que Marx a posée comme celle du travail complexe multiple du travail simple. Pour une discussion sur ce point, cf. T. Thomas, « Partager le travail, c’est changer le travail », éd. Albatroz.
25 K. Marx, Grundrisse, E.S., t. 2, p. 193.
26 idem, p. 188.
27 éd. Aubier, 1995, Paris.
28 Denis Collin a montré (cf. La fin du travail et la mondialisation) combien D. Meda s’est largement inspirée des thèses d’Hannah Arendt, très à la mode aujourd’hui. Dans cette direction, l’intérêt aurait été d’en dénoncer le caractère ultra réactionnaire plutôt que de dénoncer le plagiat.
29 dans « Revue internationale du travail », vol. 135 (1996), n°6.
30 Le Monde, 13.02.96.
31 Le travail, une valeur…, op. cité, p. 28.
32 idem, p. 30.
33 idem, p. 8.
34 Revue internationale du travail, op. cité, p. 694.
35 Le Monde, 13.02.96
36 K. Marx, Notes critiques sur le traité d’économie politique d’Adolph Wagner, éd. Pléiade, Œuvres. Eco. II, p. 1538.
37 Autrement, collection Mutations, n°174, oct.97, p. 55.
38 Théories sur la P.V., E.S. III, p. 303-304.
39 Chanson de Chrétien de Troyes, citée dans « Cahiers pour l’analyse concrète », n°36, 1996, p. 6.
40 « Le travail, une valeur… », op. cité, p. 160.
41 idem p. 161.
42 Thèse qui fonde aussi idéologiquement le fascisme, cf. T. Thomas, Les racines du fascisme, éd. Albatroz.
43 « Le travail, une valeur… », op. cité p. 287.
44 idem p. 289. Meda précise que cette condition lui semble assez utopique!
45 Revue int. du travail, vol. 135 (1996), n°6, p. 697.
46 idem p. 698.
47 Cette autre ânerie médesque est dans « Le travail quel avenir », Gallimard folio, 1997, p. 226.
48 idem, p. 701.
49 idem, p. 703.
50 J. RIFKIN, « La fin du travail », éd. La Découverte, 1996.
51 Gorz, « Transversales, Science, Culture » n°47, sep-oct. 1997.
52 K. Marx, le Capital, livre I, t. 2, E.S., p. 122.
53 Rappelons 1°) que la masse des profits, qui croît aujourd’hui, n’a de sens que rapportée à la masse de capital engagé, qui croît encore plus; 2°) que son problème est aussi de pouvoir se valoriser à nouveau.
54 A. Sauvy, « La machine et le chômage », éd. Dunod, 1980.
55 K. Marx, le Capital, Livre I, t. 2, ch. 15, E.S., p. 119.
56 idem, p. 126.
57 J. P. Marechal, Monde Diplomatique, Avril 1998.
58 7 millions selon le rapport du Commissariat au Plan (cf. Le Monde, 03.09.97), 5 millions selon le rapport du CERC de février 1997.
59 Dans « Commentaires » n°97, 4ème trimestre 1997, p. 618.
60 idem p. 619.
61 idem p. 620.
62 idem p. 621.
63 M. Rocard, séance des questions orales à l’Assemblée Nationale, 08.04.97.
64 Lipietz, Le Monde 08.10.97.
65 Chiffres cités par R. Passet, dans Transversales Science Culture n°47, sept-octobre 1997.
66 Rifkin, La fin du travail, opus cité p. 53.
67 Lipietz, La société en sablier, éd. La Découverte, p. 155.
68 idem p. 229.
69 Lipietz, dans Le Monde du 08.10.97.
70 Travail et Emploi n°74, p. 130.
71 Idem, p. 135.
72 Société en sablier, op. cité p. 158.
73 Tous ces chiffres tirés du Monde, 10.03.98, « La faille du projet des 35 heures ».
74 Capital, n°79, Avril 98.
75 Société en sablier, op. cité, p. 266.
76 Le Monde, supplément économie, 08.04.97.
77 idem.
78 Lipietz, « C’est quoi le travail », revue Autrement, collection Mutations, n°174, octobre 1997.
79 Souligné par moi. Le Monde 10.03.1998.
80 Le Monde, supplément économie, 06.05.97.
81 Chiffres cités dans Le Monde, 10.03.98.
82 Economie et Statistiques 1997, n°301 à 302, « Les effets du progrès technique sur le travail peu qualifié sont indirects et limités ».
83 D. Cohen, dans « Richesse du monde, pauvreté des nations ».
84 Pour une analyse plus complète, voir K. Marx, Le Capital, Livre I, t. 3, chap. 31 à 33, E.S., notamment p. 192-215.
85 Monde Diplo., mai 1998, article D. Vidal.
86 Dans Enjeux (Les Echos), Juin 1997, p. 129.
87 Dans Problèmes Economiques n°2.541-2.542, 05-12/11/97.
88 K. Marx, Grundrisse, Pléiade, Œuvres eco. II, p. 258.
89 K. Marx, Le Capital, Livre I, t. 3, E.S., p. 197.
90 idem, p. 196.
91 Dans Le Monde, 18.04.98.
92 Problèmes Economiques n°2.541-2.542, Nov. 97, p. 7.
93 Pléiade, Œuvres Eco. II, p. 1196.
94 Problèmes Economiques, op. cité.
95 Le Monde, 27 mai 1998, p. 16.
96 Problèmes Economiques, op. cité. Notionnel = relatif à une notion, un concept. Ces contrats sur des « notions » ont différents noms tels que « futures », « options », « swaps », etc.
97 Société en sablier, op. cité, p. 325.
98 Voir sur ce point et les suivants la « Société en sablier », opus cité, p. 232, 299, 321.
99 cf. La fin du Travail, opus cité, p. 352.
100 Editions en Langues Etrangères, Pékin, 1970, p. 48.
101 Cité dans Alternatives Economiques n°157, mars 1998, p. 65.
102 La fin du travail, op. cité, p. 239.
103 M. Godet, Le Grand Mensonge, éd. Fixot, 1994.
104 Transversales, Science, Culture, sept-octobre 1997, p. 47.
105 Le Capital, E.S., Livre III, t. 3, p. 199.
106 Idem p. 199.
107 Théories sur la P.V., E.S., t. 3, p. 301 (souligné par moi).
108 Pour une discussion sur ce point, voir T. Thomas, Critique de la critique du programme de Gotha dans « Partager le travail, c’est changer le travail », éd. Albatroz.
109 Grundrisse, éd. Pléiade, Œuvres éco., t. 2, p. 311.
110 Le travail, une valeur… op. cité, p. 161.
111 « Le travail bradé », éd. L’Harmattan, p. 130.
112 Selon E. Duguot et N. Greeman, dans n° spécial « La revue économique », septembre 1997.
113 Et pas seulement aux apparences: les gains actuels de productivité horaire ne sont plus depuis 20 ans que de l’ordre de 2 % l’an dans les pays développés contre 5 % avant.
114 Publié comme « Livre IV » du Capital par les E.S. sous le titre « Théories sur la plus-value ». Cf. T.P.V., tome 1, p. 481.
115 Sans parler du fameux « écrivain de Leipzig » qui aujourd’hui encore peut écrire des lignes au kilomètre sur commande de son éditeur.
116 Alternatives Economiques n°152, octobre 1997.
117 Théories sur la plus-value, E.S., t. 1, p. 458-459.
118 Voir T. Thomas, Crise, Technique et Temps de Travail.
119 Cf. Pléiade, Œuvres Eco., t. 2, p. 33.
120 Grundrisse, E.S., t. 2, p. 242.
121 Pour un complément à cette réflexion et des pistes programmatiques, je me permets de rappeler mes deux ouvrages précédents sur ce même thème: « Crise, technique et temps de travail » (1988) et « Partager le travail, c’est changer le travail » (1994).
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SOMMAIRE
CHAPITRE 1. SUR LA DISPARITION DU TRAVAIL
1.1 Constater n’est pas comprendre
1.2 Quel travail disparaît?
1.2.1 Travail et formes historiques du travail
1.2.2 Pourquoi le travail salarié disparaît?
1.3 La disparition « philosophique » du travail
CHAPITRE 2. LE TRAVAIL A TOUT PRIX
2.1 Les libéraux
2.2 Les réformistes
2.2.1 Diminuer le temps de travail
2.2.2 Le tiers-secteur
2.3 Réformistes et libéraux
CHAPITRE 3. UN BOUC EMISSAIRE: LA MONDIALISATION
3.1 La mondialisation et le travail
3.2 La mondialisation et l’Etat
3.3 De l’impuissance de l’Etat à sa puissance
CHAPITRE 4. L’ENFER ET LE PARADIS
4.1 Deux sphères, un mythe
4.2 Un nouveau révisionnisme
CHAPITRE 5. RETOUR AU REALISME
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Je me suis permis de citer un extrait de votre tetxte pour ce qui concerne la « flexibilité » dans le petit livre que je compte publier, une sorte de manuel de savoir lutter et savoir vivre. Je vous en donnerais des nouvelles si cela vous intéresse.